Mercredi 17 mai 2023
La séance est ouverte à dix-huit heures dix.
(Présidence de Madame Amélia Lakrafi, secrétaire de la commission)
La commission d'enquête entend Mme Elsa Foucraut, consultante spécialisée dans la transparence de la vie publique.
Cette commission d'enquête organise ses travaux autour d'un double objectif : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque, et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses des décideurs publics.
Au cours de nos travaux, nous avons évoqué à maintes reprises les questions éthiques et déontologiques dans les rapports entre les entreprises du secteur privé et les décideurs publics, le rôle des registres de déclaration des représentants d'intérêts et les contrôles réalisés en France par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
Dans la mesure où vous êtes consultante et formatrice indépendante dans le domaine de la transparence de la vie publique et de la lutte contre la corruption, nous avons pensé utile de vous auditionner.
Nous souhaitons connaître tout d'abord votre perception sur les révélations des Uber files. À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié une série d'articles s'appuyant sur des milliers de documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017.
Cette enquête a dénoncé un lobbying décrit comme agressif de la société Uber pour implanter en France comme dans de nombreux pays des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel des transports publics particuliers de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.
Ces documents mettent en évidence que l'entreprise a pu s'adresser directement aux ministres français et à leurs cabinets, en particulier à M. Emmanuel Macron. Elle leur a exposé ses arguments et a tenté d'obtenir, d'une part, des modifications législatives favorables au développement de son modèle d'affaires et, d'autre part, des interventions pour faire cesser des enquêtes administratives diligentées contre Uber.
Toutefois, les auditions réalisées jusqu'à présent montrent qu'il n'y a pas eu de « deal » entre Emmanuel Macron et Uber, ni au sein du Gouvernement. Globalement, la stratégie de lobbying d'Uber a échoué pour obtenir les modifications législatives et réglementaires qu'elle souhaitait ou limiter les enquêtes à son égard. Qu'en pensez-vous ?
Au-delà des Uber files, notre commission d'enquête s'interroge sur le dispositif actuel d'encadrement des activités de lobbying des entreprises auprès des décideurs publics. Nous souhaiterions connaître votre point de vue et vos éventuelles recommandations le cas échéant.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. De plus, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Elsa Foucraut prête serment).
J'ai commencé à travailler sur les questions de lobbying au sein de l'organisation non gouvernementale (ONG) Transparency International France. Je suis désormais indépendante et mes clients appartiennent tous au secteur public ou au secteur associatif.
Mes principales activités sont l'enseignement et la formation. Je travaille notamment avec l'école de la Sécurité sociale pour former les référents déontologues dans les organismes de Sécurité sociale partout en France.
J'interviens par ailleurs comme consultante pour des organisations internationales, sur des rapports d'évaluation de politiques publiques, par exemple pour le Partenariat pour un gouvernement ouvert.
Cette commission d'enquête est vraiment intéressante car elle propose d'analyser et de décrypter une décision publique prise il y a plusieurs années. C'est un exercice assez rare qui renvoie à une notion qui est utilisée lorsqu'il s'agit de réfléchir à l'encadrement du lobbying, l'empreinte normative. L'empreinte normative vise à identifier les différents jeux d'influence à l'œuvre au moment d'une prise de décision.
Comme vous pouvez le mesurer à l'issue des auditions, c'est un exercice qui montre la complexité des jeux d'influence. C'est justement cette complexité qui rend le lobbying difficile à encadrer. Cela appelle aussi une réflexion sur la transparence.
En effet, le niveau d'opacité constaté pour ces Uber files est plutôt normal. C'est le niveau d'opacité classique qui est observé quand des décisions sont prises au niveau gouvernemental.
Il y a par ailleurs une différence notable de transparence entre le niveau exécutif et le niveau parlementaire, du simple fait de la délibération publique qui caractérise ce dernier depuis la Révolution française. C'est en dehors du cadre délibératif que les questions d'opacité et d'encadrement du lobbying se posent de manière plus intense.
Lorsque les Uber files sont sortis, la première réaction a été de penser à cette phrase du président de la République prononcée en avril 2018 : « J'assume les choix qui sont faits et je hais l'exercice consistant à expliquer les leviers d'une décision. » ( Le Monde, avril 2018).
Cette phrase mériterait d'être ressortie à la lumière des Uber files. Elle m'avait beaucoup frappée alors qu'elle n'avait pas été tant commentée.
Cette phrase traduit une certaine culture politique de ce qui est appelé la redevabilité dans les études sur la probité et tout ce qui concerne le champ de la transparence.
Il est difficile de penser l'exercice démocratique d'une fonction sans penser à cette redevabilité. Or dans le dossier des Uber files, la question de la légitimité démocratique d'une décision nous ramène à ces notions de transparence et de redevabilité.
Réduire la démocratie au strict respect de la légalité et de la Constitution est une conception extrêmement pauvre intellectuellement de la démocratie. La démocratie intègre également les contre-pouvoirs et la notion de redevabilité, qui se trouve d'ailleurs dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
J'ajoute qu'il me semble qu'il existe aujourd'hui un paradoxe dans l'exercice du pouvoir. À côté d'un nombre important de mouvements d'ouverture dans presque tous les ministères – y compris sur des chantiers très denses comme l'ouverture des données de justice –, la pratique du pouvoir au plus haut niveau a tendance à assumer une pratique non transparente de la prise de décision.
Dans le cas spécifique des Uber files, l'absence de validation démocratique des orientations prises par Emmanuel Macron me semble problématique sur le plan politique et sur le plan démocratique. Il n'y a eu ni élections, ni mandat donné par le Parlement, ni même mandat donné par un Premier ministre. Cela pose une vraie question d'ordre démocratique. D'une certaine manière, si les mêmes cas s'étaient posés après son élection, nous ne serions pas au même niveau de questionnement en termes de légitimité.
Pour aborder plus spécifiquement la question de l'encadrement du lobbying, je voudrais donner un élément issu d'un sondage pour essayer de caractériser l'acceptabilité sociale sur le lobbying.
Un sondage de septembre 2019 commandé à l'IFOP par Transparency International et WWF posait la question suivante : « Êtes-vous d'accord avec les propositions suivantes : Avant de prendre une décision ou de voter une loi, les responsables politiques doivent consulter les parties prenantes au projet. »
87 % des répondants sont d'accord avec cette proposition. Cela traduit une demande de concertation.
L'approbation est encore massive (87 % d'avis favorables) lorsque la proposition suivante est soumise : « Les citoyens devraient pouvoir savoir quels sont les textes de loi que les lobbies cherchent à influencer, dans quel sens et avec quels moyens. »
Ces réponses illustrent l'ambivalence sociale sur le lobbying. La demande de davantage de concertation s'accompagne de la volonté de connaître les jeux d'influence. Cela explique que l'encadrement du lobbying soit une question récurrente dans l'actualité. La combinaison d'une concertation et d'une transparence accrues nécessite cet encadrement.
Concernant l'encadrement du lobbying, je ne répéterai pas ce qui a déjà été dit par Transparency International, Anticor, la HATVP ou l'Observatoire des multinationales. Je suis d'accord avec tout ce qui a été dit, notamment sur le décret de 2017.
Je voudrais par contre attirer votre attention sur une contribution écrite qui vous a été envoyée par l'association Communication et démocratie. Je vous invite à regarder ce qu'ils ont écrit, notamment sur la frontière entre communication et lobbying.
À ce stade des auditions, vous avez compris que le décret de 2017 est sous le feu des critiques. Tous les rapports qui sont publiés sur le lobbying s'accordent pour reconnaître que ce décret ne convient pas et qu'en l'état, le répertoire des représentants d'intérêts n'a pas eu suffisamment d'effets pour permettre de comprendre les modalités de prise de décision et les jeux d'influence. La « loi Sapin 2 » n'aurait ainsi pas permis d'éviter une polémique comme celle des Uber files.
Je voudrais revenir en arrière sur le contexte d'élaboration de ce décret. Début 2017, je travaillais chez Transparency International et à ce titre, j'ai participé à une réunion de travail à Bercy sur la rédaction de ce décret. La « loi Sapin 2 » a été adoptée fin 2016 et les discussions sur le décret se déroulent entre janvier et avril 2017.
Lors des négociations sur ce décret, j'étais la seule personne qui représentait le secteur associatif. J'ai été invitée à une seule réunion alors que plusieurs se sont tenues. Je vous donne ces éléments pour que vous puissiez apprécier l'ambiance en 2017 post « loi Sapin 2 », pour comprendre le contexte dans lequel a été élaborée cette loi.
Le secteur public se montrait réticent et frileux à encadrer le lobbying et à imposer des obligations au secteur public. Il en résulte donc une loi qui ne pèse que sur les acteurs privés.
Ensuite, les négociations du décret se déroulent à Bercy avec une approche en termes de régulation des entreprises plutôt qu'en termes d'enjeu démocratique autour de la transparence même si la HATVP avait rendu un avis sur ce projet de décret. Je pense que cela se ressent car il a été encadré par des jeux de seuils et des restrictions, qui se comprennent très bien dans un contexte où après une loi, des syndicats professionnels essaient de minimiser la portée de la loi par le décret.
Avec du recul, il me semble que le répertoire des représentants d'intérêts n'est pas parvenu à encadrer le lobbying parce que la loi et le décret ont été rédigés en partant des acteurs et non des pratiques. On a essayé de définir des catégories d'acteurs pour savoir qui est lobbyiste et qui ne l'est pas au lieu de se dire que lorsqu'une personne participe à une audition parlementaire, elle participe à une activité de lobbying, qui n'est pas un problème en soi mais qu'il faut rendre transparent.
De plus, tout repose sur les lobbyistes et non sur les acteurs publics au motif qu'une transparence accrue risquerait de limiter les relations entre les responsables publics et la société civile selon une culture administrative bien répandue. Or rien ne confirme dans les sciences sociales que les interactions de la société civile avec les responsables publics diminuent lorsque le lobbying est encadré avec plus de transparence. Ce serait même plutôt l'inverse.
D'ailleurs, les Uber files montrent bien que le manque de transparence au niveau des cabinets ministériels et des interlocuteurs publics ne permet de disposer que d'une seule version des faits, celle des acteurs privés.
Par conséquent, pour améliorer le cadre du lobbying, il faut faire porter ce dossier ailleurs qu'à Bercy. C‘est un enjeu de fonctionnement de la démocratie.
Ensuite, il faut partir des pratiques plutôt que des acteurs. Si le décret n'est modifié que de manière paramétrique, une partie du problème sera réglée mais l'approche sur l'encadrement du lobbying ne sera pas modifiée.
Enfin, il faut répartir la responsabilité de la transparence sur les acteurs privés et les acteurs publics. Si vous révisez le décret ou la loi, mon conseil serait donc de ne pas se contenter d'une révision paramétrique, même si elle serait utile. Les définitions des lobbyistes au titre de la « loi Sapin 2 » et de ce décret relèvent de l'absurde en grande partie.
Concrètement, je pense que la participation à une audition parlementaire devrait déclencher une inscription sur un registre spécifique. A minima, elle devrait s'accompagner de l'insertion dans les courriels types d'invitation d'un entrefilet soulignant la nécessité de s'inscrire sur le registre de la HATVP. Cette modification des courriels d'invitation est très simple et marquerait un changement d'état d'esprit. En effet, la participation à une audition parlementaire n'est pas neutre. Elle rentre dans un jeu d'interactions.
Mon conseil serait aussi de se pencher sur les travaux parlementaires de 2017 au moment des groupes de travail de François de Rugy, notamment sur la proposition contenue dans le rapport de Sylvain Waserman de monter une plateforme pour suivre les amendements. Cette proposition apporterait plus de transparence et permettrait d'éviter l'écueil des amendements non sourcés. Elle améliorait également l'exemplarité collective du Parlement.
Mais le cœur du sujet, c'est le Gouvernement. Le Parlement est à peu près transparent et il a progressé sur cet aspect. Par contre, la culture de la transparence et des relations ouvertes avec la société civile est insuffisante au niveau du Gouvernement et de la haute administration. La frilosité y est énorme et l'immobilisme est à craindre tant que les pratiques culturelles n'évolueront pas, même si l' open data est une première étape.
Par ailleurs et malgré plusieurs lois, les pantouflages restent toujours insuffisamment encadrés. La manipulation d'opinion et la doctrine de commandes sont également des éléments phares et à ce sujet, il pourrait être intéressant d'entendre un déontologue du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) pour savoir comment encadrer cette doctrine de commande.
Le secret des délibérations du Gouvernement pour une durée de 25 ans a quant à lui pu avoir du sens mais cette durée semble désormais excessive. Sa réduction rendrait possible un accès plus rapide à certains sujets. Il me semblerait raisonnable de pouvoir consulter des comptes rendus de réunions ministérielles cinq à dix ans plus tard. Nous pourrions ainsi accéder aux réunions interministérielles qui ont eu lieu pendant la période des Uber files. Cela aurait un vrai intérêt public et ne remettrait pas en cause le bon fonctionnement des institutions.
La protection des journalistes est également un aspect important. Tout ce qui encadre la protection des journalistes et des lanceurs d'alerte permet que des personnes indépendantes puissent faire sortir des affaires.
Je trouve très intéressant de montrer que le lobbying doit être abordé en s'interrogeant également sur le fonctionnement de nos institutions de la Ve République. Il apparaît clairement que le lobbying est étroitement lié au pouvoir assez exorbitant que peut avoir l'exécutif.
Il me semble également que l'audition des intérêts contradictoires en jeu préalablement à tout débat à l'Assemblée nationale permettrait véritablement une délibération éclairée et une objectivation des débats.
Par ailleurs, cette proposition d'une plateforme permettant de tracer les amendements – contraignante ou non – me semble prometteuse.
Vous avez expliqué que les travaux de cette commission vous intéressaient en termes de méthode de décryptage d'une décision publique, pour évaluer les jeux d'influence au moment d'une prise de décision. Je voudrais ajouter, dans le cas d'Uber et des Uber files, qu'il est aussi intéressant de décrypter l'absence de décision publique. Quand Uber se développe, la plateforme assume clairement de ne pas respecter les lois et les réglementations et d'imposer un état de fait à l'État de droit. Comment a-t-il été possible de laisser une entreprise hors-la-loi ? C'est la première question que nous devons nous poser, avant de nous intéresser au « deal » conclu avec Uber c'est-à-dire l'abandon d'Uber Pop en échange d'un abaissement des exigences en termes de formation des chauffeurs VTC. Comment un lobbying aussi agressif d'une entreprise, qui bafoue les lois, les réglementations, la fiscalité, le code du travail, a-t-il pu s'effectuer sans réaction majeure de la part des décideurs publics et de l'administration ?
J'ajoute que ce non-respect du cadre légal par les plateformes de l'ubérisation se poursuit depuis près de dix ans. Quels que soient les acteurs que nous avons entendus (plateformes, travailleurs des plateformes, avocats, Direction générale du travail, etc.), nous constatons que malgré les nombreux contrôles, les procédures judiciaires sont extrêmement longues alors que les manquements au droit perdurent. Combien d'entreprises peuvent-elles bafouer le droit pendant dix ans ?
Il me semble donc qu'il est intéressant de se pencher sur l'impact du lobbying et de l'écosystème favorable à l'ubérisation qui crée l'absence de contrôle à la hauteur ou l'absence de décision publique. C'est aussi l'objet de notre commission.
Avec les Uber files, nous disposons entre autres d'éléments concernant les conditions du « deal » et les échanges entre Emmanuel Macron et Uber au sujet d'un arrêté préfectoral. Je pense qu'il faut aussi considérer l'absence de décision des acteurs publics.
L'expérience montre que moins le service public fonctionne correctement, plus il existe des zones de risque en matière de probité et d'intégrité. Ce lien est un aspect à ne pas négliger dans l'affaire des Uber files.
Je ne souhaite pas me prononcer sur le « deal » que vous mentionnez car d'autres l'ont déjà fait. Par ailleurs, je ne pense pas que ce soit le cœur du sujet. Quand bien même il n'y aurait pas eu de « deal », ce n'est pas ce qui détermine si une action de lobbying agressive et opaque est légitime et déontologique ou non.
À propos de la plateforme évoquée, elle pourrait assurer une équité d'accès et permettre à des acteurs moins connus de déposer des amendements. C'est un sujet sur lequel j'essaie de travailler car je pense que même une petite association devrait pouvoir faire valoir ses positions.
Concernant l'absence de décision publique, il faut rappeler que l'encadrement du lobbying peut se penser lorsque la décision est linéaire, par exemple à l'échelle d'une loi en partant de la présentation en Conseil d'État jusqu'à l'adoption des décrets d'application.
Cet encadrement devient beaucoup plus difficile lorsqu'il s'agit de considérer l'ensemble de l'influence sur les décisions publiques au sens un peu plus cyclique de la décision publique. Je vous renvoie sur ce sujet à un rapport de Transparency International sur lequel j'avais travaillé. Nous avions élaboré un schéma qui présentait la décision publique et les actions de lobbying qui peuvent être encadrées de manière cyclique et non plus linéaire. C'est beaucoup plus compliqué parce qu'il y aura des stratégies de mise à l'agenda, notamment lors des élections qui sont des moments d'accélération du lobbying.
Ensuite, après que la réforme est passée, un nouveau cycle s'ouvre. Il en est de même après que les décrets sont passés. Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles les effets d'une loi ne sont pas ceux qui étaient escomptés.
C'est la façon dont fonctionne la décision publique et c'est la raison pour laquelle je considère qu'il faut partir des pratiques et non des catégories d'acteurs.
Avec un raisonnement en termes de catégories d'acteurs, il est impossible de penser l'encadrement du lobbying de manière cyclique. C'est extrêmement difficile en partant des pratiques et cela confine à l'impossible en partant des acteurs. Toute la phase de mise à l'agenda peut en effet être très nébuleuse et ce ne sont pas forcément des acteurs organisés qui y interviennent.
Lorsqu'une décision publique peut être identifiée facilement, l'encadrement du lobbying ne pose pas de problèmes. Par contre, lorsque cette décision est plus complexe, l'encadrement est plus difficile. La seule solution semble être d'identifier les pratiques à encadrer et de considérer également les acteurs publics.
La question démocratique est au cœur du débat sur le lobbying. Notre enquête parlementaire porte sur les révélations des Uber files sur la période concernée, à savoir de 2014 à 2016, mais aussi sur l'évolution de l'ubérisation et donc l'évolution du lobbying.
Il y a actuellement un débat autour d'une directive européenne sur la présomption de salariat. Le Parlement européen a adopté une préconisation en la matière et le Conseil de l'Union européenne sera amené prochainement à se prononcer. Or nous n'avons toujours pas eu de débat transparent en France, ni à l'Assemblée nationale ni au Sénat, sur la position de la France. Il me semble pourtant que c'est une question cruciale.
Par ailleurs, dans le cadre de cette commission d'enquête parlementaire, nous avons appris par le SGAE (Secrétariat général aux affaires européennes) que parmi les arguments de la France, il y avait l'idée qu'il fallait permettre aux pays où il existe un dialogue social avec les travailleurs des plateformes de déroger à l'application de cette directive. En outre, il existe également une volonté d'ajouter des critères supplémentaires qui risquent de torpiller cette directive.
Les plateformes ont instauré un lobbying pour défendre l'idée d'un tiers statut car le détournement du statut de travailleur indépendant conduisait à des procès qu'elles perdaient. Comme ce lobbying ne donnait pas les résultats escomptés, elles ont commencé à défendre l'existence d'un dialogue social et l'octroi de nouveaux droits sociaux.
La politique française a suivi ce cheminement. L'Arpe (Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi) a ainsi été créée à la suite du rapport Frouin, dont la commande écartait explicitement la question de la présomption de salariat. Malgré tout, comme les conclusions de ce rapport n'étaient pas satisfaisantes, la task force Mettling a permis la création de l'Arpe. Je rappellerai quand même que Bruno Mettling a œuvré en faveur d'Uber.
La France est maintenant le pays qui torpille le plus – apparemment – la directive sur la présomption de salariat, tout en vantant son dialogue social au niveau de l'Arpe alors que la participation aux élections professionnelles est inférieure à 2 %.
Je pense qu'il y a un enjeu clair dans notre commission d'enquête parlementaire.
En plus de modifications réglementaires ou de la réécriture du décret, n'y a-t-il pas aussi des débats constitutionnels pour renforcer la démocratie, y compris dans l'articulation entre la position de l'exécutif d'un État membre et le Conseil de l'Union européenne ?
Les positions défendues par l'État français au niveau des institutions européennes souffrent clairement d'un manque de transparence. Même un président ou une présidente de la commission des Affaires européennes ne connaît pas exactement les positions défendues par la France. C'est très différent du modèle allemand où les ministres rendent compte au Bundestag. Ils doivent détenir un mandat du Parlement allemand pour pouvoir négocier à Bruxelles.
Ce manque de transparence aboutit parfois à ce que les positions défendues par l'État français au moment des directives soient parfois totalement différentes des positions affichées en termes de discours politique.
De même, de gros dossiers internationaux (Mercosur, TAFTA, etc.) sont négociés avec un niveau de transparence très faible.
Depuis que j'observe ces questions d'encadrement du lobbying, je vois que la tentation est toujours très forte de vouloir rendre le Parlement plus transparent. C'est utile et nécessaire mais le cœur du sujet n'est pas là. Ce n'est pas au niveau du Parlement qu'il faut agir prioritairement. Sans parler de changement de Constitution, une première décision opérationnelle pourrait être d'abaisser les délais de secret : 25 ans est une durée qui paraît désormais bien trop longue. Il faudrait trouver une durée qui soit plus cohérente avec l'époque.
Il me semble que nous avons eu écho du cas de la Suède, qui rendrait public tout rendez-vous d'un parlementaire ou d'un membre de l'Exécutif avec un lobby. De plus, tout citoyen peut accéder à l'objet du rendez-vous et au compte rendu de la réunion.
C'était peut-être le cas durant la présidence suédoise du Conseil.
Concernant la Suède, j'ai évalué le rapport de la Suède pour le Partenariat pour un gouvernement ouvert.
Lorsqu'il s'agit de transparence et de probité, nous avons toujours tendance à fantasmer les Pays nordiques. En réalité, ils ne sont pas forcément plus avancés que nous.
Les Pays nordiques ont effectivement une tradition ancienne. Ils ont des lois d'accès aux documents administratifs très anciennes qui remontent au XIXe voire au XVIIIe siècle. Par contre, sur des sujets d' open data, ils ne sont pas plus en avance que nous.
Par ailleurs, si la corruption y est moindre, les scandales révèlent qu'ils ne sont pas forcément mieux outillés que nous. Ainsi, même s'il reste encore théorique, notre loi pour une République numérique fixe un principe d' open data par défaut qui va plus loin que le droit suédois.
Si vous voulez des exemples d'initiatives intéressantes en matière de transparence, je vous invite plutôt à vous tourner vers les pays baltes. Ce sont des petits pays qui avaient un niveau de corruption élevé et qui ont décidé de s'y attaquer. Même si ce niveau reste supérieur à la moyenne de l'Union européenne, ils ont déployé des mesures intéressantes en termes de transparence, de digitalisation et d' open data. Ils ont beaucoup à nous apprendre.
C'est une question classique mais je ne pense pas que ce soit une bonne manière de poser la question.
L'important est plutôt d'identifier les endroits où il existe un intérêt public à avoir de la transparence. Le but n'est pas d'avoir de la transparence sur tout et n'importe quoi ; il y a des secrets qui sont parfaitement légitimes. Personne ne remet en cause le secret médical ou le secret de la défense nationale.
Par contre, la transparence présente un intérêt public dans certains domaines. Il pourrait ainsi être envisagé qu'à l'instar de l'Allemagne, les ministres doivent faire preuve de transparence vis-à-vis du Parlement sur les positions qui sont défendues par la France au niveau européen. La qualité de la démocratie et celle de la délibération en seraient améliorées.
Il en est de même sur le lobbying. Le but n'est pas d'avoir une transparence totale et de connaître tout ce que les décideurs publics lisent, font, ou rencontrent. Il s'agit plutôt d'imposer le principe que les démarches d'influence soient assumées des deux côtés. Ces interactions entre la société civile et les décideurs publics sont normales. Plus elles seront transparentes, plus elles seront intègres.
Il convient par ailleurs de souligner que certaines pratiques disparaissent quad il y a de la transparence.
Au Parlement, lors de la première vague de déclarations d'intérêts en 2014, entre cinq et dix parlementaires déclaraient plus de 100 000 euros de revenus annexes en marge de leur mandat. Tous ces parlementaires ont été inquiétés par le Parquet national financier. Aujourd'hui, aucun parlementaire n'assume publiquement de tels revenus.
Le financement des campagnes électorales reste un maillon faible du système anticorruption en France. Or à partir de 2017, des journalistes sont parvenus à accéder aux comptes de campagne via des demandes à la CADA (la Commission d'accès aux documents administratifs). Cette transparence a très clairement assaini les comptes des campagnes présidentielles.
La transparence n'est pas une fin en soi. Il ne faut pas une transparence de principe partout et tout le temps mais dans les domaines où elle est un mécanisme de régulation efficace. Les Uber files appelleraient ainsi une transparence des donateurs pour les campagnes présidentielles. Cela ne manquerait pas d'assainir et de moraliser certaines pratiques.
Vous avez abordé la question des comptes de campagne. Notre commission d'enquête parlementaire n'a aucun moyen de savoir si les échanges entre le ministre de l'Économie Emmanuel Macron et les dirigeants d'Uber sont liés à d'éventuels financements de la campagne d'Emmanuel Macron par la suite. Nous n'avons pas accès aux donateurs et nous ne pouvons entendre le ministre de l'Économie de l'époque qui est actuellement Président de la République.
Les dépenses de campagne sont plafonnées, ce qui constitue un garde-fou qui empêche les dérives qui peuvent être constatées dans d'autres pays.
Si ces questions d'équité du financement politique vous intéressent, je vous suggère de contacter Mme Julia Cagé, qui a vraiment réfléchi sur ces sujets. Sans trahir sa pensée, elle souligne qu'en défiscalisant les dons dans le cadre de campagne électorale, on subventionne d'une certaine manière le fait que les personnes les plus aisées peuvent influencer le jeu électoral.
Si ce sujet nous éloigne des Uber files, il a le mérite de rappeler l'importance de la transparence de la vie politique. Je vous remercie pour votre intervention, qui nous a notamment montré que nous pourrions nous inspirer de modèles étrangers qui ne sont pas forcément ceux auxquels on pense en premier.
La séance s'achève à dix-neuf heures quinze.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Amélia Lakrafi, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet
Excusés. – M. Benjamin Haddad, Mme Aurore Bergé, Mme Anne Genetet, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault, M. Frédéric Zgainski