La réunion

Source

Mercredi 1er mars 2023

La séance est ouverte à 16 heures.

(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous recevons M. Arnaud Montebourg, qui fut ministre du redressement productif, puis ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique entre 2012 et 2014. Monsieur le ministre, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Dans le cadre des fonctions ministérielles que vous avez exercées en 2012, vous aviez pour attribution de définir les orientations stratégiques industrielles et d'assurer le suivi des secteurs industriels et des services, et vous étiez chargé, conjointement avec le ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, de la politique des matières premières et des mines pour ce qui concerne les matières énergétiques. Lorsque vous avez été nommé, en avril 2014, ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, le décret relatif à vos attributions dispose que vous concourez « à la définition et à la mise en œuvre de la politique énergétique ».

Dans le domaine de l'énergie, plusieurs sociétés industrielles ont défrayé la chronique pendant la période où vous avez exercé ces fonctions ministérielles, Alstom et Areva notamment, ainsi que des entreprises étrangères telles que Siemens et General Electric. Vous aviez lancé l'idée d'un « Airbus de l'énergie » au niveau européen. Les auditions auxquelles nous avons procédé n'ont pas amélioré la transparence des mécanismes relatifs à la modification du capital des entreprises – rachat, cession ou fusion, mais elles ont souligné deux conditions essentielles au renforcement de nos entreprises du domaine énergétique : l'existence d'un tissu industriel actif et l'organisation de filières de formation suffisamment attractives. Elles ont également mis en évidence la dépendance industrielle de la France dans des domaines appelés à se développer tels que le photovoltaïque et l'éolien. Je relève que deux des trente-quatre plans que vous aviez définis « pour une nouvelle France industrielle » étaient consacrés aux énergies renouvelables et aux bornes électriques rechargeables.

Les auditions nous ont aussi conduits à nous interroger sur la portée d'accords électoraux portant sur le mix électrique. Vous avez été candidat aux primaires citoyennes de 2011 et 2017 ; l'énergie était-elle une thématique de campagne ? Quelle place occupait-elle dans ces campagnes ?

Rapporteur de la commission d'enquête consacrée aux tribunaux de commerce en 1998 lorsque vous étiez député, puis entendu dans le même cadre, en votre qualité d'ancien ministre, sur la situation d'Alstom en 2017 et sur la désindustrialisation en 2021, vous connaissez le fonctionnement de ces commissions. Vous savez donc que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Arnaud Montebourg prête serment.)

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

La souveraineté est au cœur de la vie et de la survie des nations et nous n'échappons pas à cette règle. C'est une grande conquête que d'être souverain ; c'est un acquis de la Révolution française et s'interroger sur le sens de la souveraineté n'est pas une grossièreté. C'est le droit et la liberté d'une nation de choisir son destin et de s'organiser pour ce faire. Cette question nous ramène à la question de l'indépendance, et donc de la non-dépendance, et à la liberté de choisir. Éviter d'être soumis au chantage et aux pressions, c'est pour un pays la définition de la puissance, de la force, et donc de la grandeur. Ces mots existent dans les tréfonds collectifs de notre pays, toutes sensibilités politiques confondues.

Quant à l'énergie, c'est évidemment la sève de l'économie, non un but en soi mais « l'industrie de l'industrie » : sans maîtrise de ses outils industriels de production énergétique, un pays n'a pas d'indépendance économique. Nos anciens l'ont compris, qui, génération après génération, ont bâti méticuleusement ces outils. Et lorsque nous parlons maintenant de réindustrialiser, impératif national étant donné la situation économique de notre pays, nous sommes en droit de nous demander avec quels outils énergétiques nous allons le faire.

Dans le questionnaire que vous m'avez adressé, vous m'interrogez sur ma sensibilité à la question de la souveraineté énergétique dans l'exercice de mes fonctions ministérielles. Le ministère du redressement productif était l'un des premiers ministères souverainistes puisqu'il avait pour mission explicite de conserver les appareils productifs. C'était un travail terrible dans ce moment d'affaissement économique qu'était la suite de la grande récession de 2008-2009, une époque marquée par l'effondrement de notre industrie. J'étais chargé de lutter contre une vague de désindustrialisation, d'abord en conservant et en préservant le plus possible. J'avais nommé des commissaires au redressement productif dans tous les territoires ; certains existent encore, comme existent encore certaines petites ou moyennes entreprises comme il y en a dans votre région, monsieur le président, pour la survie desquelles nous nous sommes battus. J'ai le souvenir de batailles épiques, y compris contre des institutions judiciaires qui voulaient en finir avec telle entreprise aujourd'hui florissante. La bataille était d'abord culturelle : il s'agissait de bien vouloir admettre que, tout comme les malades qui se présentent à la porte des hôpitaux, toute entreprise en difficulté n'est pas condamnée à mourir. Nous essayions donc d'organiser leur survie, et pendant ce demi-quinquennat j'ai fait ce travail de Titan avec mon équipe, les commissaires au redressement productif, les préfets et les directions régionales de l'industrie de la recherche et de l'environnement. Ayant repris les archives, je peux vous dire qu'il y a eu 1 693 interventions concernant 250 000 emplois menacés dont nous avons sauvé 210 000. Ce résultat vaut ce qu'il vaut ; il n'enjolive rien et ne décrit pas grand-chose mais il dit les efforts faits.

Le deuxième volet de mon action visait à recréer ce que nous avions perdu : rapatrier, peut-être, mais en tout cas recréer. C'était le sens des trente-quatre plans industriels que vous avez mentionnés. Ils n'ont pas été élaborés par le ministère mais par les filières concernées, dont la filière nucléaire et celle des minerais et des matières premières. Nous avons pour cela réussi à faire travailler ensemble de grandes et de petites entreprises – je disais souvent que c'était le contraire de la politique européenne de la concurrence, puisque nous organisions des cartels… Ce sont ces plans construits par les filières que nous avons portés et en partie financés. Neuf sur trente-quatre concernaient peu ou prou les questions énergétiques ; j'ai apporté la documentation archivée correspondante.

Sur les raisons de la situation actuelle, j'ai trois réponses à vous donner.

La première est que nous n'avons pas résolu le problème de notre dépendance aux énergies fossiles – elle s'est même aggravée. C'est une première responsabilité : on aurait pu imaginer, au cours des années écoulées, une autre trajectoire pour ce qui est de la consommation de charbon et surtout de pétrole et de gaz. Ensuite, les énergies renouvelables ont échoué à remplacer les énergies fossiles. Enfin, nous avons affaibli nous-mêmes l'indépendance que nous avions constituée avec notre appareil de production électrique d'origine nucléaire.

Nous vivons aujourd'hui un choc pétrolier qui n'est pas mondial mais seulement européen, auquel je vois deux causes. La première est notre incapacité structurelle à mener des politiques d'économie d'énergie. Nous n'avons jamais réussi à desserrer l'étau de cette dépendance. J'en veux pour preuve le bâtiment. On parle depuis vingt ans au moins de la rénovation thermique des bâtiments et les plans se succèdent ; il y en a eu un, deux, dix, annoncés par chaque gouvernement et même chaque ministre : quatre ministres de l'environnement ou de l'écologie se sont succédé en deux ans et demi pendant que j'étais ministre de l'industrie, et pendant cette période, il y a eu au moins deux plans relatifs à la rénovation thermique des bâtiments. Nous sommes donc dans une impasse, pour la raison simple qu'il n'y a pas de système financier capable de supporter l'absence de rentabilité, sachant qu'il faut entre quarante et cinquante ans pour rentabiliser ces améliorations. Comme on n'a pas établi le système financier adéquat, on n'a pas construit les outils industriels de remplacement.

D'autre part, la France a un parc de 11 millions de chaudières au fioul et au gaz, et on ne s'est pas vraiment préoccupé de savoir par quoi les remplacer. Des solutions technologiques n'ont pas été exploitées, par exemple la géothermie de surface dont vous savez l'impact, monsieur le président, vous qui êtes alsacien. On aurait pu bâtir une industrie de la pompe à chaleur géothermale ; comme on ne l'a pas fait, des Français, aujourd'hui, ne se chauffent pas l'hiver parce qu'ils n'ont plus les moyens de payer le prix du gaz.

On ne peut non plus se voiler la face au sujet de nos échecs dans les transports. Je n'accuse personne – et s'il y avait accusation, je pourrais m'accuser moi-même – mais en matière de transports on ne peut pas tout miser sur l'électrique quand il y a en France 38 millions de véhicules thermiques et un million de véhicules électriques. Notre analyse était qu'il fallait pousser le véhicule électrique à condition que nous maîtrisions ce qui en fait la valeur – la batterie. Quelques briques manquant à ce sujet au laboratoire d'innovation pour les technologies des énergies nouvelles et les nanomatériaux (Liten) du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), j'avais élaboré « un plan batterie ». Quand je discutais avec M. Carlos Ghosn, patron de Renault à l'époque, je lui disais vouloir des batteries produites en France, à quoi il me répondait qu'elles seraient coréennes ou japonaises parce que ce n'était pas possible ici. En désaccord avec ce point de vue, j'ai insisté sur la nécessité d'un plan spécifique avec l'industrie automobile, dont l'élaboration prendrait le temps qu'il faudrait mais qui serait fait. Ce plan était doublé d'un autre, celui des deux constructeurs français PSA et Renault, qui visaient la fabrication d'un véhicule consommant deux litres aux 100 kilomètres. Si nous disposions aujourd'hui de véhicules de ce type, ne pensez-vous pas que notre industrie automobile aurait un certain succès ? Quand on a 38 millions de véhicules thermiques, on sait parfaitement qu'on ne pourra pas les remplacer tous au prix où est vendu le véhicule électrique !

Malheureusement, ces plans industriels ont été abandonnés après mon départ. Je le regrette, parce que je considère que les politiques industrielles sont des politiques transpartisanes, quels que soient les ministres et les alternances. Mon prédécesseur, M. Christian Estrosi, avait laissé derrière lui le Conseil national de l'industrie ; j'ai jugé cela très bien et nous l'avons laissé poursuivre ses activités. Mon successeur, un honorable ministre qui a eu un certain destin, n'a pas donné suite à ces plans, et maintenant, on sort un « plan batterie » tendant, dit-on, à fabriquer des batteries en France – à savoir assembler des pièces venues d'ailleurs. Si l'on avait pris ces dix ans pour bâtir le plan batterie que j'avais envisagé, outre que l'on n'en serait peut-être pas là sur le plan de la souveraineté, on ne serait peut-être pas non plus dans une situation telle que des Français ne peuvent aller travailler, incapables qu'ils sont d'alimenter leur véhicule avec de l'essence ou du gazole vendus deux euros le litre. Aujourd'hui, la consommation moyenne est de six litres aux 100 kilomètres. En serions-nous à deux litres, soit trois fois moins, que nous aurions gagné en indépendance énergétique, donc en souveraineté. Nous l'avions pensé il y a dix ans, il y n'a pas eu de suite. C'est dommage, et la commission d'enquête peut ouvrir l'esprit public sur cette absence de continuité transpartisane, voire transpersonnelle, puisque, en l'espèce, la majorité était la même.

Le deuxième élément d'aggravation est l'atteinte à l'indépendance énergétique de la France par les décisions européennes. Je n'accuse pas particulièrement l'Europe – comme vous venez de l'entendre, j'ai quelques critiques à notre propre encontre – mais enfin, que dire des règles de fixation du prix de l'électricité européenne, indexé sur le gaz ? Cela ne posait pas de problème jusqu'à ce que le gaz devienne un bien rare coûtant une fortune. Quand ce mécanisme organise la contagion de la flambée du prix du gaz aux factures d'électricité du particulier, du petit entrepreneur et de la grande entreprise, il détruit l'économie française, actuellement en état d'étouffement économique. Quand le patron de Michelin expose publiquement que la facture électrique du groupe était de 250 millions d'euros l'année dernière, qu'elle dépasse maintenant le milliard et que si cette ascension se poursuit encore six mois il déménagera toutes les usines Michelin hors de France, c'est qu'il y a un problème.

Et encore : une pétition circule, que j'ai signée parce que je suis entrepreneur. Je fabrique des glaces à la ferme, et je peux vous dire que, à ce rythme, nous allons les fabriquer à perte. Je suis obligé de continuer à travailler – j'ai des employés, et des paysans travaillent – mais le prix de l'électricité a explosé et comme nous sommes en bout de ligne, nous ne pouvons renégocier les contrats : le prix est imposé, et c'est tout. Aussi, circule sur le Net une pétition signée par 25 000 entrepreneurs demandant que nous nous déconnections non du marché européen mais de la fabrication du prix européen de l'énergie. Cela ne nous empêchera pas de vendre et d'acheter l'électricité mais nous donnera un peu de liberté. La présidente de la Commission de régulation de l'énergie, ancienne ministre, me dit que « ça va venir ». Mais il y a urgence ! J'appelle donc votre commission à reprendre ce cri d'alarme de la base que l'on n'entend pas. On a entendu les boulangers, mais toute l'économie est concernée.

La deuxième cause de la situation actuelle, c'est l'échec des énergies renouvelables à remplacer les énergies fossiles. Cet échec n'est pas seulement français, il est européen. L'Allemagne a investi 500 milliards d'euros dans les énergies renouvelables et, en quinze ans, elle a ouvert dix centrales à charbon et au gaz – c'est la réalité : j'en ai la liste. Pour notre part, nous avons investi 200 milliards d'euros, et nous n'avons pas fermé nos centrales à charbon : Cordemais et Saint-Avold ont été réouverts et continuent à fonctionner – Mme Batho et moi-même les avions fermées. Mieux : on a ouvert, en 2022, une centrale au gaz à Landivisiau. On voit bien que la mécanique des énergies renouvelables, c'est un couplage avec de l'énergie pilotable. Or, les énergies renouvelables ne sont pas pilotables – nous ne décidons ni le vent ni l'ensoleillement –, elles sont aussi coûteuses que le nucléaire et elles réduisent le solde d'exportation d'électricité puisque le nucléaire permet d'exporter de l'électricité produite par des réacteurs amortis, et donc peu chère. Pour les énergies renouvelables, nous importons du matériel, et nous n'avons jamais réussi à convaincre les Allemands d'imposer des taxes anti-dumping aux panneaux photovoltaïques chinois. J'avais demandé au ministre américain de l'énergie, de passage à Paris, comment les États-Unis procèdent à ce sujet. Sa réponse avait été : « Nous taxons et nous avons des représailles que nous assumons ». De cette manière, les Américains ont conservé leur industrie du panneau photovoltaïque. Nous ne l'avons pas fait, si bien que l'industrie allemande, italienne, espagnole et française du panneau photovoltaïque a été détruite, et quand on installe les panneaux photovoltaïques, on fait des chèques aux Chinois.

L'échec des énergies renouvelables s'explique aussi par la perte de contrôle d'Alstom, qui faisait de la France le leader des turbines hydrauliques avec 25 % du marché mondial et qui est passé sous contrôle américain. Il y avait les machines et les turbines pour l'éolien maritime, passées sous contrôle américain. Il y avait la Business Unit des réseaux, passée sous contrôle américain – par notre propre faute : ce n'est pas l'Europe, c'est nous.

Enfin se pose le problème de l'acceptabilité sociale de ces modes de production de l'énergie.

Ces éléments ont fait que non seulement les énergies renouvelables n'ont pas réussi à nous débarrasser de la dépendance des énergies fossiles mais que nous n'avons pas construit les outils industriels qui nous auraient permis d'être puissants en ce domaine.

La troisième raison, à mon avis la plus importante, de la situation présente, est l'affaiblissement par nos propres efforts, si j'ose dire, de notre indépendance énergétique patiemment construite dans la filière nucléaire. De cet affaiblissement, dont j'ai été le témoin oculaire et actif, je voudrais vous faire la narration aussi précise que possible, aussi documentée que nécessaire. J'ai apporté les éléments et documents internes à l'administration et au gouvernement de l'époque pour que vous disposiez des traces écrites des discussions qui ont eu lieu au sein du collège gouvernemental au sujet du nucléaire.

Parce que je souhaite être aussi honnête et désintéressé que je dois l'être, je rappellerai par souci déontologique que j'ai été élu pendant dix-huit ans en Saône-et-Loire comme président du département et comme député pendant trois mandats. La Saône-et-Loire abrite toute l'industrie de la forge, de la chaudronnerie industrielle de Framatome, l'ex-Areva devenu Framatome et Orano. J'ai eu à connaître de l'intérieur cette industrie : ses fragilités, ses forces, l'extraordinaire génie qui lui a permis de reprendre une licence Westinghouse et de construire en très peu de temps une industrie aussi fiable, qui n'a pas connu d'accident, qui a su organiser son propre contrôle pour éviter les dérapages et offrir à la France une indépendance exceptionnelle tout en faisant travailler ses territoires. Huit ans après la fin de mon dernier mandat, celui de conseiller général, je n'ai pas changé d'avis. J'exprime donc la parole d'un homme libre, qui n'a pas d'intérêt dans l'industrie nucléaire mais qui pense que c'est un attribut considérable pour l'indépendance de la France.

Je ferai débuter mon témoignage au mois de novembre 2011. Á l'époque, j'étais membre du bureau national du Parti socialiste, parti que j'ai quitté il y a un certain temps. J'ai donc été témoin de l'adoption par le Parti socialiste de l'accord passé avec Europe Écologie Les Verts.

J'étais arrivé troisième à la primaire, après avoir mis en ballottage Mme Aubry et M. Hollande. M. Hollande a gagné la primaire, Mme Aubry dirigeait le parti socialiste et j'étais dans la majorité de Mme Aubry ; j'étais donc au courant de l'accord qui avait été passé avec Mme Duflot, qui dirigeait à l'époque le parti Europe Écologie Les Verts. Ces deux dirigeantes de haute qualité, dont l'une avait été ministre et l'autre allait le devenir, ont décidé en 2011 de conclure un accord prévoyant de limiter à 50 % de la production électrique l'électricité d'origine nucléaire à l'horizon 2025, ce qui devait se traduire par la fermeture de vingt-quatre réacteurs à cette échéance. Cet accord, négocié sans que je participe aux négociations, était passé en contrepartie de circonscriptions : soixante circonscriptions avaient été offertes au parti écologiste. Cela a d'ailleurs provoqué de nombreuses réactions, y compris en Saône-et-Loire. Une circonscription de mon département lui ayant été affectée, j'ai indiqué que nous ne soutiendrions en aucun cas quelqu'un qui allait taper sur l'industrie nucléaire dans le département où l'on fabriquait des chaudières nucléaires ; nous avons présenté une des vice-présidentes du conseil général, qui a été élué contre le candidat des Verts, parce que nous ne voulions pas accepter cet accord.

Vous avez demandé à plusieurs dirigeants politiques comment avait été noué cet accord, présenté à l'époque par Mme Aubry comme un changement de société et par Mme Duflot comme une rupture historique. Pour moi, c'est un accord de coin de table : on s'est mis d'accord sur un marqueur politique propre à frapper les esprits et on s'est retrouvé avec un programme conformément auquel il fallait fermer 24 réacteurs – et après, vogue la galère ! L'accord a quand même fait l'objet d'un vote au bureau national du Parti socialiste ; il a recueilli 33 voix favorables contre 5, dont la mienne. Quelques prises de parole ont eu lieu pour dire qu'il n'était pas acceptable de briser d'un trait de plume une industrie de cette nature. Nous n'étions pas très nombreux à nous exprimer ainsi ; les réactions qui se sont enchaînées au sein du parti étaient principalement dues à la question des circonscriptions et bien trop peu au problème des réacteurs. Je crois que M. Cazeneuve s'est exprimé en ce sens mais je ne pense pas qu'il était membre du bureau national. Même si vous êtes remontés jusqu'à l'époque du gouvernement Jospin avec la fermeture de Creys-Malville et du prototype de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium, c'est avec cet accord qu'a commencé l'affaiblissement de la filière nucléaire, car cette fois il s'agissait d'arrêter vingt-quatre réacteurs en état de marche.

Quelles conséquences cela a-t-il eu dans le processus décisionnel ? M. François Hollande, candidat de notre parti, a immédiatement déclaré ne pas vouloir fermer vingt-quatre réacteurs mais seulement le plus ancien d'entre eux, Fessenheim, et il a maintenu l'objectif de la réduction de moitié de la part de l'électricité d'origine nucléaire dans la production d'électricité du pays à l'horizon 2025. Il est entré à l'Élysée sur cette base, ayant en quelque sorte nettoyé l'accord de ses excès. En arrivant au ministère en 2012, je trouve une filière nucléaire très structurée autour d'EDF, Areva et du CEA, qui rassemble 2 500 entreprises employant 220 000 salariés, avec un chiffre d'affaires de 46 milliards d'euros, exportant pour 5,6 milliards et investissant 1,8 milliard en recherche et développement, ce qui fait d'elle une des filières les plus innovantes du pays, et qui prévoyait 110 000 recrutements.

En cette période d'affaissement de l'économie et de l'industrie, nous avons là une filière qui tient debout, solide sur ses bases, et qui se trouve confrontée au programme du nouveau président. En 2011, le Conseil de politique nucléaire avait désigné EDF chef de file de la filière et j'ai jugé qu'il n'y avait aucune raison de remettre en cause cette excellente décision. Au sein de ce conseil, où je siégeais ès qualités, nucléaire civil et nucléaire militaire discutent de la cohérence de la politique d'ensemble, et nous avions évidemment tous en tête la réussite de ce modèle d'entreprise publique grâce à laquelle le prix de l'électricité en France était deux fois et demie moins élevé qu'en Allemagne. Á l'époque, nous avions des problèmes de compétitivité et nous étions contents que, grâce aux efforts des générations précédentes, le prix de l'énergie en France soit le moins cher d'Europe, que cette électricité soit la moins émettrice de CO2 d'Europe, qu'elle s'appuie sur deux technologies, l'hydraulique et le nucléaire. Á l'exportation, nous étions à Taïshan et à Olkiluoto ; Hinkley Point est ensuite arrivé avec Sizewell. Donc, EDF n'exportait pas que de l'énergie, toute la filière était exportatrice.

J'ai continué cet effort d'exportation et pour cela constitué « l'équipe de France du nucléaire », pilotée à l'époque par M. Proglio avec qui j'entretenais des rapports de patriotisme économique. Tout le monde sait quelles sont les opinions de M. Proglio et quelles sont les miennes, mais nous étions d'accord pour dire qu'il fallait gagner à l'exportation. J'ai donc emmené cette équipe en Arabie Saoudite. Ensuite, nous avons perdu, les Saoudiens ayant choisi une autre solution que la nôtre, mais nous avons fait ce travail très important.

Nous nous préoccupions bien sûr de toute la filière, sous-traitants compris. Vous trouverez dans la documentation que je transmets à votre commission le compte rendu du conseil de la filière que nous avions réuni pour traiter de toutes les questions sociales concrètes – recrutement, formation – avec les syndicats et le patronat des entreprises de la filière.

Mon ministère était chargé d'exprimer la politique de l'État actionnaire aux conseils d'administration d'EDF et d'Areva, mais la politique énergétique m'échappait puisqu'elle était entre les mains de ma collègue ministre de l'écologie. Or, je considère que la place du ministère de l'énergie est un sujet stratégique ; c'est, à mon sens, un sujet de réflexion pour votre commission. On peut imaginer que la question énergétique relève de l'écologie ; on peut aussi imaginer qu'elle relève de l'économie et de l'industrie. J'ai noté que depuis le Grenelle de l'environnement le ministère de l'énergie était rattaché à l'écologie ; je constate que, depuis peu, il en est détaché. À mon avis, la bonne méthode serait de faire cohabiter « l'industrie de l'industrie » et l'industrie.

Dans le contexte d'affaissement industriel que nous connaissions, nous étions confrontés à l'engagement pris par M. Hollande, président de la République, de démonter une filière archi-profitable, exportatrice et qui investissait. Pour mon équipe et moi-même, c'était un énorme problème. Je vous le dis franchement, nous considérions que cet engagement ne pourrait jamais être tenu parce qu'il menait à une impasse. Il était impossible de réduire la part d'électricité d'énergie d'origine nucléaire à la moitié moitié de la production d'électricité totale en treize ans sans fermer deux réacteurs par an. Comme c'était de l'électricité pilotable, il aurait alors fallu réouvrir les centrales à charbon et au gaz que l'on me demandait de fermer avec la ministre de l'écologie, au grand dam de travailleurs pas très contents qu'on leur annonce la fin du charbon. Nous savions que si nous fermions des réacteurs nucléaires, il se passerait la même chose qu'en Allemagne où l'on a fermé onze centrales nucléaires et, en même temps, réouvert dix centrales à charbon et au gaz. Tout le monde en avait conscience. La Belgique est en train de faire la même chose.

Nous n'avions pas la capacité de remplacement du nucléaire par les énergies renouvelables en si peu de temps : le remplacement d'un réacteur nucléaire fermé suppose l'installation de 800 éoliennes – où va-t-on les mettre ? – et coûte quatre milliards d'euros. Donc, on allait détruire des capacités de production profitables, amorties, pouvant durer encore plusieurs décennies et qu'il faudrait remplacer par de nouvelles capacités. Tout cela n'avait aucun sens ; c'était une impasse technique, économique, financière et industrielle, comme le souligne avec une parfaite clarté une note du 3 juin 2014, que je vous transmettrai, co-signée par la direction du Trésor, l'Agence des participations de l'État (APE) et la direction générale des entreprises et destinée aux ministres en fonction à Bercy.

Pour ma part, je considérais que fermer des centrales nucléaires archi-profitables, amorties et certifiées par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et envoyer leurs employés au chômage était de la pure destruction de valeur, par bêtise politique. Je vous communiquerai une note de mon cabinet en faisant la démonstration quand nous avons eu à traiter l'affaire de Fessenheim. Cette note, transmise au collège ministériel, au Premier ministre et au président de la République, fait état d'une perte de 4 milliards d'euros en vingt ans : il faudra réinvestir dans des capacités de production qui ne sont toujours pas là et, par ailleurs, 950 employés sont envoyés au chômage. Alors que je passais mon temps à éviter de fermer des usines qui faisaient faillite, on me demandait de fermer des usines rentables. C'était ubuesque, et les discussions interministérielles se passaient très mal. J'ai donc décidé, avec mon équipe, d'ouvrir la bataille politique contre cette absurdité.

J'ai d'abord pris appui sur la filière et sur le Conseil national de l'industrie qui, le 29 juillet 2013, a rendu un avis unanime. Á l'initiative de M. Jean-François Dehencq, son vice-président, président d'honneur de Sanofi, un homme réputé pour son indépendance, tous les membres du Conseil sans exception – représentants des syndicats et du patronat – ont formulé un avis exprimant le besoin d'énergie nucléaire. J'ai moi-même déclaré, ès qualités, que je considérais la filière nucléaire comme une filière d'avenir. Je voulais faire savoir à ceux qui travaillent dans les centrales et les entreprises nucléaires qu'au sein du Gouvernement des gens cherchaient à équilibrer l'absurdité de décisions prises pendant les campagnes politiques et qui n'avaient aucun sens sur le plan économique, ni donc pour l'intérêt national.

L'impasse est très vite apparue. D'abord, il y a eu la valse des ministres de l'environnement et de l'énergie – quatre ministres en deux ans et demi. Ensuite, aucun d'eux ne réussissait à élaborer la loi de transition énergétique, pour la raison que c'était impossible : vous ne pouvez pas dire « nous fermons les centrales nucléaires » si vous n'avez pas de quoi les remplacer. Aussi, chaque nouveau ministre s'attelait à la tâche et n'y parvenait évidemment pas, se rendant compte que mettre en œuvre la promesse présidentielle en limitant à 50 % de la production électrique l'électricité d'origine nucléaire à l'horizon 2025 obligerait à fermer des réacteurs… ce que le président de la République ne voulait pas, ayant compris que ça commençait à barder à Fessenheim. Donc, voulant sans vouloir, le président lui-même était empêtré dans ces compromis, ces synthèses de guingois qui rappellent la IVe République.

La première mesure prise a été de repousser l'échéance à 2030 – une première victoire. Puis il a été décidé de ne rien inscrire à ce sujet dans la loi et de renvoyer à un décret – le programme pluriannuel d'énergie. Ensuite, faute de majorité pour voter cela, il a été décidé de fixer dans ce décret un plafond de 63 gigawatts à la capacité du parc nucléaire. Et finalement n'est resté qu'un seul symbole, Fessenheim, martyr de cette politique absurde. C'est tombé sur vous, monsieur le président, sur les Alsaciens. Je signale quand même qu'au cours d'une réunion interministérielle, la directrice de cabinet de Mme Ségolène Royal, Mme Élisabeth Borne, est arrivée avec une liste des réacteurs à fermer. Je tiens à le mentionner parce que cette affaire a eu une suite : j'ai appelé moi-même Mme Royal pour lui dire qu'il était hors de question de désigner dans la loi, en fonction d'arbitrages interministériels, les réacteurs qui seront les martyrs, que je ne serais pas là pour faire cela et qu'un tel texte n'aurait pas mon contreseing. Mme Royal a convaincu sa directrice de cabinet – je crois qu'elle vous l'a dit au cours de son audition – qu'il ne fallait surtout pas mettre les noms ; mais les chiffres sont restés dans l'air. Il ne faut pas s'étonner si les promesses politiques faites dans les programmes politiques sont mises en œuvre ; aussi, mieux vaut faire attention quand on rédige les programmes, je le dis pour les oreilles éventuellement attentives.

Les combats que mon équipe et moi-même avons menés pendant cette moitié de quinquennat ont d'abord concerné Fessenheim. J'ai mis à votre disposition les notes de mon cabinet et de mon administration que j'ai adressées à mes collègues ; tout cela était mutualisé et connu. L'accord initial a été rédigé sur un coin de table par Mme Duflot et Mme Aubry, mais ensuite l'appareil d'État a examiné les conséquences de tout cela.

Mon deuxième combat a porté sur la prolongation de la durée de vie des réacteurs à soixante ans et non à quarante ans. C'est l'affaire du grand carénage. Vous trouverez dans la documentation que je vous transmets un courrier que j'ai adressé au Premier ministre et au président de la République, leur disant que s'ils imposaient une limite arbitraire de quarante ans sans examen par l'ASN, il n'y aurait pas de grand carénage, si bien que même les réacteurs parfaitement en état de produire ne pourraient être prolongés, il en résulterait que l'on ne pourrait pas amortir les réacteurs sur cinquante ans si bien que le prix de l'électricité augmenterait, ce qu'ils ne voulaient pas.

Enfin, au moment de l'arbitrage relatif à la loi pour la transition énergétique et de l'idée, annoncée dans la conférence environnementale par le président de la République de l'époque, de plafonner à 63 gigawatts la capacité du parc nucléaire, j'ai adressé une lettre solennelle au Premier ministre. Je vous en ai remis copie mais je vous en lirai quelques extraits, parce que ce courrier retrace la bataille interne au Gouvernement lors de la discussion interministérielle sur ce que contiendrait la loi. Certains voulaient inscrire dans le texte les réacteurs à sacrifier ; je leur répondais qu'il n'en serait rien ; le Premier ministre et le Président de la République étaient au milieu.

J'ai donc écrit, le 6 juin 2014, une lettre au Premier ministre, Manuel Valls : « Le ministère de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie a prévu dans le texte du projet de loi pour la transition énergétique qui n'a été soumis à concertation interministérielle que ces derniers jours une limitation de la durée de vie des réacteurs du parc nucléaire à quarante ans. Cette option, qui avait été envisagée il y a un an, avait été écartée avant la dernière conférence environnementale dans le cadre d'un arbitrage rendu par le président de la République ».

Vous voyez que l'on revient sur des arbitrages du Président. La lutte était donc permanente, l'instabilité dans ce dossier était patente, et on n'arrivait pas à avoir une doctrine politique puisqu'on n'arrivait pas à mettre en œuvre les promesses délirantes faites pendant la campagne.

Je poursuis : « La programmation pluriannuelle de l'énergie établirait, en amont, une trajectoire de baisse de la capacité nucléaire installée, dont les services du Ministère de l'Énergie ont confirmé ces derniers mois qu'elle correspondrait à la fermeture d'une vingtaine de réacteurs d'ici 2025. Sur cette base, EDF devrait indiquer les réacteurs qu'il compte fermer pour respecter cette trajectoire, et seuls les autres réacteurs pourraient bénéficier d'une prolongation de leur durée de vie au-delà de quarante ans ».

On voit là que comme le Gouvernement ne veut plus désigner les réacteurs à fermer, on demande à EDF de le faire ; vous voyez à quel point d'hypocrisie on en était.

Je poursuis : « Ce mécanisme me semble particulièrement dangereux sur le plan de la sécurité d'approvisionnement, de la compétitivité de l'économie, des finances publiques et de l'emploi. Il me semble par ailleurs porter de grands risques politiques.

« En premier lieu, il consiste à décider de manière irréversible la fermeture de réacteurs sur la base de prévisions de développement des énergies renouvelables par nature très incertaines. Il en résulterait un affaiblissement de la sécurité d'approvisionnement mais également un risque fort que le développement très rapide des énergies renouvelables, rendu nécessaire par la décision de fermeture des réacteurs, soit particulièrement coûteux pour les consommateurs et les finances publiques. Par ailleurs ce rythme ne permettra pas un développement concomitant des filières industrielles concernées. Enfin, l'intermittence des énergies renouvelables devrait être compensée par un surcroît de capacités de production fossiles, ce qui irait à l'encontre des objectifs de maîtrise des émissions de gaz à effet de serre qui est l'objectif principal de la transition énergétique.

« En second lieu, la limitation à quarante ans de la durée de vie des réacteurs remettrait en cause le programme d'investissement de 55 milliards envisagés par EDF pour la prolongation de la durée de vie de ses réacteurs. En effet, ce dernier ne pourra pas engager ce programme global d'investissement dans son parc au regard des incertitudes sur la possibilité ou non de disposer d'une prolongation de la durée de vie des réacteurs, décision sur laquelle il n'aura pas prise (…).

« Compte tenu de l'importance de cette question, qui engagera très fortement la politique énergique française sur les prochaines décennies, et des enjeux économiques, sociaux et politiques qu'elle emporte, j'estime nécessaire que vous puissiez l'arbitrer à votre niveau, en réunissant les ministres concernés autour de vous.

« Il faut réagir vite ».

« Je compte sur toi, amitiés ».

Ensuite, je suis parti. Donc, vous interrogerez à ce sujet mon honorable successeur, s'il répond aux convocations de votre commission d'enquête.

Mon autre combat a eu lieu en faveur du projet de réacteur à neutrons rapides Astrid, pour Advanced sodium technological reactor for industrial demonstration. Dans le cadre de l'austérité budgétaire de l'époque, on s'en est pris à un programme de recherche très important. Je crois pourtant que M. Yves Bréchet, que nous consultions, vous a dit exactement ce qu'il fallait penser de ce projet : c'était le moyen de résoudre le problème des déchets nucléaires et donc de boucler le système énergétique et d'assurer l'indépendance de la France en la matière pour de nombreuses années.

Enfin, dans la série des affaiblissements décidés par nos soins, il en est un, beaucoup plus célèbre que les autres, qui a affaibli nos capacités industrielles dans l'énergie : l'affaire de la vente de la branche « énergie » d'Alstom alors qu'Alstom était un leader dans les réseaux électriques, l'hydraulique et les turbines à vapeur utilisées dans la production d'énergie électrique nucléaire. Je considère que cette destruction aurait pu être évitée au nom de la souveraineté nationale. Je vous ai transmis la narration que j'ai faite de cet épisode dans un livre dont un chapitre est consacré à cette histoire dont j'ai tenu à ce qu'elle soit sue. Verba volant, scripta manent … les paroles s'envolent, les écrits restent, et vous comprendrez en lisant les 30 pages que je vais résumer que nous aurions pu avoir des réflexes souverainistes tout à fait acceptables.

La National Security Agency (NSA) avait été imaginée par le gouvernement américain pour lutter contre le terrorisme en écoutant toutes les conversations de la terre, et il s'en est servi à des fins économiques. Selon les révélations faites par Edward Snowden, 75 millions de conversations et de mails d'autorités et de citoyens français ont été écoutés et lus, sans que cela provoque d'ailleurs de grandes protestations. Surtout, quand un cadre d'Alstom était incarcéré, on a sorti 1,5 million de mails à charge, dont son avocat a dit que leur seule lecture lui demanderait trois ans. On comprend l'importance du système d'espionnage économique utilisé contre nous, contre Alstom et contre la France. Cette affaire a donné lieu à un chantage contre le président d'Alstom, qui a donc décidé, pour se sauver lui-même, de vendre notre fleuron national dans le dos du Gouvernement. Cela a eu pour conséquence que nous perdions 14 milliards d'euros de chiffre d'affaires sur les 25 correspondant à l'ensemble de nos capacités industrielles en matière électrique.

J'ai alors arraché à M. Valls le fameux décret du 14 mai 2014, réplique du dispositif américain, qui permet le contrôle souverain des projets de rachat d'entreprises françaises d'intérêt stratégique. J'ai été autorisé à m'en servir seulement en partie dans l'arbitrage final qui a eu lieu avec le président de la République, ses collaborateurs, le Premier ministre et les ministres de l'économie, des finances et du travail, mais je n'ai pas été autorisé à m'en servir pour bloquer la vente. Je pense qu'elle aurait dû l'être, la preuve étant que l'on est en train de racheter l'entreprise à un prix défiant toute concurrence à la hausse. Surtout, bloquer la vente aurait été utile parce que nous aurions pu avoir une autre stratégie pour Alstom, notamment européenne. Nous étions face à des Américains qui avaient décidé de faire de la croissance externe en utilisant les méthodes déloyales que j'ai indiquées tout à l'heure pour acheter Alstom à la casse. Nous avons perdu énormément dans cette mésaventure, singulièrement les turbines Arabelle, achetées partout aujourd'hui, y compris par Rosatom – je vous rappelle que le nucléaire n'est pas sous sanctions pour la Russie. Nous avons aussi perdu l'hydraulique ; une très importante usine à Grenoble est sous contrôle américain ; les centres de décision nous échappent donc. Il en est de même pour les réseaux électriques.

Vous le lirez dans la documentation que je vous remets, j'ai été autorisé à ordonner la nationalisation de l'entreprise à hauteur de 20 %, ce qui nous permettait de reprendre la main sur ce qui restait d'Alstom. Surtout, trois co-entreprises étaient créées. Dans la négociation avec General Electric, j'avais obtenu du président de la République de l'époque, qui ne voulait pas bloquer la vente, d'en réduire le périmètre. Puisque nous étions obligés de faire avec les Américains, je cherchais une alliance. Le président ne voulait pas des Allemands ; c'est une erreur, mais soit. J'ai alors voulu conclure une alliance de la même nature de celle que Safran avait nouée avec General Electric pour les turboréacteurs, à parité. Aujourd'hui, le moteur Leap, qui a succédé au CFM 56, est un moteur d'avion qui décolle et atterrit toutes les deux secondes dans le monde, et c'est une création franco-américaine. Aussi ai-je proposé à M. Jeffrey Immelt, président de General Electric, de faire pour l'énergie ce que nous avions fait pour les moteurs d'avion, si ce n'est que pour le nucléaire je voulais garder un contrôle souverain avec une golden share, action assortie d'un droit de veto du Gouvernement qui siégera au conseil d'administration, maintenu en France. Telle était la première co-entreprise. La deuxième co-entreprise portait sur les réseaux électriques, la troisième sur les énergies renouvelables. Vous aurez copie de l'accord que j'ai co-signé avec M. Immelt pour General Electric et M. Kron pour Alstom et qui concluait cette affaire, ainsi que des déclarations que j'ai faites au nom du gouvernement français, sous arbitrage du président de la République de l'époque, indiquant les conditions dans lesquelles nous avons créé ces co-entreprises.

Ces trois co-entreprises et la nationalisation d'Alstom nous auraient permis de conserver l'outil industriel en alliance avec les Américains. Je suis parti un mois et demi plus tard. Qu'est-il advenu ensuite ? La nationalisation n'a jamais eu lieu. Nos parts des trois co-entreprises ont été vendues. La golden share est restée sans objet car le directeur général des entreprises qui devait défendre le nucléaire au conseil d'administration n'y a jamais siégé : on ne l'y a jamais envoyé. Pour savoir pourquoi, vous interrogerez mon successeur.

Nous aurions pu garder cela. J'appelle l'attention de votre commission sur le fait qu'il n'y a jamais de fatalité à ce que nous perdions nos outils industriels.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie, monsieur le ministre, pour ces propos très complets. Ils éclairent un peu plus précisément une période que nous essayons d'ausculter, ce qui nous a parfois valu des réponses quelque peu superficielles. Diverses auditions nous ont donné le sentiment qu'EDF n'est pas « l'amant préféré » de Bruxelles… Lorsque vous étiez chargé de la tutelle d'EDF au nom de l'État actionnaire, qu'avez-vous pensé du fait que la Commission européenne mettait peut-être en place des règles visant à déconstruire cet outil industriel français ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Toujours, dans la haute administration, il se trouve quelqu'un pour dire au ministre : « Bruxelles ne sera pas d'accord ». Mais c'est parce qu'on le veut bien et, dans la pratique, on peut dire « Tant pis pour Bruxelles ! ». Nous avons intériorisé le surplomb bruxellois au point, parfois, de contracter la « bruxellose », en intériorisant des contraintes théoriques qui ne sont pas réelles. Ainsi, nous n'étions pas obligés de privatiser les barrages – d'ailleurs, nous ne l'avons pas fait, et que s'est-il passé ? Nous les avons gardés. M. Proglio a eu raison de dire que l'on voulait nous priver d'une capacité de stockage d'électrons, et la résistance a été le fait de tous les gouvernements qui se sont succédé. Il était hors de question de donner nos barrages aux Chinois, aux Canadiens ou à n'importe qui d'autre ; des parlementaires s'en inquiétaient à l'époque et, finalement, nous ne les avons pas mis en concurrence. Pour ma part, je disais à mes collaborateurs : « Nous payerons les amendes : c'est nous qui finançons l'Europe, nous sommes contributeurs nets, nous retiendrons une partie de notre contribution nette, tout cela n'a pas grande importance ».

Des ministres, par idéologie, peut-être par dogmatisme, peut-être par crainte, sont amoureux de l'Europe. Pour ma part, je considère que l'on ne peut pas construire l'Europe en défaisant la France. Il existe donc des points d'urgence nationale, dont le marché de l'énergie, au sujet desquels il est temps de « débrancher » Bruxelles. Ainsi de la mise en concurrence et de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh). Ce n'était pas un sujet à l'époque parce que nous avions d'autres problèmes et que EDF était en pleine forme. Mais puisque c'est devenu un problème, il faut y mettre fin unilatéralement, au nom de l'urgence et de la souveraineté nationale, et personne ne nous en empêchera. Je rappelle que tous les traités européens comportent une clause de souveraineté nationale ; nous pouvons donc l'exercer, personne ne viendra nous chercher des noises, et si on nous en cherche, nous plaiderons.

Telle est ma réponse de praticien de l'action politique, et j'invite tous ceux qui occupent ces fonctions difficiles à se préoccuper d'abord de la France avant de réfléchir à ce qu'on pensera à Bruxelles. D'ailleurs, nos amis allemands utilisent l'Europe pour leur compte cependant que nous nous utilisons la France pour le compte de l'Europe, parce que nous voulons être les meilleurs constructeurs au regard de je ne sais quelle histoire de l'Union européenne. Le moment est venu de défendre notre pays et ses intérêts.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous aviez la tutelle économique de l'entreprise EDF par le biais de l'APE mais la tutelle en matière de stratégie énergétique revenait au ministère de l'environnement. Avec cette double tutelle ministérielle, comment s'opère le dialogue quotidien entre l'État et EDF ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

C'est extrêmement impraticable. Il y a d'une part la politique énergétique, c'est-à-dire le tarif EDF réglementé, d'autre part les entreprises que j'ai pour tâche de défendre – et comment faire pour les entreprises électro-intensives ? Je suis allé négocier des tarifs pour des entreprises en difficulté, et je rends hommage à M. Proglio, président d'EDF à l'époque. Il aurait pu me dire d'aller voir le ministre chargé de cette tutelle mais il ne l'a pas fait ; il a eu des réflexes patriotiques quand il fallait sauver des entreprises.

Il est difficile de n'avoir que la tutelle de la politique industrielle de l'énergie – la politique actionnariale de l'État dans les entreprises énergétiques – sans celle de la politique énergétique. Nous faisions des revues périodiques d'Engie parce que l'État en est actionnaire, nous avions EDF, et aussi la co-tutelle du CEA. Le CEA étant un organisme de recherche, la coopération avec les collègues se fait bien. Mais en cas de conflit, le problème doit se résoudre en interministériel. Je considère que la question énergétique, et en tout cas la politique de l'énergie, si importante pour les ménages et les entreprises, doit être rattachée au ministère de l'économie et de l'industrie.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Quel était le comportement de l'État actionnaire d'EDF lors de votre arrivée au ministère ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

L'État actionnaire a un comportement contradictoire dans tous les secteurs – cela vaut aussi pour l'aviation et Air France. L'État actionnaire a une politique de transition énergétique, une politique de tarification énergétique et une politique financière visant à obtenir des dividendes ; tout cela conduit à des conflits permanents. Plus nombreux sont les acteurs, plus ces conflits se manifestent, si bien que, finalement, disons-le clairement, il n'y a pas de politique. Il faut donc unifier les points de décision de la politique énergétique, de la politique industrielle de l'énergie et de la politique financière de ces entreprises – doivent-elles ou non verser des dividendes ? Chacun comprend la contradiction : l'État, parce qu'il veut des dividendes, augmente les prix, mais le même ministre de l'énergie dit au contraire ne pas vouloir de prix trop élevés, sinon il se fera remonter les bretelles aux prochaines élections. Mieux vaut donc éviter des acteurs trop dispersés : c'est ma suggestion.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La stratégie énergétique relevait du ministère de l'environnement. Néanmoins, lors des arbitrages interministériels, avez-vous été appelé à vous exprimer sur les scénarios envisagés ? Vous avez évoqué la difficulté de mettre en œuvre la promesse de réduire à 50 % la part du nucléaire dans la production nationale d'électricité, et donc de fermer vingt-quatre réacteurs. Votre ministère est-il intervenu dans la construction des scénarios, notamment des cibles en matière de consommation énergétique ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Vous trouverez dans les documents que je vais vous remettre la documentation interne à la discussion interministérielle et vous constaterez que je me suis prononcé à chaque fois qu'il fallait le faire. Je devais contresigner les textes, et on ne peut demander au ministère de l'économie et de l'industrie de ne pas avoir d'avis sur la question énergétique. Nous avons donc pris des positions, par exemple sur le mix énergétique et sur la manière de mener la transition énergétique. Nous donnions une position sur la politique énergétique autant que possible, mais nous n'en avions pas la maîtrise.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Á l'époque, Réseau de transport d'électricité (RTE) prévoyait une baisse de la consommation d'électricité.

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Il est vrai que le ministère de l'énergie avait pour vision les économies d'énergie et donc la réduction de la consommation. Á l'époque, RTE n'était pas encore sommé de faire des scénarios expliquant que c'était probable, possible ou plausible. Mais, pour nous, le sujet était autre : si vous baissez la consommation de telle origine, par quoi la remplacer ? Je vous l'ai dit, les énergies renouvelables n'étaient disponibles ni industriellement ni physiquement, et je ne vous parle même pas de l'acceptabilité sociale des éoliennes et, dans l'agriculture, des surfaces utilisées pour le photovoltaïque, autant d'obstacles au déploiement des énergies renouvelables qui auraient pu se substituer à tout le reste. Ce n'était donc pas à l'ordre du jour et cela ne nous paraissait même pas envisageable. Ces scénarios restaient donc tout à fait théoriques et éloignés de la réalité.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous nous avez dit qu'à votre arrivée au ministère la filière nucléaire envisage 110 000 recrutements et se prépare à mettre en œuvre un plan de grand carénage et de prolongation. Qu'en est-il de ces recrutements ? Comment la filière évolue-t-elle pendant que vous êtes ministre étant donné les signaux envoyés par le Gouvernement ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Nous avons mené des conseils de filière sur le terrain ; je me souviens être allé à Montbard chez Vallourec qui fabriquait la tubulure des générateurs de vapeur pour les réacteurs. L'export, qui stimulait beaucoup les carnets de commandes des entreprises françaises, a servi de relais d'activité en attendant les arbitrages à venir au terme de la grosse bagarre due aux promesses faites en 2012. D'une certaine manière, j'ai donc été dans une période d'attente. Mais on se rend compte avec le recul que les arbitrages n'ont finalement eu lieu que l'année dernière, quand on s'est dit que l'on allait relancer le nucléaire. Il y a donc eu dix ans de flottement. Je n'ai pas été témoin de cette dernière période, mais j'ai lu dans les journaux, comme chacun, ce qui s'est passé, les discussions, le retour à Belfort et les annonces, dont je me réjouis, faites dernièrement sur l'accélération du nucléaire. Il n'empêche que l'on a perdu dix ans et que l'on a déstabilisé une filière.

L'export a servi de relais, mais nous avons connu des défaites avec l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et aussi toute l'Europe, qui s'est jetée dans les bras de Rosatom. Pourquoi cela ? Parce que nos têtes de série sont trop petites et que nous ne défendions pas notre appareil industriel car nous ne construisions pas les EPR, les réacteurs pressurisés européens : un jour le projet était abandonné, le lendemain il fallait le refaire, Penly était abandonné, Flamanville ne sortait pas… On pourrait aussi gloser sur les difficultés industrielles de la filière à sortir l'EPR. Il est vrai que l'obligation des nouvelles strates de sécurité imposées après l'accident de Fukushima a durci et renforcé la complexité de l'outil. J'ai lu ce qu'en pensent M. Fontana, M. Proglio, M. Machenaud et M. Levandowski. Tous ces industriels que je connais et que j'estime considèrent que l'EPR est un monstre de ferraille et de béton, trop gros par rapport à ce qu'il produit et que l'on aurait dû revenir à un réacteur de plus petite taille. J'ai l'impression que des leçons seront tirées à ce sujet pour la deuxième version de l'EPR. Les tiraillements entre Areva et EDF n'ont pas été pour rien dans ces difficultés, mais je trouve que la filière s'en est bien sortie au terme de toutes ces années d'instabilité politique sur la question nucléaire.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Quand vous arrivez, en 2012, la décision est prise de construire deux réacteurs à Penly… pour être reprise en 2022. Que s'est-il passé entre 2012 et 2022 ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Après l'accord passé entre Mme Aubry et Mme Duflot et dans le cadre des engagements qu'il avait pris, le nouveau président de la République avait décidé le maintien de Flamanville et l'abandon de Penly. C'est ce qui a été fait. Aurions-nous mené Penly à bien que l'industrie de nos réacteurs aurait certainement connu une autre trajectoire.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

M. Fabius a-t-il donné son point de vue sur ce point ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Je n'ai pas de souvenir à ce sujet.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous proposiez, à l'époque, de créer un « Airbus de l'énergie ». Or, on commençait déjà d'observer les difficultés que rencontrait la fabrication de l'EPR de Flamanville, projet européen de nucléaire. Aviez-vous en tête, quand vous imaginez cet outil européen de politique énergétique, la complexité qu'il y aurait à conjuguer tant les normes que les intérêts nationaux ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

L'EPR était un projet franco-allemand imaginé par Areva et Siemens ; Siemens avait d'ailleurs une partie du capital d'Areva. Après l'accident de Fukushima, Mme la chancelière Merkel a décidé le retrait des Allemands et nous nous sommes retrouvés avec un EPR qui n'était pas tout à fait de la paternité d'EDF. C'était donc déjà un compromis. Cela a eu lieu dans les années 2011 ou 2012.

Lorsque s'est produite l'affaire Alstom, j'ai évoqué l'idée d'une union des pays européens non pas sur le nucléaire, cœur du réacteur, mais sur les outils énergétiques industriels que Siemens et Alstom avaient en commun, turbines à vapeur et énergies renouvelables. Quand les Américains ont attaqué Alstom, j'ai organisé la parade en allant chercher les Allemands et les Japonais, qui travaillaient ensemble. Je considérais que mieux valait un bon accord avec nos amis allemands, avec nos points forts et nos points faibles, que la destruction d'Alstom Power par les Américains – ce qui s'est peu ou prou passé.

Une rencontre a eu lieu dans mon bureau avec Joe Kaeser, le président de Siemens, et son directeur général, pour déterminer comment trouver un accord. Il était possible, mais difficile en raison du ferroviaire ; dans ce secteur, il y avait beaucoup de doublons et on risquait une catastrophe sociale. Or, l'Airbus de l'énergie ne pouvait pas s'envisager sans le ferroviaire. D'ailleurs, dans l'accord que nous avons pu passer avec General Electric grâce au décret du 14 mai 2014, j'avais imposé le rachat par Alstom Transport de la signalisation ferroviaire ; mais cela non plus n'a jamais eu de suite, cet accord n'ayant pas été mis en œuvre par la France et par mon successeur. J'étais dans une situation complexe : j'étais contraint d'accepter un accord avec les Américains mais j'en fixais les modalités et les conditions. L'accord avec nos partenaires et amis allemands n'a pas pu se faire. Il aurait pourtant, selon moi, été plus équilibré, en dépit des obstacles relatifs au volet ferroviaire.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez déploré plusieurs fois que ces accords n'aient pas été mis en œuvre par votre successeur. Quel dialogue entreteniez-vous avec l'Élysée ? Les propositions que vous faites pour élaborer ces accords ont-elles rencontré une défiance laissant présager leur non-exécution future ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Je suis arrivé à l'Élysée en indiquant être contre cette acquisition par General Electric, en soulignant que nous avons les moyens de la bloquer et en proposant pour cela de bloquer la vente et d'ouvrir la discussion avec les Allemands et les Japonais. J'ai été désavoué par le président de la République, qui a décidé que l'accord avec les Américains se ferait. Mais à la question subsidiaire de savoir selon quelles modalités conclure cet accord, j'ai répondu vouloir la nationalisation de la partie d'Alstom qui nous resterait, trois co-entreprises, le rachat de la signalisation ferroviaire et des pénalités si General Electric ne créait pas les mille emplois figurant dans l'accord. General Electric, n'ayant pas créé ces emplois, a payé ces pénalités, et grâce à cette clause, 50 millions d'euros sont ainsi allés à Belfort où ils ont été investis. C'est le seul point de mon accord qui a été appliqué.

Les rapports avec l'Élysée sont des rapports de travail, des rapports de force, mais c'est normal.

Ce qui s'est joué ce jour-là est très important. Veuillez considérer qu'en quinze ans nous avons perdu Arcelor, leader mondial de l'acier ; Péchiney, leader mondial de l'aluminium ; Alstom, un des leaders mondiaux de l'énergie ; Technip, un des leaders de la gestion de projets et de l'ingénierie pour l'industrie de l'énergie ; Lafarge, cimentier donné aux Suisses ; Alcatel, détruit et vendu à Nokia alors que nous aurions pu racheter Nokia – et je ne vous parle même pas d'Essilor. Et on ressort mon décret quand Carrefour risque d'être racheté par Couche-Tard !

Il faut se réveiller. Votre commission d'enquête s'interroge sur notre souveraineté. Si vous perdez tous ces groupes en quinze ans, il ne faut pas s'étonner qu'il n'y ait plus de PME en France, alors que les PME travaillaient pour ces groupes. Cela étant, on accuse les gouvernements, mais disons donc un mot, aussi, des présidents de ces sociétés. Le tarif de la trahison de la France est compris entre 10 et 15 millions d'euros : M. Kron a touché, je crois, 13 millions, M. Lafont, l'ancien président de Lafarge, 15 millions, tel autre 13 millions… Tel est le prix de la trahison de la France et ce n'est pas cher. Cela aussi fait partie des questions qu'il faut poser : il n'y a pas que le gouvernement, il y a aussi les dirigeants de ces entreprises. Cela dit, si on prend un décret, c'est pour s'en servir.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Le projet de grand carénage prévoyait-il l'hypothèse d'une augmentation de puissance des réacteurs ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

À ma connaissance, non. Il s'agissait d'une prolongation avec rénovation – ce que l'on avait fait à Fessenheim, où l'on a investi 600 millions d'euros. On remplace les pièces des réacteurs, d'ailleurs fabriquées à Chalon-sur-Saône. Quand un générateur de vapeur partait, c'était toujours un micro-événement dans notre région car c'était le travail de gens qui connaissent leur métier, c'était un art. Un plan de grand carénage représente dix ans de travail pour l'industrie nucléaire qui va remplacer les pièces et prolonger jusqu'à 60 ans la durée de vie des réacteurs – les Américains en ont prolongé certains jusqu'à 80 ans. La prolongation se fait toujours après la visite décennale et sous le contrôle de l'ASN, qui prend ses décisions en toute indépendance. Tout cela pouvait continuer tranquillement et il n'y avait pas besoin de s'en mêler. Le grand carénage, ce sont 55 milliards d'euros, des centaines de milliers d'emplois, l'assurance que ceux qui partent à la retraite seront remplacés et des sous-traitants en forme.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie, monsieur le ministre pour ces explications très complètes. J'aimerais quelques précisions sur le contexte politique. En juillet 2012, vous déclarez au journal Le Monde que tout doit être fait pour reconquérir notre souveraineté énergétique, décrivant comme aujourd'hui l'importance cruciale de l'énergie dans le tissu économique industriel français ; c'est d'ailleurs votre combat en entrant au Gouvernement. Mais vous nous expliquez les raisons qui, selon vous, ont présidé à un accord que vous qualifiez à demi-mot d'électoraliste et dites à quel point vous y êtes opposé, ce qui ne vous a pas empêché d'entrer dans un gouvernement au service d'un président de la République ayant annoncé vouloir réduire la part du nucléaire dans le mix énergétique, aux côtés d'une première ministre de l'environnement, Mme Batho, qui souhaite sortir du nucléaire, puis d'une autre, Mme Royal, qui a déclaré en 2011 vouloir une sortie irréversible du nucléaire avant d'adopter progressivement une position un peu différente.

Pourquoi ce choix, en dépit de l'échec annoncé d'une reconquête industrielle, si les conditions de ce qui faisait selon vous le cœur de notre souveraineté industrielle énergétique n'étaient pas réunies ? Avez-vous considéré la partie perdue d'avance ? Avez-vous eu le sentiment d'être empêché dans votre tentative de reconquérir la souveraineté industrielle dès lors que l'énergie n'était pas la question cruciale traitée par vos collègues au gouvernement ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Cette question se pose à tout être engagé dans l'action collective : quelle est la part de conviction qu'on peut transmettre et imposer dans un compromis ? J'ai jugé que les promesses faites par le président de la République étaient intenables ; la preuve en est qu'elles n'ont jamais été tenues. Le seul dégât que nous n'avons pu éviter est Fessenheim ; tout le reste, nous avons réussi à l'éviter. Je considère donc que j'ai plutôt réussi, pendant les deux ans et demi où j'ai servi, à défendre la souveraineté énergétique de la France. Cela n'a pas été simple, vous le constaterez en prenant connaissance des discussions internes. Il est intéressant de voir que des désaccords considérables se manifestent à l'intérieur du collège gouvernemental – il en va ainsi dans toutes les majorités. Aussi vient un moment où une décision doit être prise, et le président de la République et le Premier ministre décident. On voyait bien que le président ne pouvait pas décider la fermeture des réacteurs, parce qu'en réalité il ne le voulait pas : il avait vu toute l'impopularité de cette mesure. Ce qui a retourné l'opinion en faveur du nucléaire, c'est Fessenheim et les articles de la presse régionale expliquant que l'on mettait les gens au chômage en fermant une usine qui marchait bien. Il y a eu un retournement d'opinion par l'intérieur du pays, et aussi par la prise de conscience que l'on avait là un outil qu'il était criminel de démonter après avoir eu tant de mal à le bâtir. Le combat s'est mené à l'intérieur et je suis fier d'avoir pu le conduire, parce qu'il a servi à quelque chose : nous avons réussi à désamorcer le dogmatisme en la matière.

Sachant que toute la stratégie anti-nucléaire est venue d'eux, ce que disent les Verts allemands aujourd'hui est très intéressant et montre une évolution des consciences. Il y a deux ans, alors que cinquante réacteurs sont en construction dans le monde, Mme Anna Veronika Wendland et M. Rainer Moormann, deux figures du militantisme anti-nucléaire allemand, ont appelé dans une tribune publiée dans Die Zeit à sortir des énergies fossiles avant de sortir du nucléaire et appelé le gouvernement à reporter la fin du nucléaire. Certains écologistes allemands déclarent même : « Sans l'atome, l'Allemagne sera obligée de recourir au gaz et au charbon. Nous nous attaquons au mauvais problème ». La consommation quotidienne actuelle de pétrole dans le monde s'établit à 15 milliards de litres ; à 50 centimes le litre, le pétrole est meilleur marché qu'une boisson non alcoolisée. Nous avons besoin de produire beaucoup plus d'électricité pour remplacer toutes ces émissions de carbone, et donc d'un secteur nucléaire sûr et d'une industrie solide. Nous l'avons, gardons-la.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez indiqué que RTE prévoyait alors la stagnation ou la baisse de la consommation d'électricité et que l'hypothèse politique prévalant était que la consommation d'électricité baisserait tendanciellement grâce aux économies d'énergie. Pourtant, votre prédécesseur, M. Éric Besson, avait chargé la commission Énergie 2050 de proposer des scénarios relatifs aux tendances possibles de consommation d'électricité, et nombre d'entre eux anticipaient une hausse de la consommation d'énergie qui impliquait forcément une production accrue. Avez-vous eu connaissance de ces travaux ? Ont-ils été présentés au collège gouvernemental ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Non, et je le regrette. M. Besson, qui n'est pas venu à la transmission des pouvoirs, aurait pu m'en faire testament et m'alerter ; il n'a pas cru devoir le faire, j'ignore pourquoi, et je n'ai donc pas eu connaissance de ces travaux. Cela se fait dans les transmissions républicaines, quelles que soient les sensibilités, et M. Besson avait fréquenté les mêmes bancs de l'Assemblée nationale que moi-même et mes collègues socialistes. J'ai moi-même transmis un testament à mon successeur : Alstom, et les plans industriels. Certains portaient sur les bornes électriques de recharge, le véhicule électrique, les navires écologiques, l'aviation électrique, les satellites électriques… En fait, on était déjà dans l'électrification de la réindustrialisation. D'ailleurs, je disais toujours : « Mais comment fera-t-on quand, le soir à 7 heures, les gens rentrés chez eux avec leur voiture électricité vont les brancher ? ». Il faut des centrales nucléaires ! Pour nous, le scénario de RTE selon lequel la consommation électrique allait diminuer était théorique et irréaliste ; je n'avais pas besoin de faire des études ou de réunir des commissions pour savoir qu'il faudrait augmenter la production électrique.

Il a longtemps été question du coût du travail en France ; ce n'est plus le cas depuis les conclusions du rapport Gallois que j'avais commandé. En revanche, la compétitivité du prix de l'énergie est un argument très important à l'international – attention à ne pas le perdre.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Votre voix est dissonante. Interrogés, vos anciens collègues nous ont plutôt répondu que les projections et les discussions au sein du Gouvernement ou sur la base des travaux des administrations ne conduisaient pas à anticiper l'augmentation de la consommation. Dans les discussions interministérielles, étiez-vous une voix isolée à ce sujet ? Aviez-vous le sentiment que vos collègues avaient également perçu la nécessité de produire davantage d'énergie décarbonée à moyen et long terme ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

En deux ans et demi se sont succédé au ministère de l'écologie Nicole Bricq, Delphine Batho, Philippe Martin et Ségolène Royal. En admettant qu'il y ait une continuité dans les positions, je considère qu'ils étaient de bonne foi : c'était leur position. Au ministère de l'économie et de l'industrie, la nôtre était de maintenir le parc d'électrification, qui donnait d'ailleurs des résultats. On ne casse pas un outil industriel qui fonctionne ; le reste, c'est de la littérature. Voilà la position que je défendais. Cela peut sembler « brut de décoffrage », mais j'assume, comme on dit maintenant.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez parlé de compétitivité de l'outil industriel mais il y a aussi la compétitivité de l'entreprise productrice de l'électricité. Nous avons interrogé vos anciens collègues et votre prédécesseur, M. Besson, sur les conséquences des dispositions prises dans la loi portant organisation du marché de l'électricité, dite loi Nome, notamment la fixation du tarif Arenh. Mme Royal a estimé, pour reprendre ses mots, je crois, n'avoir pas vu le sujet, et dit qu'elle n'avait pas eu connaissance de la possibilité de faire évoluer ces tarifs par décret. M. Besson a déploré que les possibilités inhérentes à la loi Nome, notamment pour l'Arenh, n'aient pas été utilisées par les pouvoirs publics, alors que le coût de l'électricité évoluait nécessairement avec l'inflation et que la réforme du marché européen comportait un engagement en faveur des fournisseurs alternatifs avec la possibilité de développer des capacités d'installation qui ne l'ont pas été, en tout cas sûrement pas à la mesure de ce qui était anticipé. Qu'avez-vous pensé de tout cela ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Ces questions relevaient du ministère de l'énergie, rattaché à l'écologie ; si je faisais intrusion dans ce secteur, il y avait violation des limites des champs de compétence ministériels, ce qui ne se fait pas. Cela dit, à l'époque, la question de l'Arenh n'était pas posée. Le président de EDF, qui venait nous voir régulièrement à l'occasion de revues stratégiques, nous parlait du financement des énergies renouvelables par la contribution au service public de l'électricité. EDF ne voyait pas la concurrence acharnée qui s'est produite ultérieurement. Donc, s'il n'y a pas d'illusion rétrospective de fatalité, on peut considérer que la position de M. Besson – il fallait réviser l'Arenh par décret – aurait dû être appliquée, peut-être pas à cette époque-là mais un peu plus tard, quand sont apparus des concurrents qui n'avaient aucune obligation de production. Là est le problème : rien ne nous empêchait de leur fixer des obligations de production, et il n'y aurait pas eu grand monde ! L'énergie venait exclusivement d'EDF. Franchement, on aurait pu le faire. Mais, pour moi, la question s'est posée beaucoup plus tardivement qu'à cette époque. Nos sujets de préoccupation, au ministère de l'industrie et de l'économie, étaient de savoir comment financer l'énergie renouvelable, et les bagarres sur le maintien du tarif applicable aux entreprises électro-intensives, qui allait tomber, conformément à une règle européenne, parce que c'est une aide d'État déguisée. J'ai dit que les aides d'État ne nous gênaient pas car nous étions favorables à la politique industrielle.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je ne remets en cause ni la qualité des réponses, passionnantes, de notre invité, ni la pertinence des questions posées, mais ayant été rapporteur de commission d'enquête, je serais favorable à un partage des questions plus interactif. La manière dont se déroule le débat est un peu frustrante.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La commission applique les mêmes principes de fonctionnement depuis le début de ses travaux.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je ne vois rien d'extraordinaire, cher collègue, à ce que, comme d'habitude, le président préside et le rapporteur rapporte.

S'agissant de la filière énergétique, la question de l'ampleur, de la profondeur, de l'impact et des conséquences de la sous-traitance a été évoquée de manière récurrente par vos collègues et par les organisations représentatives d'EDF que nous avons interrogées. Mme Batho, en particulier, a dit avoir eu, en arrivant à ses responsabilités ministérielles, le sentiment d'une perte de compétence directe de l'entreprise du fait de la construction d'un seul réacteur depuis quelques années. Comment avez-vous appréhendé ce sujet et quelles mesures avez-vous prises ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Tout un volet du comité de filière porte sur la sous-traitance. Les sous-traitants de premier rang étaient à la table. Cette question nous préoccupait puisque c'est l'export qui nous permettait de maintenir des capacités industrielles et des savoir-faire avec toutes les certifications qui descendaient dans la chaîne de sous-traitants. On travaillait en équipe et la filière était très unie. Les pertes de compétences sont autant chez Areva qu'ailleurs : quand vous produisez moins, les savoir-faire s'étiolent, comme vous l'ont dit les présidents des entreprises publiques qui se sont succédé ici, et la question du design s'est posée.

J'ai le souvenir qu'après un entretien avec le président de Dassault Systèmes qui m'avait alerté à ce sujet – et là, ce n'est pas des sous-traitants qu'il s'agit mais d'Areva –, j'ai dit à M. Oursel, président d'Areva, que l'EPR n'était pas compétitif face au réacteur proposé par les Russes et dont la conception du design était toute autre. J'ai été reçu curieusement par M. Oursel, dirigeant jaloux de ses prérogatives qui n'appréciait pas qu'un ministre vienne regarder ce qu'il faisait ; c'était pourtant mon travail, puisque c'est notre argent. De plus, nous n'étions pas si intrusifs que cela. Á la fin, je préférais convoquer le président non exécutif pour entendre ses explications sur tel ou tel sujet, car Areva nous inquiétait ; nous voyions bien que les choses tournaient mal à cause d'Olkiluoto – qui finirait par provoquer, quelques années plus tard, la mise en difficulté de l'entreprise. Néanmoins, la discussion était difficile avec les dirigeants. J'ai des souvenirs de discussions avec les entreprises publiques lors des revues stratégiques annuelles pendant lesquelles nous examinions les problèmes en cours – l'exercice n'est pas aussi artificiel qu'il peut sembler l'être, car c'est une reddition des comptes. Sur l'énergie, un des sujets sensibles, nous étions très attentifs, dans l'intérêt du pays. Ma réponse formelle est que les sous-traitants étaient toujours envisagés à travers les entreprises de tête.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez dit avoir fait le maximum pour que la durée de vie des réacteurs soit prolongée jusqu'à soixante ans, sans quoi EDF n'aurait pas pu les amortir. Mais les réacteurs avaient été conçus pour durer quarante ans. Cela signifie-t-il que le rapport économique avait changé en raison des modifications, de la maintenance ou des nouvelles normes de sûreté ou industrielles, ou y a-t-il d'autres causes ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

C'est à l'ASN qu'il revient de dire après sa visite décennale que telle usine de production électrique d'origine nucléaire fonctionne parfaitement et qu'elle lui redonne une autorisation de produire. Mais vous trouverez dans les notes que je vais vous remettre notre analyse économique de la situation, et nos conclusions étaient que le parc nucléaire d'EDF pouvait parfaitement avoir une vie moyenne de cinquante ans. Je luttais donc pour que le pouvoir politique ne fixe pas une limite rigide à quarante ans, ce qui aurait obligé EDF à abandonner le plan grand carénage faute de pouvoir financer et amortir les investissements correspondants. Il était nécessaire d'amortir sur cinquante ans ; cela ne veut pas dire que la durée de vie de toutes les usines serait poussée jusqu'à cinquante ou soixante ans mais que cette possibilité existait. Cela, je l'ai obtenu. Ensuite, je suis parti, et je ne sais pas exactement comment cela s'est noué dans l'état du droit, mais c'est ce qui s'est passé, les documents sont très précis. J'ai envoyé une lettre à M. le Président de la République et au Premier ministre pour appeler leur attention sur le fait que nous étions confrontés à un problème comptable à conséquence immédiate : si on n'amortissait pas sur cinquante ans, le prix de l'électricité augmenterait tout de suite et il n'était plus possible d'investir dans le grand carénage. La chose s'est jouée à ce moment-là, et cela nous l'avons gagné – vous voyez, cela sert à quelque chose, finalement…

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Venons-en aux énergies renouvelables. Quel diagnostic avez-vous porté en arrivant un ministère ? Quels efforts avez-vous menés en faveur de l'éolien terrestre et marin, du photovoltaïque, du solaire thermique et de la géothermie ? Sur un autre plan, on a beaucoup parlé ces derniers mois de la capacité de la filière de la rénovation énergétique à absorber la demande. Je sais que c'était aussi un combat à l'époque. Rétrospectivement, pouvez-vous nous dire ce qui, selon vous, a manqué ou ce qui serait nécessaire pour que les effectifs de cette filière grossissent afin qu'elle puisse absorber une demande colossale ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

La première énergie renouvelable, en France, avec 12 % de notre production, est l'énergie hydraulique. C'est du stockage, et c'est la moins chère – quelque 25 euros par MWh – parce que les barrages sont amortis. Le discours de présentation de la politique générale du ministère de l'économie que j'ai prononcé en 2014 quand j'ai élargi mes compétences à la faveur de la formation du gouvernement Valls comprenait un passage sur les barrages. J'avais fait rechercher tous les documents internes à l'État relatifs à la possibilité de construire des ouvrages hydrauliques supplémentaires. Puisque nous étions en récession, c'était en quelque sorte un programme à la Roosevelt, qui avait permis la construction de barrages par la Tennessee Valley Authority. Je m'étais inspiré du New Deal parce que c'est une manière de faire des ouvrages d'art, des investissements pour lesquels on pouvait s'endetter parce qu'ils créeraient des recettes et avec lesquels on pouvait réinvestir le territoire. Nous avions identifié 156 barrages potentiels, de toutes tailles. Je n'ai pas le document correspondant en ma possession, mais cette proposition est reprise dans le texte du discours. Il y a là un axe très important pour votre commission d'enquête.

Pour le photovoltaïque, la bataille est perdue depuis longtemps, sauf évolution technologique majeure dont nous serions les chefs de file. On a cru aux couches fines, mais ce n'est pas une évolution de rupture et nous ne serons pas en mesure de fabriquer nos propres panneaux. Sur les « machines volantes », les éoliennes terrestres et non terrestres, les Allemands et les Danois ont pris la tête et nous avons perdu la bataille : j'ai même vu la faillite d'usines de mâts d'éoliennes du groupe Gorgé au Creusot – des mâts ! Même ces entreprises-là, nous n'avons pas été capables de les garder ; nous les avons toutes perdues.

Pour l'éolien en mer en revanche, Alstom nous rendait forts. J'avais ouvert un programme d'hydroliennes qui a malheureusement été abandonné, certainement pour d'excellentes raisons : c'était trop cher, ce n'était pas mûr ? Apparemment, BPI France, qui avait investi, a pris sa perte et jugé que cela coûtait trop cher et qu'il fallait arrêter. Pourtant, tout ce qui est énergie marémotrice peut être intéressant.

Selon moi, le champ sur lequel nous pouvons prendre le contrôle et construire une industrie est celui de la pompe à chaleur géothermale. Puisqu'il faudra remplacer les chaudières à mazout et à gaz, la géothermie de surface est l'avenir de notre pays et nous avons des opérateurs capables de le faire. Mais pour cela, il faut activement monter une industrie, non pas lancer des appels d'offres mais créer des entreprises, les muscler, investir et leur donner les carnets de commandes, car c'est ce qu'elles veulent plutôt que des subventions. Ce sont des suggestions sur lesquelles on pourrait vous donner beaucoup plus de détails.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'aimerais revenir sur l'affaire Alstom afin de comprendre le processus de décision ayant conduit à l'abandon de cet outil clef pour notre souveraineté énergétique.

Lorsque vous êtes devenu ministre de l'industrie, avez-vous été informé du rachat par General Electric, quelques mois auparavant, de l'ancienne filiale d'Alstom, Converteam ? Cette dernière, issue du démantèlement opéré sous la gouvernance de Bruxelles entre 2005 et 2007, a été vendue à un prix extravagant puisque c'est le plus important LBO ( leveraged buy-out, ou rachat avec effet de levier) de l'histoire de France. Occupant à l'époque un rôle très mineur au cabinet de Clara Gaymard, je voyais tout : c'était la première étape de la prédation de General Electric dans notre pays.

À l'arrivée de la majorité socialiste au pouvoir, un rapport a été commandé à l'APE, qui se trouvait sous votre autorité. Avez-vous été informé de l'existence de ce rapport, en particulier du point essentiel qu'il soulevait, à savoir l'implication capitalistique de Bouygues dans Alstom et le fait qu'il souhaitait en sortir ? Entre 2012 et 2014, on aurait pu trouver une solution pour Bouygues, qui avait d'autres intérêts à défendre.

En avril 2013, notre compatriote Frédéric Pierucci a été arrêté à l'aéroport de New York sous des incriminations « bidon ». Il a vécu un enfer, comme vous le savez, car vous avez été solidaire de ses souffrances – je salue d'ailleurs le courage dont vous faites preuve dans vos affirmations contre les autres dirigeants d'Alstom. Aviez-vous à l'époque été mis au courant de l'arrestation de M. Pierucci et des implications de celle-ci ? Les autorités françaises ont-elles réagi au fait que les Américains faisaient pression sur Alstom en retenant l'un de leurs cadres importants ?

En 2013, General Electric a remporté une importante commande de turbines en Algérie qui était censée alimenter les usines de Belfort, en application des accords conclus entre General Electric et Paris en 1999. En fait, la fabrication de ces turbines a été transférée dans le Connecticut, Belfort n'en ayant obtenu que la maintenance ou l'ingénierie, avec une promesse mensongère portant sur la conception des rotors. Cette nouvelle preuve de l'hostilité de General Electric ou, du moins, de la défense des intérêts américains au détriment des intérêts de l'industrie française, aurait pu alerter nos autorités.

Par ailleurs, et je tiens à préciser que ce n'est pas du tout une accusation contre vous, j'ai rencontré, le 28 mai 2014, votre collaborateur Frédérik Rothenburger, chargé au sein de votre cabinet du suivi des participations de l'État. J'ai informé cette personne de mon expérience chez General Electric et de l'évolution du comportement de cette entreprise, dont la volonté de croissance externe très offensive s'apparentait à de la prédation. Avez-vous été informé de ce rendez-vous, si modeste soit-il, car j'avais tout de même communiqué des informations qui n'étaient pas négligeables ? De plus, comment expliquez-vous que la commission de déontologie ait autorisé par la suite le transfert M. Rothenburger à la banque Lazard, banque conseil de General Electric dans l'acquisition d'Alstom ?

Entre le 14 et le 16 mai, grâce à M. Dupont-Aignan j'ai été reçu par M. Hollande, que j'ai alerté sur les intentions de General Electric. Il m'a dit qu'il allait vous en parler ; vous en a-t-il informé ? Je précise évidemment que je peux répéter tout cela sous serment – il y a, dans ce pays, un tel mépris pour les lanceurs d'alerte !

Vous avez évoqué la corruption du système et de ceux qui sont censés défendre nos intérêts. Vous êtes également un défenseur du spoil system, à raison. Avez-vous un commentaire à faire sur ce sujet ?

M. Luc Rémont nous a dit sous serment qu'il n'avait pas perçu de rémunération lorsqu'il était chargé par Merrill Lynch d'une partie des négociations du démantèlement d'Alstom par General Electric. Avez-vous un commentaire à faire sur le fait que l'on confie la présidence d'EDF à quelqu'un qui a participé, de près de ou de loin, au démantèlement d'Alstom et qui s'apprête à racheter une filiale qu'il a lui-même contribué à démanteler ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

L'intelligence économique a été défaillante dans l'affaire Alstom. La déléguée interministérielle à l'intelligence économique a elle-même reconnu n'avoir pas vu arriver l'affaire, alors qu'elle était rattachée à Bercy. Il n'y a pas eu de note ni d'alerte : nous nous sommes débrouillés tout seuls.

Lors du voyage d'État du Président de la République à Washington, en février 2014, Mme Gaymard, présidente de General Electric pour la France, a souhaité me rencontrer. Elle m'a demandé à cette occasion si Alstom était à vendre ; je lui ai répondu par la négative.

Entre-temps, j'ai interrogé à plusieurs reprises M. Patrick Kron sur sa stratégie internationale et sur son actionnariat. Il était en effet de sa responsabilité, en tant que dirigeant de l'entreprise Alstom, de me dire s'il y avait des turbulences dans son actionnariat. Or M. Kron a menti au Gouvernement : il venait le chercher quand il avait besoin de lui mais il a omis de l'informer qu'une puissance étrangère manœuvrait en coulisses pour racheter les deux tiers de son chiffre d'affaires. C'est la raison pour laquelle j'ai répondu, lors des questions d'actualité à l'Assemblée nationale, qu'un dirigeant avait été déloyal avec son gouvernement et que je n'étais pas chargé de placer des détecteurs de mensonges dans mon bureau lorsque je recevais des patrons du CAC40. Vous parlez de corruption ; pour ma part, j'appelle cela de la cupidité. Mais surtout, M. Kron a privilégié son sort personnel à la France, excipant de son statut d'enfant de déportés – je ne l'ai jamais accepté : je lui ai rappelé qu'il était dirigeant d'une entreprise fondamentale pour notre pays – et allant jusqu'à exercer un chantage sur le Gouvernement puisqu'il m'a menacé, si je n'acceptais pas l'accord de vente d'Alstom, de faire un plan social de 5 000 personnes.

Intelligence économique défaillante ; dirigeants manquant de loyauté patriotique alors que le carnet de commandes a été payé par la France, donc par les contribuables ; manœuvres de la part de ces dirigeants pour conclure un accord dans le dos du Gouvernement – il était déjà ficelé avec M. Bouygues lorsque le Gouvernement a reçu la dépêche de Bloomberg, à six heures du matin, alors que M. Kron était encore dans son jet au-dessus de l'Atlantique. Je l'ai fait cueillir à froid par les gendarmes à son arrivée au Bourget pour lui passer le savon de sa vie. Cette histoire doit être racontée parce qu'elle ne doit pas se reproduire.

Pas d'avertissement de Bouygues, pas d'information de l'intelligence économique : mon cabinet s'est débrouillé en lisant la presse américaine, et c'est ainsi que nous avons découvert la présence de M. Pierucci. J'ai fait appeler sa femme, qui était à Singapour, terrorisée car son mari était retenu en otage – je veux d'ailleurs rendre hommage à ce compatriote qui a payé d'une bonne partie de sa vie et peut-être de sa santé son séjour en prison pour le compte d'autrui. Il a été loyal à son pays car le département de la justice américain lui avait proposé d'être espion au service des États-Unis contre la France : il a payé très cher son refus. Hommage lui soit rendu : c'est à lui qu'il faut donner la légion d'honneur !

Madame Gaymard m'a informé des intentions de General Electric. Qu'une entreprise puissante, pesant 250 milliards, veuille racheter Alstom pour 14 milliards, je considérais cela comme flatteur. Ce qui était beaucoup plus décevant et dangereux, c'était que le dirigeant d'Alstom passe des accords dans le dos de son gouvernement. À cet égard, la responsabilité de M. Kron est écrasante, de même que celle de l'appareil d'État, lequel s'est révélé parfaitement incapable : le consulat de New York ne m'a même pas envoyé de télégramme diplomatique pour m'aviser qu'un cadre d'Alstom avait été arrêté à l'aéroport JFK. Je l'ai appris en lisant les brèves dans Les Échos.

Je tiens à défendre mes collaborateurs de l'époque. Ce sont des patriotes ; ils se sont battus pour préserver l'outil industriel. M. Rothenburger s'occupe exclusivement de santé dans son nouvel emploi, et en aucun cas des dossiers dont il a eu à connaître. Que je sache, l'Agence des participations de l'État n'a pas, dans son champ d'action, d'entreprise relevant du domaine de la santé. M. Rothenburger m'a beaucoup aidé à reconstituer des éléments en vue de cette audition. Il a été l'un de mes collaborateurs les plus actifs dans la défense de notre industrie.

Oui, il faut adopter le spoil system. Les ministres doivent choisir leurs collaborateurs ainsi que les directeurs d'administration centrale. Il n'est pas normal que ces derniers soient nommés en Conseil des ministres. Le ministre est le chef de l'administration ; celle-ci doit le respecter. Il n'est pas admissible que des fonctionnaires passent au-dessus de lui en travaillant avec des amis appartenant au même corps, en poste à l'Élysée ou à Matignon, car alors le ministre devient l'attaché de presse de décisions qu'il ne connaît pas et qu'il doit aller expliquer à la télévision. Il faut repolitiser la fonction ministérielle.

Des rapports ont été demandés à l'Agence des participations de l'État. Je les ai découverts lorsque j'ai été entendu par la commission d'enquête relative, entre autres, à Alstom. Je n'approuve pas, soit dit en passant, les conclusions de ce travail : on sentait qu'il ne fallait pas déplaire. Je réaffirme les positions que j'ai exprimées dès le départ et, neuf ans après, je n'ai toujours pas décoléré : avec les trois coentreprises et la nationalisation d'Alstom, nous aurions pu, quoiqu'en coopération avec les Américains, conserver les mêmes outils industriels. Cette stratégie de containment aurait évité de les perdre complètement.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Lors de son audition, M. Rémont nous a livré une histoire sensiblement différente à propos d'Alstom. Selon lui, la solution retenue était la seule crédible pour sauver les autres activités du groupe.

Vous le savez, je m'intéresse à l'hydroélectricité. À l'époque dont vous parlez, nous n'avons pas réussi à convaincre la Commission européenne du bien-fondé de notre position. Nous n'avons pas su accepter de recevoir des amendes – et il en est toujours de même. Vous qui avez fréquenté la Commission européenne assidûment pendant plusieurs années et connaissez son aversion pour EDF, pensez-vous que la crise énergétique lui a ouvert les yeux, notamment en ce qui concerne la souveraineté des pays ? Nous entendrons ce soir M. Ristori : il nous en dira quelques mots lui aussi, puisqu'il a vu les choses de l'intérieur.

La question du niveau de l'Arenh et de son évolution ne se posait pas à l'époque où vous étiez ministre, car le prix de l'électricité n'atteignait pas le niveau que nous connaissons, mais, depuis lors, les ministres successifs auraient pu relever le plafond. Selon vous, l'Arenh doit-il être réformé ou bien supprimé ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

À propos de la Commission européenne, j'avais dit au vice-chancelier allemand, M. Sigmar Gabriel, qui était mon homologue : « Ce sont des talibans du droit ». Cela l'avait fait rire. Il m'avait répondu : « Tu y vas fort, mais tu as raison ». Quand il s'agit de concurrence, la Commission est dogmatique, extrémiste. À cette position, il faut opposer notre intérêt national : la France n'est pas l'outil des expérimentations dogmatiques et idéologiques de la Commission européenne. Les barrages, nous les gardons, un point c'est tout. Supprimons l'Arenh ! Croyez-vous que Mme von der Leyen enverra des huissiers de justice, ou bien encore l'armée ? Il y en a assez de passer sous les fourches caudines de la Commission et de porter atteinte à nos intérêts. Je le dis avec componction et modération car, aux excès, nous devons opposer avec tranquillité notre intérêt national.

L'adjectif « souverain » figure désormais dans tous les intitulés ministériels, mais ce qu'il faut, ce ne sont pas des discours, ce sont des actes. Le maintien des barrages et la suppression de l'Arenh sont deux exemples d'actes que vous pourriez inciter le Gouvernement à accomplir.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci d'avoir apporté d'une manière précise et documentée un éclairage qui conforte notre conviction, à savoir qu'en matière de souveraineté industrielle et énergétique, les mécanismes de renoncement ont été multiples. À cet égard, il me paraît pertinent de se pencher sur le passé pour éclairer le présent et éviter de répéter les mêmes erreurs.

L'Arenh provoque une hémorragie dans nos finances, nuit à la maîtrise de notre politique énergétique et fragilise notre souveraineté industrielle. Selon vous, on peut facilement se débarrasser du dogme de Bruxelles dans ce domaine. Vous semble-t-il donc urgent de supprimer l'Arenh ?

L'affaiblissement de notre capacité souveraine à mener une politique énergétique tient aussi à la dispersion des outils et à leur changement de statut. Par ailleurs, les instruments de contrôle démocratique – Parlement, organisations syndicales, citoyens – ont été affaiblis. Serait-il absurde d'envisager de recouvrer une entreprise intégrée, sous maîtrise publique, y compris en recourant à une forme modernisée de nationalisation, pour servir une politique souveraine en matière d'énergie ?

Vous avez évoqué le décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers susceptibles de fragiliser une politique souveraine. Vous semblerait-il pertinent d'inscrire dans la loi le contrôle de tels investissements lorsqu'ils concernent la politique énergétique ? De quels moyens supplémentaires pourrions-nous nous doter pour éviter les problèmes que vous avez évoqués ?

La souveraineté industrielle et énergétique d'un pays réside aussi dans sa capacité à préserver la bonne santé de tous les acteurs de la filière. Or il arrive que l'État actionnaire lui-même, ou des entreprises publiques, se comportent comme des actionnaires, asphyxiant tellement les sous-traitants de rang 1 et de rang 2 que des pans entiers de notre industrie sont délocalisés à l'étranger, alors qu'ils sont indispensables à la réalisation de projets industriels comme l'EPR. Quelles leçons pourrions-nous tirer des renoncements passés pour recouvrer une souveraineté dans ce domaine ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Ces questions sont d'actualité ; j'y répondrai avec mes convictions et en tenant compte de mon expérience.

Oui, il y a urgence à rétablir la situation d'EDF. À chaque fois qu'on affaiblit cette entreprise, on affaiblit la France. EDF a permis d'assurer partout sur le territoire et pour tout le monde, depuis 1945, un prix de l'électricité identique. Cette mesure de solidarité n'a pas empêché de garantir la compétitivité économique du pays, grâce au fait que le prix de l'énergie était accessible pour les entreprises.

La première mesure à prendre consiste à pallier les conséquences de la loi de 1996, qui visait à transposer une directive. Nous n'avons pas besoin de traders, comme vous l'a dit très justement M. Proglio : ils sont comme le lierre dévorant le tronc de l'arbre sain, pompant la sève d'EDF. Il faut donner à EDF du cash flow pour réaliser les investissements nécessaires, que ce soit dans les énergies renouvelables – y compris les barrages – ou dans le nouveau nucléaire.

Deuxièmement, les prix de marché doivent retrouver un niveau acceptable pour EDF – ce qui conduit à poser la question du fonctionnement du marché européen de l'énergie. Il y a urgence à le faire, pour les Français et pour les entreprises.

J'approuve l'idée de réintégrer RTE à la production. Même s'il est encore à 51 % sous le contrôle d'EDF, je crois savoir qu'il y a des projets d'« émancipation », qu'il faut combattre. Toute entreprise a intérêt à intégrer sa valeur. Les financiers, eux, se sont spécialisés dans ce qu'ils appellent le « cœur de métier » : « Le vôtre n'est pas celui-ci, donc, vendez-le ! ». En France, nous avons ainsi multiplié les découpages. Regardez ce qu'il est advenu de la CGE, d'Alcatel, de Thomson, d'Alsthom ! À force de découpage, il n'est plus resté que des miettes que l'on a laissées vendre. Une véritable stratégie, au contraire, repose sur la réintégration de la valeur et la réunion de métiers. Dans la mondialisation, ce sont les grands pays qui ont su garder des conglomérats en réunissant plusieurs métiers en un qui ont survécu, en étant ainsi capables de faire face à plusieurs cycles : Siemens, les grandes entreprises japonaises et américaines. Regardez General Electric, avec l'imagerie médicale, les moteurs d'avions, l'électricité et, même, la banque ! Tel n'est pas le cas de la France. Eux rachètent, nous, nous vendons.

Le saucissonnage, à mes yeux, c'est terminé ! Un problème se posera avec Enedis, les collectivités locales – qu'il n'est pas question de spolier – étant propriétaires des réseaux. Néanmoins, cela relève de la puissance publique et il est de bonne politique que, sur le terrain, on se préoccupe des aspects les plus concrets. L'alimentation de notre pays en électricité, dans sa plus extrême capillarité, ne dépend pas du siège d'EDF, avenue de Wagram. En revanche, pour RTE, il faut se montrer d'une grande fermeté. Une proposition de loi visant à protéger le groupe Électricité de France d'un démembrement, dont j'ai félicité le rapporteur, M. Philippe Brun, a été adoptée récemment par votre assemblée et j'espère que le Sénat en fera de même.

Le décret du 14 mai 2014 a été renforcé lors du précédent quinquennat à travers une extension des secteurs : robotique, biotechnologies, etc. Toutefois, le problème n'est pas tant de le renforcer que de l'appliquer, ce qui ne relève pas de la loi mais de ce qu'il y a dans la tête du « John Malkovich de Bercy ». Faut-il faire valoir le décret contre Carrefour tout en laissant partir Alsthom, Technip, Essilor ? Alimentation Couche-Tard ne partira pas avec des supermarchés sous le bras, en revanche, certains sont partis en Hongrie, depuis Belfort, avec des brevets. Vous devriez aller interroger sur pièce et sur place les fonctionnaires du ministère de l'économie : ils vous diront comment le décret est appliqué, par exemple, quand Photonis fait l'objet d'une mesure. Vous découvrirez bien des choses en matière de souveraineté énergétique.

L'actionnaire veut des dividendes mais il ne faut pas qu'il se comporte comme un actionnaire prédateur. L'État actionnaire de La Française des jeux fonce parce qu'il a besoin d'argent pour arriver à boucler ses fins de mois mais lorsqu'il en est d'EDF ou d'Air France, un énorme problème se pose. Quand Renault va mal, comment l'État actionnaire doit-il voter au conseil d'administration ? En ce qui me concerne, je réunissais les administrateurs – souvent, des fonctionnaires de la direction générale des entreprises (DGE) – pour leur faire part de notre position, laquelle ne saurait d'ailleurs être définitive car des conflits d'intérêts doivent être arbitrés en permanence. Telle est d'ailleurs, précisément, la grandeur de l'art politique exercé par le ministre.

Il en est de même lorsque le président de l'Autorité de la concurrence vient voir le ministre avec un rapport qui dénonce des abus sur les pièces détachées quand Peugeot est en quasi-faillite et que Renault a tout délocalisé. Lui défend le consommateur, conformément à la loi, mais moi, je suis le ministre : lui applique des règles, moi, je fais des choix. Au final : classement vertical de son rapport. Je me dois d'abord de défendre le producteur en difficulté et pas le consommateur pour l'instant. Le président de l'Autorité de la concurrence a alors fait valoir que les choses ne se passent pas ainsi, qu'il représente une autorité administrative indépendante, à quoi j'ai répondu qu'elle était si indépendante que j'allais supprimer son budget.

Ces autorités ne devraient pas être indépendantes mais se situer dans le champ ministériel de l'arbitrage politique. L'arbitrage entre le consommateur – les prix – et le producteur – les dividendes – dépend des circonstances. C'est une autorité administrative indépendante qui, dans le domaine des télécommunications, a accordé une licence à Free, ce qui a profité aux consommateurs, mais il a fallu que le ministre, lui, gère les plans sociaux, la défaisance, les délocalisations des sous-traitants car les dégâts ont été nombreux, suite à la concurrence par les prix. À mon sens, toutes les autorités administratives indépendantes qui œuvrent dans ces secteurs économiques doivent être supprimées. Leur tâche doit relever de l'arbitrage ministériel, sous le contrôle du Parlement. Dans certaines circonstances, il importe de favoriser ou le producteur, ou le consommateur, tout dépend des moments, des secteurs, des cycles économiques. Appliquer dogmatiquement des règles sans opérer de choix relève d'un mauvais pilotage.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je ne suis pas membre de cette commission d'enquête mais je profite de l'audition de M. Montebourg pour venir évoquer une question liée à vos préoccupations.

J'ai déposé hier une résolution pour demander la création d'une commission d'enquête sur ce qui relève d'un scandale d'État : l'affaire Maureen Kearney, que j'ai découverte avec le film La Syndicaliste.

Maureen Kearney, syndiquée à la CFDT, travaillait chez Areva et s'est battue pour obtenir des éclaircissements sur des négociations très opaques menées avec la Chine sous la direction de M. Luc Oursel, alors président du directoire d'Areva. Elle s'inquiétait de transferts de technologies nucléaires, secteur clé pour notre souveraineté. Un accord a été signé à Avignon, plutôt en catimini, le 19 octobre 2012, qui a été suivi d'une mise en commun des équipes en vue de la fabrication d'un nouveau réacteur. Étiez-vous au courant de ces négociations ? Maureen Kearney a interpellé les politiques mais ils ont fait la sourde oreille.

J'imagine que l'agression dont elle a été victime a été signalée à la Chancellerie et au ministère de l'intérieur. Les avez-vous interrogés – en particulier, la section économique des renseignements intérieurs ? Je crois savoir que vous avez-vous-même appelé le procureur de Versailles, Vincent Lesclous, juste après l'agression. Avez-vous eu des informations ?

M. François Hollande a commandé un premier rapport à l'Inspection générale des finances (IGF) pour savoir si la direction d'EDF avait été transparente avec l'Agence des participations de l'État sur les contrats passés avec des pays étrangers. Un deuxième rapport a été commandé à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) pour savoir si la direction d'EDF n'avait pas été victime d'une ingérence chinoise. En avez-vous eu connaissance ?

« Avec Henri Proglio, avez-vous dit, nous avions constitué une équipe de France du nucléaire ». Trouvez-vous très « made in France » que le président d'honneur d'EDF soit aussi administrateur de Rosatom et l'un des seuls de son niveau à avoir refusé de démissionner de ses mandats russes ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mme Autain assiste à nos travaux pour la première fois et je précise que nous avons eu l'occasion de poser directement certaines questions aux personnes concernées. Je vous invite à répondre aux questions posées se rattachant au périmètre de la commission.

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

J'ai témoigné du sérieux de Mme Kearney à son procès et j'ai rédigé une attestation que je tiens à votre disposition. Je l'ai connue comme syndicaliste CFDT à Areva et, en tant que président du conseil départemental de Saône-et-Loire, où Areva emploie directement ou indirectement 10 000 personnes, je l'avais invitée à présenter sa vision du nucléaire et à nous faire part des moyens possibles pour aider nos entreprises. C'est donc un compagnonnage de longue date qui nous lie. Les décisions de justice m'ont beaucoup surpris, même si l'autorité de la chose jugée s'impose à tous.

La coopération chinoise dure depuis trente ans. Nous coopérons également avec la Russie, tout comme nous avons collaboré avec les États-Unis. Les pays qui travaillent sur le nucléaire, qui ne sont pas si nombreux, sont plutôt encouragés à se parler. Je me suis moi-même rendu en Chine pour signer des accords avec mes homologues. Il est vrai que les Chinois construisent dix réacteurs par an et que nous avons raté ce marché. L'EPR de Taishan, que j'ai visité, est de facture française. Les équipes d'Areva, dirigées par M. Philippe Knoche, étaient sur place. Nous nous attachions à exporter ce savoir-faire et, à l'époque, nous avions toute confiance dans les relations avec la Chine.

Le Conseil de politique nucléaire avait décidé que le patron d'EDF serait l'opérateur de la filière nucléaire, pour mettre fin aux tiraillements – j'emploie un euphémisme – entre Areva et EDF. Cette organisation me paraissait optimale. Le Premier ministre, M. Ayrault, a souhaité reprendre la main sur la filière nucléaire, dont j'étais, si je puis dire, l'animateur en chef et dont M. Proglio avait la responsabilité opérationnelle. J'avais toute confiance dans les accords qui pouvaient être signés – je n'en ai pas eu connaissance à ce moment-là. Des enquêtes et des audits ont été demandés par Bercy. Étant parti avant, je n'ai pas eu connaissance des rapports que vous évoquez mais j'en ai entendu parler. J'ignore leur contenu. Ils n'ont pas été déconfidentialisés.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Le président de la commission des finances vient de demander communication du rapport.

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Je le découvrirai, comme vous.

Le préfet m'a immédiatement prévenu de l'agression dont a été victime Mme Kearney, que je connaissais. Il a compris que cette affaire présentait un lien avec Areva, puisque Maureen Kearney était déléguée syndicale au sein de l'entreprise. Sinon, il ne m'aurait pas appelé, et ce serait resté un simple fait divers. J'ai appelé le procureur pour l'informer du contexte de l'affaire et pour attester du sérieux de la victime. Il n'a pas tellement apprécié mon appel, mais je l'ai fait sous couvert de la garde des sceaux, à qui j'avais préalablement demandé l'autorisation de le contacter. J'ai envoyé mon collaborateur témoigner devant les gendarmes. J'ai fait ce que j'avais à faire. J'ai engueulé le patron d'Areva ; je lui ai demandé de m'expliquer ce que c'était que ce bazar. Puis la justice a suivi son cours. J'ai rédigé un témoignage que je peux vous remettre. J'ai remis une attestation écrite. J'ai témoigné en faveur de Mme Kearney au cours de son procès, en 2017. Je ne connais pas, il est vrai, tous les dessous de cette affaire ni les raisons pour lesquelles elle a été agressée.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je souhaite vous interroger sur quatre sujets. Premièrement, quels sont, selon vous, les dispositifs d'intelligence économique qui devraient être créés ou renforcés pour nous permettre de défendre notre souveraineté industrielle, que ce soit dans le domaine énergétique ou dans d'autres secteurs ?

Deuxièmement, vous avez renforcé, en 2014, le décret Villepin relatif aux investissements étrangers en France pour protéger nos fleurons nationaux du rachat par des puissances étrangères. Pourtant, bon nombre de nos entreprises stratégiques continuent à être vendues à des groupes étrangers. Quelles dispositions législatives pourraient permettre de renforcer ce décret ?

Troisièmement, à l'heure où le Gouvernement souhaite nationaliser intégralement EDF sans préciser son projet, estimez-vous pertinent de revenir au monopole public du groupe en matière de production, de transport, de distribution et de fourniture de l'électricité en France ? Quel regard portiez-vous, lorsque vous étiez ministre, sur la structure de la dette d'EDF, laquelle pourrait servir de prétexte pour s'engager sur la voie du démantèlement ? Le secrétaire du CSEC (comité social et économique central) du groupe nous a dit, lors de son audition, que le coût de l'Arenh expliquait un tiers de la dette.

Dans le contexte du lancement du programme de construction de nouveaux réacteurs, quelles dispositions législatives nationales ou quelles décisions européennes permettraient-elles de favoriser le développement d'une véritable filière nucléaire en France ? Comment s'assurer que ce développement ne profitera pas uniquement à des groupes étrangers ?

Quatrièmement, il vous a été remis, en 2014, un rapport relatif à l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels en France, qui concluait à la possibilité d'exploiter le gaz de schiste de manière écologique, sans fracturation hydraulique. L'étude estimait que cette exploitation se traduirait par une rente comprise entre 100 et 300 milliards sur trente ans, une croissance moyenne annuelle de 1,7 % de PIB et la création de 120 000 à 225 000 emplois, avec un pic possible de 450 000 emplois. Pour quelles raisons ce rapport a-t-il été enterré ? Pourquoi les expérimentations qu'il préconisait n'ont-elles pas été conduites ? Quel est votre avis de citoyen sur l'exploitation du gaz de couche et, plus généralement, sur ce rapport ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

M. Boris Vallaud, qui était alors mon directeur de cabinet, pourrait vous dire que nous sensibilisions fortement la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) aux enjeux de l'intelligence économique. En effet, dans un contexte de guerre économique, le renseignement fait partie des armes que l'on doit être capable d'employer. Nous avions besoin de l'expertise de la DGSE.

Toutefois, en ce domaine, nos institutions sont trop éclatées. Peut-être cela s'est-il amélioré, mais mon expérience m'a montré que l'intelligence économique était traitée un peu par tout le monde, et donc par personne. Nous pâtissions d'un manque de coordination des sources d'information. La diplomatie, qui est censée être au contact des puissances étrangères, ne nous est d'aucun secours, car les diplomates parlent au Quai d'Orsay et les fonctionnaires du Trésor en poste dans les ambassades apportent du conseil aux entreprises françaises qui se présentent mais ne font pas remonter directement l'information. Il faut revenir sur la sectorisation des pouvoirs de l'État et l'extrême hiérarchisation de la remontée de l'information.

Le décret que vous évoquez avait été censuré par la Commission européenne, qui ne tolérait ce type de mesures que pour la défense et les jeux d'argent, me semble-t-il. Quand j'ai voulu prendre ce décret, les meilleurs esprits du Conseil d'État sont venus m'expliquer que la Commission allait me censurer. Je leur ai répondu : qu'elle censure ce qu'elle veut, mais nous, on fait ce qu'on veut chez nous. Ça a marché, ils ont donné leur accord. Cela montre que, de temps en temps, il faut savoir défendre ses positions. Il nous faut des gouvernants qui appliquent les textes ou des parlementaires qui exigent leur application. Il n'est pas nécessaire d'en écrire de nouveaux.

La question du monopole public d'EDF est à nouveau posée. Nous subissons une crise énergétique très dure. Nous évoluons dans un marché concurrentiel qui applique des règles totalement obsolètes. Nous faisons face à des puissances économiques et des empires qui utilisent l'économie comme une arme. Pourquoi voudriez-vous que nous nous désarmions en émiettant nos forces, par application des règles de concurrence ? Nous avions à notre disposition des outils formidables ; il nous faut à présent nous réarmer. C'est pourquoi je suis favorable au monopole public, quoique certains en pensent. La Constitution le permet, qui est plus forte que les traités européens : je veux le rappeler à tous ceux qui pensent que l'Union européenne a une autorité supérieure à celle de notre pacte constitutionnel.

Quant à sa dette, elle serait parfaitement soutenable si les recettes correspondantes étaient là, mais on les a supprimées ! Vous connaissez les chiffres mieux que moi, mais il doit manquer une vingtaine de milliards rien qu'à cause de l'Arenh. Il y a dix ans, EDF exportait ! La situation actuelle n'a rien à voir avec l'Ukraine, mais tout à voir avec l'organisation du marché européen. Il faut y remédier, et pour cela il ne suffit pas de faire des ministères qui ont « souverain » dans leur intitulé ; il faut une belle loi souveraine. Et je suis sûr que tout le monde la voterait, à l'Assemblée nationale comme au Sénat.

La filière nucléaire compte beaucoup de petites boîtes ultra-douées, avec un savoir-faire immense, très pointu, dans tous les secteurs – usinage, chaudronnerie, robinetterie, pompes… Elles travaillent parfois pour Naval Group, la défense ayant pris le relais de l'industrie civile. Mais elles n'ont pas de fonds propres, et les séries qu'elles produisent sont trop petites. Elles ont donc toutes cherché à se diversifier, dans l'aéronautique ou le ferroviaire surtout. Maintenant, les carnets de commandes recommencent à se remplir : on a un peu de visibilité. C'est le moment de demander à Framatome d'ouvrir ses comptes de sous-traitants et de rationaliser tout ça, en les aidant, en leur ouvrant des perspectives : le ministre chargé de l'industrie a un travail de filière à faire ; je vois bientôt M. Lescure et je lui en parlerai. C'est un conseil de sachant à sachant, en quelque sorte : il n'est pas interdit de partager les bonnes idées. Cela permettrait de surveiller tous les rangs 1, de veiller aux rangs 2, pour faire monter tout cela. Le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen) doit aussi participer. Dans l'aéronautique et l'automobile, nous avions monté des fonds qui permettaient d'apporter des fonds propres à toutes ces petites entreprises qui en manquent. Cela n'existe pas ! Le plan de relance met un euro si vous mettez un euro, mais elles n'ont pas cet euro ! Il y a un problème de recapitalisation. C'est mon conseil pratique.

Vous m'interrogez sur le gaz de houille, de couche et de schiste. Nous avons du gaz, en effet. On ne peut pas utiliser la fracturation hydraulique, mais il existe d'autres technologies qui évitent les dégâts que les Américains ont dû subir. Appliquer le principe de précaution, ce n'est pas tout bloquer parce qu'on a peur, mais vérifier lorsqu'on a peur ! J'ai demandé une expérimentation, avec huit forages. On ne me les a pas accordés, j'ai perdu l'arbitrage. Le Premier ministre et le Président de la République ont lu mon rapport, mais ils ont fait retirer de mes expressions toute perspective de ce côté-là. Puis une loi a été votée l'interdisant définitivement. Aujourd'hui, nous serions pourtant bien contents d'extraire un peu de gaz !

Imaginer d'aller chercher le gaz des anciennes mines, ce n'est pas une injure. Je l'avais proposé au président de la région Lorraine, Jean-Pierre Masseret – un gars formidable qui avait été maire de Hayange. Il reste du gaz à exploiter. Cela n'a pas été fait, cela pourrait encore l'être.

Extraire des énergies fossiles est un problème, et je me réjouis que les investissements dans ce secteur soient en baisse. Je me félicite du fait que l'on sacrifie les fossiles, mais il faut bien noter que Total n'en est pas là, et que les énergies renouvelables sont jumelées au fossile : elles marchent avec le gaz. Je pense qu'il faut aller vers le nucléaire, l'hydraulique et l'éolien : voilà ma proposition personnelle de bouquet idéal.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez évoqué Astrid. Quelle expérience avez-vous de ce projet ? Pourquoi n'a-t-il pas été mené à bien ? Je sais que vous n'êtes pas responsable de cet arrêt, mais j'aimerais avoir votre vision. Vous qui avez sans doute été identifié assez vite par des gens très frustrés depuis de longues années comme quelqu'un de compétent, patriote et volontariste, capable de porter leurs aspirations techniques et technologiques, vous a-t-on proposé d'autres solutions ?

Pourriez-vous également revenir sur la question de l'hydrogène, qui ne représentait à peu près rien pendant très longtemps et semble accélérer brusquement ? La filière est-elle prête ?

Enfin, vous avez parlé du soutien qu'il faut apporter à de nombreuses filières industrielles. Ce sont des programmes lourds, longs, et une fois qu'ils sont lancés, on ne peut pas changer d'avis ; il faut donc arbitrer. J'ai l'impression que, depuis quelques années, au contraire, on ne choisit pas, on lance de nombreuses filières – éolien en mer flottant ou pas flottant, myriades de modèles de panneaux photovoltaïques, route solaire, hydroliennes, nouvelles générations de réacteurs nucléaires, osmose, algues, chimie verte… La France est un grand pays industriel, bien sûr, mais dans le passé nous avons su choisir de concentrer nos efforts. Ne faut-il pas aujourd'hui recommencer à choisir un nombre limité de filières, au lieu de se disperser, au risque de l'émiettement et de l'échec ?

Permalien
Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014)

Vous posez la question de la relation entre le choix politique et l'orientation technologique. Pour ma part, n'ayant pas de culture scientifique autre que celle venue de mon apprentissage personnel, empirique, je me suis toujours gardé d'arbitrer sur le terrain des technologies. J'ai défendu Astrid – je l'ai dit tout à l'heure en rappelant les trois combats que j'avais menés. Quand le Gouvernement auquel j'appartenais a pris la décision de décaler Astrid, j'ai envoyé une lettre qui en rappelait les enjeux. Vous la lirez, même si je n'ai pas retrouvé l'original.

Comme ministre de l'industrie, j'écoute les professionnels et les scientifiques. Au moment où il a fallu choisir une technologie pour le plan industriel Autonomie et puissance des batteries, par exemple, il y avait un débat sur le lithium-métal polymère et le lithium-ion – en clair, Bolloré contre le reste du monde. J'ai considéré qu'il ne me revenait pas de choisir, et qu'une sélection naturelle se ferait sur le marché, selon la loi schumpeterienne. La loi de la destruction créatrice a tranché : c'est le lithium-ion qui a gagné. Tout le monde cherche du lithium, maintenant. Dans un moment d'immaturité des technologies, il ne faut pas se précipiter, et le politique ne peut pas choisir.

S'agissant des réacteurs à neutrons rapides, on en construit en Russie, en Chine ; la France avait de l'avance mais Astrid a été décalé pendant le quinquennat Hollande, malgré mes efforts, puis stoppé, ce que je regrette. Nous disposions de compétences établies de longue date et du soutien de la filière, le CEA et son haut-commissaire étaient très engagés. Mon collaborateur m'a rappelé que mon équipe recevait régulièrement M. Bréchet. C'est une forme de conservatisme qui s'est imposée.

Je refusais d'arbitrer, de la même manière, s'agissant des véhicules thermiques et électriques. Les technologies ont parfois des destinées chaotiques, surprenantes !

En matière d'énergies renouvelables, il y avait un plan sur l'hydrogène, mais il a été arrêté ! Tous ces plans ont été arrêtés, et c'est dommage, car nous aurions gagné dix ans ! Et grâce au programme d'investissements d'avenir (PIA), c'est-à-dire le grand emprunt lancé par Sarkozy et renouvelé par Hollande, il y avait de l'argent à mettre.

Nous avions fait des choix, et en l'occurrence, les grands choix sont connus : il faut choisir les solutions qui ont un modèle économique, qui trouvent un marché. Sans chaleur fatale, il n'est pas certain que l'hydrogène soit compétitif en Europe, et sans nucléaire, il ne l'est pas du tout. Il est jumelé avec le nucléaire, ce qui me convient parfaitement : investissons dans l'hydrogène. Malgré quelques travaux importants, l'hydraulique a été quasi-abandonné alors que c'est le champ de progression le plus intéressant pour nous : nos reliefs constituent un avantage comparatif. Nous devrions nous intéresser de près à la géothermie de surface, car les technologies sont maintenant mûres. Le Gouvernement vient de le décider, et je ne peux que m'en réjouir. Je milite contre l'artificialisation des sols, et je défends la biodiversité, dans les entreprises que j'ai créées, qui sont équitables et écologiques ; et je ne comprends toujours pas pourquoi on n'installe pas systématiquement des panneaux photovoltaïques sur les bâtiments au lieu de les mettre sur des terres arables ! Exigeons au moins de nos élus la plantation de plantes mellifères, afin de nourrir les pollinisateurs. C'est ce qu'a fait en Lot-et-Garonne ma petite entreprise amoureuse des abeilles : nous avons trouvé un énergéticien qui a accepté de nourrir les pollinisateurs, et franchement le résultat est exceptionnel.

Je ne suis pas spécialiste de technologies : il faut laisser parler les industriels qui cherchent un marché. Parfois, il y a des dégâts. Mais il faut accepter de prendre des risques, y compris avec des finances publiques – sans aller jusqu'aux avions renifleurs…

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci de votre disponibilité, de votre transparence et de votre sincérité.

La séance s'achève à dix-neuf heures.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Antoine Armand, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Sébastien Jumel, M. Alexandre Loubet, M. Nicolas Meizonnet, M. Charles Rodwell, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Lionel Vuibert.

Excusée. – Mme Valérie Rabault.

Assistait également à la réunion. – Mme Clémentine Autain.