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Intervention de Édouard Durand

Réunion du mardi 4 juin 2024 à 18h30
Commission d'enquête sur les manquements des politiques de protection de l'enfance

Édouard Durand, ancien président de la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles (Ciivise) :

Je commencerai par vous remercier de vos paroles, que je reçois comme un encouragement. C'est important pour moi.

Plusieurs de vos questions relèvent de ce que j'appelle la doctrine. Le mot n'est pas très heureux car il renvoie à l'endoctrinement, au gourou, ce que je préfère éviter désormais. Je parlerai donc plutôt de politique publique, autrement dit d'un choix pour l'avenir qui structure une action institutionnelle, une pratique sociale en direction de personnes en chair et en os.

Qu'il s'agisse d'experts ou de juges, c'est la doctrine – la politique publique –, et non les moyens, qui détermine leur manière d'agir. Qu'il s'agisse d'humilier une personne en la soumettant – je l'ai lu et cela m'a beaucoup choqué – à une reconstitution du viol, en l'interrogeant sur sa vie sexuelle ou son intimité, en inversant la culpabilité – la mère serait trop protectrice, fusionnelle ou aliénante –, en recourant à l'idée d'un syndrome d'aliénation parentale ; ou qu'il s'agisse de ne pas empêcher les nouvelles violences que subissent les enfants lors des droits de visite et d'hébergement alors qu'ils sont confiés à l'ASE pour être protégés : c'est toujours une question de moyens, mais c'est d'abord une question de politique publique.

On ne peut pas à la fois vouloir protéger les enfants et donner du crédit à la théorie selon laquelle un enfant qui révèle des violences est forcément manipulé ou manipulateur. On ne peut pas écrire dans un jugement à la fois qu'un enfant est confié à l'ASE parce qu'il est victime de violences et qu'il doit retourner sans protection dans le lieu où s'exercent ces violences. C'est une question de politique publique. Le droit de la famille est devenu un champ de ruines. Il ne faut pas que soit possible tout et son contraire.

Pourquoi récuser le concept d'aliénation parentale plutôt que le tolérer dans les pratiques, me direz-vous ? Il me semble que nous élisons des représentants pour faire ce choix. Vous tracez la route de l'intérêt général. Je vous propose de récuser le concept dangereux d'aliénation parentale.

Il est vrai qu'on ne peut pas évacuer la question des moyens. Il faut du temps : pour être formé, pour développer une compétence, pour structurer une équipe professionnelle, pour construire un partenariat durable avec le département, pour développer des soins spécialisés du psychotraumatisme. Et le temps est aussi une question de moyens.

S'agissant des difficultés de recrutement dans les structures de protection de l'enfance et du recours à l'intérim, pourquoi ces métiers qui font l'honneur de la société ne sont plus attractifs ? Où sont nos priorités ?

En ce qui concerne la prorogation des mesures sans audience, le manque de moyens est aussi en cause. Mais, encore une fois, vous pourrez multiplier le nombre de professionnels autant que vous voulez, si ceux-ci n'ont pas une doctrine ou une politique publique pour les guider, le risque reste le même. Ensuite, il faut bien sûr du temps pour recevoir un enfant en audience. Sur la parole des enfants, je rends un hommage appuyé au travail de M. Gautier Arnaud-Melchiorre.

Oui, j'ai confiance dans l'ASE ; j'admire ses professionnels, mais ils doivent davantage prendre en considération les besoins fondamentaux des enfants, les quatre registres de la parenté et les quatre configurations conjugales ; ils ne doivent pas faire courir de risques aux enfants. Comment se fait-il que des enfants signalés soient assassinés dans leur maison ? Comment se fait-il que des enfants sous mesure de protection rentrent le week-end dans la maison où on les viole ? Parce que nous ne voulons pas tirer les conséquences de la signification du mot « protéger » – anticiper le risque.

Un président de la République avait dit sur un autre problème : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». D'une certaine manière, la Ciivise avait pour mission de tenir le même discours. Quand il y a un signe, il y a un risque. Sur qui faisons-nous porter le risque ? Si c'est sur l'enfant, la réponse est mauvaise.

J'ai signé la tribune des juges des enfants de Bobigny intitulée « Mineurs délinquants, mineurs en danger : le bateau coule ! ». Je maintiens. Aucun professionnel de la protection de l'enfance n'assumerait de ne pas exécuter une décision prise en urgence qui serait motivée par la violence. Mais pour combien de temps la mesure est-elle prise ? Une adolescente révèle à son professeur principal ou son conseiller principal d'éducation être victime de violences chez elle. Il me semble que raisonnablement, dans les deux heures qui suivent, elle sera confiée à l'ASE de son département par le procureur de la République et accueillie dans les lieux d'accueil d'urgence. Il est raisonnable d'imaginer que dans les huit jours, elle dira : « J'ai exagéré, je veux rentrer à la maison. » Là se posent les questions de la doctrine et de la parole de l'enfant, laquelle, selon les quatre configurations familiales – entente, absence, conflit, violence –, doit être prise en compte d'une manière adaptée. Il faut entendre la parole de l'adolescente mais la protéger quand même. Or il est assez probable que, pour plusieurs raisons, on dise d'elle : « Encore une qui a menti. » Ce faisant, on reporte le risque sur l'enfant.

Il est tragique que des professionnels soient contraints de choisir entre deux périls : la maison de la violence et le lieu de protection, autour duquel rôdent les proxénètes. Pour ma part, je ne raisonne pas de cette façon : quand le risque dans la maison est certain, il n'est pas possible d'accepter de le prendre au motif que les éducateurs risquent de ne pas être suffisamment contenants. La présence des proxénètes à proximité des foyers est évidemment un problème social considérable.

Un jour, à Marseille, en sortant de mon garage, je vois une petite fille qui n'avait pas quatorze ans sur le trottoir – littéralement. Après m'être posé la question une seconde comme tout le monde, j'ai décidé que j'avais vu quelque chose et j'ai couru pour arrêter la voiture de police qui passait. Les policiers ont pris en charge la jeune fille et photographié la voiture des proxénètes. À ce moment-là, j'aurais voulu qu'ils les arrêtent et pour longtemps. Sinon on continuera à dire que tout le monde savait. Ce n'est pas une question de principes.

S'agissant de la recentralisation, ce qui importe à mes yeux, c'est la cohérence d'une pensée. Je vous laisse juge des moyens. Si l'aléa est reporté des départements aux directions déconcentrées, vous ne répondrez pas au problème. La protection de l'enfance est l'une des plus éminentes et des plus nobles politiques d'État. Je ne suis pas compétent pour me prononcer sur la nécessité de décentraliser sa mise en œuvre. En tout état de cause, la politique doit être nationale. Elle doit être la même pour tous les enfants, où qu'ils vivent ; c'est bien le minimum que nous leur devons.

Quant à l'avocat, la doctrine doit s'appliquer à lui aussi. Il ne faut pas multiplier les interprétations du risque. Au contraire, il faut éviter sa dilution. Le rôle de l'avocat est de porter la parole de l'enfant, pas d'interpréter l'intérêt de l'enfant.

Le droit pénal de l'enfance illustre la manière dont on pense le rapport entre le privé et le public. Il traduit le choix de la société, après la disparition du droit de correction paternelle, d'assurer l'ordre public d'une manière adaptée aux enfants. N'oubliez pas que le droit pénal de l'enfance est né à la demande des mères – le premier tribunal pour enfants a été créé à Chicago à l'initiative de clubs de femmes de l'Illinois qui réclamaient que les enfants soient jugés d'abord en tant qu'enfants.

Le premier enfant que j'ai mis en prison s'est pendu dans sa cellule ; il n'est pas mort. Le deuxième enfant, je ne l'ai pas mis en prison et il a commis une autre infraction. Depuis vingt ans, j'essaie de ne pas autoriser les enfants délinquants à détruire la vie des autres et de permettre à tous les enfants de devenir des citoyens. Il est parfois indispensable de contenir les enfants qui ne sont pas capables de maîtriser leurs pulsions. J'ai vu des enfants qui ont commencé à penser et même à parler parce qu'ils étaient contenus entre les quatre murs d'une cellule : la contention du corps a libéré la pensée et le langage.

Pour accepter cette idée, il a fallu que je me fasse presque violence car ce n'était pas ma pente naturelle. Le fait de voir la gravité des violences faites aux enfants m'a fait penser la gravité de toute violence, y compris des violences entre enfants comme on en a vu la semaine dernière. Mais il ne me paraît pas possible d'appliquer aux enfants les règles qui concernent les adultes parce qu'on ne peut pas démembrer l'enfance elle-même.

C'est la raison pour laquelle je ne suis pas du tout favorable à ce qui est présenté comme un progrès : l'extension du domaine de l'autonomie de l'enfant – le fait de permettre à l'enfant d'exercer, avant sa majorité, des droits appartenant aux adultes avec une liberté croissante au sens de l'économie de marché, c'est-à-dire sans protection et sans accompagnement. Si un enfant est pénalement majeur à partir de 16 ans, il devra l'être civilement aussi – et inversement. Si un enfant est reconnu capable de saisir le juge aux affaires familiales quand ses parents divorcent, comme certains ont osé le proposer, il faudra en tirer les conséquences sur le plan pénal.

L'enfance ne se démembre pas. Le concept de majorité sexuelle à 15 ans est erroné et profondément pervers. Il traduit un regard inacceptable qui est porté sur l'enfant. Si on veut protéger l'enfant de ce concept, il faut aussi reconnaître que celui-ci doit être, jusqu'à sa majorité, traité comme un enfant, y compris quand il transgresse, ce qui n'équivaut pas à la complaisance.

À chaque fois que j'ai mis un enfant en prison, j'avais parfaitement conscience de l'extrême gravité de ma décision, mais je l'ai fait.

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