Intervention de Arnaud Montebourg

Réunion du mercredi 1er mars 2023 à 16h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014) :

L'intelligence économique a été défaillante dans l'affaire Alstom. La déléguée interministérielle à l'intelligence économique a elle-même reconnu n'avoir pas vu arriver l'affaire, alors qu'elle était rattachée à Bercy. Il n'y a pas eu de note ni d'alerte : nous nous sommes débrouillés tout seuls.

Lors du voyage d'État du Président de la République à Washington, en février 2014, Mme Gaymard, présidente de General Electric pour la France, a souhaité me rencontrer. Elle m'a demandé à cette occasion si Alstom était à vendre ; je lui ai répondu par la négative.

Entre-temps, j'ai interrogé à plusieurs reprises M. Patrick Kron sur sa stratégie internationale et sur son actionnariat. Il était en effet de sa responsabilité, en tant que dirigeant de l'entreprise Alstom, de me dire s'il y avait des turbulences dans son actionnariat. Or M. Kron a menti au Gouvernement : il venait le chercher quand il avait besoin de lui mais il a omis de l'informer qu'une puissance étrangère manœuvrait en coulisses pour racheter les deux tiers de son chiffre d'affaires. C'est la raison pour laquelle j'ai répondu, lors des questions d'actualité à l'Assemblée nationale, qu'un dirigeant avait été déloyal avec son gouvernement et que je n'étais pas chargé de placer des détecteurs de mensonges dans mon bureau lorsque je recevais des patrons du CAC40. Vous parlez de corruption ; pour ma part, j'appelle cela de la cupidité. Mais surtout, M. Kron a privilégié son sort personnel à la France, excipant de son statut d'enfant de déportés – je ne l'ai jamais accepté : je lui ai rappelé qu'il était dirigeant d'une entreprise fondamentale pour notre pays – et allant jusqu'à exercer un chantage sur le Gouvernement puisqu'il m'a menacé, si je n'acceptais pas l'accord de vente d'Alstom, de faire un plan social de 5 000 personnes.

Intelligence économique défaillante ; dirigeants manquant de loyauté patriotique alors que le carnet de commandes a été payé par la France, donc par les contribuables ; manœuvres de la part de ces dirigeants pour conclure un accord dans le dos du Gouvernement – il était déjà ficelé avec M. Bouygues lorsque le Gouvernement a reçu la dépêche de Bloomberg, à six heures du matin, alors que M. Kron était encore dans son jet au-dessus de l'Atlantique. Je l'ai fait cueillir à froid par les gendarmes à son arrivée au Bourget pour lui passer le savon de sa vie. Cette histoire doit être racontée parce qu'elle ne doit pas se reproduire.

Pas d'avertissement de Bouygues, pas d'information de l'intelligence économique : mon cabinet s'est débrouillé en lisant la presse américaine, et c'est ainsi que nous avons découvert la présence de M. Pierucci. J'ai fait appeler sa femme, qui était à Singapour, terrorisée car son mari était retenu en otage – je veux d'ailleurs rendre hommage à ce compatriote qui a payé d'une bonne partie de sa vie et peut-être de sa santé son séjour en prison pour le compte d'autrui. Il a été loyal à son pays car le département de la justice américain lui avait proposé d'être espion au service des États-Unis contre la France : il a payé très cher son refus. Hommage lui soit rendu : c'est à lui qu'il faut donner la légion d'honneur !

Madame Gaymard m'a informé des intentions de General Electric. Qu'une entreprise puissante, pesant 250 milliards, veuille racheter Alstom pour 14 milliards, je considérais cela comme flatteur. Ce qui était beaucoup plus décevant et dangereux, c'était que le dirigeant d'Alstom passe des accords dans le dos de son gouvernement. À cet égard, la responsabilité de M. Kron est écrasante, de même que celle de l'appareil d'État, lequel s'est révélé parfaitement incapable : le consulat de New York ne m'a même pas envoyé de télégramme diplomatique pour m'aviser qu'un cadre d'Alstom avait été arrêté à l'aéroport JFK. Je l'ai appris en lisant les brèves dans Les Échos.

Je tiens à défendre mes collaborateurs de l'époque. Ce sont des patriotes ; ils se sont battus pour préserver l'outil industriel. M. Rothenburger s'occupe exclusivement de santé dans son nouvel emploi, et en aucun cas des dossiers dont il a eu à connaître. Que je sache, l'Agence des participations de l'État n'a pas, dans son champ d'action, d'entreprise relevant du domaine de la santé. M. Rothenburger m'a beaucoup aidé à reconstituer des éléments en vue de cette audition. Il a été l'un de mes collaborateurs les plus actifs dans la défense de notre industrie.

Oui, il faut adopter le spoil system. Les ministres doivent choisir leurs collaborateurs ainsi que les directeurs d'administration centrale. Il n'est pas normal que ces derniers soient nommés en Conseil des ministres. Le ministre est le chef de l'administration ; celle-ci doit le respecter. Il n'est pas admissible que des fonctionnaires passent au-dessus de lui en travaillant avec des amis appartenant au même corps, en poste à l'Élysée ou à Matignon, car alors le ministre devient l'attaché de presse de décisions qu'il ne connaît pas et qu'il doit aller expliquer à la télévision. Il faut repolitiser la fonction ministérielle.

Des rapports ont été demandés à l'Agence des participations de l'État. Je les ai découverts lorsque j'ai été entendu par la commission d'enquête relative, entre autres, à Alstom. Je n'approuve pas, soit dit en passant, les conclusions de ce travail : on sentait qu'il ne fallait pas déplaire. Je réaffirme les positions que j'ai exprimées dès le départ et, neuf ans après, je n'ai toujours pas décoléré : avec les trois coentreprises et la nationalisation d'Alstom, nous aurions pu, quoiqu'en coopération avec les Américains, conserver les mêmes outils industriels. Cette stratégie de containment aurait évité de les perdre complètement.

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