Commission d'enquête sur les manquements des politiques de protection de l'enfance

Réunion du mardi 4 juin 2024 à 18h30

Résumé de la réunion

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  • ciivise
  • enfance
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La réunion

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La séance est ouverte à dix-huit heures quarante-cinq.

Sous la présidence de Mme Laure Miller, présidente, la commission d'enquête sur les manquements des politiques de protection de l'enfance s'est réunie en vue de procéder à l'audition du juge Édouard Durand, ancien président de la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles (Ciivise)

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Nous poursuivons nos travaux par l'audition du juge Édouard Durand. Merci beaucoup d'avoir répondu à notre invitation.

Vous êtes un expert reconnu des questions de protection de l'enfance, des violences conjugales et des violences faites aux enfants. Vous avez été, entre autres, juge des enfants, membre du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE) et du conseil scientifique de l'Observatoire national de la protection de l'enfance (ONPE). Vous avez participé à l'élaboration du premier plan contre les violences faites aux enfants, lancé par la ministre Laurence Rossignol, et à la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux des enfants en protection de l'enfance. Vous avez, enfin, coprésidé la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, la fameuse Ciivise.

Pour vous, le basculement d'une posture de déni à une réelle protection des enfants résultera d'une politique publique qui suivra quatre axes : le repérage des enfants victimes, le traitement judiciaire, la réparation incluant le soin, la prévention. Vous pourrez nous préciser ces différentes recommandations.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que notre audition est publique et retransmise sur le site internet de l'Assemblée nationale. En outre, en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et de dire : « Je le jure ».

(M. Édouard Durand prête serment.)

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Édouard Durand, ancien président de la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles (Ciivise)

Depuis vingt ans, j'ai l'habitude de faire prêter serment à mes semblables ; vous me faites l'honneur de me demander de prêter serment à mon tour devant la représentation nationale.

C'est un grand honneur, en effet, de contribuer aux travaux de cette commission d'enquête. J'ai été très heureux qu'elle voie le jour. Ce n'était pas évident : elle était attendue depuis longtemps et n'existait toujours pas. Je sais l'opiniâtreté dont ont fait preuve les parlementaires et la rapporteure pour qu'elle soit enfin créée.

Pendant trois ans, j'ai présidé la Ciivise, à la demande du Président de la République. Ce fut un grand honneur, là aussi. On m'a mis à la porte et j'ai maintenant l'honneur de présider le tribunal pour enfants de Pontoise et de me trouver devant vous.

Ma colère, depuis décembre 2023, ne s'est pas atténuée. Ma détermination non plus. Dans les questions que vous m'avez envoyées, vous reprenez les mots « déni », « impunité » et même « consentement meurtrier passif ». Qu'est-ce à dire, de parler de consentement meurtrier passif à propos des manquements d'une politique publique ? C'est dire que lorsqu'un enfant naît, le risque qu'il soit victime de violences extrêmes – physiques, sexuelles, psychologiques –, qu'il soit négligé, que ses besoins fondamentaux ne soient pas pris en compte, donc qu'il ne puisse pas exister, ou exister conformément à ce que son épanouissement lui aurait permis, est extrêmement élevé. Que, pour les enfants, le risque de subir des violences – c'est un point commun avec les femmes – se situe d'abord dans l'espace privé, dans la maison. La plus grande des inégalités entre les êtres humains est celle qui sépare les personnes vivant dans une maison qui est un lieu de protection et de réassurance et celles qui vivent dans une maison qui est un lieu de danger, de violence et même de confrontation à la mort.

Le problème est que cette perception de la réalité, assez consensuelle, se heurte à un problème de conscience que les humains n'ont pas résolu : celui de la frontière entre la liberté privée fondamentale de vivre en famille et l'ordre public. Il a fallu aux humains un temps extrêmement long pour parvenir à penser que la loi devait structurer la maison. Ce n'est qu'à partir de 1889 qu'une législation a émergé, avec la première loi sur la déchéance de la puissance paternelle pour mauvais traitements sur les enfants. La puissance maritale n'a été abolie qu'en 1938 et la puissance paternelle qu'en 1970, pour que lui soit substituée l'autorité parentale. Outre que ce dernier basculement conceptuel fait émerger la mère comme sujet légitime de droit de la protection de ses enfants, c'est la légitimité de la violence que l'on écarte de la maison.

Mais pourquoi protéger l'enfant ? Au nom de quel motif ? Je dirai même : au nom de quel motif, dans une société libérale et marchande, se reconnaître la responsabilité de protéger un enfant ?

Il y a à cela deux raisons principales. La première est la vulnérabilité, donc le principe responsabilité – Hans Jonas. Nous protégeons les enfants parce qu'ils n'ont pas la capacité de le faire eux-mêmes et en raison de la culpabilité de les faire advenir dans le monde pour y souffrir et mourir. La seconde raison est ce que Hannah Arendt appelle la continuité du monde, c'est-à-dire la transmission d'un rapport à l'existence par l'éducation. Ces raisons sont d'ordre public. Elles ne relèvent pas seulement des valeurs du privé.

Dans le dispositif de protection de l'enfance, il y a, me semble-t-il, trois failles principales. La première est l'aléa : l'enfant réel, et non pas l'enfant conceptuel ou imaginaire, est confronté à la subjectivité des professionnels qui représentent la société dans l'exercice de la protection. Selon qu'un enfant sera regardé, évalué, jugé par tel ou tel professionnel, il sera protégé ou non. Et la politique publique s'accommode de cet aléa. Autrement dit : elle s'accommode de l'interprétation variable et aléatoire de la loi que vous votez.

Le deuxième problème est que nous ne parvenons pas – peut-être que nous ne le voulons pas – à anticiper les risques. Or que veut dire protéger, sinon anticiper le risque ? Je l'ai compris lorsque j'étais jeune juge des enfants et que j'ai reçu en audience un enfant d'une dizaine d'années, un petit garçon, qui avait le visage tuméfié parce qu'il avait été victime de violences et qui ne m'a rien dit, mais qui m'a regardé, et ses yeux me disaient : « Je croyais que tu étais là pour me protéger ». Nous interposons les principes entre l'enfant et la protection, mais protéger veut dire anticiper le risque, c'est-à-dire, à partir de ce que nous savons des besoins fondamentaux des enfants, prévoir l'impact des négligences et des violences sur leur existence et leur développement.

Le troisième problème tient à un déficit d'articulation entre le niveau macro et le niveau micro : entre la construction d'un dispositif, d'un flux, d'un stock, extrêmement coûteux pour les conseils départementaux qui n'ont plus de marges budgétaires sans fiscalité, et l'adaptation d'une mesure à un enfant selon ses besoins.

Un autre problème vient du même raisonnement dans un ordre différent : le déficit d'articulation entre le droit pénal, le droit de la famille et le système de protection de l'enfance. Ainsi, la transgression de la loi peut être constatée sur le plan pénal sans qu'aucune conséquence en soit tirée sur le plan du droit de la famille ou de la protection de l'enfance.

La résolution de ces problèmes dépend de ce que j'appelle une législation plus impérative : que vous ne consentiez pas, en votant la loi, à ce que le risque soit extrême qu'elle ne soit pas appliquée. Vous avez déjà voté une loi qui représente le modèle que je souhaite : la loi du 18 mars 2024 visant à mieux protéger et accompagner les enfants victimes et covictimes de violences intrafamiliales, chère à Mme la rapporteure.

L'enjeu est de parvenir à modéliser les situations dans lesquelles un enfant en danger peut se trouver. Je voudrais vous proposer trois ou quatre modèles.

Le premier correspond à ce que j'appelle les quatre configurations familiales : l'entente, l'absence, le conflit et la violence. Dans une société comme la nôtre, qui admire le rapport de force et son succédané, la médiation, nous ne parvenons pas à voir que la résolution des problèmes familiaux ne peut pas être la même quand les parents s'entendent et quand ils ne s'entendent pas, ni quand il y a deux parents et quand il n'y en a qu'un seul. On aura beau imposer un devoir d'hébergement, lorsqu'un parent ne veut pas assumer ses responsabilités, on augmente alors énormément le risque pour l'enfant. J'appelle votre attention sur le fait que, dans beaucoup de cas d'inceste, l'inceste a commencé lorsqu'on a imposé au père de reconnaître l'enfant, lorsqu'on lui en a fait le devoir, si vous voyez ce que je veux dire. Il n'y a qu'à relire Christine Angot. S'il ne veut pas de cet enfant et qu'on lui fait devoir de l'assumer, il va le détruire. La violence n'a pas d'autre objet.

Deuxième modèle : ce que j'appelle les quatre registres de la parenté, que nous confondons depuis des millénaires – la filiation, l'autorité parentale, le lien et la rencontre. On peut concevoir de tout enlever à un être humain, même la liberté, même la liberté avant qu'il ne soit reconnu coupable – ça s'appelle la détention provisoire –, mais lui retirer l'autorité parentale, la société ne le supporte pas, et s'y refuse au prix du sacrifice de l'enfant et de son parent protecteur. Ce n'est pas parce qu'il y a la filiation qu'il faut qu'il y ait l'autorité parentale, ce n'est pas parce qu'il y a l'autorité parentale qu'il faut qu'il y ait le lien et la rencontre. La différence entre le lien et la rencontre, telle que l'enseigne le docteur Jean-Louis Nouvel, est que le lien est psychique tandis que la rencontre est physique.

Le dernier modèle distingue trois cas de figure : deux parents protecteurs, un parent protecteur et un parent dangereux, deux parents dangereux. Quand un enfant révèle des violences parentales, la société, dans la quasi-totalité des cas, qualifie cette situation de conflit, d'aliénation parentale et, en conséquence, estime que les deux parents sont dangereux. Cette modélisation permettrait de faire des économies, sur un plan humain et existentiel : l'économie des vies brisées par l'injustice.

Vous parlez d'incommunicabilité dans le questionnaire que vous m'avez envoyé. L'incommunicabilité, c'est faire l'expérience d'être étranger au milieu des autres, de ne pas être compris. Mais quand un enfant révèle des violences, que sa mère le protège, qu'on accuse sa mère de mentir et qu'on le place à l'aide sociale à l'enfance (ASE), au prix d'un coût économique élevé, parfaitement inutile et injuste, c'est son rapport au monde qui est transformé.

J'en viens enfin à la Ciivise. Je me permets de l'évoquer parce que vous me l'avez demandé, à un moment où ma colère est légèrement augmentée par la circulation d'informations sur la commission, son travail et celui que j'y ai fait qui sont grotesques et si évidemment fausses, non factuelles, qu'il suffit d'ouvrir le rapport, ne serait-ce que consulter sa table des matières, pour s'en rendre compte. Si j'avais voulu la gloire et l'argent, j'aurais choisi un autre métier que celui de juge des enfants. On est venu me chercher pour présider la Ciivise parce que le précédent projet était en échec. Moi, je n'ai jamais rien demandé. Et on m'en a viré pour une raison que j'ignore. Mais ce que je sais, c'est qu'on m'a demandé de piloter la Ciivise par ces simples mots : « on vous croit », prononcés par celui que la Constitution de la Ve République désigne comme le garant de l'indépendance de la justice.

Est-il non consensuel ou consensuel de dire « on vous croit » ? Manifestement, cela apparaît, d'une manière absurde, comme contraire à tous les principes fondamentaux de notre droit, ce qui est totalement erroné. Mais ce qui est consensuel dans la société, c'est de dire aux enfants : « si vous êtes victimes, révélez-le », « si vous êtes victimes de violences, dites-le nous ». Je vous mets au défi, madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, de me trouver une justification au fait d'estimer à la fois consensuelle l'invitation à révéler les violences et risqué de dire « on vous croit » à ceux qui font confiance à cette invitation. C'est un fonctionnement social pervers, qui s'appelle une injonction paradoxale.

Jusqu'en janvier 2021, on disait aux enfants violés : « taisez-vous ». Le 23 janvier 2021, on leur a dit : « vous n'êtes plus seuls », « on est là », « on vous croit ». C'est mieux. À condition que ce soit vrai. Sinon, mieux vaut ne pas les inviter à parler.

Je passe ma vie en audience. J'ai compris trop tard, mais tout de même assez vite, dans mes fonctions de juge des enfants, que lorsqu'on dit quelque chose à un enfant, il faut le faire. Sinon, c'est le monde des adultes qui n'est plus crédible. Ne nous étonnons pas des conduites de transgression dans l'espace public si nous ne protégeons pas l'enfant dans l'espace privé de la maison. Il sera parfaitement vain de créer des commissions sur les devoirs d'hébergement et le rétablissement de la puissance paternelle et du devoir de correction pour nous prémunir des transgressions des adolescents dans l'espace public si nous consentons à la transgression dans l'espace privé, car la loi est la même. C'est ça, le consentement meurtrier passif.

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Monsieur le juge, cher Édouard, merci pour vos propos. Je suis ravie de vous entendre à propos d'un sujet que vous connaissez bien et sur lequel nous avons beaucoup à faire.

La question des violences sexuelles faites aux enfants a été complètement invisibilisée dans la protection de l'enfance, pendant très longtemps. Quand on discute avec des éducateurs dans des foyers de l'enfance, où l'accueil d'urgence marque souvent l'arrivée de l'enfant dans le système de protection de l'enfance, on voit qu'il est impossible de savoir quand le mineur a été victime. Parfois, l'ordonnance de placement provisoire (OPP) du parquet parle de « carence éducative ». Ainsi, l'enfant, qui n'était pas protégé dans sa maison, ne l'est pas davantage quand il arrive dans un lieu qui devrait être protecteur. On ne sait pas non plus quand il a été acteur – un enfant qui a été victime peut lui-même agresser ensuite un autre enfant. Tous ces sujets ont été peu abordés et étudiés par la protection de l'enfance. C'est encore moins le cas de dispositifs spécifiques.

La Ciivise a proposé des formations. Les travaux conduits à l'échelle nationale pourraient-ils être mis en œuvre en urgence s'agissant des professionnels de la protection de l'enfance ? Où en est-on du développement d'une culture commune dans ce domaine ?

Le Président de la République avait aussi annoncé, en janvier 2021, l'instauration de deux rendez-vous de dépistage et de prévention des violences sexuelles faites aux enfants. Où en sommes-nous, là aussi ? En avez-vous une idée ? On ne ressent plus de dynamique de mise en œuvre des préconisations faites.

Quelle est la responsabilité des pouvoirs publics dans le tabou dont ces violences ont fait l'objet pendant si longtemps ?

Dans le cadre de la protection de l'enfance, la parole de l'enfant au sujet des violences sexuelles est rarement entendue. Que proposeriez-vous ? Le département de la Gironde a développé un dispositif d'action éducative en milieu ouvert (AEMO) spécifique aux situations d'inceste. En avez-vous entendu parler, de celui-ci ou bien d'autres similaires ?

Votre travail est reconnu – nous sommes nombreux à avoir vu et apprécié le documentaire Bouche cousue. Nous avons auditionné les syndicats de magistrats, et j'ai beaucoup entendu parler du maintien du lien familial, cette idée qui a nourri des décisions de justice pendant très longtemps : il faudrait conserver la visite médiatisée d'un parent, quelle que soit la façon dont celui-ci se comporte. J'ai trouvé ce que vous disiez des différents modèles de parentalité particulièrement intéressant : y a-t-il un parent protecteur, y a-t-il un parent dangereux, voire deux ? Les pratiques professionnelles doivent évoluer, y compris celles des magistrats. Chaque juridiction, chaque juge a sa liberté de décision, et l'on voit beaucoup de pratiques différentes : sur ces sujets très sensibles, c'est une forme d'inégalité.

Grâce à la Ciivise, on sait à quel point les violences sexuelles faites aux enfants sont répandues, mais je ne suis pas sûre que cela ait été intégré par tous les professionnels et par tous ceux qui accueillent. Il y a des ruptures : parfois, une parole a été entendue mais n'a pas, ensuite, été transmise. Une meilleure coordination me semble essentielle.

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Édouard Durand, ancien président de la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles (Ciivise)

Nous serons tous d'accord, conceptuellement, sur les deux extrémités du processus.

D'un côté, les êtres humains sont libres de concevoir un enfant ; et, en principe, les parents sont les deux personnes les plus à même de protéger l'enfant, parce qu'il est vulnérable et parce qu'il faut garantir la continuité du monde. Nous sommes ainsi aristotéliciens plus que platoniciens. Par exception, quand les parents ne peuvent pas accomplir leurs devoirs, la société doit protéger les enfants.

À l'autre extrémité, nous serons aussi d'accord pour dire qu'il faut que la puéricultrice, le juge, le psychologue ou le pédopsychiatre ajuste son évaluation à chaque enfant : chaque professionnel fait du cas par cas.

Entre les deux, il faudrait que nous soyons davantage capables d'analyser ce que nous faisons. La somme des diagnostics et des prescriptions d'un médecin fait une clinique. La somme des décisions d'un juge fait une jurisprudence ; cette jurisprudence se voit et s'analyse.

Lorsque l'on regarde la pratique des professionnels, on s'aperçoit que les enfants victimes d'inceste ne sont crus que lorsqu'ils ont 50 ou 60 ans et qu'ils ont pu venir à la Ciivise avant sa fermeture ; on observe que les enfants victimes de violences ne sont soignés que dans une extrême minorité des cas. C'est le résultat de l'invisibilisation progressive des causes de leur entrée dans les dispositifs institutionnels. C'est donc un problème de repérage, de formation, de culture, mais surtout de loi.

Le droit de la famille est devenu un champ de ruines. Il ne dit plus rien. De ce fait, il est vulnérable à toute instrumentalisation perverse parce qu'il est possible de tout demander.

Lorsque, dans une formation à l'École nationale de la magistrature, un pédopsychiatre raconte qu'il est parfois confronté à des décisions judiciaires qui lui paraissent, du point de vue du développement et des besoins des enfants, délirantes, ce n'est pas la pratique du juge Durand ou de son collègue qui est en cause ; c'est que la loi le permet. Aucun principe – ni celui de la présomption d'innocence, ni celui d'égalité devant la loi pénale, ni celui du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond, ni celui de la liberté de diagnostic – ne pourrait cautionner ce qu'un pédopsychiatre appelle un délire.

Ce que je suis en train de vous demander, c'est de limiter mon pouvoir souverain. On dit que je suis mégalomaniaque. Mais si je suis un expert reconnu, comme vous le disiez, c'est peut-être tout simplement parce que je sais qu'un enfant est aussi réel que cette table. Je n'ai aucun pouvoir sur cela. Si je vous disais que cette table s'appelle une chaise, vous diriez non seulement que je suis mégalomaniaque, mais que je suis délirant. Or la loi permet que l'on décide, quel que soit notre métier, y compris celui d'éducateur, de juge ou de pédopsychiatre, que le besoin d'un enfant est autre chose que ce qu'il est, c'est-à-dire la sécurité. Les seules questions qui vaillent sont celles-ci : cet enfant est-il en sécurité ? Qui répond à ce besoin de sécurité ? Comment protéger la personne qui répond de manière adéquate à ce besoin ? Ce n'est pas compliqué ; il suffirait d'écrire, à l'article 371-1 du code civil : « l'intérêt de l'enfant, c'est-à-dire la prise en compte de ses besoins fondamentaux ». Ce n'est pas le bout du monde ! Et cela résoudrait le problème des quatre registres de la parenté.

Je vous remercie infiniment d'avoir parlé de formation, question qui rejoint celles du repérage et des rendez-vous de dépistage, des préconisations de la Ciivise et de la responsabilité des pouvoirs publics.

Si la Ciivise avait été maintenue, le programme de formation que nous avions conçu et dont le Gouvernement a reconnu la qualité aurait permis de former 1 000 ou 2 000 professionnels depuis le mois de janvier. Nous étions là ! Je le dis avec beaucoup de sérieux et de colère. Le livret de formation « Mélissa et les autres » est consacré au repérage et au signalement des enfants victimes ; il est reconnu, jusqu'à preuve du contraire, de manière unanime comme un outil utile et performant. Nous l'aurions diffusé et nous aurions commencé à créer une doctrine de pratique professionnelle. Il n'est pas justifiable que ce ne soit pas le cas.

J'ai été mis à la porte. On m'a dit qu'il fallait un nouveau souffle. Peut-être ! Mais pendant ces six mois, le livret de formation n'a pas été utilisé pour la formation. Imaginez-vous la persévérance qu'il a fallu pour que ce livret soit inscrit dans un plan interministériel de formation ? Vous croyez que c'est tombé du ciel ? Avant de nous remercier, on nous a donné une journée de formation des formateurs. Mais, depuis janvier, ce sont 80 000 enfants – si l'on compte 160 000 enfants victimes par an – qui auront été victimes de violences sexuelles.

Je ne dis pas que le livret « Mélissa et les autres » aurait évité ces violences. Je dis qu'il aurait structuré la pratique des professionnels à qui vous, les pouvoirs publics, envoyez une injonction paradoxale : faites le maximum, sans aide, et si vous le faites, vous risquez d'être sanctionné.

Oui, au bout du compte, la Ciivise préconise le cas par cas. Mais ce cas par cas est une politique publique. En contrepartie, il faut soutenir les professionnels, c'est-à-dire les protéger contre toute poursuite disciplinaire et garantir une doctrine qui sécurise leur pratique.

Ce programme de formation guide l'entretien avec un enfant, y compris porteur d'un handicap et même d'un handicap cognitif. Quelqu'un ici, au sein de l'Assemblée nationale, peut-il m'expliquer pourquoi, depuis janvier, aucun professionnel n'a été formé à l'utilisation de cet outil ?

Pourquoi une doctrine ? Parce que l'enfant est le même ; l'enfant réel a les mêmes besoins quel que soit le département où il habite. C'est cela, une politique publique : dire « on vous croit », et le décliner dans une action.

Nous avons modélisé un parcours de soins : lorsqu'on écoute les pédopsychiatres et les psychologues spécialisés dans la clinique de la violence, ils nous disent, bien sûr, qu'il faut ajuster en fonction des besoins de chaque enfant. Mais lorsqu'on évalue une, deux, trois, dix années de pratique clinique, on s'aperçoit qu'on fait à peu près trois séances d'évaluation, dix à quinze séances de stabilisation, dix à quinze séances de soins centrés sur le trauma et trois séances de suites. Eh bien, cela fait un parcours de soins.

Le coût du non-soin, le coût de l'impunité des agresseurs, c'est 10 milliards d'euros par an. Le coût des soins spécialisés n'est pas nul, évidemment ; mais il n'est pas comparable au coût de l'inaction.

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L'ASE découvre parfois très tard, une fois qu'un enfant est en confiance, qu'il a pu être victime d'inceste. Ils ne sont pas protégés parce que personne n'a l'information.

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Édouard Durand, ancien président de la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles (Ciivise)

C'est en effet l'enjeu crucial du repérage par le questionnement systématique. De nombreux enfants entrent dans le système de protection de l'enfance pour d'autres motifs que les souffrances extrêmes qu'ils subissent. C'est une très grande leçon que je tire de la Ciivise : le récit des enfants devenus adultes est au-delà de la représentation que l'on s'en fait quand l'enfant le dit. C'est donc que le risque n'est en réalité pas de surinterpréter les violences mais d'invisibiliser non seulement la violence elle-même, mais son extrême gravité, c'est-à-dire la cruauté délibérée et persistante des agresseurs.

Nous n'avons pas cette information parce que nous ne posons pas la question. Et si on ne dit pas la loi à un enfant victime, il ne peut pas savoir si nous sommes de son côté.

Nous demandons aux enfants victimes de violences, d'inceste, de toute violence sexuelle et de toute violence en général de nous faire confiance. Nous leur disons : « Fais-nous confiance, surtout dis-le-nous ». Mais, à l'instant même où ils nous font confiance, nous posons sur leur visage le masque de l'enfant menteur. Alors l'enfant se tait à jamais ! Et puis, après quatre ou cinq placements, quand il est en sécurité, il demande : « Pourquoi ne m'avez-vous pas écouté ? ».

Je vous donne un exemple très simple, qui remonte au temps où j'étais juge des enfants dans un autre tribunal. Nous nous étions rendu compte qu'une adolescente était victime du système prostitutionnel. Tout le monde lui parlait de respecter son corps, de dignité, etc. Au bout d'un moment, elle a dit : « quand quinze garçons m'ont violée dans une cave » – et ce ne sont pas ces mots fleuris qu'elle a utilisés –, « personne n'en avait rien à faire ; maintenant, je fais n'importe quoi avec mon corps et c'est un problème pour vous ? ». Nous regardons le symptôme de la violence et du trauma ; nous ne sommes pas intéressés par la violence qui en est la cause parce que nous la tolérons.

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Je suis très malheureuse que vous ne présidiez plus la Ciivise. Peut-être avez-vous dit trop de choses vraies. Nous sommes beaucoup à continuer à vous écouter, à vous admirer, à être de votre côté, pour le bien des enfants, et à vouloir améliorer la situation.

J'ai beaucoup apprécié votre livre Défendre les enfants. Vous y citez notamment François Molins, procureur général près la Cour de cassation, selon lequel il y a tout dans la loi et il faut seulement la faire appliquer. Vous considérez, vous, que des progrès sont encore nécessaires dans la loi elle-même. Plus loin, vous dites aussi que la loi permet l'impunité des agresseurs d'enfants en laissant trop de marge d'interprétation. Devant la commission des lois, vous nous avez dit en substance qu'on laisse l'enfant dans la gueule du loup.

Pensez-vous qu'un avocat devrait être désigné dès que l'on a connaissance de violences à l'encontre d'un enfant, ou même dès qu'un signalement intervient ?

Ce n'est pas simple, bien sûr, mais serait-il possible de faire du consentement de l'enfant – en fonction de son âge – une condition du droit de visite ou d'hébergement ou du placement ?

Dans mon département, un enfant qui avait fait l'objet de multiples signalements et informations préoccupantes est mort dans une machine à laver alors qu'il était encore chez ses parents. Dans votre expérience de magistrat, avez-vous connu des cas similaires ? Que faire pour éviter de tels drames ?

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En tant que président du tribunal des enfants de Pontoise, savez-vous si beaucoup de mesures ne sont pas exécutées, notamment quand elles sont prononcées en raison de violences sexuelles au sein des familles ? Arrivez-vous à suivre les cas de violences sexistes et sexuelles dans les lieux d'accueil ou de placement ? J'ai entendu dire que des juges renoncent à des mesures de placement parce qu'il leur est difficile d'évaluer quand le risque est le plus grand pour l'enfant : s'il reste dans sa famille ou s'il est placé dans certaines structures.

Vous avez évoqué un parcours de soins. C'est la première fois que j'entends une feuille de route aussi claire. Dans la pratique, nous en sommes très loin : dans mon département, les jeunes qui sont accueillis dans une maison d'enfants à caractère social (Mecs) ont accès à un psychiatre toutes les cinq semaines en moyenne. Le parcours que vous décrivez prendrait donc des années et arriverait bien trop tard. Quel est votre regard sur ce point ? Vous avez donné un chiffre, mais nous manquons surtout de travailleurs : pensez-vous que les conditions de travail et de rémunération des psychiatres dans les structures d'accueil soient suffisamment attractives ?

Les juges des enfants sont débordés, et il semble arriver que certaines mesures, notamment de placement, soient reconduites sans qu'ils aient vu l'enfant ni les éducateurs. Est-ce rare ? Cela vous est-il déjà arrivé ? N'est-ce pas là une violation d'un des principes les plus fondamentaux du droit, c'est-à-dire le droit au contradictoire ?

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Puisqu'il faut faire vite, je me contenterai de vous dire ma gratitude pour vos propos, ainsi que pour l'ensemble de votre œuvre.

Quel regard portez-vous sur les dernières annonces du Premier ministre Gabriel Attal – comparution immédiate pour les mineurs, très courts séjours en foyer, atténuation de l'excuse de minorité ?

Dans les affaires de violences sexuelles, le rôle des experts dans les parcours judiciaires suscite de nombreuses interrogations et récriminations. Ils – ce sont souvent des hommes – rendent parfois leur rapport d'expertise sans avoir rencontré la mère ; ils retiennent des qualifications qu'il n'est pas toujours facile d'évaluer ; ils sont encore nombreux à fonder leur analyse sur le syndrome d'aliénation parentale ou sur le mensonge des mères. Lorsqu'ils rencontrent des jeunes femmes ayant été agressées – mineures ou très jeunes majeures –, ils peuvent les interroger sur leur sexualité et en faire un élément de culpabilité. J'ai questionné récemment le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti sur ce point et je n'ai pas reçu de réponse à ce jour.

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Les annonces gouvernementales auxquelles vous faites référence n'entrent pas dans le champ de la commission d'enquête.

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Dans ce cas, j'accepte que le juge ne réponde pas à ma question. Pourtant, l'excuse de minorité, le placement en foyer ou la comparution immédiate sont au cœur de la politique de protection de l'enfance.

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Je vous remercie pour vos travaux, notamment le tour de France des rencontres de la Ciivise auquel j'ai eu la chance de participer à La Réunion.

L'ASE a-t-elle selon vous les moyens de recueillir la parole de l'enfant ? Avez-vous noté des différences selon les départements et les partis qui sont à la tête de l'exécutif ? Le manque de moyens financiers est régulièrement mis en avant pour justifier les défaillances de la politique de protection de l'enfance, mais l'argent est-il vraiment seul en cause ? En tant que juge, faites-vous confiance à l'ASE ?

Le Gouvernement n'a donné aucune suite aux quatre-vingt-deux préconisations formulées par la Ciivise. Pire, on voudrait couler l'instance que l'on ne s'y prendrait pas autrement. Qui sont finalement les gardiens de cette justice qui n'agit pas souvent dans l'intérêt des enfants et des femmes ? Je partage la remarque sur les experts, ceux dont les rapports disent bien souvent combien monsieur est courageux et madame dépassée par son rôle de mère.

Les condamnations dans les affaires de violences sexuelles ou conjugales sont bien souvent dérisoires. Qu'en pensez-vous ?

Êtes-vous soutenus par vos collègues dans votre souhait de voir limiter le pouvoir souverain des magistrats ?

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Je me joins aux remerciements. Votre parole compte et inspire de nombreux professionnels bien au-delà du monde de la justice.

L'invisibilisation des violences sexuelles dans la protection de l'enfance est malheureusement un constat partagé. Le fait que celles-ci se produisent avant le placement mais aussi après nous renvoie à notre accommodation aux aléas, pour reprendre votre formule, ou à notre incapacité à anticiper.

Une étude de l'observatoire des violences envers les femmes de la Seine-Saint-Denis indique que sur cent dossiers d'enfants placés, cinquante-sept mineurs ont été victimes de violences sexuelles pendant leur placement et quinze ont été agressés ou violés lors des droits de visite ou d'hébergement décidés par le juge. Comment est-ce possible ? Comment des enfants peuvent-ils être une nouvelle fois victimes de violences ?

Vous constatez qu'il est peu fréquent que les départements prennent la question à bras-le-corps. Iriez-vous jusqu'à parler d'un silence de leur part face aux violences sexuelles subies par les enfants ? Le manque de moyens est-il vraiment le nœud du problème ? Faut-il recentraliser l'ASE ?

Permalien
Édouard Durand, ancien président de la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles (Ciivise)

Je commencerai par vous remercier de vos paroles, que je reçois comme un encouragement. C'est important pour moi.

Plusieurs de vos questions relèvent de ce que j'appelle la doctrine. Le mot n'est pas très heureux car il renvoie à l'endoctrinement, au gourou, ce que je préfère éviter désormais. Je parlerai donc plutôt de politique publique, autrement dit d'un choix pour l'avenir qui structure une action institutionnelle, une pratique sociale en direction de personnes en chair et en os.

Qu'il s'agisse d'experts ou de juges, c'est la doctrine – la politique publique –, et non les moyens, qui détermine leur manière d'agir. Qu'il s'agisse d'humilier une personne en la soumettant – je l'ai lu et cela m'a beaucoup choqué – à une reconstitution du viol, en l'interrogeant sur sa vie sexuelle ou son intimité, en inversant la culpabilité – la mère serait trop protectrice, fusionnelle ou aliénante –, en recourant à l'idée d'un syndrome d'aliénation parentale ; ou qu'il s'agisse de ne pas empêcher les nouvelles violences que subissent les enfants lors des droits de visite et d'hébergement alors qu'ils sont confiés à l'ASE pour être protégés : c'est toujours une question de moyens, mais c'est d'abord une question de politique publique.

On ne peut pas à la fois vouloir protéger les enfants et donner du crédit à la théorie selon laquelle un enfant qui révèle des violences est forcément manipulé ou manipulateur. On ne peut pas écrire dans un jugement à la fois qu'un enfant est confié à l'ASE parce qu'il est victime de violences et qu'il doit retourner sans protection dans le lieu où s'exercent ces violences. C'est une question de politique publique. Le droit de la famille est devenu un champ de ruines. Il ne faut pas que soit possible tout et son contraire.

Pourquoi récuser le concept d'aliénation parentale plutôt que le tolérer dans les pratiques, me direz-vous ? Il me semble que nous élisons des représentants pour faire ce choix. Vous tracez la route de l'intérêt général. Je vous propose de récuser le concept dangereux d'aliénation parentale.

Il est vrai qu'on ne peut pas évacuer la question des moyens. Il faut du temps : pour être formé, pour développer une compétence, pour structurer une équipe professionnelle, pour construire un partenariat durable avec le département, pour développer des soins spécialisés du psychotraumatisme. Et le temps est aussi une question de moyens.

S'agissant des difficultés de recrutement dans les structures de protection de l'enfance et du recours à l'intérim, pourquoi ces métiers qui font l'honneur de la société ne sont plus attractifs ? Où sont nos priorités ?

En ce qui concerne la prorogation des mesures sans audience, le manque de moyens est aussi en cause. Mais, encore une fois, vous pourrez multiplier le nombre de professionnels autant que vous voulez, si ceux-ci n'ont pas une doctrine ou une politique publique pour les guider, le risque reste le même. Ensuite, il faut bien sûr du temps pour recevoir un enfant en audience. Sur la parole des enfants, je rends un hommage appuyé au travail de M. Gautier Arnaud-Melchiorre.

Oui, j'ai confiance dans l'ASE ; j'admire ses professionnels, mais ils doivent davantage prendre en considération les besoins fondamentaux des enfants, les quatre registres de la parenté et les quatre configurations conjugales ; ils ne doivent pas faire courir de risques aux enfants. Comment se fait-il que des enfants signalés soient assassinés dans leur maison ? Comment se fait-il que des enfants sous mesure de protection rentrent le week-end dans la maison où on les viole ? Parce que nous ne voulons pas tirer les conséquences de la signification du mot « protéger » – anticiper le risque.

Un président de la République avait dit sur un autre problème : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». D'une certaine manière, la Ciivise avait pour mission de tenir le même discours. Quand il y a un signe, il y a un risque. Sur qui faisons-nous porter le risque ? Si c'est sur l'enfant, la réponse est mauvaise.

J'ai signé la tribune des juges des enfants de Bobigny intitulée « Mineurs délinquants, mineurs en danger : le bateau coule ! ». Je maintiens. Aucun professionnel de la protection de l'enfance n'assumerait de ne pas exécuter une décision prise en urgence qui serait motivée par la violence. Mais pour combien de temps la mesure est-elle prise ? Une adolescente révèle à son professeur principal ou son conseiller principal d'éducation être victime de violences chez elle. Il me semble que raisonnablement, dans les deux heures qui suivent, elle sera confiée à l'ASE de son département par le procureur de la République et accueillie dans les lieux d'accueil d'urgence. Il est raisonnable d'imaginer que dans les huit jours, elle dira : « J'ai exagéré, je veux rentrer à la maison. » Là se posent les questions de la doctrine et de la parole de l'enfant, laquelle, selon les quatre configurations familiales – entente, absence, conflit, violence –, doit être prise en compte d'une manière adaptée. Il faut entendre la parole de l'adolescente mais la protéger quand même. Or il est assez probable que, pour plusieurs raisons, on dise d'elle : « Encore une qui a menti. » Ce faisant, on reporte le risque sur l'enfant.

Il est tragique que des professionnels soient contraints de choisir entre deux périls : la maison de la violence et le lieu de protection, autour duquel rôdent les proxénètes. Pour ma part, je ne raisonne pas de cette façon : quand le risque dans la maison est certain, il n'est pas possible d'accepter de le prendre au motif que les éducateurs risquent de ne pas être suffisamment contenants. La présence des proxénètes à proximité des foyers est évidemment un problème social considérable.

Un jour, à Marseille, en sortant de mon garage, je vois une petite fille qui n'avait pas quatorze ans sur le trottoir – littéralement. Après m'être posé la question une seconde comme tout le monde, j'ai décidé que j'avais vu quelque chose et j'ai couru pour arrêter la voiture de police qui passait. Les policiers ont pris en charge la jeune fille et photographié la voiture des proxénètes. À ce moment-là, j'aurais voulu qu'ils les arrêtent et pour longtemps. Sinon on continuera à dire que tout le monde savait. Ce n'est pas une question de principes.

S'agissant de la recentralisation, ce qui importe à mes yeux, c'est la cohérence d'une pensée. Je vous laisse juge des moyens. Si l'aléa est reporté des départements aux directions déconcentrées, vous ne répondrez pas au problème. La protection de l'enfance est l'une des plus éminentes et des plus nobles politiques d'État. Je ne suis pas compétent pour me prononcer sur la nécessité de décentraliser sa mise en œuvre. En tout état de cause, la politique doit être nationale. Elle doit être la même pour tous les enfants, où qu'ils vivent ; c'est bien le minimum que nous leur devons.

Quant à l'avocat, la doctrine doit s'appliquer à lui aussi. Il ne faut pas multiplier les interprétations du risque. Au contraire, il faut éviter sa dilution. Le rôle de l'avocat est de porter la parole de l'enfant, pas d'interpréter l'intérêt de l'enfant.

Le droit pénal de l'enfance illustre la manière dont on pense le rapport entre le privé et le public. Il traduit le choix de la société, après la disparition du droit de correction paternelle, d'assurer l'ordre public d'une manière adaptée aux enfants. N'oubliez pas que le droit pénal de l'enfance est né à la demande des mères – le premier tribunal pour enfants a été créé à Chicago à l'initiative de clubs de femmes de l'Illinois qui réclamaient que les enfants soient jugés d'abord en tant qu'enfants.

Le premier enfant que j'ai mis en prison s'est pendu dans sa cellule ; il n'est pas mort. Le deuxième enfant, je ne l'ai pas mis en prison et il a commis une autre infraction. Depuis vingt ans, j'essaie de ne pas autoriser les enfants délinquants à détruire la vie des autres et de permettre à tous les enfants de devenir des citoyens. Il est parfois indispensable de contenir les enfants qui ne sont pas capables de maîtriser leurs pulsions. J'ai vu des enfants qui ont commencé à penser et même à parler parce qu'ils étaient contenus entre les quatre murs d'une cellule : la contention du corps a libéré la pensée et le langage.

Pour accepter cette idée, il a fallu que je me fasse presque violence car ce n'était pas ma pente naturelle. Le fait de voir la gravité des violences faites aux enfants m'a fait penser la gravité de toute violence, y compris des violences entre enfants comme on en a vu la semaine dernière. Mais il ne me paraît pas possible d'appliquer aux enfants les règles qui concernent les adultes parce qu'on ne peut pas démembrer l'enfance elle-même.

C'est la raison pour laquelle je ne suis pas du tout favorable à ce qui est présenté comme un progrès : l'extension du domaine de l'autonomie de l'enfant – le fait de permettre à l'enfant d'exercer, avant sa majorité, des droits appartenant aux adultes avec une liberté croissante au sens de l'économie de marché, c'est-à-dire sans protection et sans accompagnement. Si un enfant est pénalement majeur à partir de 16 ans, il devra l'être civilement aussi – et inversement. Si un enfant est reconnu capable de saisir le juge aux affaires familiales quand ses parents divorcent, comme certains ont osé le proposer, il faudra en tirer les conséquences sur le plan pénal.

L'enfance ne se démembre pas. Le concept de majorité sexuelle à 15 ans est erroné et profondément pervers. Il traduit un regard inacceptable qui est porté sur l'enfant. Si on veut protéger l'enfant de ce concept, il faut aussi reconnaître que celui-ci doit être, jusqu'à sa majorité, traité comme un enfant, y compris quand il transgresse, ce qui n'équivaut pas à la complaisance.

À chaque fois que j'ai mis un enfant en prison, j'avais parfaitement conscience de l'extrême gravité de ma décision, mais je l'ai fait.

La séance s'achève à vingt heures dix.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Alma Dufour, M. Charles Fournier, Mme Karine Lebon, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), Mme Laure Miller, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago, Mme Sarah Tanzilli, M. Léo Walter

Excusés. - Mme Anne-Laure Blin, Mme Béatrice Descamps