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Intervention de Édouard Durand

Réunion du mardi 4 juin 2024 à 18h30
Commission d'enquête sur les manquements des politiques de protection de l'enfance

Édouard Durand, ancien président de la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles (Ciivise) :

Depuis vingt ans, j'ai l'habitude de faire prêter serment à mes semblables ; vous me faites l'honneur de me demander de prêter serment à mon tour devant la représentation nationale.

C'est un grand honneur, en effet, de contribuer aux travaux de cette commission d'enquête. J'ai été très heureux qu'elle voie le jour. Ce n'était pas évident : elle était attendue depuis longtemps et n'existait toujours pas. Je sais l'opiniâtreté dont ont fait preuve les parlementaires et la rapporteure pour qu'elle soit enfin créée.

Pendant trois ans, j'ai présidé la Ciivise, à la demande du Président de la République. Ce fut un grand honneur, là aussi. On m'a mis à la porte et j'ai maintenant l'honneur de présider le tribunal pour enfants de Pontoise et de me trouver devant vous.

Ma colère, depuis décembre 2023, ne s'est pas atténuée. Ma détermination non plus. Dans les questions que vous m'avez envoyées, vous reprenez les mots « déni », « impunité » et même « consentement meurtrier passif ». Qu'est-ce à dire, de parler de consentement meurtrier passif à propos des manquements d'une politique publique ? C'est dire que lorsqu'un enfant naît, le risque qu'il soit victime de violences extrêmes – physiques, sexuelles, psychologiques –, qu'il soit négligé, que ses besoins fondamentaux ne soient pas pris en compte, donc qu'il ne puisse pas exister, ou exister conformément à ce que son épanouissement lui aurait permis, est extrêmement élevé. Que, pour les enfants, le risque de subir des violences – c'est un point commun avec les femmes – se situe d'abord dans l'espace privé, dans la maison. La plus grande des inégalités entre les êtres humains est celle qui sépare les personnes vivant dans une maison qui est un lieu de protection et de réassurance et celles qui vivent dans une maison qui est un lieu de danger, de violence et même de confrontation à la mort.

Le problème est que cette perception de la réalité, assez consensuelle, se heurte à un problème de conscience que les humains n'ont pas résolu : celui de la frontière entre la liberté privée fondamentale de vivre en famille et l'ordre public. Il a fallu aux humains un temps extrêmement long pour parvenir à penser que la loi devait structurer la maison. Ce n'est qu'à partir de 1889 qu'une législation a émergé, avec la première loi sur la déchéance de la puissance paternelle pour mauvais traitements sur les enfants. La puissance maritale n'a été abolie qu'en 1938 et la puissance paternelle qu'en 1970, pour que lui soit substituée l'autorité parentale. Outre que ce dernier basculement conceptuel fait émerger la mère comme sujet légitime de droit de la protection de ses enfants, c'est la légitimité de la violence que l'on écarte de la maison.

Mais pourquoi protéger l'enfant ? Au nom de quel motif ? Je dirai même : au nom de quel motif, dans une société libérale et marchande, se reconnaître la responsabilité de protéger un enfant ?

Il y a à cela deux raisons principales. La première est la vulnérabilité, donc le principe responsabilité – Hans Jonas. Nous protégeons les enfants parce qu'ils n'ont pas la capacité de le faire eux-mêmes et en raison de la culpabilité de les faire advenir dans le monde pour y souffrir et mourir. La seconde raison est ce que Hannah Arendt appelle la continuité du monde, c'est-à-dire la transmission d'un rapport à l'existence par l'éducation. Ces raisons sont d'ordre public. Elles ne relèvent pas seulement des valeurs du privé.

Dans le dispositif de protection de l'enfance, il y a, me semble-t-il, trois failles principales. La première est l'aléa : l'enfant réel, et non pas l'enfant conceptuel ou imaginaire, est confronté à la subjectivité des professionnels qui représentent la société dans l'exercice de la protection. Selon qu'un enfant sera regardé, évalué, jugé par tel ou tel professionnel, il sera protégé ou non. Et la politique publique s'accommode de cet aléa. Autrement dit : elle s'accommode de l'interprétation variable et aléatoire de la loi que vous votez.

Le deuxième problème est que nous ne parvenons pas – peut-être que nous ne le voulons pas – à anticiper les risques. Or que veut dire protéger, sinon anticiper le risque ? Je l'ai compris lorsque j'étais jeune juge des enfants et que j'ai reçu en audience un enfant d'une dizaine d'années, un petit garçon, qui avait le visage tuméfié parce qu'il avait été victime de violences et qui ne m'a rien dit, mais qui m'a regardé, et ses yeux me disaient : « Je croyais que tu étais là pour me protéger ». Nous interposons les principes entre l'enfant et la protection, mais protéger veut dire anticiper le risque, c'est-à-dire, à partir de ce que nous savons des besoins fondamentaux des enfants, prévoir l'impact des négligences et des violences sur leur existence et leur développement.

Le troisième problème tient à un déficit d'articulation entre le niveau macro et le niveau micro : entre la construction d'un dispositif, d'un flux, d'un stock, extrêmement coûteux pour les conseils départementaux qui n'ont plus de marges budgétaires sans fiscalité, et l'adaptation d'une mesure à un enfant selon ses besoins.

Un autre problème vient du même raisonnement dans un ordre différent : le déficit d'articulation entre le droit pénal, le droit de la famille et le système de protection de l'enfance. Ainsi, la transgression de la loi peut être constatée sur le plan pénal sans qu'aucune conséquence en soit tirée sur le plan du droit de la famille ou de la protection de l'enfance.

La résolution de ces problèmes dépend de ce que j'appelle une législation plus impérative : que vous ne consentiez pas, en votant la loi, à ce que le risque soit extrême qu'elle ne soit pas appliquée. Vous avez déjà voté une loi qui représente le modèle que je souhaite : la loi du 18 mars 2024 visant à mieux protéger et accompagner les enfants victimes et covictimes de violences intrafamiliales, chère à Mme la rapporteure.

L'enjeu est de parvenir à modéliser les situations dans lesquelles un enfant en danger peut se trouver. Je voudrais vous proposer trois ou quatre modèles.

Le premier correspond à ce que j'appelle les quatre configurations familiales : l'entente, l'absence, le conflit et la violence. Dans une société comme la nôtre, qui admire le rapport de force et son succédané, la médiation, nous ne parvenons pas à voir que la résolution des problèmes familiaux ne peut pas être la même quand les parents s'entendent et quand ils ne s'entendent pas, ni quand il y a deux parents et quand il n'y en a qu'un seul. On aura beau imposer un devoir d'hébergement, lorsqu'un parent ne veut pas assumer ses responsabilités, on augmente alors énormément le risque pour l'enfant. J'appelle votre attention sur le fait que, dans beaucoup de cas d'inceste, l'inceste a commencé lorsqu'on a imposé au père de reconnaître l'enfant, lorsqu'on lui en a fait le devoir, si vous voyez ce que je veux dire. Il n'y a qu'à relire Christine Angot. S'il ne veut pas de cet enfant et qu'on lui fait devoir de l'assumer, il va le détruire. La violence n'a pas d'autre objet.

Deuxième modèle : ce que j'appelle les quatre registres de la parenté, que nous confondons depuis des millénaires – la filiation, l'autorité parentale, le lien et la rencontre. On peut concevoir de tout enlever à un être humain, même la liberté, même la liberté avant qu'il ne soit reconnu coupable – ça s'appelle la détention provisoire –, mais lui retirer l'autorité parentale, la société ne le supporte pas, et s'y refuse au prix du sacrifice de l'enfant et de son parent protecteur. Ce n'est pas parce qu'il y a la filiation qu'il faut qu'il y ait l'autorité parentale, ce n'est pas parce qu'il y a l'autorité parentale qu'il faut qu'il y ait le lien et la rencontre. La différence entre le lien et la rencontre, telle que l'enseigne le docteur Jean-Louis Nouvel, est que le lien est psychique tandis que la rencontre est physique.

Le dernier modèle distingue trois cas de figure : deux parents protecteurs, un parent protecteur et un parent dangereux, deux parents dangereux. Quand un enfant révèle des violences parentales, la société, dans la quasi-totalité des cas, qualifie cette situation de conflit, d'aliénation parentale et, en conséquence, estime que les deux parents sont dangereux. Cette modélisation permettrait de faire des économies, sur un plan humain et existentiel : l'économie des vies brisées par l'injustice.

Vous parlez d'incommunicabilité dans le questionnaire que vous m'avez envoyé. L'incommunicabilité, c'est faire l'expérience d'être étranger au milieu des autres, de ne pas être compris. Mais quand un enfant révèle des violences, que sa mère le protège, qu'on accuse sa mère de mentir et qu'on le place à l'aide sociale à l'enfance (ASE), au prix d'un coût économique élevé, parfaitement inutile et injuste, c'est son rapport au monde qui est transformé.

J'en viens enfin à la Ciivise. Je me permets de l'évoquer parce que vous me l'avez demandé, à un moment où ma colère est légèrement augmentée par la circulation d'informations sur la commission, son travail et celui que j'y ai fait qui sont grotesques et si évidemment fausses, non factuelles, qu'il suffit d'ouvrir le rapport, ne serait-ce que consulter sa table des matières, pour s'en rendre compte. Si j'avais voulu la gloire et l'argent, j'aurais choisi un autre métier que celui de juge des enfants. On est venu me chercher pour présider la Ciivise parce que le précédent projet était en échec. Moi, je n'ai jamais rien demandé. Et on m'en a viré pour une raison que j'ignore. Mais ce que je sais, c'est qu'on m'a demandé de piloter la Ciivise par ces simples mots : « on vous croit », prononcés par celui que la Constitution de la Ve République désigne comme le garant de l'indépendance de la justice.

Est-il non consensuel ou consensuel de dire « on vous croit » ? Manifestement, cela apparaît, d'une manière absurde, comme contraire à tous les principes fondamentaux de notre droit, ce qui est totalement erroné. Mais ce qui est consensuel dans la société, c'est de dire aux enfants : « si vous êtes victimes, révélez-le », « si vous êtes victimes de violences, dites-le nous ». Je vous mets au défi, madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, de me trouver une justification au fait d'estimer à la fois consensuelle l'invitation à révéler les violences et risqué de dire « on vous croit » à ceux qui font confiance à cette invitation. C'est un fonctionnement social pervers, qui s'appelle une injonction paradoxale.

Jusqu'en janvier 2021, on disait aux enfants violés : « taisez-vous ». Le 23 janvier 2021, on leur a dit : « vous n'êtes plus seuls », « on est là », « on vous croit ». C'est mieux. À condition que ce soit vrai. Sinon, mieux vaut ne pas les inviter à parler.

Je passe ma vie en audience. J'ai compris trop tard, mais tout de même assez vite, dans mes fonctions de juge des enfants, que lorsqu'on dit quelque chose à un enfant, il faut le faire. Sinon, c'est le monde des adultes qui n'est plus crédible. Ne nous étonnons pas des conduites de transgression dans l'espace public si nous ne protégeons pas l'enfant dans l'espace privé de la maison. Il sera parfaitement vain de créer des commissions sur les devoirs d'hébergement et le rétablissement de la puissance paternelle et du devoir de correction pour nous prémunir des transgressions des adolescents dans l'espace public si nous consentons à la transgression dans l'espace privé, car la loi est la même. C'est ça, le consentement meurtrier passif.

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