Jeudi 4 mai 2023
La séance est ouverte à quinze heures dix.
(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)
La commission entend M. José Bové, ancien député européen.
Nous avons le plaisir d'accueillir en visioconférence M. José Bové, ancien député européen et ancien porte-parole de la Confédération paysanne.
Monsieur Bové, nous sommes heureux de pouvoir vous entendre.
Je ne vous cache pas que votre audition a été souhaitée par le bureau de notre commission en raison d'un fait très précis : le 16 décembre dernier, quelques jours après les révélations sur l'affaire du Qatargate, vous avez appelé en direct France Inter et affirmé avoir été victime d'une tentative de corruption de la part des autorités marocaines alors que vous étiez rapporteur, pour la commission du commerce international du Parlement européen, sur le projet d'accord de libre-échange en matière agricole entre l'Union européenne (UE) et le Maroc.
Nous avons estimé qu'il était très important de vous entendre à propos de cette mauvaise expérience et aussi, d'une manière générale, sur l'expérience que vous avez des institutions européennes et de la politique française et des ingérences ou tentatives d'ingérence qui peuvent les frapper.
Nous serions heureux que vous nous apportiez toutes les précisions possibles sur l'épisode précité, qui nous apparaît particulièrement grave et dont nous avons du mal à comprendre pourquoi il n'a pas été porté plus tôt sur la place publique. Cela aurait peut-être pu servir à mieux protéger les institutions européennes et, surtout, les institutions françaises et notre démocratie.
Je vous laisserai la parole pour une intervention liminaire d'une quinzaine de minutes ; puis nous poursuivrons nos échanges sous la forme de questions et de réponses.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. José Bové prête serment.)
Je vais commencer par ma prise de parole au matin du 16 décembre 2022 sur France Inter. J'ai décidé ce jour-là de revenir sur la tentative de M. Aziz Akhannouch, alors ministre de l'agriculture du Maroc, de m'« offrir un cadeau » en juillet 2012. Il m'avait d'abord proposé oralement à Bruxelles, puis par téléphone, que l'on se retrouve à Montpellier, dans un lieu plutôt discret – un restaurant, un café ou un hôtel – où nous pourrions discuter à la fois du fond et de sa proposition.
Je lui ai donné une adresse le lendemain ou le surlendemain. Il m'a répondu, certainement grâce à l'aide de ses services, qu'il ne connaissait pas de restaurant, d'hôtel ou de lieu discret dans cette rue de Montpellier. Je lui ai alors expliqué que ce rendez-vous aurait lieu chez mon avocate, Me Hélène Bras, et en sa présence. À la suite de quoi il a coupé court et nous en sommes restés là.
En 2014, j'ai rapporté ce fait et l'ensemble de la discussion sur l'accord de libre-échange dans un ouvrage dont le titre est Hold-up à Bruxelles et le sous-titre Les lobbies au cœur de l'Europe. Le ministre de l'agriculture marocain ou les autorités marocaines n'ont engagé aucune poursuite au moment de la parution de ce livre. Il a fallu attendre un an pour qu'une journaliste de L'Obs reprenne cette affaire et soit alors poursuivie par les autorités marocaines, puis condamnée par le tribunal correctionnel de Paris. Pour ma part, je ne suis même pas cité à comparaître, ni comme témoin ni comme prévenu.
Il faudra ensuite attendre le mois de décembre 2022 pour que cette affaire resurgisse et que je m'exprime, au moment des scandales du Qatargate et du Marocgate. Entretemps, le ministre de l'agriculture était devenu Premier ministre du Maroc, fonction qu'il exerce encore. Il a annoncé avec le soutien de son avocat qu'il allait porter plainte contre moi pour diffamation. Nous sommes le 4 mai. Le tribunal pouvait être saisi dans un délai de trois mois, ce qui n'a pas été le cas. L'action que le Premier ministre avait promise dans les jours qui ont suivi mon intervention sur France Inter s'est bien évidemment éteinte, puisqu'il avait jusqu'à la mi-mars pour me poursuivre. Les annonces effectuées il y a près de cinq mois étaient en fait de pure forme.
L'avocat du Premier ministre du Maroc est cependant revenu sur cette affaire en imposant au journal Le Canard enchaîné de publier un démenti il y a environ un mois. Ce texte est ambigu puisque, sans me citer mais en me visant directement, il indique que tous ceux qui avaient parlé de cette affaire avaient été poursuivis et condamnés. C'est un point important que je tenais à signaler.
Voilà pour l'affaire qui m'amène devant vous. J'affirme de nouveau la véracité des éléments que j'ai mentionnés et je maintiens mes déclarations.
J'en viens au contexte de cette affaire, c'est-à-dire l'accord entre l'Union européenne et le Maroc relatif à des mesures de libéralisation en matière d'agriculture et de pêche. Je suis nommé rapporteur de ce texte le 27 septembre 2010 par la commission du commerce international (Inta) du Parlement européen. La Commission européenne avait proposé un accord qui allait être validé très rapidement par le Conseil. Mais il devait l'être aussi par le Parlement européen après examen par la commission Inta.
Très vite, je m'aperçois que ce dossier pose énormément de problèmes.
Tout d'abord, l'accord risque d'entraîner énormément de difficultés pour les paysans marocains. Ensuite, il va avoir des conséquences sur l'utilisation des nappes phréatiques – et l'on voit combien ce problème est désormais général. Enfin, l'accord va poser des problèmes sociaux pour les producteurs européens de fruits et légumes du fait des distorsions de concurrence – ce qui va entraîner leur mobilisation, toutes organisations syndicales confondues, aussi bien en Italie et en Espagne qu'en France. J'ai même reçu le soutien des producteurs de légumes de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), ce qui n'était pas évident a priori vu mon passé. En tout cas nous avons travaillé ensemble à ce moment-là.
Je me rends aussi compte d'un problème économique en étudiant le dossier : trois entreprises représentent à elles seules 70 % des exportations agricoles marocaines. Il s'agit d'une entreprise marocaine – le domaine royal – et de deux entreprises françaises, Azura et Ydil, ayant leur siège social respectivement à Perpignan et à Châteaurenard.
Un autre élément m'apparaît à la lecture de l'ensemble de l'accord : rien n'est dit au sujet du territoire du Sahara occidental, qui se retrouve ainsi rattaché et administré de facto par le Maroc alors qu'il figure sur la liste des territoires non autonomes selon les Nations unies.
J'ai demandé à la fois au Parlement et à la Commission de vérifier ce point. Il a fallu attendre un certain nombre de mois pour obtenir finalement une réponse ambiguë et qui suscitait des interrogations. Cela a nécessité ensuite des précisions de la part du service juridique de la Commission européenne et de celui du Conseil.
J'ai été amené à m'interroger sur ce sujet non pas pour une raison politique, mais pour des raisons liées au respect du droit commercial international.
En effet, en 2006 les États-Unis avaient conclu avec le Maroc un accord de libre-échange qui prévoyait une distinction très claire entre ce pays et le Sahara occidental. Ce territoire non autonome faisait l'objet de dispositions tarifaires particulières, ce qui n'était pas le cas dans l'accord proposé par la Commission européenne. Robert Zoellick, représentant spécial américain pour le commerce du président Bush, avait répondu très clairement à une question au Congrès en expliquant qu'on ne pouvait pas traiter de la même manière un État souverain et un territoire non autonome. Telle était bien la question que je posais aux autorités et aux juristes européens.
Entretemps, le Conseil avait adopté l'accord tandis que le Parlement européen ne l'avait voté ni en commission ni en séance plénière. Face aux tergiversations de la Commission et des services juridiques du Parlement, j'ai proposé de saisir directement la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) pour qu'elle tranche la question. Pour cela, il faut qu'une commission du Parlement européen saisisse la présidence de ce dernier et qu'un vote sur la saisine ait lieu. Mais j'ai essuyé un refus de l'ensemble de l'institution, et en premier lieu du président de la commission Inta. De ce fait, la CJUE n'a pu être saisie.
Les mois passant, nous sommes arrivés en 2012. Les pressions se sont alors accentuées. D'abord de la part de l'ambassadeur du Maroc auprès de l'Union européenne, M. Menouar Alem, qui a essayé de me convaincre. Puis ce sera le tour du ministre de l'agriculture marocain – avec la conclusion que je vous ai décrite précédemment. Puis M. Philippe Etienne, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne, tentera également de me convaincre. Jusqu'au président de la FNSEA, Xavier Beulin – décédé depuis – qui me dira qu'il n'était pas sérieux de soutenir les producteurs de fruits et légumes et que du business pouvait être fait dans le cadre de cet accord s'agissant des céréales, des oléagineux et d'autres productions agricoles. La situation est invraisemblable ! Moi, je demande que le texte soit analysé pour voir s'il est juridiquement fondé.
Le 16 février 2012 le Parlement européen vote en plénière et l'accord est adopté, malgré mes recommandations, avec 369 voix pour, 225 contre et 31 abstentions.
Les choses auraient dû s'arrêter là, mais ce à quoi je m'attendais est arrivé : le Front Polisario, reconnu par les Nations unies, a décidé d'attaquer le texte devant la CJUE. La décision approuvant l'application de l'accord de libre-échange a été annulée à deux reprises. Le mercredi 29 septembre 2021, la CJUE a de nouveau annulé la décision approuvant cet accord sur l'agriculture et la pêche avec le Maroc, qui traite de manière uniforme ce pays et le Sahara occidental.
L'accord n'est donc pas appliqué dans la version rédigée par la Commission et votée par le Parlement et le Conseil de manière parfaitement scandaleuse. Je contestais cet accord de libre-échange sur le fond, mais la question centrale était pour moi le respect du droit international.
Voilà tous les éléments qui ont sans doute amené certaines autorités à me tordre le bras pour m'obliger à accepter ce texte.
Il était utile de vous laisser exposer le contexte politique à l'origine des faits que vous avez dénoncés sur France Inter, afin de bien comprendre la situation géopolitique et les tenants et les aboutissants de l'affaire.
Lorsque vous avez été victime de cette tentative d'approche ou de corruption de la part de ce ministre de l'agriculture, avez-vous porté plainte ? Avez-vous signalé les faits aux autorités françaises, qu'il s'agisse des services de renseignement, des diplomates ou du Gouvernement ? À défaut, en avez-vous parlé aux autorités du Parlement européen ?
Lorsqu'un premier rendez-vous m'a été proposé le 15 juillet, la session du Parlement européen touchait à sa fin, les travaux s'interrompant quelques jours après. Lorsque j'ai reçu l'appel sur mon téléphone mobile, j'étais chez moi. J'en ai parlé ensuite, le 22 septembre, à M. Philippe Étienne, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne, et je m'en suis évidemment entretenu avec différents députés à la rentrée parlementaire. Je m'en étais aussi ouvert à des journalistes à Bruxelles, mais aucun n'a repris l'information. Les choses en sont restées là. J'ai voulu rendre l'affaire publique et tout mettre noir sur blanc dans le livre paru en 2014, dans lequel je faisais le bilan de mon premier mandat entre 2009 et 2014.
Le fait que la France était favorable à l'accord de libre-échange avec le Maroc rend cette affaire d'ingérence plus complexe. Les autorités françaises voulaient que je le soutienne, de même que les autorités européennes et marocaines. Il s'agissait donc d'une situation tout à fait singulière où ce n'était pas simplement un État étranger qui voulait m'imposer de changer de position, mais bien l'ensemble des personnes ou des institutions concernées.
J'essaie depuis cinq mois d'éviter tout malentendu ou sous-entendu lors des auditions parce qu'il s'agit de sujets très sensibles. Pour bien comprendre, et surtout pour ne pas mal comprendre : avez-vous subi une tentative de pression de la part des autorités françaises similaire à celle relatée sur France Inter provenant d'une autorité marocaine ?
Non. Franchement à aucun moment.
Ni le représentant permanent de la France ni les personnes que j'ai pu rencontrer ne m'ont mis en garde contre une absence de changement de position. Il n'y a eu ni menace ni contrainte. Il faut être très clair sur ce point. Ils ne pouvaient de toute façon pas faire grand-chose politiquement contre moi à ce moment-là et ils savaient que je suis franc. Quand j'ai quelque chose à dire, je le fais en argumentant.
Personne ne m'a menacé ni n'a tenté de me soudoyer du côté français, bien évidemment.
Merci pour ces précisions importantes.
Quelle a été la réaction de vos collègues lorsque vous en avez parlé avec eux à la rentrée parlementaire ? Vous ont-ils indiqué, peut-être de manière anecdotique, qu'ils avaient eux-mêmes eu ce genre d'expérience avec d'autres puissances étrangères ? Ou bien se sont-ils étonnés, en vous faisant comprendre qu'il s'agissait d'un cas isolé ?
Dans un autre entretien à la presse, vous avez évoqué l'existence de « députés véreux », au sein du Parlement européen ou ailleurs, ce qui sous-entend peut-être que vous avez connaissance d'autres affaires.
Lors de votre partage d'expérience avec vos collègues après l'été 2012, ou bien par la suite à l'occasion d'échanges avec des parlementaires ou des responsables syndicaux ou politiques, avez-vous eu connaissance de tentatives d'ingérence ou de corruption ?
J'ai bien sûr parlé de cette affaire à des députés qui siégeaient avec moi au sein de la commission de l'agriculture et du développement rural du Parlement européen, dont j'étais le vice-président lors de mon premier mandat. Ils n'ont pas été forcément étonnés et ont compris ce que je disais. Cela s'est d'ailleurs traduit par un vote contre l'accord par une très large majorité de cette commission. Les choses étaient claires de ce côté-là.
J'avais observé le fonctionnement tout à fait curieux du « groupe d'amitié » entre l'Union européenne et le Maroc, désormais connu car la presse en a rendu compte. Cette association de fait – elle n'a rien d'institutionnel – recevait avec beaucoup de plaisir l'ambassadeur et les ministres les uns après les autres. Avant le vote sur l'accord de libre-échange en séance plénière à Strasbourg, énormément d'élus ou de groupes de pression marocains étaient présents pour faire en sorte qu'il soit voté, contre mon avis. Cela a depuis lors fait l'objet d'une enquête et a été reconnu.
Un certain nombre de personnalités ont joué un rôle actif, mais les choses avaient été faites de manière discrète par rapport à moi. Aucun des députés faisant partie de ce groupe d'amitié n'est venu me voir pour me dire de changer d'avis. Ils savaient tous que cela n'aurait servi à rien et qu'à partir du moment où j'avais engagé ce bras de fer, je ne lâcherais pas.
Le qualificatif « véreux » que je vous ai entendu employer sur France Inter et que j'ai lu dans d'autres médias me donne le sentiment que vous n'avez pas été surpris par le Qatargate, comme si votre expérience et votre analyse vous avaient appris ou fait pressentir qu'il existait d'autres circuits d'ingérence et de corruption, et que le Qatargate avait éveillé chez vous une réminiscence. Est-ce bien le cas, ou me suis-je mépris ?
Il n'y avait en effet pour moi aucune surprise, car plusieurs députés qui faisaient partie de l'association d'amitié avec le Maroc, et dont certains figurent du reste parmi ceux que la justice belge a poursuivis, se vantaient clairement d'aller souvent au Maroc, où ils étaient invités dans des hôtels et reçus comme des chefs d'État, ou du moins comme des personnalités importantes, ce qui est contraire à la déontologie que devraient respecter des députés. Ils en parlaient sans aucun filtre, comme d'une chose normale, ou en tout cas bonne à prendre. Je n'ai jamais eu connaissance, à cette époque, des valises évoquées depuis lors à propos du Qatargate et peut-être du Marocgate, mais je n'ai pas été surpris que ces personnes aient été mises en cause, compte tenu des propos qu'elles tenaient alors au sein du Parlement européen. Je regrette que, malgré les grandes déclarations de la présidente du Parlement européen, très peu de moyens aient été consacrés à cette question et que la suppression de ces associations de fait ne soit toujours pas effective. Le risque existe donc que ces pratiques perdurent. C'est la lenteur des progrès en la matière qui m'a incité à témoigner sur France Inter le 16 décembre.
Une autre affaire, pour laquelle j'ai accepté d'être entendu par la justice belge, concernait un commissaire européen, M. Dalli, chargé de la santé et de la protection des consommateurs, injustement chassés de la Commission. L'enquête entreprise – au même titre qu'aujourd'hui sur les ingérences étrangères – s'est interrompue, car la police belge n'a pas pu aller enquêter dans d'autres pays de l'Union européenne. J'ai toutefois été satisfait de l'action de la justice belge et j'attends aujourd'hui des institutions européennes qu'elles aillent beaucoup plus loin pour établir une séparation claire avec tous les lobbys, qu'ils soient d'État ou privés. En effet, le lobbying se poursuit au niveau européen. Cela n'a rien de surprenant puisque c'est le lieu de pouvoir où se prennent de grandes décisions dans les domaines environnementaux, industriels ou économiques : les lobbys y sont tous présents pour défendre leurs intérêts, mais ils le font d'une manière inacceptable.
Rétrospectivement, vous apparaît-il que d'autres réseaux d'influence étrangère que ceux du royaume du Maroc et du Qatar se seraient activés d'une manière plus ou moins visible au sein des institutions européennes, en particulier du Parlement ?
Mon travail parlementaire se déroulant principalement dans le cadre des commissions de l'agriculture et du commerce international, je suis resté focalisé sur les très nombreuses affaires que je suivais au sein de ces commissions, comme l'Agence européenne de sécurité des aliments ou le lobby du tabac. Je n'ai pas eu d'autres occasions de me trouver face à des ingérences d'État et n'ai pas non plus constaté par moi-même de telles situations, même si j'ai pu en entendre parler. Je m'en tiens donc au cas précis qui me concerne directement, et je ne peux pas témoigner de ce que je n'ai pas vécu ou de bruits rapportés par des tiers.
Si j'ai bien compris, vous commencez à regretter que plusieurs des propositions de réforme formulées par Mme Roberta Metsola, présidente du Parlement européen, n'aient pas encore vu le jour et vous semblez déplorer une certaine lenteur dans la mise en œuvre de ces propositions et d'un cadre déontologique ou de transparence. Pouvez-vous être un peu plus précis à cet égard ? Outre la suppression des « groupes d'amitié », quelles autres préconisations émises par la présidente Metsola vous paraissent-elles indispensables et souhaiteriez-vous voir appliquer très rapidement ?
La première est en effet la suspension de toutes ces associations d'autant plus inacceptables qu'il existe au sein du Parlement européen des groupes de travail associant différents pays de l'Union européenne et qui constituent le cadre dans lequel doivent se dérouler les relations entre parlementaires ou les visites, organisées par les institutions européennes et dont les frais sont pris en charge par l'institution européenne selon des procédures très précises. Il faut, dans ce domaine, être tout à fait intransigeants et beaucoup plus vigilants.
Force est de constater par ailleurs, comme je l'ai fait durant les dix années où j'ai siégé au Parlement européen, que la déontologie applicable aux comptes des députés ou à l'utilisation des fonds qui leur sont alloués fait l'objet d'un contrôle dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est aléatoire et très limité. Je n'ai, par exemple, jamais connu quiconque qui ait fait l'objet d'un de ces contrôles, ce qui pose un problème. Il en va de même pour le patrimoine des députés, qui n'est examiné que sur la base d'une déclaration des intéressés, sans vérification, contrairement aux pratiques qui ont cours à l'Assemblée nationale française ou, plus généralement, en France. De fait, en tant que députés européens et au même titre que les autres parlementaires français, nous sommes tenus de justifier tous les ans de notre patrimoine, ainsi que de l'origine et de l'emploi des sommes, ce qui est tout à fait légitime puisque nous devons rendre des comptes aux citoyens français et de l'Union européenne. Aucune avancée sérieuse n'a malheureusement été réalisée dans ce domaine.
Quant à la déontologie, il manque très clairement un groupe de travail institutionnel propre au Parlement européen qui suivrait véritablement les questions déontologiques et pourrait procéder à des rappels à l'ordre. Pendant des années, et même si les choses ont un peu changé, nous avons souffert de ce problème au niveau de la Commission européenne et nous sommes souvent trouvés dans d'invraisemblables situations de lobbying de la part de ceux mêmes qui étaient censés contrôler ces pratiques. Ainsi, Michel Petite, avocat qui travaillait pour des groupes de pression économiques comme le lobby du tabac, présidait également le comité d'éthique de la commission européenne, ce qui était plutôt paradoxal. Nous sommes néanmoins parvenus à le faire chasser de cette institution. Il faut être très précis et avancer avec une rigueur sans faille.
Vous avez souligné dans votre propos introductif qu'aucune plainte n'avait été déposée contre vous malgré la menace qui en avait été formulée. Vous est-il déjà arrivé de menacer de porter plainte sans le faire ?
Non, cela ne m'arrive jamais. Si je suis attaqué dans la presse et qu'il s'agit d'un propos politique, je n'y répondrai pas par une plainte. S'il s'agissait de mensonges à propos de ma vie, je pourrais éventuellement envisager de le faire, mais cela ne s'est pas produit et je n'ai donc jamais été en situation de porter plainte ou d'avoir envie de le faire. Au demeurant, cette justice existe et j'assumerai, le cas échéant, d'y avoir recours si j'étais confronté à des propos inacceptables.
Je sais que certains hommes politiques avaient naguère l'habitude d'annoncer qu'ils porteraient plainte, mais s'en gardaient bien et attendaient le lendemain du délai fatidique de forclusion de trois mois pour le faire. C'était un grand classique de la part de gens qui ne voulaient surtout pas d'un débat au tribunal.
Notre commission d'enquête s'interroge également sur la limite entre l'ingérence et l'influence. Vous avez dit, à propos de la tentative de corruption dont vous avez fait l'objet de la part de M. Akhannouch, qu'il aurait « cherché à [vous] convaincre ». Est-il répréhensible de chercher à convaincre quelqu'un ? Possédez-vous, au-delà de ce que vous imaginez qu'aurait pu être la rencontre chez votre avocat, une preuve que M. Akhannouch allait tenter de vous corrompre, ou est-ce une supputation que vous faites en observant qu'il n'avait pas voulu donner suite lorsque vous lui avez indiqué votre souhait que cette discussion se tienne au cabinet de votre avocat, en présence d'une tierce personne ?
J'imagine que le cadeau annoncé n'était pas une glace, mais je ne saurais vous en dire la nature. Au vu de ce qui s'est passé notamment dans le cadre des associations d'amitié entre l'Union européenne et le Maroc, on sait très bien de quoi il est question. Le fait que je n'aie jamais été poursuivi lors de la parution du livre et que la dernière demande de poursuites, qui devait intervenir à la fin du mois de décembre, n'ait pas non plus été suivie d'effet confirme la véracité de mes propos, mais cela reste ma vérité.
Aurait-il fallu que j'accepte un cadeau pour pouvoir le dénoncer ensuite aux autorités françaises ? Aurais-je dû prévenir la justice ou le ministère de l'intérieur pour monter une souricière visant un ministre d'un pays étranger ? Il n'est pas sûr que j'aurais été écouté et suivi sur ce terrain. Ce sont là autant de questions que je me posais aussi à ce moment-là. Je crois qu'on ne peut pas avoir une vie publique dans laquelle on dénonce ce qui nous semble inacceptable tout en jouant un jeu ambigu. J'ai donc préféré ne pas me trouver en tête-à-tête avec cette personne, qui est en outre aujourd'hui Premier ministre, mais qui n'a pas fait valoir ces droits et porté plainte dans le temps imparti. J'en reste donc à ce que j'ai dit et écrit, que d'autres ont traduit et que j'ai répété sur France Inter.
Vous avez évoqué votre rôle de rapporteur d'un accord de libre-échange. Nombre de ces accords, lorsqu'ils sont mixtes, sont également soumis aux parlements nationaux, comme celui du CETA, l'accord économique et commercial global, que nous avons dû examiner durant la précédente législature. Selon vous, les députés européens ou nationaux chargés d'examiner ces accords, qu'ils soient commissaires, rapporteurs ou simples députés, doivent-ils s'abstenir de tout contact avec le ou les pays concernés par les accords de libre-échange ? Dans le cas, par exemple, d'un accord entre la France et les États-Unis, les députés pourraient-ils avoir des contacts avec l'ambassade des États-Unis pour mieux comprendre les enjeux, ou la frontière doit-elle être absolument hermétique entre les parlementaires nationaux ou européens et le pays concerné par l'accord ?
Dans des débats démocratiques, des parlementaires ou des responsables politiques ne peuvent pas débattre d'un sujet sans connaître la position des autres personnes impliquées. Dans le cas d'un accord de libre-échange, il va de soi que la discussion doit comporter, des deux côtés, des rencontres entre les différentes parties. Cela vaut pour les élus, mais aussi pour les organisations syndicales, qu'elles soient agricoles, ouvrières ou industrielles. L'accord est jugé à partir de son fondement et on s'efforce d'en comprendre le mécanisme et de voir à quoi il va aboutir. Cette démarche m'a mené au Canada, où l'on m'a d'abord empêché d'entrer bien que je sois député européen, car je venais notamment de rencontrer les organisations agricoles. Cette situation n'a cependant duré que quelques heures car le Premier ministre de l'époque, M. Manuel Valls, arrivait le lendemain au Canada et il a donc bien fallu me remettre en liberté, moyennant une caution que j'ai dû verser pour rester une semaine dans le pays. Je ne pouvais en revanche pas entrer aux États-Unis, où je fais l'objet depuis 2006 d'une interdiction d'entrée sur le territoire, en vertu d'une décision qui n'a jamais été révoquée.
De telles discussions sont très difficiles dans certains pays. Comment, par exemple, discuter d'un accord avec la Chine sans rencontrer les organisations syndicales ni les victimes d'une répression ? On pourrait multiplier de tels exemples. La relation directe doit pouvoir être franche et sans ambiguïté. Il est donc inacceptable que des députés européens responsables du groupe de travail associant la Chine et l'Union européenne soient interdits de séjour en Chine. Il faut rester aussi transparents et ouverts que possible en la matière et rendre publics, à l'oral ou par écrit, sur son propre site ou sur celui du Parlement, l'ensemble des rencontres que l'on peut avoir avec des représentants des différents pays avec lesquels on est en discussion.
Le sous-titre de votre livre souligne le poids des lobbys. Y a-t-il, à l'instar du cholestérol, de bons et de mauvais lobbys ? Où situez-vous la limite ? Il n'y a certes pas de problème à rencontrer les syndicats, mais il s'agit aussi d'une sorte de lobby. Où passe donc la frontière entre les lobbys qu'il est sain de rencontrer et ceux avec lesquels il faut s'abstenir de toute discussion et de toute rencontre ?
Il y a, d'un côté, les intérêts économiques privés défendus par des gens qui veulent vendre leurs produits ou pouvoir continuer à les vendre. Il y a, de l'autre côté, des intérêts généraux, qui correspondent à une dépense globale de la société destinée par exemple aux droits humains, à l'environnement ou au climat, et avec lesquels on peut discuter. Il peut aussi s'agir de regroupements industriels qui sont prêts à faire un pas pour faire bouger les lignes, comme on l'a vu, même si cela a été très difficile, pour l'industrie automobile, avec pour conséquence le « dieselgate ». Il faut donc faire attention. La bataille a été très difficile avec certains représentants des lobbys de producteurs de produits phytosanitaires, c'est-à-dire de pesticides, qui n'acceptaient même pas de se rendre aux auditions des commissions d'enquête, comme l'a fait par exemple Monsanto en refusant de déférer à une convocation du Parlement européen. De tels cas sont très nombreux.
Preuve que certains ne veulent pas se montrer, au lieu de se présenter en tant que tels, comme le prévoient sans ambiguïté les procédures du Parlement européen, un nombre croissant de lobbys de grands groupes s'abritent sous le couvert de cabinets d'avocats : les discussions relevant, dans ce cadre, du domaine privé, il est impossible d'en faire état. Certains lobbyistes demandent même que les réunions se tiennent au Parlement européen selon les règles de Chatham House, alors que ces règles s'appliquent au commerce et absolument pas à une enceinte parlementaire. J'ai vu l'industrie du tabac proposer l'application de cette règle par l'intermédiaire d'un député suédois qui avait amené ces lobbyistes au Parlement européen. La firme concernée, Swedish Match, vient d'ailleurs d'être rachetée par Philip Morris. Évoquer les règles de Chatham House dans une enceinte parlementaire est un scandale démocratique. J'espère qu'à l'Assemblée nationale, que je ne fréquente pas, de telles choses ne se produisent pas, car ce serait tout à fait contraire à la déontologie du Parlement.
Vous nous avez dit que vous aviez des doutes quant à la légalité du traité de libre-échange sur lequel vous avez fait un rapport, en particulier pour ce qui concerne le territoire non autonome du Sahara occidental tel que reconnu par l'ONU. Lors de vos mandats de député européen, avez-vous également saisi la Cour de justice de l'Union Européenne où la présidence du Parlement à propos de la possibilité de sortir d'autres territoires non autonomes des dispositifs de droit commun, en particulier la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie française, qui sont sous le même statut que le Sahara occidental selon les critères et les règles de l'ONU, ou ne l'avez-vous fait que pour le Sahara occidental ?
La situation est compliquée. La commission des Nations unies pour les territoires non autonomes prévoit que, dès lors que les Nations unies déclarent un territoire non autonome, c'est le pays colonisateur qui a la responsabilité d'instruire l'ensemble du dossier jusqu'à la décolonisation de ce territoire, procédure qui peut prendre la forme d'un référendum ou bien d'autres formes encore. Cette commission se réunit chaque année et le pays responsable doit répondre aux questions et remplir un document, publié par les Nations unies.
Pour ce qui est, par exemple, de la Nouvelle-Calédonie, quelle que soit la position que l'on défende sur la question – et je pense qu'on connaît la mienne –, la France remplit vis-à-vis des Nations unies l'ensemble de ses obligations en termes de reddition de comptes, mais cela suffit-il ? Dans le cas du Maroc, la situation est très singulière. À quelques mois du décès du général Franco, l'Espagne a décidé de quitter le Sahara occidental en moins d'un an, laissant en plan ce territoire rapidement envahi par le Maroc dans le cadre de la Marche verte. Devant les Nations unies, jusqu'à aujourd'hui, l'Espagne n'a jamais assumé la responsabilité qui lui revient de conduire le processus de décision de la population de ce territoire, et l'administration de facto de ce dernier par le Maroc est tout à fait contraire au droit international. C'est le sens du jugement rendu en septembre 2021 par la Cour de justice de l'Union européenne – qui s'était déjà prononcée deux fois auparavant.
Paradoxalement, si le Maroc avait accepté à l'époque un traitement différencié, il se serait épargné non seulement cette condamnation – dont il fera naturellement appel, mais qui sera évidemment confirmée –, mais aussi ses deux conséquences : l'annulation de l'accord commercial et la reconnaissance du Front Polisario comme interlocuteur officiel de la Cour de justice de l'Union européenne au nom du peuple du Sahara occidental. C'était donc une double bêtise : si on avait suivi le processus que je recommandais, le texte aurait été présenté préalablement à la Cour de justice de l'Union européenne, qui aurait déclaré qu'il ne pouvait être voté en l'état et qu'il fallait, comme l'ont fait les États-Unis, modifier le traitement de cette question. L'accord – qui est, par ailleurs, mauvais en termes d'agriculture et de souveraineté alimentaire – aurait pu être appliqué, au lieu d'être annulé à cause de l'entêtement du Maroc et du manque de clairvoyance des institutions européennes, dont les instances juridiques, au niveau tant de la Commission que du Conseil, n'ont pas relevé qu'il ne fonctionnait pas.
La question vous a déjà été partiellement posée : qui sont les députés véreux que vous visez dans votre intervention sur France Inter ?
Mon intervention fait suite au Qatargate et au Marocgate. Plusieurs membres du groupe d'amitié parlementaire Union européenne-Maroc étaient alors dans le collimateur pour avoir bénéficié de cadeaux – des voyages mais aussi, d'après l'enquête, des sommes d'argent.
Je ne désigne pas nommément les députés véreux puisque je n'ai pris personne la main dans le sac. Je pointe le fait qu'ils ont profité du flou entourant les groupes d'amitié pour s'autoriser des comportements contraires à la déontologie et aux règles du Parlement européen, comportements inacceptables qui ont valu à certains d'entre eux d'être poursuivis. Il en irait de même au Parlement français si un député acceptait des voyages payés par un pays étranger ou d'autres récompenses pour services rendus.
Vous avez également évoqué des clubs privés regroupant des députés européens de toute tendance politique. Avez-vous connaissance de l'association Dialogue franco-russe ou d'autres structures qui pourraient en être membres ?
J'étais suffisamment occupé par mes activités parlementaires pour ne pas avoir été au fait des liens entre le Parlement européen et la Russie. J'aurais pu extrapoler à partir de ma connaissance du fonctionnement du groupe d'amitié avec le Maroc. J'ai régulièrement fait savoir à des députés qui en étaient membres mon opposition à l'existence des groupes d'amitié alors que les délégations du Parlement européen entretiennent des relations officielles avec certains pays ou groupes de pays. Les groupes d'amitié, dépourvus de statut et de toute légitimité, sur lesquels les députés n'ont aucun compte à rendre, sont une pratique inacceptable, quel que soit le pays concerné.
Vous avez mentionné la condamnation par le tribunal de Paris d'une journaliste du Nouvel Observateur qui s'était intéressée aux faits que vous aviez rapportés. En connaissez-vous les motifs ?
Je n'ai jamais rencontré cette journaliste ni lu son article. Selon le communiqué publié par l'avocat du ministre de l'agriculture marocain, M. Aziz Akhannouch, qui était à l'origine de la plainte, celle-ci avait relaté les faits me concernant.
Je ne peux pas préjuger de la forme qu'aurait prise l'éventuel cadeau qui m'était destiné. Mais quelle qu'elle soit – un porte-clés ou 1 million d'euros –, cela reste un cadeau. Je doute toutefois que le ministre de l'agriculture marocain se serait déplacé à Montpellier pour m'offrir un porte-clés de Marrakech !
Je salue la prudence dont vous faites preuve pour décrire les événements, qui est un gage de sérieux pour nos travaux.
Lorsque vous réitérez votre récit en décembre dernier, le ministre de l'agriculture de l'époque est devenu Premier ministre d'une nation amie de la France. Pouvez-vous confirmer qu'à la suite de vos propos, vous n'avez été contacté par aucune autorité française, ne serait-ce que pour établir la véracité des faits ? Je m'étonne de l'absence de suite donnée à vos révélations.
Dès lors que j'avais rendu les choses publiques d'abord par écrit puis sur une radio très écoutée, j'aurais évidemment répondu aux sollicitations des autorités françaises mais je n'ai jamais eu à le faire.
Les autorités françaises ne sont pas davantage intervenues lorsque j'ai connu des relations difficiles avec un pays tiers. J'ai dû travailler avec mes avocats et surtout j'ai tout mis sur la place publique. La transparence en la matière est une exigence déontologique fondamentale.
Depuis le début de nos travaux, c'est la deuxième fois que le Sahara occidental est évoqué.
La première fois, c'était dans le cadre des révélations du consortium Forbidden stores : le journaliste de BFM TV Rachid M'Barki aurait diffusé des reportages fournis par une officine dont un concernait le Sahara occidental. La vidéo de l'audition a enregistré de très nombreuses vues et suscité un nombre record de commentaires.
Avez-vous eu connaissance de tentatives de la part du gouvernement marocain d'influencer le personnel politique français ou d'autres relais d'opinion sur ce sujet ?
Je n'ai jamais été partie prenante du combat sur le Sahara occidental. Au vu des faits historiques, je considère que l'attitude de l'Espagne et celle du Maroc sont inacceptables tant sur le fond qu'au regard du droit puisque les habitants du territoire sont privés de la possibilité de décider de leur avenir. Il s'agit, de la part des deux États, d'une lourde faute juridique et politique.
Sans m'immiscer dans la géopolitique, il me semble que l'Union européenne est aussi coupable. Toutefois, certains de ses États membres, comme la Suède, sont très sensibles aux droits fondamentaux des peuples. Je pense ainsi aux Ouïghours, aux Kanaks ou aux Tibétains dont le sort est entre les mains de pays étrangers. La notion de gestion administrative ou de facto d'un territoire, dont certains États usent pour justifier leur politique, pose problème.
S'agissant du Sahara occidental, l'Espagne n'a jamais assumé ses responsabilités et a gangrené la situation. Pour la monarchie marocaine, depuis Mohammed VI, le sujet est non discutable. Toute personne qui conteste l'état de fait qu'elle impose est un ennemi du Maroc. La position marocaine constitue une violation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes à laquelle il faut mettre fin par le droit. C'est ce que j'ai voulu faire et je vous ai raconté l'opposition que j'ai rencontrée au sein des institutions européennes. Je suis en droit de m'interroger sur la nature des relations qui ont amené ces dernières à refuser de dire le droit et à accepter l'ambiguïté. L'État français – par la voie de ce gouvernement mais aussi des précédents – ne prend pas davantage ses responsabilités. J'aimerais que le Parlement se saisisse du problème juridique. La politique n'est pas en cause. Peu importe que l'on prenne le parti du Maroc ou du Front Polisario, le droit international est bafoué.
Pour prendre un exemple plus récent, depuis son annexion, la Crimée est administrée de facto par la Russie. Est-ce acceptable ? Non, évidemment.
On ne peut pas conclure d'accords internationaux avec des pays qui ne respectent pas les droits des peuples. C'est la base du travail parlementaire que d'alerter sur ce point.
Vous avez mené des combats symboliques très forts, qu'on les partage ou non, sur les OGM ou sur le statut des biens agricoles, qui dépassent le territoire français et même européen. Vous avez aussi été candidat à l'élection présidentielle en 2007. Du fait de votre audience auprès de l'opinion publique, supérieure à la réalité électorale, avez-vous été approché par des puissances étrangères ou des officines pour porter des opinions contraires aux vôtres ?
Cela m'est arrivé au tout début de mon mandat de député européen. J'ai été approché par des personnes prétendument chargées de transporter du matériel médical vers la Russie qui me proposaient d'y faire des conférences. J'ai accepté de les rencontrer à la terrasse d'un café en face de la gare de Lyon à Paris. La conversation a duré dix minutes : on ne me demandait pas de débattre de souveraineté alimentaire ou d'accords de libre-échange dans des universités russes mais de m'adresser aux jeunesses poutiniennes. J'ai répondu d'une part qu'il était inacceptable de faire une telle proposition, au demeurant scandaleuse, à un élu, et d'autre part que je refusais – ma réponse aurait été la même si j'avais été syndicaliste à l'époque. C'est une question d'honnêteté. Je n'ai jamais eu de nouvelles. C'est la seule fois où j'ai reçu une proposition aussi singulière.
Pouvez-vous préciser la date et les conditions de cette rencontre ? Une rémunération vous a-t-elle été proposée ? Leur activité était-elle réelle selon vous ou une pure couverture ? Vous ont-ils fait comprendre qu'ils agissaient au nom du gouvernement russe ou d'amis du régime ?
La discussion a été brève. J'ai fait part d'entrée de jeu de mon refus catégorique de m'exprimer devant les jeunesses du parti de M. Poutine. Il n'y avait donc aucune ambiguïté. Je ne leur ai pas demandé leur curriculum vitae. J'imagine que leur proposition avait été approuvée par des personnes en Russie. Je n'ai pas un instant voulu aller plus loin. Aurait-il fallu que j'accepte et que je saisisse ensuite le quai d'Orsay pour qu'une enquête soit menée ? Dans ces cas-là, il faut rester fidèle à ses convictions politiques et refuser catégoriquement. J'imagine que je ne suis pas le seul à qui un pays totalitaire fait ce genre de proposition inacceptable, aussi me paraît-il important de le dire devant une commission de l'Assemblée nationale.
Loin de moi l'idée de vous dire ce que vous auriez dû faire, je vous remercie au contraire pour votre témoignage courageux. Rares ont été les élus ou les personnalités enclins à nous rapporter des faits de la même nature.
(Présidence de M. Laurent Esquenet-Goxes, vice-président de la commission)
La commission entend ensuite M. Jean-Luc Schaffhauser, ancien député européen.
Mes chers collègues, compte tenu des liens passés entre M. Schaffhauser et sa famille politique, le président de notre commission d'enquête, Jean-Philippe Tanguy, a souhaité se déporter. Il me revient donc l'honneur de présider cette réunion.
Monsieur Schaffhauser, je vous remercie d'avoir répondu à notre convocation. Comme vous le savez, notre commission travaille depuis plusieurs mois sur les ingérences de puissances étrangères dans la vie politique et économique et auprès des relais d'opinion de notre pays.
Nous souhaitons à ce titre recueillir votre témoignage concernant les relations que vous entretenez de longue date avec la Russie, non pour vous les reprocher, mais pour établir si vous avez pu être le vecteur d'opérations d'ingérence de la part de ce pays dans la vie politique nationale.
Nous vous interrogerons en particulier sur votre rôle dans l'obtention par le Front national de deux prêts auprès de banques russes en 2014 et 2017, et sur la rémunération que vous auriez perçue en échange.
À la suite d'une première vérification de votre déclaration d'intérêts en décembre 2014 par le Parlement européen, nous n'ignorons pas que le parquet national financier a ouvert une enquête relative à ces sujets. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le président Jean-Philippe Tanguy a accepté, après avoir consulté les membres du bureau de la commission, que votre avocat soit présent à vos côtés.
Il n'appartient pas à notre commission d'enquête de se prononcer sur la qualification pénale des faits ou sur la commission d'actes constituant un délit. Nous nous en tiendrons strictement à ce qui est l'objet de nos travaux, à savoir les ingérences et les menaces d'ingérence de puissances étrangères.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Jean-Luc Schaffhauser prête serment.)
Je vais présenter le contexte de mes engagements internationaux, afin que vous puissiez comprendre pourquoi il n'y a pas eu d'ingérence extérieure.
En 1988, je suis chef de la coopération internationale de la région Alsace. Le président de la région, Marcel Rudloff, a aussi fondé l'Assemblée des régions d'Europe. Je suis chargé de la coopération des régions d'Europe, en particulier des axes est-ouest et nord-sud.
Je suis à l'origine professeur de philosophie. Mon ami Rocco Buttiglione, conseiller du Saint-Père Jean-Paul II pour les pays de l'Est, me propose, sous couvert de l'Assemblée des régions d'Europe, de me rendre dans ces pays pour y établir des relations avec l'opposition.
C'est ce que je fais. Un an après, le 8 septembre 1989, je réunis l'ensemble de ces opposants à Strasbourg. La région Alsace subventionne à hauteur de 1 million de francs le Forum démocratique européen qui vient d'être constitué ; la ville de Strasbourg et le département le font à hauteur de 500 000 francs.
Le président hongrois, Árpád Göncz, vient pour la première fois pour soutenir cette initiative en France.
L'Agence de coopération décentralisée internationale, dont je suis le délégué général, est également créée en France pour gérer la coopération des régions d'Europe.
Je crée aussi l'Académie européenne avec les directeurs des anciennes fondations Konrad-Adenauer, de Gasperi et Schuman. Cependant, je le fais en violant leur intention dans la mesure où ma perspective est d'emblée celle de l'élargissement à la Russie et d'une approche qui n'est pas atlantiste.
Je m'appuie pour cela sur mon ami Yvon Bourges, que j'ai rencontré lorsque j'étais au cabinet du président de l'Assemblée nationale Jacques Chaban-Delmas, entre 1986 et 1988. Nous relançons PanEurope France, avec l'idée d'une Europe allant de l'Atlantique à l'Oural.
Nous y repensons dès cette époque le pouvoir européen : suppression de la Commission européenne, secrétariat du Conseil implanté à Strasbourg, Parlement européen qui serait l'émanation des États et non du peuple européen.
Tout en étant fonctionnaire territorial depuis 1982, je suis également consultant, – la loi en Alsace le permettait. Je mène à ce titre différentes activités : attaché parlementaire de Pierre Schielé puis de Marcel Rudloff, qui étaient sénateurs, mais aussi représentant d'Eli Levin, l'homme de Saul Eisenberg, lequel a introduit les entreprises israéliennes en Chine – c'est pour cela que je connais bien ce pays.
Tout pouvoir cherche de l'influence sous des formes diverses, et nous la cherchions pour Strasbourg, à la région Alsace, à l'Assemblée des régions d'Europe, au département et à la mairie de la ville. Nous intervenions d'une certaine manière dans la politique étrangère des pays, d'abord en soutenant les liens contre le communisme, puis en promouvant une certaine conception des droits de l'homme et de la démocratie.
Tout État travaille pour ses intérêts propres. Ainsi trouvions-nous à l'époque tout à fait normal d'intervenir dans la politique intérieure d'autres États pour une juste cause – nous n'aurions probablement pas accepté la réciproque : c'est la politique du « deux poids, deux mesures »…
Quand je vais en Chine dans les années 1990 avec Eli Levin, nous utilisons notre influence auprès des politiques chinois pour ouvrir leur pays aux entreprises israéliennes. Et quand j'implante la Logan en Hongrie, je me sers d'une information entendue à la tablée d'à côté où j'apprends que les directeurs de l'entreprise nationale hongroise veulent la quitter au profit de Logan – ce mélange d'influences existe toujours.
Quand vous travaillez pour le « camp du bien », c'est-à-dire l'Occident libéral sous influence américaine qui prétend incarner la communauté internationale et définir le bien et le mal, vous êtes un grand patriote. Mais si vous souhaitez vous extraire de ce camp pour suivre une politique indépendante des intérêts américains, qui ne sont pas toujours ceux de la France et de son peuple, et si vous créez une alliance avec la Russie et la Chine pour devenir une puissance d'équilibre, comme de Gaulle l'a fait, alors vous êtes considéré comme dangereux et on ne vous apprécie plus.
On pense – Éric Branca a écrit un bon livre à ce sujet – à vous éliminer physiquement, bien que vous soyez le chef de l'État de la France et que 80 % des Français vous soutiennent. On fait tout pour vous affaiblir. On soutient la rébellion en Algérie et dans nos colonies à coups de dollars, on infiltre l'extrême droite, l'extrême gauche, le centre, les partis de droite ainsi que des syndicats, on achète la presse et les journalistes à coups de dollars.
C'est, à en croire nos historiens, l'histoire des relations que la France a entretenues avec les États-Unis, qui ont cherché dès le début à nous ôter notre indépendance, notamment avec le billet-drapeau qui était produit en Amérique.
Monsieur Schaffhauser, je pense que nous dérivons quelque peu. Pouvons-nous revenir au sujet qui nous préoccupe ?
Je vous raconte l'histoire de l'influence américaine dans notre pays.
Dans les années 1990, ayant rassemblé l'opposition présente dans les pays de l'Est et observant la situation, je vois comment les États-Unis construisent leur influence. En Pologne plus particulièrement, ce sont des conseillers américains qui établissent la défense du pays, et qui veulent empêcher notamment tout appel d'offres concernant le choix des avions.
Grâce au président du parti majoritaire au parlement polonais à cette époque, qui était un ami, j'arrive à faire en sorte qu'il y ait un appel d'offres. Le président de la Diète demande ainsi au ministre de la défense, sous couvert d'enquête, les raisons à l'origine du leasing des avions F16 alors même qu'il n'y avait eu aucun appel d'offres – ce qui bloque les choses.
Je travaille alors pour Thales, Snecma et Dassault pour suivre l'offre de Dassault contre les F16. Je tiens à vous signaler cet élément dans la mesure où je me rends compte dès cette époque de l'importance de la mainmise étrangère sur la Pologne.
Nous avions fait la meilleure offre. J'avais, en vain, demandé plusieurs fois que le Président de la République vienne, ce qui n'a pas été possible alors que le président des États-Unis s'était déplacé deux fois. François Loos, que je connais bien puisque je lui ai succédé un peu avant 1980 comme chef du service régional de l'énergie, et qui est alors ministre du commerce extérieur, souhaite venir me soutenir, mais on le lui refuse.
Malgré le fait que nous ayons fait la meilleure offre, je ne sens pas le soutien des autorités françaises – je ne sais pas pour quelle raison, mais je vous avoue que cela m'a profondément troublé. Je dois également vous préciser que, si notre offre était loyale, celle de la partie américaine ne l'était pas.
Je vous explique tout ceci car vous devez comprendre que j'ai un engagement très tôt dans les affaires internationales de différents pays. J'interviens à l'époque, à la demande du Saint-Père et de Rocco Buttiglione, afin d'établir un lien avec l'opposition dans les pays de l'Est. Je me rends également en Russie à la suite de cette demande. Après la chute du mur de Berlin, ne voyant pas d'opportunité immédiate, je ne m'y rends qu'en 1992, avec Marcel Rudloff, alors membre du Conseil constitutionnel, puis en 1995, où nous signons un accord entre la région Alsace et celle de Moscou.
Je cherche en vain un partenaire sur lequel appuyer une Europe indépendante allant jusqu'à l'Oural, mais je n'en trouve alors aucun en Russie qui ne soit sous influence américaine.
Je ne retournerai en Russie qu'en 1998 et 1999 pour signer l'accord de coopération entre l'Académie européenne, que je préside, et l'Académie de sécurité nationale russe. Cet accord visait à renforcer les liens économiques, spirituels et politiques pour faire de l'Europe continentale une puissance d'équilibre par rapport au reste du monde, notamment l'Asie, en particulier la Chine, et les États-Unis. Je fais tout ceci dans la perspective de l'indépendance de la France.
Je me rends par la suite en Russie pour une mission officielle en 2004, puisque l'Académie européenne a travaillé pour Total afin de comprendre ce qu'impliquerait la décision de la Russie de répondre simultanément aux besoins en gaz de l'Asie et de l'Europe pour son propre approvisionnement.
Cette étude, que nous menons avec un certain nombre d'universitaires, dont Jacques Sapir, montre clairement que nous ferons face à des problèmes d'approvisionnement et qu'il nous faut transmettre un savoir-faire technologique pour sécuriser nos approvisionnements. Si nous devions acheter du gaz ou du pétrole du côté américain – nous sommes en 2004 – il nous faudrait une dizaine d'années pour construire les bateaux nécessaires, mais les coûts seraient si importants que nous ne serions plus compétitifs.
Nous organisons un séminaire avec le ministre Patrick Devedjian – il s'agit bien d'une mission officielle puisque je mène ces opérations en présence d'un membre du cabinet permanent du ministre de l'économie. Ce forum, présidé par M. Devedjian qui se rend pour l'occasion à Moscou, a traité de la coopération entre la France et la Russie en matière d'efficacité énergétique.
Pardon de vous couper, mais vous avez déjà largement dépassé le temps qui vous était imparti. Nous souhaiterions que vous en veniez directement au sujet sur lequel nous avons demandé à vous entendre, celui du prêt russe de 2014.
Vous ne pouvez pas comprendre ce prêt si vous ne l'insérez pas dans cet environnement-là.
J'organise également en 2006, avec un ancien conseiller Europe de l'Élysée, un séminaire au Parlement européen sur le thème de la défense européenne avec la Russie. Tout ceci doit être rappelé.
Mais puisque vous m'empêchez de relater ce qui pour moi aurait été très utile…
Nous avons besoin de ce prêt parce que Marine Le Pen et le Front national ne trouvent aucune source de financement. Aucune banque du système occidental ne veut leur prêter.
Je pense dans un premier temps à une banque d'État située à Abou Dhabi, que je connais parce que son premier vice-président est un ami. Tout est au point, nous allons signer mais, le jour même, la personne qui doit signer doit partir car sa mère est malade. Nous ne signerons jamais, en raison de pressions extérieures.
Je dis alors à Marine Le Pen que, dans la sphère occidentale, le système est bouclé. Nous devons sortir de l'orbite occidentale, qui est sous contrôle absolu des Américains. Nous ne pouvons trouver un financement que du côté iranien, chinois ou russe. Je connais bien la Chine car j'y ai représenté Dassault-Falcon en 2008 pour discuter de l'exclusivité de l'entreprise sur le marché des jets privés, mais aussi pour évoquer d'autres questions stratégiques.
Marine Le Pen et moi-même considérons que la Russie est la meilleure option, dans la mesure où elle est un pays européen et qu'il existe une tradition de liens avec cet État – nous sommes en 2013, les événements de Maïdan n'ont pas encore eu lieu.
Nous rencontrons alors plusieurs établissements, et nous choisissons une banque russo-tchèque parce qu'elle possède une licence européenne – c'est cet élément qui a guidé notre décision. Mais nous aurions pu choisir un prêt chinois, iranien – cela aurait été plus compliqué – ou émirati.
La question fondamentale n'est donc pas d'avoir un prêt russe mais de comprendre pourquoi, dans tout le monde occidental, le Front national ne trouve pas une seule banque qui lui prête !
Et cela ne s'arrête pas là : après avoir fragilisé le Front national, on essaie de déstabiliser sa présidente. Lors de l'élection présidentielle de 2017, Marine Le Pen s'est portée caution personnelle. Or, pendant la période de six mois à un an où vous devez à la fois payer et rembourser, aucune banque ne lui prête.
En passant par les Philippines – ayant été le collaborateur d'Eli Levin pour l'Europe dans les années 1990, je connais bien ce pays et Cory Aquino – nous obtenons un prêt. Nous nous déplaçons pour signer, mais au dernier moment l'administrateur extérieur, sous pression étrangère, met son veto.
Après ce refus, il ne nous restait plus qu'à retourner dans l'orbite de ce qui n'est pas occidental ou à trouver une personne physique qui arrive à réaliser un prêt pour le compte du parti.
Nous cherchons en urgence, puisqu'il était nécessaire de payer les entreprises – l'élection présidentielle était passée – et nous rencontrons grâce à des amis émiratis une personne pour réaliser ce prêt. C'est dans ce contexte que j'interviens à nouveau, ce qui est moins connu.
Il faut savoir que le soir du prêt russe sort un article m'accusant d'avoir perçu une rémunération de la part des Russes. Or le contexte du prêt de 2014 est différent. Marine Le Pen me demandait d'intervenir gratuitement, ce qui n'était pas possible dans la mesure où l'affaire entraînait d'importants frais, pour les avocats ou le montage des dossiers par exemple. En accord avec le Front national et après avoir recueilli la signature de la présidente, il a été convenu que je facturerais la banque pour le travail accompli, pour un montant de 140 000 euros.
Je ne vous cache pas que si j'avais facturé un acte similaire en tant qu'indépendant, le tarif aurait été nettement supérieur étant donné que plus de la moitié de la somme facturée correspondait à des frais de voyage et d'avocats et que l'affaire, ayant duré un an, exigeait des réseaux internationaux.
L'affaire sort tout d'abord aux États-Unis – vous me demanderez peut-être pourquoi. Un journal d'investigation connu m'appelle pour me dire qu'ils détiennent la copie du virement Swift prouvant que j'ai touché 140 000 euros – de la part en l'occurrence d'une société luxembourgeoise, même si elle est contrôlée en partie par des Russes.
Vous n'auriez d'ailleurs pas à me poser une question concernant cette affaire, pour laquelle je n'ai rien à me reprocher, car elle concerne directement l'enquête.
Ma connaissance de la Russie est reconnue. Je ne suis pas allé d'emblée chercher une solution russe, prétendument motivé par l'intention de conférer de l'influence aux Russes : ce sont des histoires. Je suis consultant depuis 1982, je ne tombe pas du ciel, je suis président de l'Académie européenne qui a traité les plus grands contrats pour Total, Dassault, Snecma, pour toutes les grandes sociétés françaises. Il n'y a jamais eu d'affaires me concernant, tout s'est toujours déroulé proprement.
Nous parlons aujourd'hui du prêt russe, mais pas des raisons pour lesquelles aucune banque en Occident ne voulait prêter, à cette époque-là, au Front national – c'est pourtant la question fondamentale, car nous avons été obligés de trouver une solution hors de l'Occident.
Cette affaire est entièrement montée par médias interposés, avec des dossiers donnés tout faits par une officine d'investigation, comme elle l'avait fait dans l'affaire du Rainbow Warrior contre Charles Hernu afin de déstabiliser la France. Et je constate qu'elle a été montée pour faire diversion sur le fond de l'affaire, qui est de savoir pourquoi aucune banque occidentale ne prête à un parti et pourquoi, après avoir fragilisé le Front national, on essaie de fragiliser également sa présidente.
Si l'on voulait être démocrate, la question serait aussi d'évaluer les frais induits pour le Front national. On parle souvent des dettes du Front national et du Rassemblement national, mais celui-ci a été obligé d'engager des frais qu'il serait tout à fait normal que la République rembourse, si on voulait jouer en démocratie et assurer l'équilibre.
Si vous avez d'autres questions personnelles à poser auxquelles je peux répondre, j'y répondrai.
Nous allons en effet à présent essayer de poser nos questions, puisque vous avez utilisé le temps de parole qui vous était imparti, et même un peu plus.
D'après M. Bernard Monot, économiste du Front national chargé de lever des fonds auprès des banques, l'obtention du premier prêt accordé au parti est largement due aux relations que vous avez tissées en Russie. M. Monot dit : « J'avais du mal à aboutir avec les Russes. Alors j'ai demandé à Schaffhauser de participer. Il a actionné ses réseaux et a pu trouver un financement. » Vous dites à ce sujet vous être tourné vers des amis. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces relations amicales et la façon dont vous les avez tissées ?
Je vous l'ai expliqué. Que voulez-vous que je vous dise de plus ? En 2004, j'ai traité pour l'État français des affaires stratégiques, ainsi que pour l'avion du futur de Dassault Aviation. Je n'ai pas à vous en parler, étant tenu au secret. Ces relations, je les ai.
Je ne peux pas vous répondre. Ces questions, la police judiciaire me les a posées et j'y ai répondu. Très clairement, je n'ai pas à vous répondre, à moins que vous ne soyez à la fois procureur et officier de police judiciaire – cette confusion a existé à une certaine époque, dont je préfère qu'elle ne revienne pas !
Je pourrais vous donner les noms de mes amis et les raisons pour lesquelles je les ai rencontrés, mais je le dis franchement : je n'ai pas à le faire, sauf à sortir de l'État de droit. La lettre du ministre de la justice à la présidente de l'Assemblée nationale est très claire : elle exclut du champ des commissions d'enquête parlementaire les affaires en cours de jugement. Du reste, vous donner le nom d'une personnalité russe ayant été présidente de l'association des banques régionales de Russie et que je connais depuis longtemps ne vous apprendra rien.
C'est déjà une indication dont je vous remercie. Nous prenons acte du fait que vous ne voulez pas citer de noms.
Quel était votre rôle dans l'attribution au Front national du second prêt, d'un montant de 8 millions d'euros, accordé par M. Laurent Foucher en 2017 ?
Monsieur le président, vous m'avez reproché de vous faire perdre du temps. Mais j'avais exprès fait cette présentation générale pour vous éviter d'avoir à me poser ces questions.
J'en ai une sur un sujet que vous n'avez pas abordé : avez-vous joué un rôle dans l'attribution en 2014 d'un prêt de 2 millions d'euros au microparti de Jean-Marie Le Pen, Cotelec ?
Monsieur Schaffhauser, je ne commenterai pas la très longue déclaration à laquelle vous vous êtes livré. Je souhaite simplement que la mémoire du président Chaban-Delmas, dans cet immeuble qui porte son nom, soit laissée en repos.
Quelle est la nature de vos relations avec M. Alexandre Babakov ainsi qu'avec MM. Mikhael Plisyuk et Alexander Vorobyev ?
Cette question fait également partie de celles que la police judiciaire m'a posées, je ne pense pas vous l'apprendre. Je peux vous répondre, mais cela implique que j'accepte que la séparation des pouvoirs soit levée.
M. Plisyuk était membre de l'Académie européenne, ce n'est pas un secret. Il y représentait une fondation russe. Notre relation est ancienne : il a été président de l'association des banques régionales de Russie, et j'ai abordé la Russie sous l'angle de la décentralisation.
Toutes ces questions m'ont déjà été posées.
La représentation nationale a le droit de vous poser ces questions, et vous celui de ne pas y répondre.
Vous avez été membre du Parlement européen. Durant ce mandat, vous avez souvent été amené à vous exprimer sur les sujets de relations internationales, qu'il s'agisse de la Russie, de l'Ukraine ou de la Syrie, tant en réunion de commission que dans l'hémicycle.
Vos prises de position ont assez régulièrement consisté, ce n'est pas vous faire injure de le dire, en un soutien à la politique de l'État russe, à ses actions et à ses positions, et particulièrement à celles du président Poutine. Vous avez été – il est facile de le constater sur le site du Parlement européen – très régulièrement, avec une opiniâtreté et une obstination qu'il faut souligner, le relais d'un certain narratif russe s'agissant par exemple de l'Ukraine ou de la vision de la géopolitique. S'agissant de la politique du président Bachar al-Assad, vous vous positionnez très clairement du côté de l'exécutif syrien plutôt que de l'opposition. Il s'agit d'un fait avéré sur lequel il importe d'insister. Vous n'étiez pas le seul, parmi les membres du Front national siégeant au Parlement européen, à vous inscrire dans un narratif et adopter des prises de position clairement pro-russes et pro-Poutine.
S'agissant de vos deux interlocuteurs MM. Plisyuk et Vorobyev, il est fait état d'échanges de courriels réguliers avec eux. Le 2 juillet 2014, M. Vorobyev vous en aurait adressé un contenant un exemple de déclaration relative à la situation en Ukraine susceptible d'être lue dans l'enceinte du Parlement européen, auquel vous auriez répondu que vous alliez la transférer à Mme Le Pen.
Avez-vous transmis ce texte clairement pro-russe à Mme Le Pen ? En ce qui vous concerne, avez-vous, lors de vos prises de parole ultérieures dans l'enceinte du Parlement européen, relayé les termes et la teneur de cette déclaration ?
Ma relation à la Russie ne date pas de mon mandat parlementaire. J'y vais en 1992, en 1995, en 1998 et sans doute une centaine de fois par la suite. J'y ai mené des missions, officielles pour certaines. J'y ai mené la politique qui est celle de la France depuis le général de Gaulle : être une puissance d'équilibre qui s'allie à la Russie et la Chine, communistes à l'époque. Je constate que le président Macron, en août 2019, a pris devant les ambassadeurs une position très gaullienne.
Sur la Syrie, c'est très simple. J'exerçais la présidence, que j'ai abandonnée en devenant parlementaire, de l'Institut européen de coopération et de développement. Nous avions un hôpital en Syrie, et je recevais des informations des églises et de nos équipes restées là-bas. Tous étaient pour le maintien du président et contre les islamistes, dont on a pu entendre dire – j'oublierai de rappeler par qui, mais chacun le sait – qu'ils étaient de bons alliés de la démocratie.
J'en viens à mes prises de position. Je me suis en effet rendu dans le Donbass en 2014, mais j'ai appelé l'Élysée avant, pour avoir le feu vert. Si je ne pouvais pas y aller, on me l'aurait dit. Mais on m'a dit « OK, les accords de Minsk ». J'ai fait une intervention sur les accords de Minsk, et uniquement sur les accords de Minsk. Il existe des vidéos permettant de vérifier tout ce que je dis. Côté russe, où je suis retourné en 2016, on m'a dit : « Surtout, tu ne parles pas d'indépendance », ce qui n'était évidemment pas mon point de vue, d'autant que les accords de Minsk prévoient une autonomie – en tant que spécialiste de la décentralisation, je sais ce que signifie l'autonomie locale.
Je m'en suis donc tenu strictement aux accords de Minsk, mais j'ai montré en revanche pourquoi avait lieu cette guerre sous faux drapeau, sous drapeau ukrainien. J'ai dit à mes amis américains, dont certains font partie des services : « Vous, les Américains, voyant que l'Allemagne est le premier importateur-exportateur de la Russie et de la Chine, vous n'avez pas le choix : vous êtes obligés de casser cet axe continental qui vous marginalise totalement, c'est une question de vie ou de mort. Ce que seront les conséquences des conséquences, nous le verrons bien – pour moi, ce sera la fin de l'empire américain. Mais à court terme, face à cet axe constitué, vous n'avez pas le choix. » Zbigniew Brzezinski l'avait dit dès 1997, sans prendre en considération la Chine, dont l'émergence change tout.
Pour en revenir à votre question particulière, à laquelle j'ai déjà répondu devant les enquêteurs et devant les médias – sur la Deux – je me suis amusé, pour le dire ainsi, à recenser toutes les personnes du Parlement européen liées à la fondation Soros. J'en ai identifié près de deux cents. J'ai montré clairement, dans une étude présentée devant mes amis parlementaires, que les fondations Soros avaient donné tous les éléments de langage, avant même l'ouverture des frontières et de l'immigration, repris ensuite par les chefs d'État.
De mon côté, les membres russes de l'Académie européenne me disent : « Que dites-vous ? Vous êtes toujours poli. Nous prendrons cela en considération. » Évidemment que les gens prennent cela en considération !
Écoutez mes interventions et dites-moi quand je suis allé contre la position française, hormis sur la Syrie. Du reste, le sujet de la position française sur la Syrie mériterait clairement une commission d'enquête parlementaire. Écoutez les évêques ! J'étais en première ligne là-bas, à l'hôpital d'Alep, j'avais des informations. Sur le reste, dites-moi quand j'ai pris des positions contraires à celle de mon pays.
J'en viens à votre rôle d'entremetteur, ou d'intermédiaire, ou de négociateur, dans l'obtention des prêts dits russes pour le Front national.
Le premier est contracté en 2014 auprès de la First Czech Russian Bank (FCRB), petite banque créée en 1996 en Tchéquie et très rapidement transférée à Moscou en raison de sa reprise par l'entreprise russe Stroytransgaz, leader dans la construction de gazoducs. Cette banque, si l'on peut l'appeler ainsi, passe alors sous le contrôle de M. Popov, ancien cadre bancaire de la sphère étatique, qui a, après les déboires de la FCRB, totalement disparu de la circulation. Il se trouve d'ailleurs que tous les prêteurs russes auxquels le Front national a eu recours, et dont vous avez forcément eu à connaître puisque vous en avez été l'intermédiaire, ont disparu, fait faillite ou connu des déboires judiciaires.
S'agissant de la créance de la FCRB, elle a été transmise – dans des conditions extraordinairement bizarres, qui finiront par être considérées comme frauduleuses y compris par la justice russe – à Conti, obscure société de location de voitures installée dans la banlieue de Moscou, qui s'avérera être une coquille vide après avoir connu d'autres déboires – elle disparaîtra elle aussi de la circulation. La créance a alors été transférée à Aviazapchast, société d'aéronautique contrôlée par d'anciens militaires proches des services secrets russes, spécialisée dans la maintenance et la réparation d'avions et d'hélicoptères à double usage, civil et militaire, et travaillant notamment à la modernisation de la flotte aéronautique civile de Syrie.
Qu'avez-vous à dire sur les séquences très troublantes de déboires judiciaires, disparitions et transferts, dans des conditions souvent rocambolesques et mystérieuses, de la créance russe accordée au Front national ? Aviez-vous connaissance de l'origine des fonds, qui intrigue ?
J'ai changé d'avis sur la poursuite de mes activités de consultant en cours de législature. Je les ai arrêtées en 2014 et reprises en 2016, en publiant une déclaration à ce sujet. Je suis élu fin mai 2014 et je cesse alors de suivre les affaires de prêt. Je ne suis pas présent à la signature, qui a lieu un peu plus tard ; mon avocat m'y représente. Il suit le dossier jusqu'au transfert des fonds ; après, nous n'intervenons plus.
Je suis moi-même étonné. Je connais le monde des affaires russe mais je ne pouvais pas prévoir l'évolution de cette banque, qui avait une licence européenne. Connaissant l'histoire russe, je puis vous dire que plusieurs centaines de banques ont été liquidées et qu'il y a toujours des histoires dans les transferts d'actifs. Mais ce n'est pas la peine d'aller jusqu'en Russie : chez nous aussi, lorsqu'une entreprise est placée en liquidation judiciaire, les actifs se baladent, et enrichissent parfois quelques individus. Je crois même que des enquêtes sont en cours, en France, sur 15 milliards dont on ne sait pas très bien ce qu'ils sont devenus.
En 2014, un désaccord m'oppose à Marine Le Pen. J'aurais souhaité que le Front national provisionne la somme nécessaire pour être sûr de pouvoir rembourser le prêt dans les délais. Ses comptes étaient en déficit de 2 millions ; il fallait 2 millions d'excédent pour rembourser. Cela supposait de diviser par deux la masse salariale. Marine Le Pen a d'abord suivi mon avis, et j'ai commencé à examiner les comptes en détail pour voir ce qu'il fallait faire.
En fin de compte, elle a fait autrement. Elle a eu raison. Je raisonnais en termes comptables : il y a un prêt et il faut le rembourser, ce qui suppose de dégager 2 millions d'excédent. Elle raisonnait en termes de dynamique politique : si elle avait cassé son instrument, elle n'aurait pas autant de députés aujourd'hui. Je m'en suis tenu à mon rôle et nous nous sommes fâchés, j'ai dit publiquement que je n'étais pas d'accord. Mais c'est elle qui avait raison. Si elle m'avait écouté, elle aurait cassé son instrument et elle ne serait pas arrivée là où elle est. Par la suite, même si je ne suivais plus ces affaires, elle m'a demandé ce que je pensais qu'il fallait faire. J'ai répondu – je ne suis pas obligé de vous le dire – qu'il fallait mettre le remboursement sous séquestre en attendant de savoir clairement à qui devait aller l'argent. C'est ce que nous avons fait.
Qu'il y ait, dans la faillite de banques par centaines, des choses un peu bizarres, je vous l'accorde, mais cela n'arrive pas qu'en Russie.
« Des choses un peu bizarres », en effet.
Vous n'aviez pas tout à fait cessé de suivre les affaires. En 2017, vous avez de nouveau joué le rôle d'intermédiaire, avec un homme d'affaires français, Laurent Foucher, pour obtenir un prêt de 8 millions d'euros contracté auprès d'une structure appelée Noor Capital, basée aux Émirats arabes unis. Vous étiez en situation d'être un intermédiaire actif, aux côtés de M. Laurent Foucher, pour la contraction de ce nouveau prêt, afin de permettre au Front national de faire face à son endettement. Ne vous êtes-vous pas plus intéressé à l'origine des fonds alimentant Noor Capital ?
Vos informations viennent de journalistes.
En 2016, je m'interroge : vais-je rester parlementaire ? Vais-je finir mon mandat ? Certains partent ; moi non. Si j'étais parti, j'aurais donné mon siège, contrairement à d'autres restés pour profiter de la rémunération. J'ai repris mon activité pour retrouver mon indépendance financière et pour être libre. En précisant ce point, je ne cherche pas à abuser la commission d'enquête, mais à expliquer le contexte.
Pour les élections présidentielles, aucune banque ne veut prêter ni au Rassemblement national ni à Marine Le Pen, alors même qu'elle est assurée de faire plus de 5 % des voix me semble-t-il. J'ai dit – les documents sont là –, nous avions obtenu un prêt aux Philippines, lequel a été bloqué au dernier moment. On m'a alors présenté une personne ayant des actifs, prête à apporter son soutien. Noor Capital est une structure établie, qui continue à fonctionner, qui dispose d'une licence émiratie et qui traite des affaires pour le compte de l'État émirati. Dès lors que ces actifs étaient considérés par la banque comme une garantie suffisante en cas de problème, ce n'était plus mon problème. Pourquoi M. Foucher l'a-t-il fait ? Parce qu'il était rémunéré, avec un pourcentage intéressant. Il a fait partie du deal global dans cette affaire.
Si nous ne faisions rien, la présidente se serait trouvée en faillite personnelle du moins en très grande difficulté, à nouveau en raison de l'intervention d'une puissance étrangère. Car aucune banque ne veut nous prêter de l'argent, nous avons préparé le dossier et au dernier moment le seul représentant étranger de la banque, lié aux États-Unis, oppose un veto : il s'agit bien de l'intervention d'une puissance étrangère ! Cette affaire m'a profondément choqué. Je ne l'accepte pas, vous m'entendez ? Je ne l'accepte pas, ni pour Marine ni pour qui que ce soit d'autre.
Vous insistez sur l'idée que la véritable question est que les banques occidentales refusaient de prêter de l'argent à Mme Le Pen et au Front national. Peut-être cela a-t-il un peu à voir avec une certaine débâcle de gestion, dont les dysfonctionnements révélés dans le cadre de l'affaire Jeanne sont une autre illustration. Je m'en tiens là, dès lors que la cour d'appel de Paris s'est prononcée, de façon assez sévère, sur le microparti Jeanne de Mme Le Pen. Ces difficultés de gestion – pour ne pas dire plus – avérées expliquent peut-être des difficultés de financement que ne connaissent pas les autres formations politiques françaises.
Avez-vous envisagé que l'intérêt de certains hommes d'affaires et prêteurs russes pour l'entreprise politique de Mme Le Pen et du Front national puisse être motivé par l'envie d'avoir prise sur une ligne politique et d'obtenir un vecteur d'influence et même d'allégeance, ou à tout le moins une alliance politique et idéologique, tant au Parlement européen que dans d'autres sphères de la vie politique ?
Vous confondez le parti et Marine. En l'occurrence, il aurait pu s'agir d'un prêt personnel. Pour des raisons techniques, nous avons opté pour un prêt au parti, qui lui-même prêtait à Marine.
En 2014, je plaidais pour la constitution d'excédents et la réduction des dépenses, d'autant que le Front national avait la capacité de rembourser son prêt. Bernard Monot était de mon avis. En 2017, la situation est différente.
Prenons les choses dans l'autre sens. Supposons un prêt américain, dénoncé par une officine russe qui crie au scandale et s'indigne de la pression des Américains essayant de faire main basse sur la droite et l'extrême droite. Tout le monde se retournerait contre cette officine sans trouver à redire au fait qu'une banque américaine prête ! Tout est inversé. C'est grave, cette façon dont une puissance internationale tenant la finance occidentale utilise son pouvoir pour intervenir dans les affaires intérieures d'un pays et dire qui a le droit et qui n'a pas le droit d'obtenir des financements.
Cela étant, ne confondez pas 2017 et 2014. En 2017, aucune puissance étrangère n'intervient. Qu'on ne me parle des Émirats : je sais que mes amis de Noor, dont certains sont des amis de longue date, se sont un peu fait taper sur les doigts parce qu'ils nous ont prêté de l'argent. Et en 2014, je l'ai dit, nous aurions pu trouver d'autres solutions.
Il a fallu un peu plus d'un an pour préparer ce prêt, en comptant l'affaire d'Abou Dhabi. À cette époque, on n'était pas du tout dans le contexte des manifestations de Maïdan. Sincèrement, mettez-vous à notre place ! Pour tout autre parti, il n'en aurait pas été ainsi. J'ai été membre de PanEurope France. Yvon Bourges est un ami. Je suis officiellement resté administrateur territorial entre 1986 et 1988 pour des raisons liées à la fonction publique, mais j'étais proche de Chaban, qui était un ami et m'a écrit de sa propre main. Je ne suis pas un homme de partis. Je n'ai jamais adhéré au Rassemblement national. J'ai repris mon activité en 2016 pour rester un homme libre et pouvoir partir à tout moment, comme quand j'étais fonctionnaire. N'importe qui, à notre place, aurait pris la même décision, entre la Chine, l'Iran et la Russie, pour une banque ayant une licence européenne. Quant à savoir ce qu'elle allait devenir, nous ne sommes pas Mme Soleil. Mais je répète que plusieurs centaines, voire milliers de faillites bancaires ont eu lieu en Russie.
Vous avez dit que vous vous étiez temporairement fâché avec Mme Le Pen. Il semblerait que vous ayez refusé de chercher un troisième prêt pour son compte et que cela vous ait empêché d'être candidat aux élections européennes de 2019. Pouvez-vous approfondir ce point ?
Si vous contractez un emprunt, c'est pour le rembourser. Or je savais pertinemment que c'était impossible. Évidemment, je ne pouvais pas deviner que le RN allait disposer d'un groupe de quatre-vingt-neuf députés – cela aurait pu être quatre-vingt-dix si j'avais été candidat dans les Vosges… Mais à l'époque, je ne pouvais pas le savoir, et quand vous savez qu'on ne peut pas rembourser, vous ne demandez pas de prêt. J'ai quarante ans de vie professionnelle derrière moi où la parole et la transparence sont des choses essentielles, sinon vous perdez vos amis. J'ai donc été honnête : j'ai dit que dans ces conditions, je ne pouvais pas le faire.
Quant à l'absence de mandat… Vous savez, en 2016, j'ai failli démissionner.
Néanmoins, je ne regrette pas le combat que j'ai mené. Si c'était à refaire, je referais tout. Et si c'était pour quelqu'un d'autre qui se trouve dans la même situation, je le referais également.
Vous n'avez pas répondu à ma question. Pensez-vous que votre refus de chercher un nouveau prêt, pour les raisons que vous avez dites, vous a empêché d'être candidat en 2019 ?
Je voudrais revenir sur votre rôle dans la négociation des emprunts, notamment le premier, de 9 millions d'euros. Nous avons entendu le président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques sur ce point. J'aimerais comprendre quels étaient vos objectifs financiers dans le cadre de cette négociation. Quelle somme avez-vous espéré obtenir, avec quel taux d'intérêt ? Estimez-vous que, par rapport au marché, le taux obtenu était favorable, correct ou défavorable ?
J'aimerais aussi mieux comprendre en quoi consistait la commission que vous avez perçue pour « défraiement ». Sur les 140 000 euros, vous avez dit que 70 000 correspondaient à des frais d'avocat et de déplacement. À quoi correspondent les 70 000 euros restants : à d'autres frais ou à un bénéfice professionnel ?
Comme mon avocat me le signale, je n'ai pas à répondre à cette question. Je n'expliciterai que le point technique. Le taux d'intérêt était élevé – 6 % – mais il correspondait au taux de base bancaire. Par rapport à ce qu'on aurait pu trouver en France ou auprès d'une institution occidentale, c'était un mauvais taux, mais c'était le minimum qu'on pouvait obtenir sur le marché. Il ne s'agissait pas non plus d'un régime de faveur, sans quoi nous aurions été en dessous du marché.
Depuis 1982, je mène une activité de consultant. À compter de 2000, j'ai facturé entre 3 000 et 5 000 euros la journée. Ce que j'ai demandé était bien en dessous de ce que je facturais habituellement aux entreprises.
Si je vous ai posé la question, c'est que vous avez vous-même lancé le sujet de ces 140 000 euros devant la commission et commencé à en expliquer la répartition. Dès lors, j'estime qu'il est anormal que vous refusiez d'expliquer à la commission à quoi correspondent les 70 000 euros restants.
Avez-vous effectué des démarches pour que cet emprunt soit déclaré aux autorités françaises de sorte que la somme soit versée dans des conditions pouvant être validées par les autorités compétentes, ou est-ce le Front national qui s'est occupé du recensement et du transfert des fonds dans le respect de la loi ?
Pour ce qui me concerne, tout s'est fait de manière régulière. D'ailleurs, si cela n'avait pas été le cas, j'aurais été mis en examen. Or, si une enquête judiciaire a été engagée en 2016, à ce jour je ne suis pas mis en examen.
J'ai derrière moi quarante années de vie professionnelle durant lesquelles j'ai traité des dossiers extrêmement sensibles. Si, de quelque manière que ce soit, je m'étais amusé à planquer de l'argent ou à ne pas déclarer certaines sommes, je serais devenu une cible. Autrement dit, on m'aurait fait chanter. Les services américains, russes ou chinois m'auraient demandé de travailler pour eux, sans quoi ils auraient dévoilé l'affaire.
Quand je travaillais auprès de Bernard Stasi, entre 1986 et 1988, je l'accompagnais à l'Élysée. Jean Sérisé, qui m'aimait beaucoup, m'a dit un jour : « Jean-Luc, si vous voulez être un homme d'État, jamais d'histoires de cul, jamais d'histoires de fric. » Eh bien, pendant plus de quarante ans de vie professionnelle, je m'y suis tenu. La première fois que je suis allé en Russie, on m'a donné une assistante magnifique…
Ce que je dis, c'est que le principe même de la liberté est de pouvoir servir ; sinon, vous n'êtes pas libre. Et c'est bien le problème de la politique française depuis le départ du général de Gaulle.
Non, ce n'est pas mon point de vue. Cela a commencé avec Pompidou…
Non.
Je ne comprends pas votre réponse, monsieur Schaffhauser. Mon propos n'était pas de vous reprocher des agissements délictueux. Ma question ne portait pas sur l'enquête en cours, dont j'ignore tout, mais justement sur ce qui a été fait dans le cadre légal, qui existe puisque les autorités françaises n'ont émis aucun grief concernant cet emprunt. Avez-vous été associé aux opérations de déclaration ? Pouvez-vous nous les décrire ? Il existe des zones d'ombre entre le moment où le prêt a été obtenu, celui où l'argent a été versé et celui où l'opération a été validée. Que s'est-il passé dans cet intervalle de temps ?
Je peux difficilement vous répondre car je ne me souviens plus de tout. Les 140 000 euros ont été versés une quinzaine de jours après la signature du prêt et ma mission s'est arrêtée là. Le Front national m'a envoyé une lettre indiquant que je pouvais m'adresser à la structure bancaire et facturer cette somme. C'est ce que j'ai fait, en indiquant l'objet de la facture et l'autorisation qui m'avait été donnée par le Front national.
Des accusations ont été portées par voie de presse et dans des débats politiques concernant d'éventuelles contreparties à ce prêt. On a fait part de plusieurs échanges de mails. Y a-t-il eu, oui ou non, soit avant la signature du prêt, soit après, des demandes de contreparties politiques, à savoir de prises de position de la part de responsables du Front national ?
Bien sûr que non ! Nous nous en tenons à ce qu'est la politique de la France. Je vous renvoie au discours tenu par le président Macron devant la conférence des ambassadeurs en août 2019 : dites-moi en quoi notre position diffère de celle du Président de la République !
En 2014, il n'y a pas encore eu d'opération en Crimée ! Excusez-moi mais je connais ma chronologie !
Vous constaterez que j'ai refusé d'aller en Crimée, alors que j'y étais invité. Je suis allé dans le Donbass après en avoir demandé l'autorisation. Je ne peux pas le prouver, mais je le jure sur l'honneur ; et si on me l'avait interdit, je n'y serais pas allé. J'ai eu le feu orange : on m'a dit de défendre les accords de Minsk – dont j'ai appris par hasard qu'ils avaient été conclus pour faire semblant, mais c'est une autre histoire.
Vous gagneriez à être plus concis dans vos réponses. Vu la sensibilité du sujet, cela faciliterait la tâche des membres de la commission.
Encore une fois, des accusations ont été portées sur des liens entre l'obtention de ce prêt et les prises de position de responsables du Front national. Oui ou non, des personnalités russes vous ont-elles adressé un communiqué, écrit par elles pour être repris littéralement ? Ce communiqué a-t-il été transmis à des responsables du Front national ?
Je n'ai pas transmis un tel document à la présidente du Front national. D'ailleurs, ce n'est pas moi qui ai traité cette affaire, l'assistant parlementaire pourra en témoigner : je la lui ai filée en lui disant de regarder, je n'ai donné aucune instruction. Il n'y a eu aucune influence.
Lorsque j'étais député, jamais Marine Le Pen n'est intervenue. Je n'ai jamais eu besoin de lui demander d'autorisation. J'ai joui d'une liberté totale – ce dont je lui sais gré.
Autrement dit, s'il y avait eu un coupable, c'eût été moi, mais je n'ai pas pris cette intervention lorsqu'il s'est agi de s'exprimer sur le sujet en séance plénière. C'est un de mes assistants qui l'a faite – pas sur ordre, je le précise.
On prend ce prétexte pour affirmer que j'étais sous influence, mais bien des personnes peuvent vous écrire pour solliciter quelque chose : vous leur répondez « très bien » puis vous n'en faites qu'à votre tête. Vous faites ce qui vous semble juste ! Je vous mets au défi, parmi toutes mes interventions, d'en trouver une seule qui ait été contraire à la position de la France – à l'exception de celle sur la Syrie, je le concède. Sur la Russie, cela n'a jamais été le cas.
Entendre d'anciens élus d'extrême droite faire sans cesse référence à la figure du général de Gaulle – qui, tout au long de sa vie, n'a cessé de combattre cette famille politique – pour se défendre de leurs turpitudes est extrêmement douloureux. J'aimerais que cela cesse.
M. Schaffhauser a pris la liberté de faire de nombreuses digressions. Je tenais à faire cette déclaration liminaire.
Qui, au sein du Front national, vous a missionné pour négocier cet emprunt russe ?
La présidente et le trésorier. Rien d'anormal à cela : les emprunts relèvent de leur responsabilité.
Avez-vous traité ou en avez-vous discuté avec d'autres personnes au sein du Front national ?
Non, pas même avec Bernard Monot. Je n'ai traité qu'avec la présidente et le trésorier.
Dans le reportage qui vous a été en partie consacré cet automne par une chaîne du service public, il me semble, sans en être sûr, que vous déclarez avoir rencontré M. Poutine. Le confirmez-vous ?
Je ne crois pas m'être jamais exprimé sur ce point. J'ai toujours évoqué « les plus hautes autorités de l'État ».
Dans ce même reportage, vous expliquez que la Russie, ou du moins le régime de M. Poutine, avait d'une certaine façon intérêt à accorder ce prêt pour obtenir des alliés occidentaux. Qu'entendiez-vous par là ?
On me demandait si le pouvoir russe en exercice était au courant de ce prêt. J'ai répondu que s'il y avait été opposé, l'affaire ne se serait pas faite.
Constatons qu'en parallèle, le pouvoir américain décide qu'aucune banque occidentale ne pourra prêter de fonds au Front national…
Non. Après quarante ans de vie professionnelle, si j'affirme quelque chose, c'est que je sais de quoi je parle !
Le président Poutine a toujours mené une politique eurasienne. Il se méfie malgré tout de la Chine, qui, vu sa puissance, représente selon lui un danger. Quand je suis allé en Chine pour mieux comprendre le pays au service d'entreprises françaises, j'ai transité par Moscou – après avoir demandé l'autorisation, évidemment. Avoir des alliés occidentaux permet à la Russie de maintenir un équilibre et de défendre ses intérêts. Un peu comme la politique de la France, « de l'Atlantique à l'Oural », en essayant de trouver un équilibre entre les États-Unis et l'Asie.
Le président Poutine, que j'ai commencé à suivre à partir de 2000, a cherché l'alliance occidentale parce qu'elle permet une politique d'équilibre qui est dans l'intérêt de la Russie – et qui est aussi, je crois, pour d'autres raisons, dans l'intérêt de la France. La géopolitique dicte, d'une certaine manière, vos intérêts. C'est ce que je voulais dire dans mon propos liminaire. Vous m'avez coupé mais je vous en laisserai le texte si vous le souhaitez.
La Russie défend les intérêts de la Russie, cela n'a rien de choquant. Quand je travaillais avec mes amis israéliens, c'était dans l'intérêt d'Israël. Cela s'est passé tout au début de ma carrière, quand j'étais le représentant d'Eli Levin. Par la suite, j'ai toujours travaillé pour des sociétés françaises, jamais pour une société étrangère. Pourtant, j'ai eu des offres extrêmement intéressantes, croyez-moi. À la chute du mur, les Américains m'ont offert un pont d'or – cela a d'ailleurs été versé dans les archives de nos services. Si j'avais accepté, peut-être serais-je aujourd'hui une personne très fortunée. Mais j'ai fait un choix.
Il me semble par conséquent logique que la Russie, défendant ses intérêts, cherche des alliés occidentaux. Mais elle ne le fait pas de manière aussi directe. D'ailleurs, s'il y avait eu cette pression-là, dans l'intérêt de la présidente et de mon pays, nous aurions trouvé une autre solution.
Cela relève du cadre professionnel : je n'ai pas à vous répondre.
Je ne l'ai pas rencontré en tant qu'élu. Je ne peux pas vous répondre sur ce point : on pourrait me reprocher le dévoilement de secrets professionnels et un certain nombre d'autres choses.
Vous nous opposez le secret professionnel alors que vous venez de dire que vous avez toujours défendu les intérêts de la France…
Je vous oppose les intérêts d'un certain nombre de sociétés qui travaillent pour la France.
Mais si vous ne l'avez pas rencontré « en tant qu'élu », on peut en déduire que vous l'avez rencontré.
Cela n'a rien à voir avec le sujet mais oui, c'est vrai.
Peut-être. Techniquement, j'étais déjà parlementaire et c'est pour cela que je n'y suis pas allé : j'avais dit que j'arrêtais mes activités. À l'époque, c'est mon avocat qui a suivi le dossier – qu'il connaît parfaitement, et sans doute mieux que moi. Mais l'affaire était bien antérieure. Conclure ce genre de prêt prend du temps.
Vous dites avoir toujours suivi la politique de la France, mais ce n'est pas le cas. Je vous rappelle que l'invasion de la Crimée par la Fédération de Russie a lieu à la fin du mois de février 2014, que le référendum organisé illégalement par la Russie sur l'annexion de la Crimée se tient en mars 2014 et que la France, par la voix du Président de la République, condamne cette annexion. Or le Front national prend position en mars 2014 en faveur de celle-ci. Pouvez-vous nous expliquer en quoi cette prise de position était fidèle à la politique de la France et en quoi votre travail a consisté à défendre les intérêts de notre pays ?
Je suis intervenu sur la Crimée en commission des affaires étrangères. J'ai dit que nous étions confrontés à une difficulté juridique : d'un côté, il y a le droit à l'autodétermination, qui est un droit international ; de l'autre, les frontières, qui sont intangibles. Cela étant, dans aucune chancellerie, en Allemagne, en Italie ou même aux États-Unis, on pense que la Crimée doit retourner à l'Ukraine. Je sais ce que je dis. On peut s'accrocher au formalisme du droit international et à des positions qui ont été prises sans que j'y prenne part – vous pouvez vérifier. Mais il est indéniable que, historiquement, la Crimée appartient à la Russie depuis Catherine II et que Khrouchtchev, pour de raisons internes au parti communiste de l'Union soviétique, a fait qu'elle devienne ukrainienne.
Il s'agit d'une question extrêmement délicate. J'ai été dans le Donbass : les populations y sont russophiles ; elles souhaitent être russes, il n'y a aucune incertitude. Cela est confirmé par les analyses des services américains eux-mêmes. L'Ukraine est un pays coupé en deux par une fracture entre deux civilisations, deux mondes que j'aurais voulu, moi, réunir – j'ai échoué. Je suis néanmoins certain que l'Europe unie verra le jour.
Mais mettez-vous à la place des Américains : l'Allemagne a pour principaux partenaires commerciaux la Russie et la Chine. De fait, un axe continental s'est constitué, et ce continent représente deux fois leur PIB. Ils doivent le casser.
Revenons à 2014, qui est une année extrêmement importante. Comment expliquez-vous la concomitance surprenante entre la prise de position de Marine Le Pen en faveur de l'annexion de la Crimée et la conclusion de l'emprunt ? Des millions de Français s'interrogent.
Cela prouve que Marine Le Pen connaît son histoire. Je le répète : dans les chancelleries occidentales, personne, en tout cas en privé, ne pense…
Si : les équilibres géopolitiques sont une réalité.
M. Sitzenstuhl vous demande quel est le lien entre le soutien de Mme Le Pen à l'annexion de la Crimée et l'emprunt.
Je vous l'ai dit mais vous ne voulez pas en tenir compte : l'emprunt a été engagé en 2013, bien avant les événements de Maïdan et l'annexion de la Crimée.
Le souvenir que j'en ai, c'est que des remous en Ukraine ont déjà lieu tout au long de l'année 2013.
Prenons la question dans l'autre sens : pourquoi, au printemps 2014, la présidente du Front national, Marine Le Pen, ne met-elle pas un terme aux négociations en cours pour un emprunt russe alors que la Russie a envahi l'est de l'Ukraine, qu'elle a annexé la Crimée en violation du droit international et que la France, dont vous ne cessez de dire que vous défendez les intérêts, a condamné cette opération ? Si vraiment l'on soutient les intérêts de son pays, dans un tel cas de figure, on arrête tout !
Reprenons la chronologie. Comme je n'ai pas le dossier devant moi, je ne peux pas vous dire quand exactement les négociations ont commencé, mais c'était une bonne année auparavant, vers janvier ou février 2013 – il faudrait que je retrouve quand l'emprunt auprès d'Abou Dhabi nous a été refusé.
En 1993, je rencontre Leonid Kravtchouk, le président ukrainien. Les conseillers américains étaient déjà sur place pour appliquer ce que Zbigniew Brzezinski avait préparé – lui-même avait d'ailleurs mis la main à la pâte, à travers Madeleine Albright et Victoria Nuland, qui étaient ses collaboratrices. À la chute du mur, deux choses étaient fondamentales pour les États-Unis. La première était que la France ne mette pas la main sur la défense polonaise ; sinon, ils auraient été dans l'incapacité de contrôler l'Europe occidentale et l'Europe de l'Est. C'est pourquoi ils avaient lancé, sans consultation, l'opération de leasing, selon des méthodes assez spéciales – mais comme ce sont eux qui font les lois, tout leur est permis. J'obtiens néanmoins qu'un appel d'offres soit lancé, et je constate que les autorités françaises n'ont peut-être pas le droit de nous soutenir…
Monsieur, vous m'interrogez sur l'Ukraine et moi je vous dis que dès la chute du mur, les Américains ont essayé de couper l'Ukraine en deux. Dès lors, tout le reste suit. Être patriote, c'est faire ce constat et mener une politique indépendante conforme aux intérêts de la France. D'ailleurs, à l'époque, les chefs d'État successifs souhaitaient maintenir le lien avec la Russie – c'était en tout cas leur discours. Or ce lien a été rompu. Croyez-moi, les Russes ne sont pas intervenus en Crimée par plaisir : ils voulaient simplement empêcher qu'on mette la main sur les bases militaires. C'est la réalité !
Ma question est en effet simple. Marine Le Pen, présidente du Front national, vous a missionné pour régler cette affaire délicate d'emprunt russe. Pourquoi, en 2014, après le début de la guerre en Crimée et à l'est de l'Ukraine, puis après l'annexion illégale de la Crimée, Marine Le Pen et vous ne mettez-vous pas un terme à vos négociations ? J'imagine qu'à un moment vous vous êtes posé la question. Pourquoi avoir décidé de continuer ?
Cela prouve tout simplement que Marine Le Pen a une dimension de chef d'État. Emmanuel Macron a bien continué d'inviter le président Poutine, et il a tenu le discours que vous savez devant la conférence des ambassadeurs en 2019. Et cela, tout en invitant aussi les États-Unis !
Vous voulez en faire une affaire de droit mais, je le répète, c'est de manière délibérée que la cassure s'est faite. Ne convoquez pas le droit lorsqu'il n'a rien à y faire. La révolution de Maïdan est réellement un coup d'État – je sais de quoi je parle, j'ai suivi les événements. Les Américains, pour des raisons vitales que je comprends parfaitement, ont voulu éviter la formation d'un axe continental qui les aurait marginalisés et aurait rendu l'Europe occidentale indépendante. Il était fondamental pour eux, s'ils voulaient conserver leur suprématie, de casser cet axe. Et pour ce faire, tous les moyens ont été bons.
Cela n'a pas empêché le président Macron de continuer à chercher un équilibre entre les États-Unis, la Russie et la Chine. Marine Le Pen, qui a une vision historique et politique des choses, aurait pu le faire.
Je vous ai répondu indirectement : j'ai dit que si j'avais senti une pression politique, nous aurions trouvé une autre solution. Lorsqu'on a essayé de mettre Marine Le Pen personnellement en faillite, nous avons trouvé une solution – cela s'est joué à dix ou quinze jours près. Si je l'ai fait, ce n'est pas pour Marine Le Pen. D'aucuns diront que c'est pour l'argent – mais l'argent, je sais comment en gagner ; et de toute façon je ne suis pas un homme d'argent. Je l'ai fait parce que je n'accepte pas qu'une puissance étrangère intervienne dans la politique intérieure de la France.
Vous refusez qu'une puissance étrangère intervienne dans la politique intérieure de la France, mais en tout cas, une puissance étrangère est intervenue pour soutenir le parti sur les listes duquel vous avez été élu et pour lequel vous avez travaillé !
Êtes-vous intervenu dans l'organisation de la rencontre entre Vladimir Poutine et Marine Le Pen qui a eu lieu un mois avant le premier tour de l'élection présidentielle de 2017 ?
Non. Je n'y ai d'ailleurs pas assisté, et je n'en ai pas été informé : je l'ai apprise par des amis russes. Cela prouve que la présidente est libre !
La commission se réunit depuis cinq mois et je suis étonné de la difficulté que nous éprouvons à obtenir des réponses factuelles, des informations précises, que ce soit dans un sens ou dans l'autre.
Vous avez déclaré sur France 2 que M. Poutine était d'accord pour que le premier prêt soit accordé. Est-ce là une intime conviction ou disposez-vous d'éléments vous permettant d'affirmer qu'il a validé ce prêt ? Vous dites aussi qu'une puissance étrangère – les États-Unis – a bloqué un autre prêt. Ce sont des allégations, le président l'a dit à juste titre : il n'y a pas de faits. Si vous ne disposez pas de faits précis, dans les deux cas il s'agit d'allégations.
Il n'y a pas de preuve que le président Poutine a donné son assentiment. Je ne peux pas en avoir, mais il va de soi, dans le fonctionnement russe, qu'il est informé et qu'il ne s'oppose pas. Qu'il autorise ce prêt ne me paraît pas choquant, mais c'est une induction, une évaluation que je fais. Vous faites bien de le souligner.
À titre personnel, quand je ne sais pas, je ne dis pas. Je ne comprends pas ce fonctionnement.
Dans l'émission « Complément d'enquête » de France 2, il est aussi question de SMS qui ont fuité par l'intermédiaire de hackers russes du réseau Anonymous. Les oligarques russes y expriment leur satisfaction vis-à-vis de la position du Front national sur le référendum en Crimée. Le journaliste souligne que ce sont vos opinions. Vous poursuivez en disant que Marine Le Pen a le sens de l'histoire. Oui ou non, au cours de la négociation du prêt en 2013, la position des dirigeants du Front national sur l'annexion illégale au regard du droit international de la Crimée a-t-elle été un enjeu ?
J'ai été très clair : je n'ai pas suivi ce qui s'est passé en Crimée, je n'ai pas traité cette affaire. J'ai refusé d'y aller alors même que j'y ai été invité à plusieurs reprises. J'ai exprimé en commission des affaires étrangères ma position personnelle sur la Crimée.
Les SMS dont vous parlez – récupérés par des hackers – ont été envoyés par des personnes que je ne connais pas. J'ignore tout de ces échanges ! Il n'y a eu aucune pression des plus hautes autorités de l'État russe en raison de ce prêt. Si c'était arrivé, j'aurais moi-même tout arrêté.
Avez-vous effectué des voyages en Russie ou en Ukraine avec M. Thierry Mariani ? Le cas échéant, quels étaient les buts de ces voyages ?
Je n'ai pas effectué de voyages avec M. Mariani. J'allais souvent en Russie et nous nous sommes une fois trouvés dans un avion ensemble, par hasard. Il a ses relations en Russie, j'ai les miennes ; nous n'avons rien à voir l'un avec l'autre.
Pourtant, d'après certaines informations, en octobre 2015, vous avez dîné avec des membres du Parlement russe et certains politiques français, dont Thierry Mariani.
Non. Il y avait une grande manifestation qui regroupait cinq cents ou six cents personnes. La gauche du Parlement européen était là aussi, de même que Marion Maréchal. Et je n'étais pas au repas ! Je préfère les repas personnels, et croyez-moi : ceux-là, M. Mariani n'y était pas.
Non. Je connais Régis Le Sommier parce que je le considère comme un journaliste important qui fait un bon travail. Et je connais Louis XX, mais pas Charles d'Anjou.
Quel est l'objet de l'association Rhin-Volga que vous avez fondée ? Qui en est membre et quelles sont ses activités ?
Cela doit remonter à 2006 ou 2007. Il était normal que l'on propose à l'ancien responsable de la coopération internationale de la région Alsace, notamment, de présider cette association. Vous savez toutes les missions que j'ai effectuées en Russie. Il était normal que j'accepte cette présidence, j'étais honoré de cette proposition, mais je n'étais pas à l'initiative de cette association.
J'avais pas mal d'amis centristes, ayant été longtemps l'attaché parlementaire de Marcel Rudloff – certains diront que j'étais son fils, et même que je l'ai trahi ! Je sais, moi, tout ce que m'a dit Marcel Rudloff sur la politique française, y compris sur le centrisme alsacien qui n'est pas tout à fait le centrisme parisien – vous voyez peut-être ce que je veux dire.
Cette association a fait du très bon travail. Je ne sors pas beaucoup, mais les plus beaux spectacles auxquels j'ai assisté, c'était en tant que président de cette association.
Il s'agissait de renforcer les liens entre l'Alsace et la Russie. Nous avions signé une convention. Il n'y a là rien de choquant. Je vous renvoie aux statuts. Je le redis, je n'en suis devenu président que lorsque l'association était déjà constituée.
Vous êtes manifestement un adepte du name dropping : vous citez abondamment des personnalités disparues dont nous souhaiterions plutôt que la mémoire soit laissée en paix. Je pense notamment à Bernard Stasi, dont vous disiez que vous l'aviez accompagné à l'Élysée entre 1986 et 1988.
Je me suis trompé de dix ans ! C'était dans les années 1970.
C'était donc plutôt du temps du président Giscard d'Estaing, je comprends mieux. Jean Sérisé, que vous avez aussi cité, n'est plus là pour vous contredire lui non plus.
Vous avez dit dans l'émission « Complément d'enquête » que l'intérêt des Russes pour Mme Le Pen venait du fait qu'ils la considéraient comme une alliée au sein du monde occidental, proche de la vision géopolitique de la Russie. Vous l'avez redit cet après-midi. Vous dites aussi que vous n'auriez pas toléré de pressions politiques à l'égard du Front national. La réalité, c'est qu'il n'y a pas eu besoin de pressions : dès son arrivée à la tête du Front national, en 2011, Mme Le Pen a poursuivi et même amplifié la tendance pro-russe de son père, et s'est rapprochée avec obstination des cercles du pouvoir poutinien. De très nombreux élus sont allés, comme elle-même, rencontrer de nombreux interlocuteurs en Russie.
Quelles sont vos relations avec M. Alexandre Douguine ? L'avez-vous rencontré ? Et quelles sont vos relations avec M. Aymeric Chauprade, qui a joué un rôle important comme conseiller international de Mme Le Pen ?
Tout État mène une politique d'intérêts. Pendant que la Russie menait cette politique, Steve Bannon, qui est resté proche des services américains…
Je vous assure que je sais de quoi je parle. J'étais aussi avec lui quand il était à Londres, par exemple. Steve Bannon faisait le lien, de façon très efficace, entre tous les mouvements patriotiques, ou extrémistes, européens. Il a aussi été invité aux meetings du Rassemblement national. Il y a donc un équilibre entre les États-Unis et d'autres pays.
Après mon départ, la présidente a aussi, je crois, eu de bonnes relations avec les États-Unis. Entretenir de bonnes relations avec tout le monde, c'est son rôle.
Je ne connais pas M. Douguine. Il est venu une fois chez moi, avec une autre personnalité ; ce devait être aux alentours de 2009 ou 2010. Je l'ai reçu et écouté, je partageais avec lui un certain nombre d'opinions. Mais je n'ai pas entretenu de relations suivies avec lui. Je l'ai revu plus tard à l'occasion d'une petite fête à l'ambassade.
Aymeric Chauprade est un ami. J'avais pris contact avec lui car il avait écrit un très bon livre, Chroniques du choc des civilisations, alors qu'il enseignait encore à l'École de guerre. Je l'ai aidé à rencontrer des gens en Russie. Il a eu des relations avec des oligarques, ce que je n'ai jamais souhaité pour ma part. Si l'on inscrit son action à l'échelle étatique, on en reste à ce niveau. J'entretiens des relations en Russie uniquement parce que j'ai traité des dossiers pour le compte de sociétés françaises. Aymeric Chauprade et moi n'avions pas le même point de vue sur la Crimée ; pour ma part, je vous ai dit qu'il n'y avait pas de problème pour la Crimée.
Dans le cadre de votre entretien à France 2, dont la longueur et le format vous ont permis d'exposer vos idées, vous avez été interrogé sur un projet, AltIntern, déjà évoqué dans cette commission d'enquête lors de l'audition de M. Philippe Olivier ; son promoteur est M. Konstantin Malofeïev, genre de personne avec lequel, vous l'aurez compris depuis cinq mois, j'ai très peu de proximité. Il s'agit d'un projet d'internationale conservatrice – au-delà du conservatisme en fait. J'ai noté dans vos propos certains signaux : vous avez parlé du Saint-Père plutôt que du pape, de Louis XX alors que les Bourbons n'ont plus d'existence politique en France, et d'un ancien député italien pressenti pour devenir commissaire européen, Rocco Buttiglione, membre de l'Opus Dei. Plusieurs articles de presse ainsi que d'autres sources vous présentent également comme un membre de l'Opus Dei. Que pensez-vous de cette organisation, dont le projet politique est très éloigné de celui de ma famille politique ? En êtes-vous membre ?
Vous avez dit que vous bénéficiiez d'une grande liberté dans vos actions : avez-vous conduit dans ce cadre des projets très éloignés de la ligne politique, laïque et nationaliste, du Rassemblement national ? Vous en auriez d'ailleurs tout à fait le droit, d'autant que vous n'êtes pas membre de ce parti.
Vous pourrez en parler à la présidente du parti, j'ai toujours été loyal. Loyal à mes convictions chrétiennes d'abord. J'ai suivi des études de philosophie et je suis devenu élève-professeur à l'âge de dix-neuf ans ; j'étais donc payé et j'ai cessé de faire de la théologie mon activité principale, même si je n'ai jamais abandonné ma formation thomiste. Rocco Buttiglione était un ami, philosophe comme moi. Mes convictions intimes et religieuses n'ont jamais interféré avec le service de mon pays. Si une mission entrait en contradiction avec mes convictions, je la refuserais. Je n'ai pas poursuivi de dessein propre. J'entrais dans le bureau de Marine Le Pen quand je le souhaitais et elle pouvait bien entendu m'appeler quand elle le voulait : si quelque chose l'avait choquée, elle m'aurait appelé. Elle n'a pas eu besoin de le faire pendant les cinq ans de mon mandat. Ne me faites pas ce procès-là !
Je ne vous attaque pas personnellement, j'essaie d'établir des faits, comme je le fais depuis cinq mois. Je ne vous interroge pas sur votre loyauté, je ne juge pas les opinions, je m'interroge sur le projet AltIntern de reconquête chrétienne de l'Europe : connaissez-vous ce mouvement ? Y avez-vous participé ? Êtes-vous membre de l'Opus Dei ? Ce n'est pas un crime d'appartenir à cette organisation, c'est légal.
Je vous pose ces questions car personne ne vous a obligé à nommer le prétendant de la branche légitimiste Louis XX ou le pape Saint-Père, ni à évoquer certaines personnes dont vous avez volontairement parlé. Je ne profère aucune accusation, je réfléchis à vos propos. Je ne vous accuse nullement d'avoir commis un acte illégal, mais comme vous avez souligné que vous n'étiez pas membre du Rassemblement national et que vous jouissiez d'une grande liberté, j'aimerais savoir si vous avez utilisé cette liberté pour participer à des projets dont l'orientation diffère profondément de celle de Marine Le Pen, qui a triomphé en 2010 face à celle de Bruno Gollnisch. Chacun a le droit de défendre une ligne politique, même minoritaire : l'avez-vous fait ces dernières années ?
Je n'ai pas eu de relations avec M. Malofeïev. Les journalistes de l'émission de France 2 s'arrogent tous les droits : ils ont scandaleusement sorti de leur contexte des propos privés que je tenais à mon collègue Chauprade à la commission des affaires étrangères du Parlement européen, dans lesquels j'évoque Malofeïev ; ils les ont utilisés médiatiquement car tous les moyens sont bons quand on est le maître.
Quant à mes convictions, oui, je suis membre de l'Opus Dei depuis 1980 ; oui, je crois à une Europe chrétienne ; oui, il aurait été nécessaire de rapprocher l'Europe catholique de l'Europe orthodoxe. Nous sommes en effet en face d'une civilisation issue de l'individualisme et du protestantisme, qui conduit au subjectivisme, au relativisme et qui structure la société autour de l'argent ; d'autre part, il y a le système communiste, qui est lui aussi matérialiste. Je souhaite m'inscrire dans la grande tradition de la France fille aînée de l'Église, celle dont le général de Gaulle disait qu'elle commençait avec le baptême de Clovis.
On m'interroge sur mes convictions, je réponds ! Depuis que je suis engagé, c'est-à-dire depuis 1980 et mes premiers pas dans la coopération, je poursuis le même dessein, qui épouse mes valeurs. Ne me les reprochez pas ! D'autres ont des valeurs franc-maçonnes, subjectivistes, relativistes, etc.
Mais, Monsieur le président, je crains que le Parlement ne doive me payer une chambre d'hôtel : je ne vais pas pouvoir rentrer chez moi, il est trop tard.
J'ai moi-même loupé mon avion. Mais vous n'avez pas répondu à toutes les questions. Avez-vous appartenu au mouvement AltIntern ?
Absolument pas. Je ne peux pas à la fois alerter Chauprade sur ce mouvement qui ressemble plutôt à une secte et en être membre !
Je ne réclamais pas de profession de foi, je vous demandais si vous reconnaissiez que votre ligne politique, légitime car tout citoyen français peut penser ce qu'il veut dans le cadre du respect de la loi et de la Constitution, n'était pas celle que Marine Le Pen avait présentée au Front national et sur laquelle elle avait gagné en 2010. Reconnaissez-vous que votre combat n'est pas celui du Front national ?
Je n'ai jamais caché mes convictions à Marine Le Pen, qui n'est jamais intervenue pour censurer aucune de mes interventions ou m'empêcher de faire quoi que ce soit. Je tenais compte de ce qu'elle pense. Mes convictions sont une chose, l'action collective en est une autre. Par exemple, lorsque je suis devenu rapporteur à la commission des affaires étrangères après le départ de Louis Aliot, je n'ai jamais imposé mes idées et je laissais la liberté de vote aux responsables. Regardez les listes de vote de l'époque : chacun votait selon ses convictions. Quant aux miennes, je ne les ai jamais cachées à Marine Le Pen, qui les connaît parfaitement et qui m'a fait confiance.
Ce sujet a très peu à voir avec la Russie, mais bon. Il s'agit d'un problème interne.
Monsieur le président, je ne plaisante pas. Je veux bien passer la nuit ici, je n'ai plus de train pour rentrer et j'ai prévenu les fonctionnaires de la commission que je ne prendrais pas sur mes deniers pour venir.
Nous verrons cela avec les services de l'Assemblée. Mais vous remarquerez qu'il ne serait pas si tard si vous ne vous étiez pas si longuement exprimé tout à l'heure, quand nous avons été obligés de vous couper.
À la fin d'un article publié par Rue89 Strasbourg le 2 novembre 2014, intitulé « Jean-Luc Schaffhauser, observateur des élections des séparatistes ukrainiens dimanche », on peut lire la chose suivante : « L'ancien candidat à la mairie de Strasbourg » – c'est vous, puisque, même si vous ne l'avez pas précisé, vous avez été candidat à l'élection municipale à Strasbourg en 2014 – « est l'un des personnages clés dans les connexions du Front national avec la Russie. Il s'était déjà rendu en Crimée lors du “référendum” de mars au cours duquel les habitants avaient le choix entre être rattachés à la Russie tout de suite ou dans cinq ans. » Ces phrases m'ont troublé car elles sont en contradiction avec ce que vous avez déclaré. Pourriez-vous préciser ce qu'il en est ?
C'est un nouvel exemple de toutes les conneries qu'on a racontées à mon propos. Je ne suis jamais allé en Crimée : c'est clair, net et précis.
Ma dernière question sera plus politique.
Tout au long de cette discussion importante sur l'histoire des liens entre le Front national, puis Rassemblement national, et la Russie de M. Poutine, vous vous en êtes pris aux États-Unis, à l'Occident et à l'OTAN.
Je ne vous permets pas de dire cela ! En tant que gaulliste, et même en tant qu'Alsacien gaulliste, je ne vous permets pas de vous définir ainsi et de convoquer la figure du général de Gaulle quand il est question de la Russie. Lors de la crise des missiles de Cuba, le général de Gaulle a été le premier à soutenir le président Kennedy. Quand il était Président de la République, l'alliance à laquelle nous appartenions était l'Alliance atlantique. Il entretenait des relations avec la Russie soviétique, mais il n'a jamais noué d'alliance avec elle.
En vous écoutant, on a le sentiment que vous établissez une équivalence entre les États-Unis d'Amérique et la Russie, que vous les mettez sur un pied d'égalité. Les États-Unis sont ce qu'ils sont, ils ont leurs défauts, mais on peut quand même reconnaître qu'il s'agit d'une démocratie, et que ce sont nos alliés dans le cadre de l'OTAN. Tous les gouvernements français ont poursuivi cette alliance. De l'autre côté, la Russie, dirigée par M. Poutine depuis 1999, est un État dont le système politique n'est pas démocratique et qui, par ailleurs, a mené des actions contre nos intérêts, notamment en Afrique. Pourriez-vous développer ce sujet ?
C'est une vaste question. Eisenhower soulignait déjà le grand danger de l'« État profond », c'est-à-dire d'une petite clique de fonctionnaires ou de personnes liées à des sectes qui essaient d'accaparer à leur profit le pouvoir d'État et le bien commun. Quand j'observe ce qui s'est passé en Irak, en Libye ou encore en Syrie, et les faux motifs qui sont invoqués à chaque fois, je crois sincèrement qu'il y a une dérive du côté des États-Unis. Cela dit, je connais aussi la Chine, et je serai très clair : si vous me donnez aujourd'hui à choisir entre la Chine communiste et les États-Unis, je courrai aux États-Unis. Mes amis américains le savent ; je le leur ai dit mille fois. J'ai donc choisi mon camp.
La guerre était selon moi inéluctable, vu le rapport de force. Cela dit, elle aurait pu être évitée si les Allemands n'avaient pas voulu rassurer les États-Unis, s'ils n'avaient pas tenu à tout prix à jouer l'alliance avec la Chine pour vendre du « made in Germany » et asseoir leur domination économique.
Vous me parlez des États-Unis et de la Russie, or cela n'a rien à voir avec l'objet de la commission d'enquête. La Russie est un pays autocratique mais ce n'est pas une dictature. Quand je suis allé en Chine, je n'ai pas eu du tout la même impression qu'en Russie ; ce n'est pas la même chose. Bref, je ne crois pas qu'il faille se fonder sur des valeurs. En revanche, il faut s'interroger sur les alliances.
J'en reviens à ce que vous avez dit à ce propos. C'est quand même le général de Gaulle qui a conclu le traité de l'Élysée, dont l'objectif était de créer une défense européenne indépendante de l'OTAN. Et ce sont les autorités allemandes, sous la pression de certains membres du Bundestag qui étaient tenus par les Américains en raison de leur passé, qui ont fait inscrire dans le texte une référence à l'OTAN, ce que de Gaulle a pris comme une trahison – il l'a écrit dans ses mémoires.
C'est aussi de Gaulle qui s'est rendu en Chine communiste et a fait alliance avec elle. La Russie, quant à elle, n'est plus communiste depuis la chute du mur de Berlin.
Je vais devoir vous interrompre : nous ne pouvons pas nous lancer dans une analyse géopolitique globale. Cela sort complètement de notre sujet, même si la question vous y portait.
À la suite de la révélation du rôle d'intermédiaire que vous aviez joué dans l'obtention de prêts par le Front national, le Parlement européen a lancé, en décembre 2014, une vérification de votre déclaration d'intérêts. Quelle en a été la conclusion ?
Tout était clair. Je n'ai jamais eu de problème avec le Parlement européen. C'est également vrai pour les attachés parlementaires que j'ai employés : ils ont vraiment travaillé pour moi et seulement pour moi. J'avais même fait plus qu'être transparent : lorsque le Parlement européen m'avait demandé quels revenus j'étais susceptible de percevoir, j'avais donné l'estimation maximale. Tout le monde a dit que je gagnais énormément d'argent alors que je voulais simplement que l'on ne puisse pas me reprocher d'avoir sous-estimé mes revenus. Tout cela a été vérifié, il n'y avait rien à redire à mes déclarations. J'avais même fait quatre ou cinq rectificatifs au fur et à mesure que les choses évoluaient. En plus, j'entretenais de très bonnes relations depuis les années 1980 avec le secrétaire général du Parlement européen de l'époque. Je le tenais au courant de tout, y compris de mes missions.
Quel regard portez-vous sur les activités de l'association Dialogue franco-russe ? Avez-vous déjà rencontré ses membres et participé à leurs travaux ?
Je n'ai jamais eu l'honneur de participer à leurs travaux et je ne fais pas partie de l'association.
Il existe de nombreuses associations franco-russes. Il y a même des associations France-Qatar ou France-Proche-Orient. Je n'ai rien à dire de cette association. Je ne la connais pas, je n'en suis pas membre et elle ne m'a jamais invité.
Vous avez tenté des analyses géopolitiques et comparé les régimes en faisant des distinctions entre démocratie, régime autoritaire et dictature. Nous vous en laissons l'entière paternité.
La Russie est quand même le pays où la journaliste politique Anna Politkovskaïa a été assassinée le 7 octobre 2006, où des événements particulièrement odieux se produisent, comme des assassinats d'opposants au président Poutine, y compris à quelques centaines de mètres du Kremlin, sans parler des empoisonnements commis jusque sur le territoire de l'Union européenne et attribués aux services russes. Cela mérite d'être rappelé : telle est la réalité du régime de Vladimir Poutine.
Je n'avais pas l'intention d'aborder le sujet, mais vous avez fait allusion à l'affaire des assistants parlementaires du Front national utilisés comme force de travail par le parti alors qu'ils étaient accrédités au Parlement européen et étaient censés travailler uniquement à Bruxelles. Vous avez dit que, de votre côté, tout était clair et transparent : ni vous ni vos assistants parlementaires n'avez été inquiétés par la justice française dans cette affaire de grande ampleur qui a plongé Mme Le Pen et d'autres députés européens de son parti dans une tourmente judiciaire. Du temps où vous étiez membre du Parlement européen, aviez-vous eu vent de ce système organisé ?
Vous me posez cette question alors que les médias ont fait état de certains échanges liés à l'affaire… C'est quand même extraordinaire : une perquisition a eu lieu et des médias se sont trouvés en possession de pièces judiciaires, notamment un mail où je m'oppose… Tout cela est rendu public !
Cela n'a rien à voir avec l'objet de la commission d'enquête.
Enfin, nous sommes dans une démocratie ! Je vous pose la question : en tant que parlementaires, trouvez-vous normal que des médias soient en possession de pièces judiciaires ? Comment pouvez-vous accepter cela ? Dans l'émission, on m'a sorti le mail que j'avais adressé personnellement à Wallerand de Saint-Just – car les enquêteurs ont consulté tous les mails que j'ai envoyés et reçus pendant cinq ou six ans ; ils sont même remontés jusqu'en 1990.
Je trouve cela très grave. Je suis choqué. Je n'aurais pas à m'exprimer sur ce point si cela n'avait pas été rendu public. Cela regardait tout au plus la police judiciaire, mais pas la France tout entière. Je trouve très grave que des affaires confidentielles soient révélées pour fragiliser des responsables politiques, en l'occurrence Marine Le Pen – pour ma part, je ne le suis pas : le mail montre justement que je n'étais pas d'accord !
Nous sommes dans le cadre d'une commission d'enquête parlementaire : ce n'est pas vous qui posez les questions ici. Vous aviez vous-même fait allusion à l'affaire des assistants parlementaires, en parlant de transparence. En ce qui me concerne, le sujet est clos.
La séance est levée à dix-neuf heures quinze.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Ian Boucard, M. Pierre-Henri Dumont, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Constance Le Grip, M. Kévin Pfeffer, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy
Assistait également à la réunion. – M. Grégoire de Fournas