Jeudi 16 mars 2023
La séance est ouverte à 14 heures
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
Après 150 heures d'auditions, après avoir entendu 88 personnes et reçu plus de 5 000 pages de contributions écrites, notre commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France effectue aujourd'hui sa dernière audition. Nous avons le privilège de vous accueillir, monsieur le Président de la République, pour clore ce cycle, après avoir reçu votre prédécesseur ce matin. Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation et de vous entretenir avec les députés sur les orientations de la politique énergétique définies au cours de votre mandat.
Nous saluons votre présence : entendre deux anciens présidents de la République constitue, en effet, un précédent dans la procédure des commissions d'enquête, en tout cas au cours de la Vème République. Votre démarche témoigne de votre attachement à l'institution parlementaire, de l'importance que vous accordez à la situation énergétique de la France, dont les implications sont à la fois sociales, économiques et géostratégiques, et de votre reconnaissance de la légitimité du Parlement à intervenir dans le domaine de la politique énergétique, notamment dans le cadre de ses activités d'évaluation et de contrôle.
Vous avez été Président de la République de 2012 à 2017. Vous avez incité au renforcement des compétences et de l'information du Parlement dans le domaine de l'énergie : vous avez développé de nouveaux outils de programmation, issus notamment de la loi de transition énergétique pour la croissance verte de 2015, instauré la stratégie nationale bas-carbone et la programmation pluriannuelle de l'énergie. Vous avez veillé à l'affermissement de la démocratie participative, par une ordonnance de 2016, ratifiée en 2018. Faute de temps, nous n'avons pas exploré cette dernière problématique, le spectre de nos travaux étant déjà très large.
Nous avons auditionné plusieurs membres des gouvernements constitués lors de votre mandat présidentiel, dont les anciens ministres M. Manuel Valls, Mme Delphine Batho, M. Arnaud Montebourg et Mme Ségolène Royal, ainsi que plusieurs chefs d'entreprise ou responsables d'organismes nommés au cours de cette période – MM. Jean-Bernard Lévy, Philippe Knoche, Bernard Fontana, Jean-Christophe Niel, Pierre-Marie Abadie, Daniel Verwaerde, Yves Bréchet, François Brottes.
Parmi les mesures relevant de la politique énergétique durant votre mandat, la loi de 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte a particulièrement retenu notre attention. Sur les 215 articles qu'elle comporte, deux dispositions ont fait l'objet de divers commentaires : la réduction de la part du nucléaire dans le mix électrique, à 50 % à l'horizon 2025, ainsi que le plafonnement de la puissance nucléaire installée à 63,2 gigawatts. D'autres actions mises en œuvre au cours de votre mandat ont également été évoquées : la COP21, les mécanismes de capacité et d'effacement, le déploiement des compteurs intelligents, le Fonds chaleur, le financement de la transition énergétique, ou encore le barrage de Sivens. L'accord électoral passé avec les Verts a lui aussi donné lieu à discussion.
Nous savons cependant, monsieur le Président, que les responsabilités qui incombent à un chef d'État – les vôtres ont été particulièrement lourdes, notamment en raison des attentats, de la gestion de la dette grecque, des interventions militaires extérieures, du Brexit – ne sauraient s'encombrer de batailles de chiffres, dont la portée normative est discutable. Il semblerait néanmoins que les annonces de réduction ou de fermeture aient contribué à démobiliser une filière entière.
Nous avons exclu le domaine militaire de notre champ d'investigation, mais les auditions ont clairement mis en évidence que l'énergie est utilisée comme une arme, ou conçue comme un moyen d'hégémonie par divers États. Trois d'entre eux ont fait l'objet d'observations au cours de nos travaux : la Chine, l'Allemagne, la Russie. C'est pourquoi il nous a semblé nécessaire d'entendre votre point de vue.
Les choix énergétiques sont essentiels pour l'avenir de notre pays. Attaché au Parlement, j'ai tenu à être entendu par votre commission d'enquête, notamment pour apporter des éclaircissements sur la politique que j'ai menée. La guerre en Ukraine, déclenchée en février 2022, a fait ressurgir le spectre de la pénurie, lié à la fin des approvisionnements en gaz russe, et à la crainte d'une flambée des prix de l'électricité, indexés sur ceux du gaz. Parallèlement, la lutte contre le réchauffement climatique nous oblige à accélérer la transition énergétique vers les énergies non carbonées.
Face à un triple défi – répondre aux besoins et éviter la pénurie, défis des prix, dans un contexte d'inflation, et du climat, qui menace la planète –, les enjeux d'indépendance, de souveraineté et de sécurité sont essentiels. Le nucléaire est, avec les énergies renouvelables et la sobriété énergétique, l'une des réponses les plus appropriées pour se débarrasser des énergies fossiles et pour répondre aux besoins de la population. Je n'évoquerai pas l'énergie nucléaire à des fins militaires, même si, en matière de recherche, il existe des liens profonds entre ce que les ingénieurs font pour améliorer notre capacité de production d'électricité et pour rendre notre force de dissuasion crédible.
Alors que les besoins en électricité se font criants, compte tenu de la situation en Ukraine, notre production nucléaire a été la plus faible de ces trente dernières années – 279 térawattheures – et EDF a connu une année noire, avec une perte de 18 milliards d'euros et une dette qui a doublé, pour dépasser 60 milliards d'euros. Que s'est-il passé ? C'est pour répondre à cette interrogation que votre commission d'enquête s'est constituée, puisqu'elle vise à identifier les causes d'une telle situation, en remontant aussi loin que possible dans le temps comme dans l'échelle des responsabilités. J'évoquerai tout d'abord la problématique plus actuelle, avant de revenir sur la période relative à mon mandat, à mes engagements en tant que candidat et aux décisions que j'ai prises comme Président.
Comment expliquer la chute de la production d'électricité d'origine nucléaire depuis deux ans ? Durant mon mandat, elle dépassait 400 térawattheures, avec un pic de 420 térawattheures en 2015. Est-ce en raison d'un défaut d'investissement passé, qui expliquerait l'arrêt momentané de vingt-six réacteurs sur cinquante-six ? S'agit-il d'un doute quant à la pertinence du nucléaire, lié à une décision législative ou à une posture politique, voire à un accord électoral ? Est-ce dû à un manque de personnel au sein d'EDF, faute du recrutement d'ingénieurs et de techniciens ? Est-ce lié à la fermeture de Fessenheim ? Non, quatre fois non.
Cela a été établi, la cause de cette réduction de capacité a été provoquée par la découverte d'un phénomène de corrosion sous contrainte, par des fissures – certaines faisant quelques millimètres, d'autres plus graves, notamment sur des centrales récentes –, par un accident industriel venu s'ajouter au lourd programme de maintenance, prévu de longue date mais qui a dû être reporté en raison de la crise sanitaire. D'autres incidents viennent d'être révélés, comme la fatigue thermique du réacteur 2 de la centrale nucléaire de Penly et du réacteur 3 de celle de Cattenom : EDF devra présenter, dans les meilleurs délais, un programme de révision de toutes les centrales à l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).
Ainsi, le phénomène des corrosions et des fissures résulte, non pas d'un manque d'entretien, d'un sous-investissement, d'une défiance à l'égard de la filière, d'une insuffisance de personnel, mais de la conception même des centrales historiques ; des travaux de réparation effectués il y a longtemps, sur des éléments de tuyauterie, sont également susceptibles d'être à l'origine de défaillances. Il était donc légitime et indispensable que, malgré le coût que cela représente, des centrales puissent être momentanément arrêtées.
La baisse de la production d'électricité nucléaire, en 2021 et 2022, n'est donc, en aucune manière, la conséquence d'une décision politique, ni d'un arrangement électoral remontant à plus de dix ans, ni d'un désintérêt à l'égard d'une filière essentielle pour notre pays. Elle résulte d'une addition d'incidents, dans un contexte qui requiert vigilance et où l'ASN a un pouvoir de prescription. Pourtant, certains ont été tentés de polémiquer et d'imputer la situation actuelle à des choix politiques remontant à il y a plus de dix ans. Depuis mon mandat, EDF a perdu, à cause des arrêts que j'ai mentionnés, une capacité de production de 130 térawattheures. La centrale de Fessenheim ne produisait, lorsqu'elle était en activité, que de 10 à 12 térawattheures.
Une confusion a été délibérément entretenue, comme si les pannes, arrêts, incidents, corrosions, nécessaire maintenance relevaient d'une défiance à l'égard du nucléaire. Au contraire, c'est parce que la filière connaît des difficultés impliquant de procéder à des réparations et de faire preuve de vigilance accrue suite à des incidents que nous devons la défendre. Ainsi, tout au long de mon mandat, j'ai cherché à défendre la filière nucléaire, tout en travaillant à la compléter par une montée des énergies renouvelables.
Je souhaite évoquer un deuxième aspect : comment comprendre la situation particulièrement préoccupante d'EDF en 2022 et 2023 ?
Alors que de 2012 à 2019, EDF avait dégagé, en moyenne, 4 milliards d'euros de résultat annuel, malgré un prix de l'énergie plutôt bas, l'entreprise affiche aujourd'hui une perte de 18 milliards d'euros et une dette de 65 milliards d'euros. Cette situation financière, extrêmement délicate, est-elle la conséquence de choix ou décisions défavorables à la filière nucléaire ces dernières années, ou résulte-t-elle de l'affichage d'un mix électrique à 50 %, voire de la fermeture de la centrale de Fessenheim ? Chacun sait que la réponse est non : elle est due à la baisse de la disponibilité du parc de centrales, qui n'a pas été en mesure de fournir plus de 279 térawattheures, à la diminution de la production hydraulique liée à la sécheresse, et à la décision gouvernementale d'augmenter de 100 à 120 térawattheures les volumes qu'EDF doit céder à ses concurrents dans le cadre de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), soit une perte de 8 milliards d'euros pour l'entreprise.
Ainsi, en l'absence de la moindre capacité de production supplémentaire, les concurrents d'EDF ont pu réaliser des superprofits en revendant dix fois plus cher l'électricité qu'ils lui ont achetée. Le coût supplémentaire lié à ce déplafonnement, dans le cadre de l'Arenh, n'a pas été compensé par l'État : c'est l'entreprise EDF qui a été délibérément affaiblie. Si ce dispositif n'était pas corrigé dans les années à venir, les résultats financiers d'EDF seraient à nouveau négatifs, la production d'électricité nucléaire n'étant pas en mesure de retrouver rapidement son niveau antérieur, compte tenu des travaux nécessaires.
Ces éléments invitent à réfléchir à l'avenir de la filière nucléaire : EDF pourra-t-elle assumer seule la poursuite du programme du grand carénage – destiné à prolonger la durée des centrales, pour 33 milliards d'euros –, le lancement des EPR 2 – soit environ 50 milliards d'euros –, l'achèvement de l'EPR de Flamanville, sans oublier les investissements dans les renouvelables et les réseaux ? La renationalisation d'EDF – rappelez-vous qui l'a privatisée – n'a de sens que si elle débouche sur une recapitalisation substantielle de l'entreprise et sur une mobilisation significative de l'épargne disponible, pour financer les gros investissements.
J'en viens aux engagements que j'avais pris comme candidat et aux choix qui furent les miens, en tant que Président de la République.
En mars 2011, avant donc l'élection présidentielle de 2012, s'est produite la catastrophe de Fukushima, qui, bien qu'il s'agisse d'un tsunami et non d'un accident nucléaire, crée un doute : cet événement mondial conduit le gouvernement japonais à annoncer la fermeture de toutes les centrales nucléaires du pays. Peu de temps après, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique annoncent sortir du nucléaire, dans un délai plus ou moins long. En parallèle, les ONG et les mouvements anti-nucléaires déploient une communication basée sur la peur – risques d'accident, déchets nucléaires.
Cette inquiétude rejaillit inévitablement au niveau national, à la veille d'une élection. Durant toute l'année 2011, des sondages indiquent que la très grande majorité de nos concitoyens – 65 % à 80 % d'entre eux – souhaitent un arrêt progressif, sur vingt-cinq ou trente ans, des programmes nucléaires, au bénéfice des énergies renouvelables.
Pour choisir le candidat qui le représentera à l'élection présidentielle, le Parti socialiste recourt, en 2011, à une primaire citoyenne. La candidate Martine Aubry et d'autres personnalités déclarent vouloir sortir du nucléaire à l'horizon de vingt-cinq à quarante ans. J'ai, pour ma part, affirmé deux convictions, dans cette primaire qui a réuni plus de 3,5 millions de personnes : le nucléaire doit rester pour longtemps un élément majeur de notre mix énergétique ; les énergies renouvelables doivent être développées autant que possible, tout en adoptant des mesures d'économies d'énergie. Le 16 octobre 2011, j'ai été désigné candidat sur cette position.
Peu de temps après, un accord électoral est scellé entre deux partis : Europe Écologie Les Verts (EELV) et le Parti socialiste. Il porte non seulement sur le mix à 50 %, mais aussi sur la réduction d'un tiers de la production installée – 24 réacteurs –, sur la fin de la filière du MOX, sur la reconversion des moyens de stockage des déchets – le laboratoire de Bure –, et laisse planer une incertitude sur l'avenir de la centrale de Flamanville.
Je respecte toujours les partis. Si nous sommes dans une sorte de crise politique, c'est parce que les partis sont devenus évanescents. Il est légitime que des partis discutent, et les accords qu'ils concluent ne se font pas sur un coin de table. S'il n'y a plus de partis dans notre pays, il n'y aura pas de démocratie véritable. Cependant, en tant que candidat à l'élection présidentielle, j'avais des responsabilités qui n'étaient pas celles des partis. J'ai donc annoncé que, n'étant pas engagé, je ne respecterais pas l'accord qui venait d'être signé entre le Parti socialiste et les Verts sur ce point.
Je me suis donc présenté devant les Français avec le même discours que devant les électeurs de la primaire socialiste : un objectif de 50 % de nucléaire à l'horizon 2025, une seule fermeture – celle de Fessenheim, et aucune autre –, la poursuite du chantier de Flamanville, qui se substituerait à Fessenheim dans les meilleurs délais, le maintien de la filière MOX et les projets d'enfouissement, car il fallait assurer aux centrales le plutonium nécessaire pour fonctionner et il était indispensable de régler la question des déchets pour faire accepter le nucléaire. Ces éléments représentaient mon quarante et unième engagement, qui figure en page 28 du document que vous avez, bien sûr, tous conservé et auquel vous vous reportez régulièrement pour connaître l'évolution de la situation par rapport à ma pensée…
Je me suis replongé dans le débat de l'entre-deux tours que j'ai eu avec M. Nicolas Sarkozy en avril 2012. J'ai cru comprendre que vous aviez reçu mon prédécesseur ce matin et qu'il avait toujours cette faconde qui le rend particulièrement attractif, au moins auprès de ses amis, et j'en suis heureux pour lui. La question du nucléaire est nécessairement venue dans ce débat, compte tenu de l'importance du choix régalien que le Président de la République doit faire, généralement au début de son mandat. M. Nicolas Sarkozy a tiré argument de l'accord qui venait d'être passé entre les Verts et le Parti socialiste, ce que je peux comprendre dans le cadre d'un débat. J'ai dit alors que je n'étais pas engagé par cet accord et ai déclaré que je voulais continuer à faire du nucléaire la source principale de la production d'électricité, tout en réduisant sa part à mesure qu'augmenterait la production des énergies renouvelables. Le débat se prolongeant, j'ai dit à mon interlocuteur que, s'il voulait conserver toutes les centrales, je souhaitais, quant à moi, en fermer une et en ouvrir une autre : celle de Flamanville, et que ce serait la seule position que je prendrais à propos des centrales nucléaires durant mon mandat.
Je n'ai même pas fermé Fessenheim durant mon mandat, mais je revendique cette décision : Fessenheim devait fermer dès lors que Flamanville ouvrirait. C'est sur cette position très claire – 50 % de nucléaire, une centrale qui devait fermer et Flamanville qui devait poursuivre son développement, en assurant le maintien de ce qui faisait la force de notre industrie nucléaire – que je me suis présenté devant les Français, qui m'ont accordé leur confiance, alors même que la position majoritaire de nos concitoyens était sans doute, à cette époque, très défavorable au nucléaire. Je considérais alors que ma responsabilité, non seulement de candidat, mais aussi de futur Président de la République si les Français m'accordaient leur confiance, était de maintenir la filière nucléaire, et de la maintenir à un haut niveau.
J'évoquerai maintenant l'état de cette filière en cette année 2012, lorsque je suis arrivé aux responsabilités. La dernière décision de construction d'une centrale en France remontait à 2005, lorsque Jacques Chirac, Président de la République – et non pas son ministre d'État – avait décidé de lancer celle de Flamanville. La décision était importante, mais le choix de produire un exemplaire unique, sans effet de série, représentait une grande différence par rapport aux programmes lancés précédemment. L'EPR devait être livré en 2012, et je rappelle qu'il ne l'est toujours pas onze ans plus tard. Durant le mandat de M. Nicolas Sarkozy, aucun lancement de centrale n'a été décidé : seule celle lancée par Jacques Chirac devait trouver son aboutissement durant la période pour laquelle j'accédais à la présidence de la République.
Il existait un projet de lancement d'un deuxième réacteur à Penly, mais l'enquête publique avait été différée à plusieurs reprises et, en octobre 2011, EDF et le Gouvernement avaient décidé de la repousser à après l'échéance de 2012.
Par ailleurs, Areva était alors en très grande difficulté financière, notamment à cause des retards et des surcoûts de l'EPR de Finlande, chantier important qui était pour la France l'occasion de montrer que la filière EPR pouvait être non seulement fabriquée dans notre pays, mais aussi exportée. Hélas, le chantier avait été lancé en 2004 et la livraison de la centrale en Finlande n'a pas abouti durant mon mandat. On considère qu'au mieux, elle sera mise en service à plein régime en 2023 ou 2024. Voilà quelle était la situation de la filière nucléaire.
J'y ajoute deux considérations. Tout d'abord, nous avions connu en 2009 l'échec pénible de la vente d'un réacteur EPR aux Émirats arabes unis. Ce réacteur, bien qu'étant le meilleur, n'était peut-être pas approprié aux Émirats. L'échec de cette négociation tenait aussi pour beaucoup à la désorganisation de la filière dans la présentation de l'offre française et aux conflits opposant EDF et Areva, constatés notamment par le « rapport Roussely ».
Il faut citer aussi la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (loi Nome), qui transcrit des directives européennes et invente le mécanisme de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), qui a eu une grande part, comme vous l'ont sans doute confirmé les présidents successifs d'EDF, dans les difficultés que connaît aujourd'hui cette grande entreprise nationale. S'il est en effet une décision qui a été contraire à la filière nucléaire, c'est bien cette loi. Je ne parle pas ici seulement de la privatisation, qui était au demeurant antérieure, ni de la mise en concurrence proprement dite, mais d'une mise en concurrence faussée, dans laquelle les concurrents d'EDF bénéficient d'un mécanisme qui les met dans une situation plus favorable qu'EDF. Cette loi a privé EDF de ressources substantielles, qui lui auraient permis d'aller encore plus loin dans ses investissements dans l'énergie tant renouvelable que nucléaire.
C'est pourquoi il m'a paru nécessaire de redéfinir dès mon arrivée la politique énergétique de la France autour d'une filière nucléaire restructurée et de renouvelables stimulés.
La première décision de mon mandat ne vous a peut-être pas laissé un bon souvenir, monsieur le président : il s'agissait du conseil de politique nucléaire du 28 septembre 2012, qui annonçait la fermeture de Fessenheim à la fin de mon mandat, soit à la fin de 2016. L'ASN, l'Autorité de sûreté nucléaire, estimait en effet qu'il fallait cinq ans pour aboutir à une procédure incontestable tout en permettant à la centrale de fonctionner jusqu'à son terme sans jamais s'arrêter – car tel a été le cas : elle a continué à fournir de l'électricité dans des conditions de sécurité totalement préservées.
Pourquoi Fessenheim ? Il y avait plusieurs raisons à ce choix de fermer une centrale pour en ouvrir une autre, en l'occurrence Flamanville, de plus grandes dimensions. La première était que l'Autorité de sûreté nucléaire, dans un avis du 3 février 2012 – donc avant mon arrivée aux responsabilités – déclarait qu'il fallait engager de très importants travaux pour pérenniser l'exploitation de Fessenheim. Le deuxième argument, qui n'était toutefois pas le plus décisif, était qu'il s'agissait de la plus vieille de nos centrales. Un autre encore, contesté par les élus locaux, était que la centrale était située en contrebas du canal d'Alsace, avec un risque d'inondation, ce qui renvoyait à ce qui s'était produit à Fukushima, même si les deux situations n'étaient guère comparables.
J'ajouterai un dernier élément : durant le mandat de mon prédécesseur, Fessenheim avait déjà été évoquée comme pouvant éventuellement fermer. Vous avez reçu Mme Kosciusko-Morizet, qui a également invoqué le fait que l'épaisseur du radier, c'est-à-dire du plancher en béton de la centrale, était inférieure à ce qu'elle était dans toutes les autres centrales et n'atteignait pas le niveau de sûreté de troisième génération.
Ce qui me paraissait cependant le plus essentiel était que, puisque nous savions que nous devrions fermer dans dix ou quinze ans des centrales qui arrivaient au terme de leur vie, nous pouvions faire du site de Fessenheim un centre de recherche pour la prolongation et le démantèlement des centrales. D'où cette décision et le message de modernisation qui l'accompagnait : la plus ancienne de nos centrales était remplacée par la plus moderne, à savoir l'EPR de Flamanville. Ce lien a été établi dans la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, que vous avez évoquée.
Cette loi a été précédée par un grand débat énergétique associant toutes les parties prenantes : patronat, syndicats, élus locaux et, bien sûr, ONG. Mme Batho, qui avait été chargée de ce débat, l'a parfaitement mené, même si elle a ensuite fait un autre choix, et ce débat a inspiré la loi de 2015 présentée par Mme Ségolène Royal, ministre de l'écologie. Pour la première fois, un texte du Parlement fixait les objectifs d'une politique de transition énergétique, créant deux instruments pour traduire cette politique : les programmations pluriannuelles de l'énergie (PPE) et la stratégie bas-carbone.
Par ailleurs, l'objectif de 50 % de nucléaire à l'horizon 2025 n'avait pas de caractère obligatoire : il ne s'agissait que d'un horizon, sans caractère normatif, et il n'était d'ailleurs accompagné d'aucune trajectoire. La seule disposition entrée en vigueur et susceptible d'avoir un caractère contraignant, sur lequel nous reviendrons, était le plafonnement à 63,2 gigawatts de puissance installée en capacité de production nucléaire. En 2022, la capacité de production était de 41 gigawatts, compte tenu des arrêts, des incidents et des opérations de maintenance. Le seuil de 63,2 gigawatts offrait donc des marges permettant d'ouvrir des centrales s'il en était besoin dans l'avenir et d'en fermer s'il était nécessaire ; il n'a jamais été pour EDF une gêne ou une limite. Durant toute la période de mon mandat, EDF n'a jamais été contrainte par ce plafonnement à importer de l'énergie électrique, et elle en a même a exporté, à hauteur de 10 térawattheures ou davantage. Le but était donc clairement de maintenir le niveau de la production nucléaire tout en accroissant la part des renouvelables et en espérant trouver un mix énergétique correspondant à mes objectifs. Il s'agissait donc de prolonger la durée d'exploitation des centrales existantes en attendant de pouvoir éventuellement, le jour venu, les renouveler. Quant à la PPE, créée par la loi de 2015 et qui avait vocation à la traduire, elle liait explicitement la fermeture de Fessenheim à l'ouverture de Flamanville.
Cependant, voter une loi n'aurait pas suffi. Ma charge m'imposait l'obligation, compte tenu de la responsabilité régalienne si importante qui m'incombait en matière de nucléaire, de réorganiser la filière, qui était éclatée, divisée et désorganisée. En 2014, j'ai pris trois grandes décisions, à commencer par des décisions de nomination : M. Varin était appelé à la direction d'Areva et M. Fontana à celle de Framatome, et M. Lévy remplaçait M. Proglio à la tête d'EDF. Il fallait toutefois clarifier la répartition des responsabilités de cette nouvelle équipe. Framatome, qui était jusqu'alors dans le périmètre d'Areva, a été repris par EDF, tandis que les autres parties d'Areva étaient nationalisées – car l'entreprise était alors partiellement privatisée –, après renflouement de ses pertes par l'État pour un montant de 5 milliards d'euros. La partie d'Areva, qui n'était pas transférée à EDF, est devenue Orano, désormais chargé du combustible.
EDF devenait ainsi chef de file unique, afin d'éviter que ne se renouvellent les difficultés rencontrées aux Émirats ou à Flamanville, tandis que Framatome s'occupait des chaudières et Orano du combustible.
Il était d'autant plus nécessaire de réorganiser cette filière que nous subissions les retards et les surcoûts qui s'accumulaient pour la centrale de Flamanville, traduisant perte de compétences et malfaçons, à quoi s'ajoutaient les contraintes imposées par les exigences de l'Autorité de sûreté nucléaire. En outre, nous payions, à Flamanville, le défaut d'effet de série. En effet, le fait de n'avoir lancé qu'une seule centrale a été pour beaucoup dans les charges supportées par ce projet.
J'ai donc adressé en 2015 à M. Jean-Bernard Lévy, président d'EDF, une lettre de mission résumant ce que je viens d'exposer. Il s'agissait, premièrement, de la prolongation de l'exploitation des centrales existantes au-delà de quarante ans : c'était le plan Grand carénage, pour lequel nous dégagions 50 milliards d'euros. Deuxièmement, de la préparation du programme EPR 2, réacteur beaucoup plus adapté à nos besoins et beaucoup moins lourd, qui permettra sans doute de relancer la filière. Troisièmement, de nouvelles dépenses pour le projet SMR, consistant en réacteurs d'un volume beaucoup plus réduit, mais beaucoup plus faciles à réaliser dans un délai plus court.
Nous avons aussi maintenu les crédits d'Astrid, projet qui sera supprimé après mon départ, et fait voter en 2016 la « loi Cigeo » pour permettre la création de stocks réversibles en couches géologiques profondes.
J'ai dû, en 2016, assurer à EDF un avenir qui était en partie menacé à la fois par des prix relativement bas de l'énergie et par la nécessité d'exporter son savoir-faire – le réacteur EPR. J'ai donc accepté la proposition de M. Jean-Bernard Lévy de soutenir la décision d'EDF de répondre au projet de Hinkley Point pour permettre à la France d'offrir sa technologie au Royaume-Uni, où EDF est le seul exploitant des centrales nucléaires. Cette décision a été controversée à l'intérieur comme à l'extérieur d'EDF. Les organisations syndicales se sont interrogées et j'ai – considéré, pour ma part, qu'il fallait absolument réaliser ce projet qui nous permettait d'assurer un plan de charge aux usines françaises de la filière et de remédier à la perte de compétences tant pour Framatome que pour EDF ou Orano.
Pour permettre à EDF de réaliser cet investissement et de continuer à agir pour les énergies renouvelables et pour le nucléaire dans un contexte de prix bas, l'État, sous ma direction, a participé à un plan de redressement de l'entreprise, a renoncé, pour la première fois, à des dividendes qu'EDF aurait dû lui verser et a souscrit une augmentation de capital de 4 milliards d'euros. Pour la première fois depuis la création d'EDF, c'est-à-dire depuis la Libération, l'État soutenait l'entreprise nationale, et cela à cause d'une mauvaise loi : celle de 2010.
Au bout du compte, si je dois reconnaître ce que j'ai fait durant mon mandat et assumer devant vous les décisions que j'ai prises en faveur tant de la filière nucléaire et d'EDF que des renouvelables et de la sobriété énergétique, je peux aussi exprimer deux regrets. Le premier est de n'avoir pas réussi à accroître suffisamment la part des renouvelables, dont le développement se heurtait certes à des blocages, des recours et des procédures, mais dont la rentabilité est avérée et dont les prix sont devenus très compétitifs.
Mon deuxième regret est de n'avoir pas pu obtenir – mais comment me mettre à la place des opérateurs et des ingénieurs ? – l'ouverture de Flamanville, ne serait-ce que pour démontrer que nous disposions d'un réacteur susceptible d'être reproduit et que nous pouvions engager un nouveau cycle de construction de centrales. En outre, cette ouverture était nécessaire pour fermer Fessenheim.
Néanmoins, pendant tout mon mandat, les cinquante-huit réacteurs que j'avais reçus « en héritage » – non de mes prédécesseurs, mais de tous les bâtisseurs de l'industrie nucléaire – ont fourni de l'électricité sans aucune difficulté et avec un solde net d'exportation correspondant à la production de dix réacteurs, soit cinq fois Fessenheim. Aucun relâchement n'a été observé dans l'entretien et la sécurité des centrales. Et nous avons significativement renouvelé le personnel d'EDF durant toute cette période.
Toutefois, en 2017, il apparaissait clairement que la nécessaire prolongation des centrales nucléaires au-delà de cinquante ans, sous le contrôle de l'Autorité de sûreté nucléaire, ne pourrait pas les concerner toutes, et que des fermetures étaient inévitables, ce qui rendait d'autant plus nécessaire le lancement de nouveaux réacteurs de type EPR 2 ou SMR.
Je suis également convaincu que le nucléaire et les renouvelables sont complémentaires, et que nous avons trop souffert d'un débat vicié entre les partisans du tout-nucléaire et ceux du tout-renouvelable. Du reste, aucun des scénarios de RTE visant à défendre l'une ou l'autre de ces causes n'a jamais pu convaincre. Nous avons besoin du nucléaire et du renouvelable. Le premier est une énergie pilotable indispensable et le second sera sans doute, dans quelques années, l'énergie la moins coûteuse.
Quant à savoir à quel horizon la part de nucléaire dans la production d'électricité pourrait être de 50 %, j'avais pensé que ce serait possible à l'horizon 2025, mais ce ne l'était pas. Lors de la discussion de la loi de 2015, Mme Ségolène Royal m'avait rendu compte de la position du Sénat qui, avec une majorité de droite, évoquait l'horizon 2030. La date de 2035 a ensuite été mentionnée, et j'ai cru comprendre que Mme Élisabeth Borne parlait maintenant de 2050.
Il est aujourd'hui admis qu'il faut une part substantielle de nucléaire et une part de renouvelable, accompagnées d'une sobriété énergétique. Tel était le calcul que l'on pouvait faire, même si, durant mon mandat, les prévisions de RTE faisaient état d'une stagnation de la production d'électricité. Or nous sommes aujourd'hui tous conscients du fait que la consommation d'électricité augmentera et que la part du nucléaire baissera donc forcément, même si nous construisons de nouvelles centrales à la place de celles qui devront, en fonction des analyses de l'ASN, être arrêtées.
On peut fixer des objectifs, et il est bon de le faire, mais il se produit toujours des événements qui bouleversent les prévisions les mieux établies. Nous vivons actuellement une telle situation et, sans que personne l'ait souhaité, la part du nucléaire dans la production d'électricité sera peut-être de l'ordre de 60 % si les incidents se prolongent. C'est là l'effet non pas d'une volonté du Président de la République ou d'une autre composante de la vie politique, mais d'une réalité qui s'impose à nous et que nous devons absolument dépasser. Ce qui comptera, c'est l'excellence des deux filières, celle du nucléaire comme celle des renouvelables, et une répartition optimale des investissements.
Le grand enjeu, enfin, est la sobriété énergétique, celle dont on parle mais qu'on ne voit pas – par définition, en effet, il n'y a pas de centrale de la sobriété énergétique, mais des comportements. L'isolation thermique est donc sans doute l'investissement le plus rentable pour que nous ayons à consommer moins d'électricité et d'énergie. Encore faudrait-il pour cela que nous puissions affecter un volume budgétaire à cette priorité.
Au-delà des responsabilités qu'elle devra établir, à chaque époque, pour ceux qui ont gouverné, pris des décisions et exécuté celles-ci, votre commission d'enquête doit aboutir à des conclusions aussi consensuelles que possible si elle veut faire œuvre utile et assurer une certaine continuité. Cela n'empêchera pas le débat entre ceux qui sont toujours réservés envers l'énergie nucléaire ou qui colportent parfois des doutes à son endroit, et n'épuisera pas non plus le débat entre ceux qui contestent les énergies renouvelables en considérant qu'elles défigurent le paysage ou empêchent le bon usage de la mer, mais si nous voulons dépasser ces réticences, ces oppositions et ces fractures, nous avons intérêt à trouver des domaines de consensus. Or, compte tenu de ce que je viens de dire de la transition énergétique et des effets d'un conflit qui pose la question de notre approvisionnement énergétique, nous nous trouvons dans un contexte qui rend possible un tel consensus.
Bien qu'élu dans la circonscription où se trouve Fessenheim, j'ai posé très peu de questions sur cette centrale dans le cadre de la commission d'enquête afin d'éviter que nos travaux se focalisent sur ce qui apparaît comme un symbole. Nous cherchons davantage à étudier le processus décisionnel et la façon dont les stratégies élaborées au niveau du Président de la République se conjuguent avec l'action de l'ensemble des opérateurs, qu'ils soient administratifs, privés, parapublics ou paraprivés.
En 2012, vous avez très vite annoncé votre volonté de fermer les deux réacteurs de Fessenheim à l'horizon 2016. Au terme d'un dialogue entre EDF, les ministres compétents et vous-même, chef de l'État, cette décision n'a pas été mise en œuvre. Avez-vous identifié les éléments qui ont freiné le processus ? Avez-vous cherché à les combattre ?
Je n'ai jamais pensé qu'une parole du Président de la République pouvait suffire pour fermer une centrale. Une telle décision concernait un outil de puissance qui mérite le respect ; elle impliquait des personnels qui s'interrogeaient sur leur sort et des élus locaux qui s'inquiétaient des solutions proposées par l'État pour compenser la fermeture de la centrale. EDF avait des intérêts à défendre. Par ailleurs, il fallait mettre en place un processus d'indemnisation, respecter un ensemble de procédures et demander l'avis de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).
Je m'étais engagé devant les Français à fermer une seule centrale et à poursuivre la construction de l'EPR de Flamanville, même si des réserves et des critiques avaient commencé à s'exprimer s'agissant du coût de ce projet – il est vrai que celui-ci a été multiplié par cinq et que le délai de mise en service a été allongé, sans doute jusqu'en 2025. En mettant un terme à ce chantier en 2012, nous aurions signé la fin de la filière EPR. Dès lors, comment aurions-nous pu exporter cette technologie en Chine et au Royaume-Uni, comme nous l'avions déjà fait en Finlande ? Il me semblait donc essentiel d'ouvrir Flamanville, et j'ai regretté que cela n'ait pu se faire durant mon mandat – c'est un regret que mon prédécesseur comme mon successeur peuvent partager.
Je le répète, la fermeture de Fessenheim était liée à l'ouverture de Flamanville. Du reste, EDF devait respecter certaines procédures, et je n'ai pas exercé une pression quotidienne pour obtenir la fermeture de la centrale. Pour assurer le respect de ma parole, j'aurais souhaité que cela advienne à la fin de mon mandat. En 2017, Mme Ségolène Royal a eu l'obligeance de préparer un décret, mais chacun sait qu'il n'avait aucune valeur juridique. Il a donc fallu attendre quelques années supplémentaires pour que la fermeture de Fessenheim soit effective, sans d'ailleurs que l'EPR de Flamanville ne soit ouvert.
Dans votre propos introductif, vous avez émis quelques critiques à l'encontre de la loi portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, la loi Nome. Nous avons auditionné deux de vos quatre ministres de l'énergie successifs. Nous avons interrogé l'une d'entre elles sur l'évolution possible du tarif de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) permise par la loi Nome ; elle a été surprise de la question et semblait découvrir cette possibilité. Qu'en est-il à votre niveau ? Étiez-vous préoccupé par le respect des règles fixées par la loi Nome au cours de votre mandat ? Si oui, avez-vous envisagé de les modifier ? A priori, vous ne l'avez pas fait…
L'une des premières démarches de M. Jean-Bernard Lévy a été de me rencontrer pour remettre en cause le mécanisme de l'Arenh, qui oblige EDF à fournir 100 térawattheures à des concurrents qui les revendent ensuite à des prix plus élevés. Ce mécanisme faussait la concurrence, ne créait aucune capacité physique supplémentaire, pénalisait EDF et favorisait la spéculation.
En 2015, sur les conseils de M. Lévy, le Gouvernement et moi-même avons envisagé de négocier avec la Commission européenne pour relever de quelques euros le prix de cession. Nous pensions pouvoir arriver à 52 euros par mégawattheure. Or le prix de marché de l'électricité était alors tellement faible – 30 euros – que cette négociation n'avait plus de sens. En effet, le mécanisme de l'Arenh est intéressant, pour les concurrents d'EDF, lorsque le prix de marché est supérieur au prix de cession de 42 euros ; dans le cas contraire, l'Arenh n'a pas d'utilité, les concurrents d'EDF préférant se fournir sur le marché. Alors que nous étions tout près d'obtenir l'amorce d'une position favorable de la Commission, nous n'avons pas saisi cette opportunité, ce que je regrette profondément.
L'inversion des rapports de prix sur le marché ne vous a-t-elle pas plus inquiété que cela ?
Je n'ai pas connu, durant mon mandat, de prix de marché supérieur à 42 euros. Le prix de l'énergie, dont la faiblesse était liée à la récession passée et à la faible croissance – un facteur qui explique aussi les projections de RTE en matière de consommation d'électricité –, n'était d'ailleurs pas une contrainte. Or le mécanisme de l'Arenh s'avère particulièrement pervers quand le prix de l'électricité s'élève, comme pendant la crise que nous venons de traverser.
En France, le développement du nucléaire est avant tout une question de filière. Durant votre mandat, la viabilité d'Alstom a été mise en doute et vous avez dû traiter le rachat de cette entreprise par General Electric. Pouvez-vous nous éclairer sur ce dossier, qui revient dans l'actualité avec une tentative de retour des capitaux français ?
Lorsque j'étais Président, Alstom n'était pas une entreprise publique. C'était une entreprise privée, dont le principal actionnaire était Bouygues et dont les dirigeants envisageaient de céder une part de l'activité, notamment l'énergie. Leur préférence allait à General Electric et les négociations étaient déjà largement engagées quand M. Montebourg, le ministre de l'économie, en a été informé. J'ai été amené à convoquer l'ensemble des parties prenantes afin de trouver la meilleure solution pour Alstom, pour les salariés concernés et pour notre filière nucléaire. Il y avait en réalité deux options sur la table : un rachat par General Electric ou un rachat par Siemens. General Electric était déjà présent sur le sol français, notamment à Belfort, et avait participé à l'histoire du nucléaire dans notre pays. La situation était plus compliquée pour Siemens, puisque l'Allemagne venait de décider de sortir du nucléaire. Par ailleurs, l'opérateur allemand souhaitait racheter toute l'activité d'Alstom, à savoir le transport et l'énergie. Même si nous avions de très bons rapports avec Siemens et que nos amis allemands auraient été très heureux d'une telle coopération, j'ai donc considéré qu'il fallait choisir General Electric, en lui posant un certain nombre de conditions auxquelles il a parfois tenté de se soustraire – il a d'ailleurs dû payer des pénalités pour ne pas avoir tenu ses engagements en matière de créations d'emplois.
L'accord sur les 50 % de nucléaire transcrit dans la loi de 2015 a déjà été largement discuté dans notre commission d'enquête. À l'époque, les prévisions relatives à la demande d'électricité étaient à peu près stables dans le temps : la réduction de la part du nucléaire devait donc mécaniquement entraîner la fermeture d'un certain nombre de réacteurs. J'imagine que vous avez eu, entre 2012 et 2015, des échanges sur cette question, notamment avec l'opérateur de réseau RTE. Aussi, combien de réacteurs aurait-il fallu fermer à l'horizon 2025 ?
J'avais pris l'engagement de ne fermer aucune autre centrale que celle de Fessenheim durant mon mandat. La question pouvait se poser pour la suite, c'est-à-dire à l'horizon 2025 ou pour le quinquennat suivant. La loi de 2015 ne fixe aucune trajectoire et ne mentionne aucun autre réacteur que ceux de Fessenheim – en rapport avec Flamanville, comme cité dans la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE).
Quels sont les vingt-quatre réacteurs évoqués dans le fameux accord conclu entre le Parti socialiste et les Verts ? Je me suis moi-même posé la question – je n'étais pas partie prenante à cette négociation puisque j'étais déjà candidat. Il s'agissait en fait des vingt-quatre réacteurs les plus vieux, ceux qui auraient éventuellement dû être remplacés à l'horizon 2025, 2030 ou 2035. Or, en 2015, je n'ai pas choisi de fixer à quarante ans la durée maximale d'exploitation des centrales, comme cela était initialement prévu. Dans le cadre du grand carénage, on est déjà à cinquante ans et on évoque maintenant une durée de vie des centrales de soixante ans, voire davantage – toutes les centrales ne pourront cependant pas aller jusque-là. Certes, je considérais que nous devrions effectivement fermer des réacteurs, à une échéance peut-être bien plus lointaine que 2015, mais aucun élément ne me laissait penser que ces fermetures pourraient être opérées à un rythme soutenu.
À l'époque, M. Proglio, le président d'EDF, acceptait l'idée des 50 %, même s'il a pu dire le contraire devant votre commission – il faut dire qu'il était candidat à sa propre succession et que cette situation autorise parfois quelque souplesse. Contrairement aux représentants de RTE, dont les projections étaient fondées sur une stagnation de la consommation électrique, il prévoyait que la consommation pourrait augmenter et que nous arriverions alors, à un moment ou un autre – peut-être en 2025, en 2027 ou en 2030 –, à 50 % de nucléaire. En 2015, cependant, le contexte était bien différent : la situation économique n'était pas formidable ; nous ne subissions pas une telle pression liée à la lutte contre le réchauffement climatique et aux objectifs de neutralité carbone ; nous n'avions pas non plus l'obligation de diminuer la consommation de gaz, que nous importions très peu.
Je voudrais m'assurer d'avoir bien compris ce que vous disiez à propos de la centrale de Penly. Vous avez indiqué que, lors du quinquennat précédant votre mandat, la conduite d'une enquête publique avait été renvoyée à après 2012. Avez-vous implicitement voulu dire que vous avez décidé, avec votre gouvernement, de ne pas mener cette enquête publique ?
Nous ne savons évidemment pas tout ce qui se passe lors d'un conseil de politique nucléaire, mais vous avez expliqué que la volonté de réduire la part du nucléaire était associée au souhait de renforcer la filière à l'export. À l'issue du conseil de politique nucléaire de janvier 2013, des annonces ont d'ailleurs été faites au sujet des compétences et des métiers à l'export ; or de nombreux acteurs de la filière et responsables politiques ont insisté sur « l'effet signal » qui l'aurait emporté sur tout le reste de la loi de 2015. Comment expliquez-vous l'importance prise par cet « effet signal » alors que vous sembliez vouloir renforcer la filière à l'export ?
En janvier 2009, le président Sarkozy annonce la construction d'un deuxième réacteur EPR à Penly. Le projet doit associer EDF, GDF et Total, ce qui n'est pas forcément un bon modèle. Des réunions publiques sont organisées en mai 2010 – M. Jumel pourrait assurément vous en parler car il y a eu un certain nombre de manifestations – mais le doute s'installe dès mai 2011, quelques semaines après la catastrophe de Fukushima. M. de Margerie, à l'époque président de Total, annonce que la réflexion au sujet de Penly a été arrêtée. L'enquête publique, qui devait débuter en juin 2011, est alors reportée au mois d'octobre 2011. En octobre, bien que M. Sarkozy organise des meetings dans toutes les centrales nucléaires lors de ses déplacements, il reporte à nouveau l'enquête publique ; à la fin de l'année 2011, EDF annonce finalement un report à une date indéterminée. Je peux comprendre la décision prise par EDF : puisque le Président de la République n'a pas pris la décision de lancer l'enquête publique, l'entreprise préfère attendre le vote des Français, d'autant que j'avais moi-même annoncé que Flamanville serait la seule centrale qui ouvrirait. Une fois élu, cependant, je ne mets pas un terme définitif au projet de Penly. Heureusement, d'ailleurs, que nous ne l'avons pas réalisé à l'époque, car nous aurions sans doute eu recours à l'EPR que nous construisions avec difficulté à Flamanville, alors qu'il vient d'être annoncé que le site bénéficierait finalement de l'EPR2, avec un effet de série.
J'avais donc annoncé que, mis à part le projet de Flamanville, aucun programme nucléaire ne serait lancé durant mon mandat, et donc pendant les deux quinquennats suivant la présidence de Jacques Chirac. Cela comportait, pour la filière, un risque de perte de compétences : aussi fallait-il absolument assurer l'exportation, en évitant toutefois de donner l'image d'un projet qui s'enlisait comme cela se produisait en Finlande – il a fini par aboutir, mais à quel prix pour Areva, dont il a fallu compenser les pertes pendant ma présidence ! C'est pourquoi j'ai soutenu le projet d'Hinkley Point, qu'il était nécessaire de lancer pour préserver la filière. Nous avons essayé de négocier, en Inde et ailleurs, des projets d'exportation de l'EPR. Nous avions un atout : la Chine avait été capable, avec des exigences de sécurité n'ayant sans doute pas grand-chose à voir avec les normes de l'ASN, de faire fonctionner ce type de réacteurs. Je le répète, il était très important de maintenir cette stratégie d'exportation pour entretenir les compétences, faire travailler les usines et faire bénéficier l'EPR d'un semblant d'effet de série.
J'en viens à des questions sur les énergies renouvelables et les conséquences de leur développement. De très nombreuses personnalités, y compris des ministres ayant eu l'honneur d'appartenir aux différents gouvernements que vous avez nommés, nous ont fait part d'alertes remontées par des administrations, par des responsables de réseaux voire par d'autres membres du Gouvernement – nous avons cru comprendre que certaines discussions interministérielles avaient été vives, ce qui, du reste, n'est pas anormal – s'agissant de la capacité du réseau à supporter une montée en charge de ces énergies renouvelables à hauteur de 50 %, ainsi que de la possibilité de piloter la production et d'assurer l'équilibre entre l'offre et la demande dans le cadre de ce nouveau modèle. Quelle était la teneur de ces discussions ? Les décisions prises durant votre mandat auraient-elles mérité d'être complétées par des investissements dans le réseau ou par des mesures supplémentaires par rapport à celles que contenait déjà la loi de 2015 ?
J'ai dit mon regret de ne pas avoir pu développer davantage les énergies renouvelables, non seulement pour atteindre notre objectif à l'horizon 2025, 2030 ou au-delà, mais également parce que nous avons besoin d'une telle filière. EDF a cependant engagé, conformément à mes instructions, des dépenses importantes en faveur du réseau. L'entreprise a été exemplaire, non seulement dans sa stratégie de renforcement du réseau au service de toutes les énergies, mais aussi dans sa capacité à développer le renouvelable. Les complications auxquelles nous avons fait face ne sont pas uniquement liées au réseau. Elles trouvent aussi leur origine dans certains retards et blocages ; c'est sans doute cet état des lieux qui a incité le gouvernement actuel à déposer un projet de loi visant à faciliter les choses.
Vous avez devancé la question que je voulais vous poser concernant la diversification et la difficulté qu'ont eue les gouvernements successifs pour développer les énergies renouvelables et atteindre leurs objectifs.
En 2013, l'ASN a rendu un avis dans lequel elle soulignait le risque potentiel pesant sur la sécurité d'approvisionnement du pays en cas de défaut générique du parc – c'est ce qui se produit aujourd'hui. Notre commission d'enquête, qui s'intéresse aux processus décisionnels, cherche à comprendre les relations entre le Président de la République et EDF, cette entreprise qui gère un parc non pas standardisé – puisqu'il comporte au moins de deux types de réacteurs – mais tout de même assez homogène. Le Gouvernement vous a-t-il fait part de cette alerte de l'ASN ? Quelle était la nature des discussions à ce sujet entre l'opérateur et le Gouvernement ?
Le défaut générique est la menace principale. On peut avoir des positions plus ou moins volontaristes ou sentimentales à propos du nucléaire ; du reste, il est très important de préserver la grande qualité de cette filière, avec une sécurité renforcée. Il n'empêche qu'il peut se produire un défaut – c'est ce qui arrive actuellement –, qui peut même être cumulatif : c'est au même moment que l'on constate le phénomène de corrosion sous contrainte, l'existence de fissures et, si j'ai bien compris, un problème lié à des tuyauteries mal réparées il y a très longtemps. Heureusement, nos centrales n'ont pas le même âge ni la même structure : le réseau ne peut donc pas être paralysé d'un seul coup, ce qui constitue un gage de sa fiabilité.
Il est du devoir de l'ASN de nous demander ce que nous avons prévu dans telle ou telle hypothèse. J'ai demandé à M. Proglio et à M. Lévy de me rassurer. Les investissements d'entretien et de maintenance ont toujours été réalisés par EDF à un niveau très élevé. Aucune économie n'a été faite dans ce domaine – cela aurait pourtant pu être le cas, compte tenu de l'ensemble des dépenses que l'entreprise devait assumer, qu'il s'agisse du développement des énergies renouvelables, du projet de Flamanville ou d'autres opérations extérieures. J'ai veillé à tout moment à ce que soient garanties la permanence du réseau et la capacité de fournir de l'électricité au meilleur prix, qui me paraissaient essentielles. Pour être tout à fait honnête, nous avons connu une petite alerte en 2016, lorsque nous n'avons produit que 380 térawattheures sur les 400 attendus. Il ne s'agissait cependant pas d'un défaut systémique. À mon sens, c'est le rôle du Président de la République que de veiller, au-delà de ses choix, à la sécurité de l'approvisionnement pour les consommateurs.
Permettez-moi de revenir sur le fameux seuil de 50 % et votre volonté de développer considérablement les énergies renouvelables, dans le cadre de projets ambitieux – je n'emploie pas forcément ce terme dans un sens positif. Vous souhaitiez donc passer la barre des 50 % d'énergies renouvelables, autrement dit ramener la part du nucléaire dans notre production d'électricité à moins de 50 %. Quand on évoque les énergies renouvelables, on parle essentiellement de l'éolien et du photovoltaïque, qui ne sont pas facilement modulables avec le nucléaire dans les périodes hivernales sans vent ni soleil. Aussi, quelles autres énergies que le gaz et le charbon, tous deux polluants, comptiez-vous utiliser ?
J'aimerais aussi revenir sur la perte de nombreux fleurons industriels durant votre mandat : Alstom, Technip, Lafarge, Alcatel… M. Arnaud Montebourg en a égrené la longue liste lors de son audition. Ces entreprises sont pourtant des acteurs clés pour notre souveraineté, y compris énergétique. De nombreux observateurs ont pointé – à tort ou à raison, vous nous le direz – la faiblesse de la France en matière d'intelligence économique, notamment pendant votre quinquennat. Qu'avez-vous fait pour protéger ces groupes stratégiques ? S'agissant plus particulièrement d'Alstom, n'avez-vous pas fait preuve d'une naïveté coupable en laissant les Américains tendre un piège à un groupe essentiel pour notre souveraineté ? Peut-on, selon vous, parler ici d'un acte de guerre économique ?
Je reviens au photovoltaïque et à l'éolien. Malgré des investissements qui se chiffrent en milliards d'euros, nous n'avons pas observé l'émergence d'une industrie nationale des énergies renouvelables. Au contraire, durant votre mandat, la majeure partie de l'argent investi a contribué à renforcer des industries étrangères, puisque la majorité des éoliennes et des panneaux solaires installés en France viennent au mieux d'Allemagne, et au pire de Chine. Comment l'expliquez-vous ?
Avez-vous pris conscience des conséquences négatives qu'entraînerait l'implantation massive d'éoliennes dans les territoires ? Prenons l'exemple de la Somme, un département relativement pauvre où près de 1 000 éoliennes ont déjà été installées. Des milliers de logements ont perdu beaucoup de valeur ou sont même devenus invendables. Certains territoires ont perdu le peu d'attractivité qu'ils avaient : devant le fait accompli, les habitants sont souvent désespérés. Aviez-vous conscience de ces externalités négatives ?
Quelle a été votre position vis-à-vis de Bruxelles, qui reprochait à la France d'être en retard en matière d'énergies renouvelables alors qu'elle était, grâce au nucléaire, l'un des pays les plus vertueux du monde en matière d'électricité décarbonée ? Avez-vous tenté de changer les règles de l'Union européenne afin que le nucléaire soit réellement perçu comme une énergie décarbonée ?
Quelle a été votre position concernant la décision de l'Allemagne de fermer son parc nucléaire ? L'aviez-vous mise en garde contre la dépendance au très polluant charbon ainsi qu'au gaz russe ? Aviez-vous pris la mesure de la menace que représentait cette dépendance au gaz russe, les prix français de l'électricité étant étroitement liés aux prix allemands ?
Enfin, la transition énergétique implique une augmentation faramineuse de nos besoins en terres rares, lesquelles sont extraites et produites à 90 % en Chine. Étiez-vous informé de ce problème et aviez-vous commencé à réfléchir à cet enjeu ?
L'objectif n'était pas, en favorisant le développement des énergies renouvelables, de diminuer notre capacité de production nucléaire – le plafond était élevé et nous n'avons pas fermé la moindre centrale nucléaire pendant mon mandat –, mais de favoriser le développement des énergies renouvelables en plus du nucléaire parce que celui-ci est plus facilement pilotable et parce que les énergies renouvelables devaient atteindre un niveau de compétitivité suffisant pour ne plus avoir besoin d'être soutenues financièrement, une contribution assurant ce soutien. Nous sommes d'ailleurs bien contents que les entreprises de ce secteur aient fait des surplus considérables, permettant à l'État de trouver des ressources inespérées pour financer le « quoi qu'il en coûte ». Seules des centrales à énergies fossiles – fioul et charbon – ont été fermées, pour des raisons tenant à nos engagements climatiques, notamment l'Accord de Paris que j'ai signé à l'issue de la COP21.
La Commission européenne n'a jamais été particulièrement favorable au nucléaire parce que la très grande majorité des États membres n'utilisent pas cette énergie. Avec les quelques pays qui y ont recours, comme la République Tchèque et la Slovaquie, nous avons toujours tenu bon et je n'ai jamais reçu de recommandation ou d'injonction de Bruxelles nous demandant de nous en débarrasser. Je n'ai pas davantage intimé l'ordre à Mme Merkel de rallumer ses centrales nucléaires : dans le cadre européen, chacun poursuit la politique énergétique de son choix, à la condition qu'elle respecte les objectifs globaux de neutralité carbone et de réduction des énergies fossiles.
J'ai alerté à plusieurs reprises mes collègues européens sur le risque de dépendance au gaz russe, allant jusqu'à mettre en garde Angela Merkel contre le projet de gazoduc Nord Stream 2, instrumentalisé par Vladimir Poutine après l'invasion de l'Ukraine – elle y voyait un moyen de convaincre ce dernier de rester raisonnable. En réduisant notre approvisionnement venant de Russie, nous nous sommes débarrassés de cette dépendance et, lorsque des sanctions ont visé le gaz russe, nous n'avons pas été bouleversés comme l'ont été les Allemands.
Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas dépendants des autres. L'uranium utilisé par les centrales nucléaires vient ainsi du Kazakhstan, du Niger et de certains autres pays. Nous ne sommes donc jamais complètement libres et souverains. Cela est vrai aussi pour les terres rares ou les panneaux solaires. Nous n'avons pas pu développer l'industrie de fabrication de panneaux en raison des prix – voire du dumping – pratiqués par les Chinois.
L'installation de champs de panneaux solaires ou d'éoliennes provoque toujours des contestations mais si nous n'atteignons pas nos objectifs de développement du renouvelable, et avec les difficultés que l'on connaît actuellement dans la production d'électricité nucléaire, nous serons peut-être amenés à aller chercher des énergies que l'on ne veut pas utiliser. Il faut donc, dans le respect des populations, développer les énergies renouvelables car c'est un élément de souveraineté.
Concernant Lafarge et Alcatel, il ne faut pas laisser penser que l'État peut intervenir aisément quand une entreprise est rachetée. Si un décret a été pris pour instaurer un droit de regard de l'État sur les investissements étrangers dans certains secteurs, il y a des alliances que l'on ne peut empêcher. Je ne fais pas toujours miens les propos de M. Arnaud Montebourg mais il y a un point sur lequel il est intervenu devant votre commission qui est juste : un certain nombre de dirigeants d'entreprises français ont préféré conclure des alliances plutôt que de rechercher des financements pour leur entreprise.
J'assume le choix que j'ai fait concernant General Electric. Cela aurait été beaucoup plus difficile avec Alstom et Siemens, cette dernière ayant perdu une partie de son savoir-faire en matière nucléaire. De plus, s'il s'était agi de donner à Siemens la branche transport, vous auriez été le premier à me reprocher d'avoir cédé aux Allemands une activité essentielle pour notre économie. Aujourd'hui, Alstom Transport se porte plutôt bien.
Je vous remercie, monsieur le président Hollande, d'avoir rappelé le déroulement précis des faits vous ayant conduit à prendre un certain nombre de décisions et d'avoir clarifié la question des accords politiques entre les Verts et les socialistes.
Lors de son audition, M. Nicolas Sarkozy a formulé un certain nombre de critiques sur vos choix concernant La Hague et Marcoule, qu'il a jugés irresponsables. Vous saurez nous expliquer que ce n'était absolument pas le cas.
Pendant votre quinquennat, la question de l'Arenh ne se posait pas réellement en raison de la faiblesse des prix de l'électricité ; ce dispositif ne mettait pas en danger la situation financière d'EDF. Cela a ensuite évolué quand les prix de l'électricité sont devenus très élevés et que la production d'électricité nucléaire a beaucoup baissé. Confirmez-vous que la loi Nome – loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité – donnait la possibilité au Gouvernement de revenir sur le plafond et sur le tarif mais que cela n'a pas été fait quand la situation le justifiait ?
Votre prédécesseur a aussi réaffirmé son engouement pour l'ouverture au marché et sa forte réserve sur les situations de monopole, dont il considère qu'elles se terminent toujours mal. Quel est votre avis sur la « privatisation » d'EDF entre 2004 et 2006, et sur la volonté de l'actuel Président de la République de renationaliser cette entreprise ?
Le président Sarkozy a également affirmé ce matin que la mise en concurrence des concessions des barrages hydroélectriques n'était pas si grave. Or celle-ci était déloyale puisqu'elle ouvrait notre marché à tous les opérateurs extérieurs à la France, alors même qu'EDF ne pouvait pas concourir à l'étranger en raison des conditions fixées par les autres pays, nombre d'entre eux imposant, par exemple, aux candidats un minimum de 75 % de capitaux publics. Si elle était appliquée en France, cette règle aurait permis à EDF d'être la seule à pouvoir concourir et donc à conserver les concessions. La bataille avec la Commission européenne se poursuit. Considérez-vous, comme M. Arnaud Montebourg, qu'il faut faire fi de sa position et attendre l'amende, si elle vient un jour ? Nous n'avons toujours pas remis en concurrence un seul barrage hydroélectrique, ce qui est une excellente nouvelle.
Je ne voudrais pas utiliser cette commission d'enquête pour refaire le débat de l'entre-deux-tours avec M. Nicolas Sarkozy, savoir comment nous nous sommes séparés, au terme de son mandat et au début du mien, ou revenir sur tout ce qui nous a opposés au cours de nos vies politiques. Dans l'idée même que nous nous faisons de la République, il est préférable que nous nous en tenions à des considérations respectueuses de nos institutions.
Il m'appartient néanmoins de relever que l'accord entre le Parti socialiste et Europe écologie-Les Verts comportait des dispositions qui me paraissaient inquiétantes pour la filière nucléaire, raison pour laquelle je ne les ai pas reprises. Certains points ne me semblaient pas négociables, comme Marcoule, qui a donné lieu à des débats sur le MOX. Il était pour moi très clair que l'on ne pouvait pas fermer cette filière car cela aurait fait peser un risque sur Areva et aurait causé un problème d'approvisionnement de nos centrales, tout en nous mettant en difficulté sur un projet de retraitement que nous avions toujours en tête et auquel Astrid pouvait répondre. N'ayant pas repris ce point, je ne comprends même pas qu'il puisse revenir dans la discussion. Si j'avais eu un doute, je l'aurais exprimé mais à aucun moment, dans mon mandat, il n'y a eu de remise en cause de la filière MOX – je l'avais même écartée publiquement.
De la même manière, j'avais écarté toute décision concernant La Hague, Flamanville ou la fermeture de vingt-quatre centrales qui pouvaient devenir autant de fantasmes pour M. Nicolas Sarkozy. Le débat n'a longtemps porté que sur Fessenheim et impliquait de réfléchir à la prolongation des centrales existantes ou à leur remplacement par des réacteurs de nouvelle génération.
M. Nicolas Sarkozy a affirmé que mon successeur n'était pas responsable de la fermeture de Fessenheim et qu'il ne lui en voulait pas – il n'y avait d'ailleurs pas de raison. En revanche, il ne s'est pas étonné de la fermeture, annoncée dans la loi, de douze réacteurs, dont les deux de Fessenheim ! Cela aurait dû provoquer son courroux, qui est généralement assez facile à stimuler… Toutefois, il aurait eu tort de considérer que c'était une remise en cause de la filière nucléaire car il s'agissait d'envisager le renouvellement des centrales, avec la fermeture des plus vieilles et l'ouverture de nouvelles sur les mêmes lieux. Deux poids, deux mesures : cela dépend du ressentiment que l'on a au fond de soi-même…
J'en viens à la privatisation d'EDF, qui a été utilisée par la Commission européenne pour nous obliger à ouvrir les concessions à la concurrence. C'était l'argument principal, à tel point que, pendant notre mandat, nous avions déjà envisagé la nationalisation d'une partie d'EDF. Le seul avantage de l'ouverture, c'est qu'elle a permis à EDF d'acheter beaucoup d'entreprises en Europe – elle n'aurait pu le faire autrement. EDF est ainsi devenue la première grande entreprise dans la production d'énergie au niveau européen, ce dont nous étions fiers. Nous avons lutté, comme tous les gouvernements depuis 2012, pour éviter l'ouverture à la concurrence des concessions de barrages. Toutefois, nous avons sanctuarisé les barrages sans les moderniser : cela nous a fait perdre des capacités, alors qu'il serait possible de produire bien davantage sur plusieurs de ces installations. Il faut donc sortir de cette situation.
Vous me demandez si l'on peut discuter avec la Commission : bien sûr qu'on peut le faire, même si cela prend du temps. Faut-il attendre que les sanctions tombent, comme le proposent certains ? Très franchement, elles tomberont ! N'adoptons pas cette position, qui est perdante. Il faut aller négocier, ce qui sera plus facile avec un EDF public à 100 %.
Concernant l'Arenh et la loi Nome, en raison du contexte, de nouveaux principes ont été posés concernant le marché de l'électricité. La Commission a montré une certaine compréhension concernant notre thèse sur le nucléaire et sur les contrats qui peuvent être proposés. L'Arenh doit être inclus dans la négociation.
Quelle est votre vision du rapport entre le politique et le technique sur un sujet tel que celui de l'électricité ? Deux exemples permettent d'illustrer cette question : d'une part, le choix de nommer un homme politique, M. François Brottes, à la tête de Réseau de transport d'électricité (RTE), entreprise récemment créée et plutôt technique et, d'autre part, le débat sur les conseillers institutionnels auprès des gouvernements et de la présidence de la République ainsi que sur la régularité de certaines réunions, par exemple avec le Comité de l'énergie atomique, qui ont été instituées par la loi. Ces réunions doivent-elles être prévues dans la loi ? Si elles le sont, pourquoi ne sont-elles pas tenues ?
L'énergie fait partie des sujets majeurs pour notre pays et c'est extrêmement technique. Cela suppose des connaissances, notamment lorsqu'on traite des modes de fabrication des centrales, du cœur d'un réacteur ou de combustibles, et le Président de la République a besoin de conseils. Peut-être existe-t-il trop de structures ? Beaucoup d'autorités sont en effet chargées de l'expertise – CEA, Haut-Commissaire, Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Mais il est aussi utile qu'il y ait des instances indépendantes comme l'Autorité de sûreté ou l'IRSN pour établir des réalités incontestables. Ensuite, il est nécessaire de recevoir les conseils d'experts et d'ingénieurs de haute qualité pour nous éclairer.
Nous avons fait en sorte que RTE, qui s'occupe de l'ensemble du réseau, quel que soit l'opérateur, sorte du giron d'EDF, et que la Caisse des dépôts rachète une partie du capital de RTE, ce qui a contribué à renflouer EDF.
Qui pouvait être nommé à la tête de RTE ? Lorsque M. François Brottes, passionné depuis longtemps par les questions d'énergie et venant lui-même du monde de l'entreprise, a fait acte de candidature, je n'ai pas considéré qu'il était disqualifié parce qu'il avait fait de la politique et occupé une fonction importante au Parlement. Par ailleurs, je n'ai jamais considéré que cette nomination m'autorisait, comme Président de la République, à lui adresser la moindre injonction. Son successeur, M. Xavier Piechaczyk, mon ancien conseiller technique à l'Élysée, agit lui-même en toute indépendance. Il est très utile que, dans certains lieux, une position puisse être défendue sans qu'elle soit liée à une famille politique, et cela a été le cas même avec M. François Brottes.
Monsieur le Président de la République, tout le monde peut faire des erreurs, mais comment pouvez-vous vous satisfaire ainsi de la vente de la branche énergie d'Alstom à General Electric ? General Electric s'était engagée lors de la vente à créer 1 500 emplois ; elle en a supprimé un millier. Elle a très probablement pillé la technologie de la turbine Arabelle, s'en est emparée en l'achetant, et c'est maintenant, alors que cette technologie que le monde nous enviait est partie aux États-Unis, que la branche énergie d'Alstom redevient française. Alstom était un leader français des réseaux électriques et des turbines nucléaires, mais aussi hydrauliques, avec lesquelles il fournissait 25 % du marché mondial.
La solution Siemens n'était peut-être pas parfaite, mais n'aurait-elle pas limité les dégâts en matière de perte de savoir-faire et d'emplois industriels ? Au moins, c'était une entreprise européenne.
Pouvez-vous nous exposer les raisons pour lesquelles la direction d'Alstom a souhaité vendre sa branche énergie ? Votre ancien ministre, M. Arnaud Montebourg, a évoqué devant nous l'incarcération du fameux cadre d'Alstom – M. Pierucci, pour ne pas le nommer – dans des conditions particulières ; il a regretté les défaillances de l'intelligence économique française et dénoncé un chantage de la part des renseignements américains dans cette affaire, laissant entendre que la vente avait représenté, plus qu'un simple accord commercial, un bras de fer entre la puissance française et les États-Unis que nous avons – que vous avez – perdu. Selon M. Arnaud Montebourg, l'espionnage américain a lourdement pesé dans la décision de vente. Que pensez-vous de cette déclaration ?
Il existait un moyen – vous l'avez évoqué – de bloquer cette vente : le recours au « décret Villepin », renforcé sous votre présidence – mais encore fallait-il l'utiliser – par M. Arnaud Montebourg.
En ce qui concerne le seuil de 50 % de production nucléaire dans le mix électrique français, qui, parmi la multitude de conseillers techniques et d'entités apportant leur expertise dans ce domaine, vous a convaincu que la mesure était réalisable ? Le chiffre est issu d'un accord politicien entre socialistes et écologistes, mais sur quelle base scientifique vous êtes-vous fondé pour prendre cette décision majeure dont nous payons aujourd'hui les conséquences ? Fort heureusement, le seuil saute dans le projet de loi de relance du nucléaire en cours d'examen.
Vous n'avez pas fermé de centrale nucléaire durant votre quinquennat, c'est tout à fait vrai ; mais, en créant ce seuil, vous avez reporté la fermeture d'une centrale sur votre successeur, M. Emmanuel Macron, qui a finalement appliqué la loi de votre majorité socialiste – certes, il aurait pu revenir sur elle, de sorte qu'il porte une part de responsabilité. Comment pouviez-vous rationnellement penser, lorsque vous étiez en fonctions, qu'un mix électrique comportant 50 % de production nucléaire permettrait, à l'horizon 2025, de sécuriser l'approvisionnement électrique du pays ? N'avez-vous pas anticipé la possibilité de pénuries ? Quels leviers pouviez-vous trouver ? Je suis élu de Saint-Avold, où l'on vient de relancer une centrale à charbon pour 600 mégawatts afin de compenser la fermeture de Fessenheim, qui représentait 1 800 mégawatts de production électrique nucléaire.
À la lumière de nos connaissances scientifiques et techniques actuelles, la part de 50 % d'énergies renouvelables dans le mix électrique n'apparaît-elle pas comme une lubie ? Peu après la fin de votre quinquennat, la Cour des comptes a dénoncé dans un rapport la gabegie du soutien public aux énergies renouvelables – hors hydraulique, évidemment. Ce sont plus de 120 milliards que l'État s'est engagé à apporter, dans le cadre des contrats signés avant 2017, au financement d'éoliennes et de panneaux photovoltaïques. C'est à peu près le coût de construction du parc nucléaire français, pour des énergies qui ne parviennent même pas à assurer 20 % de notre production électrique – et encore, quand il y a du vent et du soleil… Avec le recul, ne pensez-vous pas que c'était un phénomène de mode qui n'a plus de raison d'être ?
Je me suis demandé, en vous écoutant, si vous m'aviez vous-même entendu. J'ai essayé de vous convaincre, en m'appuyant sur des faits, que nous n'avions perdu aucune capacité. Vous me parlez de la centrale de Saint-Avold qui rouvrirait parce que nous avons fermé Fessenheim : ce n'est pas la raison de cette réouverture. Je vous ai expliqué que 130 térawattheures n'avaient pas été produits, pour une série de raisons que je ne vais pas répéter ; Fessenheim représentait 10 térawattheures ; et vous me dites « c'est terrible, on rouvre Saint-Avold » – vos électeurs seront ravis d'apprendre que vous voulez la fermer le plus rapidement possible, ce que je pense également nécessaire… Je ne vais pas reprendre tous mes arguments. Nous n'avons perdu aucun térawattheure au cours de ma présidence. Nous avons fait en sorte de garder le parc tel qu'il était, tout en le renouvelant, l'améliorant, le modernisant.
Quant aux 50 %, j'ai essayé de l'expliquer, je ne veux pas accabler l'accord entre Verts et PS, puisque je ne l'ai pas repris – il va donc falloir, à un moment, que vous arrêtiez de l'invoquer. Les 50 %, je les avais affichés moi-même avant l'accord, au lendemain de Fukushima, non pour dire qu'ils allaient être atteints tout de suite, mais dans l'optique de se laisser du temps ; j'avais évoqué 2025, sachant que cet horizon pouvait être repoussé. Quant au reste de l'accord, je n'ai jamais repris les vingt-quatre centrales ni comme candidat, ni, surtout, comme Président. On peut toujours continuer d'alimenter ce fantasme, mais vous devriez vous en débarrasser assez rapidement, car les fantasmes ne conduisent généralement pas à de bonnes actions.
Y a-t-il eu une étude d'impact des 50 % ? Vous n'êtes pas le seul à soulever cette question. Il est difficile de procéder à des études d'impact quand on est dans l'opposition – et même au Gouvernement : sans tomber dans la polémique, quand M. Emmanuel Macron, comme il en avait bien le droit, a annoncé la retraite à 65 ans, il n'avait pas fait faire d'étude d'impact ; sinon, il en aurait peut-être mesuré les effets… Dans l'opposition, faute de disposer de tous les éléments nécessaires, on peut et on doit travailler avec tous les experts qui peuvent nous fournir des informations, et c'est ce que nous avons fait. J'ai retenu tout ce qui m'était dit, dans l'idée de fixer un objectif politique – car c'est bien de cela qu'il s'agissait.
Comment cet objectif politique se traduisait-il dans la réalité ? En espérant faire monter les renouvelables, en espérant que la consommation électrique allait augmenter pour nous permettre de réduire la part du nucléaire et en pratiquant la sobriété énergétique. C'étaient nos objectifs et je m'y suis tenu.
Ai-je reporté sur mon successeur la fermeture de Fessenheim ? Il l'a reprise, mais elle était suffisamment engagée et j'en accepte tout à fait la responsabilité. Il a voulu ensuite annoncer lui-même qu'il pouvait fermer d'autres centrales, ce qui pouvait se concevoir dans une logique de renouvellement du parc. Dans un contexte différent, marqué par la guerre en Ukraine, il a été décidé – je pense que c'est juste – de lancer un programme de construction d'EPR 2 dans une série, ce que je crois préférable ; ils vont se substituer progressivement aux centrales actuelles – certaines seront maintenues, mais d'autres supprimées.
J'en viens à General Electric, qui était une entreprise, non pas inconnue en France, ni extérieure, malgré ses capitaux américains, mais qui avait des emplois chez nous, qui travaillait avec notre pays, depuis longtemps, et notamment sur la question du nucléaire, avec nos ingénieurs. Ce n'étaient pas des personnes que nous ne voulions pas rencontrer. General Electric a été présenté par le groupe Alstom, propriétaire de l'entreprise du même nom, et on sentait bien que c'était à General Electric qu'allait sa préférence. J'ai fait étudier une seconde option, celle de Siemens, qui – je l'ai dit – ne nous rassurait pas, car l'entreprise n'avait pas nécessairement les compétences que nous souhaitions en matière de nucléaire et voulait absorber tout le groupe Alstom. Nous avons donc préféré General Electric. Il s'est trouvé que l'entreprise, qui était plutôt en bonne santé quand elle s'est présentée à nous, a connu une défaillance ensuite.
S'agissant des emplois, nous avions fixé une règle : si les 1 000 emplois n'étaient pas créés, une sanction financière s'appliquerait. Cela a d'ailleurs été le cas.
Vous me parlez d'espionnage ; très franchement, qu'il y ait eu aux États-Unis une tentative d'intimidation, c'est tout à fait possible, mais – il faut être absolument clair sur ce point – je ne suis pas entré dans je ne sais quelle négociation, discussion ou je ne sais quel échange d'informations avec eux. Je le dis puisque je suis devant une commission d'enquête : dans ces affaires, je n'ai reçu aucun appel, ni, pour General Electric, de M. Barack Obama, ni, pour Siemens, de Mme Merkel. Nous n'avons donc pas pris notre décision sous l'influence de qui que ce soit. Nous l'avons prise en fonction de ce que nous croyions – que l'on peut croire encore – l'intérêt d'Alstom. Cela s'est passé dans un certain contexte, et le contexte a changé. Il est bon que l'on ait pu reprendre ce que l'on avait cédé et qui n'aurait peut-être pas dû l'être si on avait pris une autre direction.
La seule autre option, qui a d'ailleurs été regardée, était la nationalisation pure et simple d'Alstom. M. Arnaud Montebourg a dû vous le dire, cela fait partie des clauses que nous avions introduites en cas de défaillance. Il fallait avoir les moyens de le faire ; nous les avions. Mais si, chaque fois qu'un problème se pose avec une entreprise, il faut la nationaliser, on va retrouver un secteur public assez fort, et je ne sais pas si vous êtes tenant de ce type d'économie…
Nous comprenons au fil de nos auditions qu'il y a peut-être eu un toussotement de la prospective française en matière énergétique. On observe en outre le glissement de l'expertise de l'État vers des antennes de l'État, qui se livrent ensuite bataille pour déterminer laquelle a le bon scénario, jusqu'à l'incohérence consistant à demander au transporteur de l'électricité un scénario de consommation d'énergie. Comment abordiez-vous ce sujet, concernant notamment la décarbonation, action forte de vos gouvernements successifs grâce à la stratégie nationale bas-carbone, ainsi que la révolution que représente, selon certains auditionnés, le passage du Facteur 4 au zéro émission nette ? J'ai du mal à comprendre l'impact de ce dernier changement sur le système énergétique, dans la mesure où il s'agit plus d'une accélération que d'un changement de nature de celui-ci.
Ce qui est compliqué, avec la prévision, c'est de prévoir… Quelques illustrations.
En 2008 arrive une crise financière majeure, accompagnée d'une crise économique considérable qui ralentit la croissance, jusqu'à une récession en 2009. L'idée qui s'installe est que l'on est dans un cycle long de production faible, donc de consommation d'énergie également faible. Les prévisionnistes partent de ce qu'ils connaissent ; ils ne savent pas ce qui va se produire après le choc d'une épreuve ou d'une crise.
En 2015, le contexte est différent. La question climatique est devenue première – l'Accord de Paris va le démontrer. Il est nécessaire de passer plus vite qu'on ne l'avait cru à la transition vis-à-vis des énergies fossiles, alors même que leur coût est très bas. Le gaz est regardé comme l'énergie de demain à ce moment.
Le choc de la guerre en Ukraine conduit à aller encore plus loin. Le gaz restera présent, mais à des niveaux de plus en plus faibles, en tout cas en France, et on prévoit désormais une consommation électrique élevée, à cause des véhicules électriques, des data, etc.
Voilà pourquoi il faut essayer d'avoir plusieurs scénarios de prévision – je ne parle pas de scénarios d'action, comme RTE en a établi – et de coller autant que possible à ce que l'on peut vouloir et prévoir.
Il faudrait disposer en France d'un outil réel de planification. Il existe, je crois, un commissariat au plan – en tout cas, il y a un haut-commissaire. Il existe un secrétaire général à la planification, qui ne relève d'ailleurs pas, à ma connaissance, du haut-commissaire au plan. Et puis il y a RTE, et d'autres agences qui travaillent à la prospective. Il nous faudrait un lieu connu, comme l'a longtemps été le Plan, qui fournisse la capacité de projection, les options qui s'ouvrent aux décideurs et une vision longue. J'ai conclu mon propos introductif en parlant de rechercher le consensus ; c'est ce que la planification pouvait autoriser ; c'est ce qui nous manque. On se trompera toujours dans les prévisions : c'est à tort que l'on a annoncé la décroissance comme des périodes glorieuses. Mais ce qui compte, ce ne sont pas seulement les scénarios économiques : c'est ce que nous voulons pour notre pays – quel bilan énergétique, quelles industries favoriser, quelle organisation territoriale. Il ne nous manque pas seulement des outils de prévision, mais aussi des outils de planification.
Le plafond de 63 gigawatts de puissance installée est un engagement contraignant – contrairement à l'objectif de 50 % de nucléaire dans le mix, qui a pu évoluer ; il ne s'agit pas de viser 100 % de nucléaire ni 100 % d'énergies renouvelables, et les politiques sont fatigués de devoir justifier le souhait d'un mix diversifié, pourtant recommandé par M. Fatih Birol, directeur de l'Agence internationale de l'énergie.
À l'époque où ce plafond a été fixé, on pouvait envisager que l'électrification des usages allait accroître la demande d'électricité. Désormais, on projette en outre de produire de l'hydrogène à partir du nucléaire, avec la perspective d'une surcapacité de la production d'électricité nucléaire. Aujourd'hui, fixeriez-vous un plafond ?
Le plafond n'a pas empêché EDF de produire de l'électricité. La France mobilise 41 gigawatts. Même si l'ensemble du parc produisait à plein régime, nous resterions au-dessous du plafond – et ce sera toujours le cas quand Flamanville aura été mis en service, car nous avions tenu compte de la capacité de production de la future centrale. Ce plafond n'est donc pas une contrainte. C'est pour cela qu'il me paraissait beaucoup plus opératoire que la proportion de 50 %, laquelle était un objectif politique. Il s'agissait d'envoyer le message que nous conserverions la pleine capacité de notre industrie nucléaire mais que, parallèlement, nous développerions les énergies renouvelables.
Il est possible que la consommation électrique augmente encore et que la nécessité de nous débarrasser complètement des énergies fossiles nous conduise à accroître la part du nucléaire. C'est d'ailleurs ce qui justifie à la fois la prolongation des centrales existantes et la construction de nouvelles.
Durant mon mandat, j'ai porté la durée d'exploitation à cinquante ans ; elle sera peut-être étendue à soixante ans. En ce qui concerne les nouvelles centrales, le Gouvernement a lancé un programme de construction, mais elles ne seront pas mises en service avant 2035, voire 2040 – dans le meilleur des cas, car il faut au moins dix ans pour construire une centrale. Il en a toujours été ainsi, du reste : la construction de la dernière centrale du programme « Messmer-Mitterrand » a été décidée en 1992 et elle a commencé à produire de l'énergie en 2002. C'est précisément parce que cela prend du temps qu'il est nécessaire de prolonger autant que possible les centrales existantes.
Par ailleurs, les nouvelles se substitueront aux anciennes, car l'Autorité de sûreté nucléaire, qui sera de plus en plus vigilante, nous interdira de prolonger celles-ci davantage – d'ores et déjà, des incidents se produisent. L'avantage est que les futurs réacteurs seront plus puissants. D'où, également, l'enjeu des plus petits réacteurs, les SMR. Je signale, à cet égard, que j'ai prolongé les recherches qui leur permettront de voir le jour.
S'il apparaissait que, tout en ayant développé les énergies renouvelables et prolongé les centrales, nous faisions face à un besoin tel qu'il faille augmenter la production, nous verrions bien ce qu'il adviendrait du plafond, mais il me semble dommage de le supprimer, car il ne constitue nullement une contrainte. L'objectif était de compléter autant que possible la production du parc nucléaire par des énergies renouvelables et d'inciter à la sobriété énergétique.
Que l'on ne veuille pas retenir la part de 50 %, je le conçois, même si la Première ministre a fini par dire que cette proportion serait atteinte. Qu'importe, d'ailleurs : ce chiffre n'est que le résultat d'une démarche. Le plafond, quant à lui, constituait une bonne indication de la pleine utilisation de nos capacités de production.
Au demeurant, jusqu'en 2019 – l'année 2020 étant particulière –, nous exportions de l'électricité nucléaire, ce qui signifiait que notre capacité excédait nos propres besoins. Autrement dit, nous n'étions pas en situation de contrainte. Si nous n'exportons plus, c'est parce que nous ne sommes plus en mesure de produire autant que nous le voudrions, non pas d'ailleurs en raison d'une décision prise en 2012, mais parce que nous sommes confrontés à des incidents. J'espère qu'ils seront réglés le plus rapidement possible, mais il faudra deux ou trois ans avant que nous retrouvions notre pleine capacité. Le plafond ne sera donc pas atteint.
Cette double contrainte – le plafond et la part de l'énergie nucléaire dans la production – a-t-elle été réellement comprise, à l'époque, de la façon dont vous l'expliquez, ou bien n'est-ce pas plutôt une justification a posteriori, qui s'est construite progressivement ? Lors des auditions, nous avons constaté certains tâtonnements à cet égard.
Je vais vous répondre politiquement. Si je n'avais pas pris la décision, comme candidat, de préserver l'industrie nucléaire en faisant en sorte qu'elle représente à terme 50 % de la production, le risque eût été de pousser un autre candidat – je ne parle pas de mon prédécesseur – à aller beaucoup plus loin dans l'abandon de cette forme d'énergie. Heureusement que j'ai fixé cette perspective. Les Français ont été convaincus du fait que la combinaison du nucléaire et des énergies renouvelables était la perspective la plus raisonnable. J'entendais M. Nicolas Sarkozy prétendre que j'avais dit que le nucléaire était un modèle dépassé. Il n'en est rien : c'est le tout-nucléaire qui, selon moi, était un modèle dépassé.
Par ailleurs, à travers cette affirmation politique, je voulais que chacun comprenne que nous continuerions à avoir besoin du nucléaire pendant très longtemps, mais qu'il fallait aussi développer une industrie des énergies renouvelables, et que l'enjeu majeur était là. Mon regret est que nous n'ayons pas atteint l'objectif que j'avais fixé : ce ne sont pas les 50 % qui m'ont posé un problème, c'est le fait que les énergies renouvelables ne se soient pas développées aussi vite que je l'aurais souhaité.
Je vous remercie, monsieur le Président de la République.
Comme c'est notre dernière audition, j'en profite pour vous remercier vous aussi, monsieur le président. Merci d'avoir pris l'initiative de cette commission d'enquête ; merci pour la rigueur et la qualité de votre présidence, ainsi que celle des auditions que nous avons menées avec l'appui précieux des services de l'Assemblée nationale.
Il m'incombe désormais de faire une synthèse aussi fidèle que possible des cent cinquante heures d'audition, des 5 000 pages de documents collectés et des autres auditions techniques que j'ai menées. Je m'efforcerai également de formuler des propositions utiles pour notre modèle énergétique et pour notre pays.
Je m'associe à vos remerciements. Nous avons souhaité aller au fond des choses, de façon à éclairer les décisions futures, alors que la qualité des débats dans l'hémicycle ne montrait pas forcément le Parlement dans sa plus grande gloire. J'espère que nos travaux – que vous allez poursuivre, monsieur le rapporteur, avec la rédaction du rapport – permettront aussi de redonner un peu de noblesse au débat politique et de sens à l'action du Parlement.
Je tiens à vous adresser mes remerciements très sincères, monsieur le Président de la République – peu importe que nous partagions, ou pas, les mêmes options politiques. Vous avez accepté de venir vous exprimer devant la commission, alors que la Constitution ne vous y contraignait pas. Il nous est utile de comprendre comment les intérêts stratégiques dont nous traitons sont perçus au plus haut niveau de l'État, puis font l'objet de décisions politiques, en fonction des engagements qui avaient été pris ainsi que des débats qui traversent la société à un moment donné. Cet éclairage nous permettra, du moins je l'espère, de construire au sein du Parlement les choix politiques futurs dans ce domaine stratégique.
Enfin, je vous remercie tous, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, pour votre engagement et votre travail précis.
Comme vous l'avez dit, monsieur le président, si je suis venu, ce n'est pas par obligation : j'avais toute liberté de ne pas répondre à votre invitation en prétextant la séparation des pouvoirs. Ce n'est pas non plus simplement pour rendre compte de mon action – le Premier ministre et les ministres que j'avais nommés et que vous avez auditionnés pouvaient le faire à ma place. C'est parce que j'ai considéré que votre commission d'enquête, même si elle portait sur le passé, pouvait aussi contribuer à projeter notre pays vers ce qui constituera son avenir énergétique, notamment s'agissant de la production d'électricité. Au-delà de ce que vous aurez à dire sur les responsables qui se sont succédé et sur leurs choix, votre travail peut construire l'amorce d'un consensus et d'une planification en la matière.
Avant de me présenter devant vous, j'ai lu les comptes rendus des autres auditions. Je vous félicite pour le temps que vous y avez consacré et pour la qualité des échanges. Tous vos invités ont fait l'effort de présenter non pas simplement leurs choix, mais aussi leur vision de ce qu'est l'énergie dans notre pays. En cela, le Parlement montre ce qu'il a de meilleur : non seulement il contrôle et évalue, mais il fait des propositions. Nous évoquions les personnes, auprès du Président de la République, susceptibles de lui donner des éléments précis sur les implications de certains choix : je ne sais pas qui seront les décideurs dans les années à venir, mais je leur conseillerais de lire les travaux de votre commission.
Merci, monsieur le Président de la République.
Je remercie une fois encore tous les membres de la commission. Ce n'est pas sans une certaine émotion que je clos cette dernière audition.
L'audition s'achève à 16 heures 35.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, Mme Marie-Noëlle Battistel, Mme Véronique Besse, M. Francis Dubois, M. Alexandre Loubet, M. Stéphane Mazars, M. Nicolas Meizonnet, M. Paul Molac, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Valérie Rabault, M. Raphaël Schellenberger.
Excusé. – M. Jean-Philippe Tanguy.
Assistaient également à la réunion. – M. Philippe Brun, M. Jérôme Guedj, Mme Mélanie Thomin.