Nous serons tous d'accord, conceptuellement, sur les deux extrémités du processus.
D'un côté, les êtres humains sont libres de concevoir un enfant ; et, en principe, les parents sont les deux personnes les plus à même de protéger l'enfant, parce qu'il est vulnérable et parce qu'il faut garantir la continuité du monde. Nous sommes ainsi aristotéliciens plus que platoniciens. Par exception, quand les parents ne peuvent pas accomplir leurs devoirs, la société doit protéger les enfants.
À l'autre extrémité, nous serons aussi d'accord pour dire qu'il faut que la puéricultrice, le juge, le psychologue ou le pédopsychiatre ajuste son évaluation à chaque enfant : chaque professionnel fait du cas par cas.
Entre les deux, il faudrait que nous soyons davantage capables d'analyser ce que nous faisons. La somme des diagnostics et des prescriptions d'un médecin fait une clinique. La somme des décisions d'un juge fait une jurisprudence ; cette jurisprudence se voit et s'analyse.
Lorsque l'on regarde la pratique des professionnels, on s'aperçoit que les enfants victimes d'inceste ne sont crus que lorsqu'ils ont 50 ou 60 ans et qu'ils ont pu venir à la Ciivise avant sa fermeture ; on observe que les enfants victimes de violences ne sont soignés que dans une extrême minorité des cas. C'est le résultat de l'invisibilisation progressive des causes de leur entrée dans les dispositifs institutionnels. C'est donc un problème de repérage, de formation, de culture, mais surtout de loi.
Le droit de la famille est devenu un champ de ruines. Il ne dit plus rien. De ce fait, il est vulnérable à toute instrumentalisation perverse parce qu'il est possible de tout demander.
Lorsque, dans une formation à l'École nationale de la magistrature, un pédopsychiatre raconte qu'il est parfois confronté à des décisions judiciaires qui lui paraissent, du point de vue du développement et des besoins des enfants, délirantes, ce n'est pas la pratique du juge Durand ou de son collègue qui est en cause ; c'est que la loi le permet. Aucun principe – ni celui de la présomption d'innocence, ni celui d'égalité devant la loi pénale, ni celui du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond, ni celui de la liberté de diagnostic – ne pourrait cautionner ce qu'un pédopsychiatre appelle un délire.
Ce que je suis en train de vous demander, c'est de limiter mon pouvoir souverain. On dit que je suis mégalomaniaque. Mais si je suis un expert reconnu, comme vous le disiez, c'est peut-être tout simplement parce que je sais qu'un enfant est aussi réel que cette table. Je n'ai aucun pouvoir sur cela. Si je vous disais que cette table s'appelle une chaise, vous diriez non seulement que je suis mégalomaniaque, mais que je suis délirant. Or la loi permet que l'on décide, quel que soit notre métier, y compris celui d'éducateur, de juge ou de pédopsychiatre, que le besoin d'un enfant est autre chose que ce qu'il est, c'est-à-dire la sécurité. Les seules questions qui vaillent sont celles-ci : cet enfant est-il en sécurité ? Qui répond à ce besoin de sécurité ? Comment protéger la personne qui répond de manière adéquate à ce besoin ? Ce n'est pas compliqué ; il suffirait d'écrire, à l'article 371-1 du code civil : « l'intérêt de l'enfant, c'est-à-dire la prise en compte de ses besoins fondamentaux ». Ce n'est pas le bout du monde ! Et cela résoudrait le problème des quatre registres de la parenté.
Je vous remercie infiniment d'avoir parlé de formation, question qui rejoint celles du repérage et des rendez-vous de dépistage, des préconisations de la Ciivise et de la responsabilité des pouvoirs publics.
Si la Ciivise avait été maintenue, le programme de formation que nous avions conçu et dont le Gouvernement a reconnu la qualité aurait permis de former 1 000 ou 2 000 professionnels depuis le mois de janvier. Nous étions là ! Je le dis avec beaucoup de sérieux et de colère. Le livret de formation « Mélissa et les autres » est consacré au repérage et au signalement des enfants victimes ; il est reconnu, jusqu'à preuve du contraire, de manière unanime comme un outil utile et performant. Nous l'aurions diffusé et nous aurions commencé à créer une doctrine de pratique professionnelle. Il n'est pas justifiable que ce ne soit pas le cas.
J'ai été mis à la porte. On m'a dit qu'il fallait un nouveau souffle. Peut-être ! Mais pendant ces six mois, le livret de formation n'a pas été utilisé pour la formation. Imaginez-vous la persévérance qu'il a fallu pour que ce livret soit inscrit dans un plan interministériel de formation ? Vous croyez que c'est tombé du ciel ? Avant de nous remercier, on nous a donné une journée de formation des formateurs. Mais, depuis janvier, ce sont 80 000 enfants – si l'on compte 160 000 enfants victimes par an – qui auront été victimes de violences sexuelles.
Je ne dis pas que le livret « Mélissa et les autres » aurait évité ces violences. Je dis qu'il aurait structuré la pratique des professionnels à qui vous, les pouvoirs publics, envoyez une injonction paradoxale : faites le maximum, sans aide, et si vous le faites, vous risquez d'être sanctionné.
Oui, au bout du compte, la Ciivise préconise le cas par cas. Mais ce cas par cas est une politique publique. En contrepartie, il faut soutenir les professionnels, c'est-à-dire les protéger contre toute poursuite disciplinaire et garantir une doctrine qui sécurise leur pratique.
Ce programme de formation guide l'entretien avec un enfant, y compris porteur d'un handicap et même d'un handicap cognitif. Quelqu'un ici, au sein de l'Assemblée nationale, peut-il m'expliquer pourquoi, depuis janvier, aucun professionnel n'a été formé à l'utilisation de cet outil ?
Pourquoi une doctrine ? Parce que l'enfant est le même ; l'enfant réel a les mêmes besoins quel que soit le département où il habite. C'est cela, une politique publique : dire « on vous croit », et le décliner dans une action.
Nous avons modélisé un parcours de soins : lorsqu'on écoute les pédopsychiatres et les psychologues spécialisés dans la clinique de la violence, ils nous disent, bien sûr, qu'il faut ajuster en fonction des besoins de chaque enfant. Mais lorsqu'on évalue une, deux, trois, dix années de pratique clinique, on s'aperçoit qu'on fait à peu près trois séances d'évaluation, dix à quinze séances de stabilisation, dix à quinze séances de soins centrés sur le trauma et trois séances de suites. Eh bien, cela fait un parcours de soins.
Le coût du non-soin, le coût de l'impunité des agresseurs, c'est 10 milliards d'euros par an. Le coût des soins spécialisés n'est pas nul, évidemment ; mais il n'est pas comparable au coût de l'inaction.