C'est très simple : les opposants à la bombe ont été écartés. Voici un extrait du discours du député John Teariki prononcé lors de l'accueil du général de Gaulle le 7 septembre 1966 : « Mesdames, messieurs, votre propagande s'efforce de nier l'évidence en prétextant que vos explosions nucléaires et thermonucléaires ne comporteront aucun danger pour nous. Aucun gouvernement n'a jamais eu l'honnêteté ou la franchise de reconnaître que ces expériences nucléaires puissent être dangereuses. Aucun gouvernement n'a jamais hésité à faire supporter, par d'autres peuples, et de préférence par de petits peuples sans défense, le risque de ses essais nucléaires les plus dangereux ».
Aux Tuamotu, c'est ainsi que les choses se sont passées. Nous étions convaincus que le CEP allait nous apporter de bonnes choses. Le général de Gaulle, que je respecte, a d'ailleurs remercié la Polynésie dans son propre discours. Mais ce qui compte ce sont les conséquences de ces essais et la manière dont elles sont traitées. Il est important selon moi de noter la curiosité, la naïveté et la foi qui animaient notre peuple lorsque j'étais enfant. Cette foi a été portée par le père Victor, les églises jouant alors un rôle majeur dans la vie sociétale des peuples, notamment dans notre région, de Hao jusqu'à Reao et Ma'areva [Mangareva]. Nous sommes à la fois de fervents croyants catholiques et des Français. Nous considérions la France comme la mère patrie. Si nos parents ont vécu les deux premières guerres mondiales, nous avons pour notre part participé à la troisième, celle du nucléaire.
Avant cette période, nous vivions une vie de cocagne. Nous étions bien. La première fois que j'ai vu ces Métropolitains débarquer du récif, nous les appelions les popa'a. J'ai appris plus tard que ce terme venait de la couleur de leur peau, brûlée par le soleil, rouge comme celle des crabes. En tant qu'enfant, j'ai découvert les premiers Blancs qui ne parlaient pas notre langue, ainsi que des Français noirs, africains, parfois d'anciens légionnaires – les premiers à être venus chez nous – envoyés pour construire des postes périphériques. Reao était en effet une base de surveillance des nuages, qui se déplaçaient vers chez nous. Nous nous trouvions dans le périmètre de sécurité, qui s'étendait sur 500 kilomètres autour du point d'impact. Nous avions un médecin, qui avait mis au monde mon deuxième petit frère, premier médecin militaire affecté au CEP, aujourd'hui professeur spécialisé dans les problèmes cardiovasculaires, marié à la tante de mon épouse et résidant actuellement à Tahiti. Il pourrait être intéressant de l'auditionner. Nous étions à la merci des popa'a. Nous avons découvert le cinéma, le café, le chocolat, les bonbons et les vaccins. Nous avons ainsi commencé à être vaccinés sans vraiment comprendre pourquoi. Au catéchisme, on nous enseignait à servir la mère patrie et à accomplir sa volonté.
Ma famille et moi nous sommes ensuite installés sur Hao, où mon père avait trouvé un autre emploi. Initialement, il débarquait les bateaux grâce à ses compétences sur les vagues. Remarqué pour ses talents, il a été proposé pour un poste au CEP, dans sa région d'origine. Nous avons donc pris le bateau pour arriver à Hao, mais la traversée a été difficile, nous obligeant à effectuer plusieurs étapes. Nous avons fait escale chez mon oncle à Nukutavake puis nous avons repris notre voyage jusqu'à Amanu. J'ai remarqué que les gens y vivaient plus sereinement, sans inquiétude. Ils consommaient les produits de la terre et de la mer ainsi que l'eau des citernes. Cependant, à Hao, la situation était complètement différente, ce qui nous a conduits à une certaine prise de conscience. Nous étions divisés en trois secteurs. Nous nous trouvions en effet encadrés d'un côté par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de l'autre par le CEP. Les employés du CEA habitaient du côté du CEP, car la zone était sécurisée. En ce qui nous concerne, nous, Polynésiens, il nous était presque obligatoire de demander l'autorisation pour aller pêcher à la passe Kaki. J'admets qu'à l'époque, les jeunes que nous étions n'hésitions pas à provoquer les militaires, et que quelques coups ont pu être échangés lorsqu'ils se rapprochaient trop de nos cousines. Puis j'ai commencé à effectuer des échantillonnages avec des oncles déjà employés sur le site.
Les scientifiques qui venaient en Polynésie se rendaient tous sur Hao, où ils effectuaient des prélèvements sur les motus et chez les habitants. Ils voulaient aussi comprendre nos modes de vie et de consommation et insistaient sur la nécessité de protéger la population. Ils prétendaient que l'absence d'étanchéité de nos latrines pouvait entraîner des maladies. Pour nous, néanmoins, le plus marquant était la facilité de la vie... Nous allions à l'école en hélicoptère Super Frelon et lorsque nous tombions malades, nul besoin d'aller à Tahiti puisque nous avions un grand hôpital sur place ! La première fois qu'on nous a proposé de venir à Tahiti, en 1974, pour participer à des activités sportives, nous n'avons pas vraiment été enthousiasmés : lorsqu'il pleuvait, le sol était boueux. Sur Hao, nous avions accès gratuitement au cinéma, à des activités nautiques comme la voile et la plongée, dont j'ai fait mon métier. J'ai appris à pratiquer ces sports notamment avec des plongeurs éminents comme Henri Pouliquen. J'ai également préparé mon entrée dans l'armée à Hao, à l'âge de 17 ans et demi. Sur notre atoll, les militaires exerçaient une autorité prépondérante, surpassant même parfois celle des tavanas et des chefs religieux. Les Mormons faisaient l'objet d'une surveillance étroite en raison de leurs liens avec les Américains. Ceux qui s'opposaient vigoureusement à l'idée que la bombe était bénéfique étaient éloignés de l'atoll.