Intervention de Elsa Foucraut

Réunion du mercredi 17 mai 2023 à 17h30
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Elsa Foucraut, consultante spécialisée dans la transparence de la vie publique :

J'ai commencé à travailler sur les questions de lobbying au sein de l'organisation non gouvernementale (ONG) Transparency International France. Je suis désormais indépendante et mes clients appartiennent tous au secteur public ou au secteur associatif.

Mes principales activités sont l'enseignement et la formation. Je travaille notamment avec l'école de la Sécurité sociale pour former les référents déontologues dans les organismes de Sécurité sociale partout en France.

J'interviens par ailleurs comme consultante pour des organisations internationales, sur des rapports d'évaluation de politiques publiques, par exemple pour le Partenariat pour un gouvernement ouvert.

Cette commission d'enquête est vraiment intéressante car elle propose d'analyser et de décrypter une décision publique prise il y a plusieurs années. C'est un exercice assez rare qui renvoie à une notion qui est utilisée lorsqu'il s'agit de réfléchir à l'encadrement du lobbying, l'empreinte normative. L'empreinte normative vise à identifier les différents jeux d'influence à l'œuvre au moment d'une prise de décision.

Comme vous pouvez le mesurer à l'issue des auditions, c'est un exercice qui montre la complexité des jeux d'influence. C'est justement cette complexité qui rend le lobbying difficile à encadrer. Cela appelle aussi une réflexion sur la transparence.

En effet, le niveau d'opacité constaté pour ces Uber files est plutôt normal. C'est le niveau d'opacité classique qui est observé quand des décisions sont prises au niveau gouvernemental.

Il y a par ailleurs une différence notable de transparence entre le niveau exécutif et le niveau parlementaire, du simple fait de la délibération publique qui caractérise ce dernier depuis la Révolution française. C'est en dehors du cadre délibératif que les questions d'opacité et d'encadrement du lobbying se posent de manière plus intense.

Lorsque les Uber files sont sortis, la première réaction a été de penser à cette phrase du président de la République prononcée en avril 2018 : « J'assume les choix qui sont faits et je hais l'exercice consistant à expliquer les leviers d'une décision. » ( Le Monde, avril 2018).

Cette phrase mériterait d'être ressortie à la lumière des Uber files. Elle m'avait beaucoup frappée alors qu'elle n'avait pas été tant commentée.

Cette phrase traduit une certaine culture politique de ce qui est appelé la redevabilité dans les études sur la probité et tout ce qui concerne le champ de la transparence.

Il est difficile de penser l'exercice démocratique d'une fonction sans penser à cette redevabilité. Or dans le dossier des Uber files, la question de la légitimité démocratique d'une décision nous ramène à ces notions de transparence et de redevabilité.

Réduire la démocratie au strict respect de la légalité et de la Constitution est une conception extrêmement pauvre intellectuellement de la démocratie. La démocratie intègre également les contre-pouvoirs et la notion de redevabilité, qui se trouve d'ailleurs dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

J'ajoute qu'il me semble qu'il existe aujourd'hui un paradoxe dans l'exercice du pouvoir. À côté d'un nombre important de mouvements d'ouverture dans presque tous les ministères – y compris sur des chantiers très denses comme l'ouverture des données de justice –, la pratique du pouvoir au plus haut niveau a tendance à assumer une pratique non transparente de la prise de décision.

Dans le cas spécifique des Uber files, l'absence de validation démocratique des orientations prises par Emmanuel Macron me semble problématique sur le plan politique et sur le plan démocratique. Il n'y a eu ni élections, ni mandat donné par le Parlement, ni même mandat donné par un Premier ministre. Cela pose une vraie question d'ordre démocratique. D'une certaine manière, si les mêmes cas s'étaient posés après son élection, nous ne serions pas au même niveau de questionnement en termes de légitimité.

Pour aborder plus spécifiquement la question de l'encadrement du lobbying, je voudrais donner un élément issu d'un sondage pour essayer de caractériser l'acceptabilité sociale sur le lobbying.

Un sondage de septembre 2019 commandé à l'IFOP par Transparency International et WWF posait la question suivante : « Êtes-vous d'accord avec les propositions suivantes : Avant de prendre une décision ou de voter une loi, les responsables politiques doivent consulter les parties prenantes au projet. »

87 % des répondants sont d'accord avec cette proposition. Cela traduit une demande de concertation.

L'approbation est encore massive (87 % d'avis favorables) lorsque la proposition suivante est soumise : « Les citoyens devraient pouvoir savoir quels sont les textes de loi que les lobbies cherchent à influencer, dans quel sens et avec quels moyens. »

Ces réponses illustrent l'ambivalence sociale sur le lobbying. La demande de davantage de concertation s'accompagne de la volonté de connaître les jeux d'influence. Cela explique que l'encadrement du lobbying soit une question récurrente dans l'actualité. La combinaison d'une concertation et d'une transparence accrues nécessite cet encadrement.

Concernant l'encadrement du lobbying, je ne répéterai pas ce qui a déjà été dit par Transparency International, Anticor, la HATVP ou l'Observatoire des multinationales. Je suis d'accord avec tout ce qui a été dit, notamment sur le décret de 2017.

Je voudrais par contre attirer votre attention sur une contribution écrite qui vous a été envoyée par l'association Communication et démocratie. Je vous invite à regarder ce qu'ils ont écrit, notamment sur la frontière entre communication et lobbying.

À ce stade des auditions, vous avez compris que le décret de 2017 est sous le feu des critiques. Tous les rapports qui sont publiés sur le lobbying s'accordent pour reconnaître que ce décret ne convient pas et qu'en l'état, le répertoire des représentants d'intérêts n'a pas eu suffisamment d'effets pour permettre de comprendre les modalités de prise de décision et les jeux d'influence. La « loi Sapin 2 » n'aurait ainsi pas permis d'éviter une polémique comme celle des Uber files.

Je voudrais revenir en arrière sur le contexte d'élaboration de ce décret. Début 2017, je travaillais chez Transparency International et à ce titre, j'ai participé à une réunion de travail à Bercy sur la rédaction de ce décret. La « loi Sapin 2 » a été adoptée fin 2016 et les discussions sur le décret se déroulent entre janvier et avril 2017.

Lors des négociations sur ce décret, j'étais la seule personne qui représentait le secteur associatif. J'ai été invitée à une seule réunion alors que plusieurs se sont tenues. Je vous donne ces éléments pour que vous puissiez apprécier l'ambiance en 2017 post « loi Sapin 2 », pour comprendre le contexte dans lequel a été élaborée cette loi.

Le secteur public se montrait réticent et frileux à encadrer le lobbying et à imposer des obligations au secteur public. Il en résulte donc une loi qui ne pèse que sur les acteurs privés.

Ensuite, les négociations du décret se déroulent à Bercy avec une approche en termes de régulation des entreprises plutôt qu'en termes d'enjeu démocratique autour de la transparence même si la HATVP avait rendu un avis sur ce projet de décret. Je pense que cela se ressent car il a été encadré par des jeux de seuils et des restrictions, qui se comprennent très bien dans un contexte où après une loi, des syndicats professionnels essaient de minimiser la portée de la loi par le décret.

Avec du recul, il me semble que le répertoire des représentants d'intérêts n'est pas parvenu à encadrer le lobbying parce que la loi et le décret ont été rédigés en partant des acteurs et non des pratiques. On a essayé de définir des catégories d'acteurs pour savoir qui est lobbyiste et qui ne l'est pas au lieu de se dire que lorsqu'une personne participe à une audition parlementaire, elle participe à une activité de lobbying, qui n'est pas un problème en soi mais qu'il faut rendre transparent.

De plus, tout repose sur les lobbyistes et non sur les acteurs publics au motif qu'une transparence accrue risquerait de limiter les relations entre les responsables publics et la société civile selon une culture administrative bien répandue. Or rien ne confirme dans les sciences sociales que les interactions de la société civile avec les responsables publics diminuent lorsque le lobbying est encadré avec plus de transparence. Ce serait même plutôt l'inverse.

D'ailleurs, les Uber files montrent bien que le manque de transparence au niveau des cabinets ministériels et des interlocuteurs publics ne permet de disposer que d'une seule version des faits, celle des acteurs privés.

Par conséquent, pour améliorer le cadre du lobbying, il faut faire porter ce dossier ailleurs qu'à Bercy. C‘est un enjeu de fonctionnement de la démocratie.

Ensuite, il faut partir des pratiques plutôt que des acteurs. Si le décret n'est modifié que de manière paramétrique, une partie du problème sera réglée mais l'approche sur l'encadrement du lobbying ne sera pas modifiée.

Enfin, il faut répartir la responsabilité de la transparence sur les acteurs privés et les acteurs publics. Si vous révisez le décret ou la loi, mon conseil serait donc de ne pas se contenter d'une révision paramétrique, même si elle serait utile. Les définitions des lobbyistes au titre de la « loi Sapin 2 » et de ce décret relèvent de l'absurde en grande partie.

Concrètement, je pense que la participation à une audition parlementaire devrait déclencher une inscription sur un registre spécifique. A minima, elle devrait s'accompagner de l'insertion dans les courriels types d'invitation d'un entrefilet soulignant la nécessité de s'inscrire sur le registre de la HATVP. Cette modification des courriels d'invitation est très simple et marquerait un changement d'état d'esprit. En effet, la participation à une audition parlementaire n'est pas neutre. Elle rentre dans un jeu d'interactions.

Mon conseil serait aussi de se pencher sur les travaux parlementaires de 2017 au moment des groupes de travail de François de Rugy, notamment sur la proposition contenue dans le rapport de Sylvain Waserman de monter une plateforme pour suivre les amendements. Cette proposition apporterait plus de transparence et permettrait d'éviter l'écueil des amendements non sourcés. Elle améliorait également l'exemplarité collective du Parlement.

Mais le cœur du sujet, c'est le Gouvernement. Le Parlement est à peu près transparent et il a progressé sur cet aspect. Par contre, la culture de la transparence et des relations ouvertes avec la société civile est insuffisante au niveau du Gouvernement et de la haute administration. La frilosité y est énorme et l'immobilisme est à craindre tant que les pratiques culturelles n'évolueront pas, même si l' open data est une première étape.

Par ailleurs et malgré plusieurs lois, les pantouflages restent toujours insuffisamment encadrés. La manipulation d'opinion et la doctrine de commandes sont également des éléments phares et à ce sujet, il pourrait être intéressant d'entendre un déontologue du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) pour savoir comment encadrer cette doctrine de commande.

Le secret des délibérations du Gouvernement pour une durée de 25 ans a quant à lui pu avoir du sens mais cette durée semble désormais excessive. Sa réduction rendrait possible un accès plus rapide à certains sujets. Il me semblerait raisonnable de pouvoir consulter des comptes rendus de réunions ministérielles cinq à dix ans plus tard. Nous pourrions ainsi accéder aux réunions interministérielles qui ont eu lieu pendant la période des Uber files. Cela aurait un vrai intérêt public et ne remettrait pas en cause le bon fonctionnement des institutions.

La protection des journalistes est également un aspect important. Tout ce qui encadre la protection des journalistes et des lanceurs d'alerte permet que des personnes indépendantes puissent faire sortir des affaires.

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