Je vais commencer par ma prise de parole au matin du 16 décembre 2022 sur France Inter. J'ai décidé ce jour-là de revenir sur la tentative de M. Aziz Akhannouch, alors ministre de l'agriculture du Maroc, de m'« offrir un cadeau » en juillet 2012. Il m'avait d'abord proposé oralement à Bruxelles, puis par téléphone, que l'on se retrouve à Montpellier, dans un lieu plutôt discret – un restaurant, un café ou un hôtel – où nous pourrions discuter à la fois du fond et de sa proposition.
Je lui ai donné une adresse le lendemain ou le surlendemain. Il m'a répondu, certainement grâce à l'aide de ses services, qu'il ne connaissait pas de restaurant, d'hôtel ou de lieu discret dans cette rue de Montpellier. Je lui ai alors expliqué que ce rendez-vous aurait lieu chez mon avocate, Me Hélène Bras, et en sa présence. À la suite de quoi il a coupé court et nous en sommes restés là.
En 2014, j'ai rapporté ce fait et l'ensemble de la discussion sur l'accord de libre-échange dans un ouvrage dont le titre est Hold-up à Bruxelles et le sous-titre Les lobbies au cœur de l'Europe. Le ministre de l'agriculture marocain ou les autorités marocaines n'ont engagé aucune poursuite au moment de la parution de ce livre. Il a fallu attendre un an pour qu'une journaliste de L'Obs reprenne cette affaire et soit alors poursuivie par les autorités marocaines, puis condamnée par le tribunal correctionnel de Paris. Pour ma part, je ne suis même pas cité à comparaître, ni comme témoin ni comme prévenu.
Il faudra ensuite attendre le mois de décembre 2022 pour que cette affaire resurgisse et que je m'exprime, au moment des scandales du Qatargate et du Marocgate. Entretemps, le ministre de l'agriculture était devenu Premier ministre du Maroc, fonction qu'il exerce encore. Il a annoncé avec le soutien de son avocat qu'il allait porter plainte contre moi pour diffamation. Nous sommes le 4 mai. Le tribunal pouvait être saisi dans un délai de trois mois, ce qui n'a pas été le cas. L'action que le Premier ministre avait promise dans les jours qui ont suivi mon intervention sur France Inter s'est bien évidemment éteinte, puisqu'il avait jusqu'à la mi-mars pour me poursuivre. Les annonces effectuées il y a près de cinq mois étaient en fait de pure forme.
L'avocat du Premier ministre du Maroc est cependant revenu sur cette affaire en imposant au journal Le Canard enchaîné de publier un démenti il y a environ un mois. Ce texte est ambigu puisque, sans me citer mais en me visant directement, il indique que tous ceux qui avaient parlé de cette affaire avaient été poursuivis et condamnés. C'est un point important que je tenais à signaler.
Voilà pour l'affaire qui m'amène devant vous. J'affirme de nouveau la véracité des éléments que j'ai mentionnés et je maintiens mes déclarations.
J'en viens au contexte de cette affaire, c'est-à-dire l'accord entre l'Union européenne et le Maroc relatif à des mesures de libéralisation en matière d'agriculture et de pêche. Je suis nommé rapporteur de ce texte le 27 septembre 2010 par la commission du commerce international (Inta) du Parlement européen. La Commission européenne avait proposé un accord qui allait être validé très rapidement par le Conseil. Mais il devait l'être aussi par le Parlement européen après examen par la commission Inta.
Très vite, je m'aperçois que ce dossier pose énormément de problèmes.
Tout d'abord, l'accord risque d'entraîner énormément de difficultés pour les paysans marocains. Ensuite, il va avoir des conséquences sur l'utilisation des nappes phréatiques – et l'on voit combien ce problème est désormais général. Enfin, l'accord va poser des problèmes sociaux pour les producteurs européens de fruits et légumes du fait des distorsions de concurrence – ce qui va entraîner leur mobilisation, toutes organisations syndicales confondues, aussi bien en Italie et en Espagne qu'en France. J'ai même reçu le soutien des producteurs de légumes de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), ce qui n'était pas évident a priori vu mon passé. En tout cas nous avons travaillé ensemble à ce moment-là.
Je me rends aussi compte d'un problème économique en étudiant le dossier : trois entreprises représentent à elles seules 70 % des exportations agricoles marocaines. Il s'agit d'une entreprise marocaine – le domaine royal – et de deux entreprises françaises, Azura et Ydil, ayant leur siège social respectivement à Perpignan et à Châteaurenard.
Un autre élément m'apparaît à la lecture de l'ensemble de l'accord : rien n'est dit au sujet du territoire du Sahara occidental, qui se retrouve ainsi rattaché et administré de facto par le Maroc alors qu'il figure sur la liste des territoires non autonomes selon les Nations unies.
J'ai demandé à la fois au Parlement et à la Commission de vérifier ce point. Il a fallu attendre un certain nombre de mois pour obtenir finalement une réponse ambiguë et qui suscitait des interrogations. Cela a nécessité ensuite des précisions de la part du service juridique de la Commission européenne et de celui du Conseil.
J'ai été amené à m'interroger sur ce sujet non pas pour une raison politique, mais pour des raisons liées au respect du droit commercial international.
En effet, en 2006 les États-Unis avaient conclu avec le Maroc un accord de libre-échange qui prévoyait une distinction très claire entre ce pays et le Sahara occidental. Ce territoire non autonome faisait l'objet de dispositions tarifaires particulières, ce qui n'était pas le cas dans l'accord proposé par la Commission européenne. Robert Zoellick, représentant spécial américain pour le commerce du président Bush, avait répondu très clairement à une question au Congrès en expliquant qu'on ne pouvait pas traiter de la même manière un État souverain et un territoire non autonome. Telle était bien la question que je posais aux autorités et aux juristes européens.
Entretemps, le Conseil avait adopté l'accord tandis que le Parlement européen ne l'avait voté ni en commission ni en séance plénière. Face aux tergiversations de la Commission et des services juridiques du Parlement, j'ai proposé de saisir directement la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) pour qu'elle tranche la question. Pour cela, il faut qu'une commission du Parlement européen saisisse la présidence de ce dernier et qu'un vote sur la saisine ait lieu. Mais j'ai essuyé un refus de l'ensemble de l'institution, et en premier lieu du président de la commission Inta. De ce fait, la CJUE n'a pu être saisie.
Les mois passant, nous sommes arrivés en 2012. Les pressions se sont alors accentuées. D'abord de la part de l'ambassadeur du Maroc auprès de l'Union européenne, M. Menouar Alem, qui a essayé de me convaincre. Puis ce sera le tour du ministre de l'agriculture marocain – avec la conclusion que je vous ai décrite précédemment. Puis M. Philippe Etienne, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne, tentera également de me convaincre. Jusqu'au président de la FNSEA, Xavier Beulin – décédé depuis – qui me dira qu'il n'était pas sérieux de soutenir les producteurs de fruits et légumes et que du business pouvait être fait dans le cadre de cet accord s'agissant des céréales, des oléagineux et d'autres productions agricoles. La situation est invraisemblable ! Moi, je demande que le texte soit analysé pour voir s'il est juridiquement fondé.
Le 16 février 2012 le Parlement européen vote en plénière et l'accord est adopté, malgré mes recommandations, avec 369 voix pour, 225 contre et 31 abstentions.
Les choses auraient dû s'arrêter là, mais ce à quoi je m'attendais est arrivé : le Front Polisario, reconnu par les Nations unies, a décidé d'attaquer le texte devant la CJUE. La décision approuvant l'application de l'accord de libre-échange a été annulée à deux reprises. Le mercredi 29 septembre 2021, la CJUE a de nouveau annulé la décision approuvant cet accord sur l'agriculture et la pêche avec le Maroc, qui traite de manière uniforme ce pays et le Sahara occidental.
L'accord n'est donc pas appliqué dans la version rédigée par la Commission et votée par le Parlement et le Conseil de manière parfaitement scandaleuse. Je contestais cet accord de libre-échange sur le fond, mais la question centrale était pour moi le respect du droit international.
Voilà tous les éléments qui ont sans doute amené certaines autorités à me tordre le bras pour m'obliger à accepter ce texte.