commission d'enquête VISANT à éTABLIR LES RAISONS DE LA PERTE DE SOUVERAINETé ET D'INDéPENDANCE ÉNERGÉTIQUE DE LA FRANCE
Mardi 6 décembre 2022
La séance est ouverte à 16 heures.
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
Madame MacGregor, nous vous remercions d'avoir accepté de nous présenter les activités du groupe que vous gouvernez avec M. Jean-Pierre Clamadieu. Les précédentes auditions que nous avons organisées ont mis en évidence les spécificités du gouvernement d'entreprise pour les groupes tels que le vôtre, qui opèrent à l'échelle internationale. Le champ d'investigation de notre commission est plus spécifique à la France.
Net zéro carbone d'ici à 2045, c'est l'objectif que s'est fixé votre groupe ; accélérer la transition énergétique, c'est le cœur de votre stratégie. Cette orientation est-elle ou risque-t-elle d'être infléchie ou compromise par la crise énergétique que nous traversons ? Quels investissements votre groupe a-t-il réalisés au cours des dernières années pour préparer cette trajectoire ?
Votre groupe exerce ses activités dans divers pays. La France représente le tiers de son chiffre d'affaires, l'Europe, 45 %. Comment cette part a-t-elle évolué ? Comment les choix stratégiques entre la dimension nationale et la dimension internationale sont-ils arbitrés, sachant que l'État français, hors autres entités publiques, détient un peu moins d'un quart du capital ?
Les activités diversifiées de votre groupe – gaz, hydroélectricité, éolien, solaire, nucléaire, réseaux de chaleur et de froid, centrales thermiques – ont de quoi susciter notre intérêt en matière de mix énergétique.
Par ailleurs, les difficultés rencontrées par les pays européens à l'heure actuelle nous amènent à nous intéresser aux réseaux de transport et de distribution, ainsi qu'au stockage et aux terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL), sur lesquels vous avez certainement des choses intéressantes à dire au nom de votre groupe.
Avant de vous laisser la parole, je vous invite, en vertu de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Catherine MacGregor prête serment.)
Je suis heureuse d'apporter la contribution d'Engie à votre réflexion sur le sujet ô combien stratégique de la souveraineté énergétique, que j'aime traduire en trois volets concrets : la sécurité d'approvisionnement, l'accès à l'énergie et le caractère abordable et décarboné de celle-ci. Pour être durable, la souveraineté énergétique doit inclure l'accès à une énergie de plus en plus décarbonée.
J'aimerais faire passer deux messages.
Premièrement, nous n'atteindrons la souveraineté énergétique telle que je viens de la définir qu'en nous appuyant sur un mix énergétique diversifié. Le bon sens veut clairement qu'on ne mette pas tous ses œufs dans le même panier.
Deuxièmement, la souveraineté énergétique s'appréhende à l'échelon national mais aussi à la maille européenne. Nous avons la chance d'avoir des réseaux intégrés pour le gaz et l'électricité, grâce auxquels, aujourd'hui, nous importons de l'électricité et exportons du gaz quotidiennement. Il s'agit d'une vraie force et d'une vraie valeur, sur laquelle il faut continuer à prendre appui.
Engie est un acteur majeur de l'énergie. Nous sommes un producteur d'électricité, qui est de plus en plus décarbonée. Nous faisons partie du paysage énergétique français et sommes issus d'une longue histoire. Nous sommes nés du rapprochement de Gaz de France et de Suez. L'État reste actionnaire à hauteur d'environ 24 %.
En France, nous sommes le deuxième fournisseur d'électricité et le premier fournisseur de gaz, pour lequel notre part de marché est d'environ 40 %. Nous ne produisons pas de gaz ; nous en achetons au prix du marché, puis nous le revendons au prix de ce même marché. Nous sommes le premier opérateur dans le solaire et l'éolien. Nous avons de grandes ambitions dans l'éolien en mer. Nous sommes très actifs dans la décarbonation de l'industrie, par le biais de nos clients, dont beaucoup sont de gros industriels.
En France, nous avons une forte présence, grâce à nos quelque 50 000 collaborateurs. Notre capacité installée était, en 2021, d'environ 12 gigawatts (GW), dont 8,5 en énergies renouvelables (ENR). En Europe, nous sommes numéro un dans la distribution et numéro deux dans le transport du gaz naturel. Nous comptons environ 28 000 collaborateurs dans les divers pays européens où nous opérons.
Quelques atouts nous distinguent de nos concurrents.
Nous cultivons un fort ancrage au cœur des territoires, que nous contribuons à développer, ce qui nous importe d'autant plus que nous sommes des acteurs volontaristes dans le domaine des ENR. Nous nous reposons beaucoup sur cet ancrage territorial.
Ainsi, nous avons développé, avec notre partenaire Bureau Veritas, un label de certification de notre méthode de développement des projets d'ENR, pour nous assurer de son exemplarité au regard de critères tels que nature, climat et implication des parties prenantes. Nous pensons que la réalisation de projets d'ENR est impossible sans leur bonne appropriation par les citoyens et les élus. Cette marque distinctive est source de fierté parmi les collaborateurs d'Engie.
Par ailleurs, nous avons conclu de nombreux contrats de concession de service public, notamment avec la Compagnie nationale du Rhône (CNR), la Société hydroélectrique du Midi (Shem), des réseaux de chaleur, tels que la Compagnie parisienne de chauffage urbain (CPCU), et de froid, tels que Fraîcheur de Paris, ainsi que des infrastructures gazières, dont j'aime rappeler qu'elles font partie du patrimoine industriel de la France et qu'elles jouent un rôle majeur depuis le début de la crise que nous vivons.
L'année 2022 a été hors normes à plusieurs égards. Engie a joué un rôle majeur dans la gestion de la crise que vivent la France et plus largement l'Europe.
S'agissant du gaz, nous avons diversifié nos approvisionnements en recourant à d'autres fournisseurs que les Russes. La France dépendait de Gazprom à hauteur d'environ 17 % de ses approvisionnements. Nous avons augmenté les importations de GNL en exploitant au maximum nos infrastructures gazières de transport, de distribution, d'importation et de stockage. Les volumes de gaz transportés ont augmenté de manière significative, à tel point qu'en octobre, GRTgaz, notre transporteur, a livré du gaz à l'Allemagne. Nous sommes parvenus à inverser les flux de gaz au sein de l'Europe.
Les terminaux méthaniers français ont fonctionné à des niveaux records. Engie a atteint sa capacité maximale de stockage grâce à l'engagement incroyable de nos collaborateurs, qui ont compris qu'il s'agissait d'une mission critique. Notre filiale Storengy est parvenue à un taux de remplissage record de 100 %, ce qui nous permet d'envisager l'hiver avec une relative sérénité. À l'échelle européenne, le taux de remplissage des stocks est de 93,5 %, ce qui est exceptionnel pour un début de mois de décembre. Nous aurons peut-être l'occasion d'évoquer l'hiver suivant, dont nous devrons relever collectivement les défis.
En plus d'assurer la sécurité des approvisionnements, nous avons beaucoup travaillé pour soutenir nos clients, particuliers comme entreprises. Nous avons contribué au bouclier tarifaire gaz naturel, lors de son établissement pour nos clients, par le biais d'une avance de trésorerie à l'État, à hauteur de 860 millions d'euros au premier semestre. Pour atténuer les difficultés de nos clients les plus précaires, nous avons abondé le chèque énergie, de façon ciblée, pour un coût de 90 millions.
Par ailleurs, nous avons ouvert un fonds de 60 millions pour aider les PME à contractualiser les énergies, dont la forte hausse des prix rendait difficile l'obtention des garanties nécessaires. Notre service client a été fortement mobilisé pour proposer les meilleures offres à notre portefeuille de clients, ce qui est d'autant plus remarquable qu'il était très difficile, pour un fournisseur, d'acheter des produits et des contrats à terme à la fin du mois d'août dernier.
Par ailleurs, nous avons partagé la valeur avec nos employés et nos collaborateurs. L'annonce de nos résultats à la fin du troisième trimestre de la présente année a été l'occasion d'attribuer à chaque collaborateur, partout dans le monde, une prime de 1 500 euros, qui sera versée avant la fin du mois de décembre.
Cette gestion très active de la crise nous a beaucoup occupés, sans réduire la force de notre engagement en faveur de l'accélération de la transition énergétique, qui fait partie de notre raison d'être, et qui est à nos yeux la meilleure réponse aux récents développements survenus dans le monde de l'énergie. Elle améliorera notre souveraineté énergétique grâce à l'adoption d'outils de production locaux.
Il ne s'agit ni d'autarcie ni d'autonomie, mais de développement de la capacité à produire de l'énergie localement, par des moyens de production locaux. Le nucléaire et l'hydroélectricité font partie de ce mix énergétique mais n'y suffiront pas. En la matière, chaque solution technologique a ses vulnérabilités. Il faut donc, en sus du nucléaire, investir massivement dans l'accélération du développement des ENR électriques et gazières. Chaque mégawatt développé de manière responsable est un investissement sans regret.
À l'échelle mondiale, le groupe Engie vise au niveau mondial une capacité de 50GW d'ENR d'ici à 2025 et de 80GW d'ici à 2030. À l'heure actuelle, elle est d'environ 37GW. Nous soutenons le projet de loi relatif à l'accélération de la production d'énergies renouvelables. Dans ce domaine, la France accuse un retard que nous devons combler.
Les ENR doivent être complétées par des actifs offrant de la flexibilité, car elles sont intermittentes par nature. À l'heure actuelle, les centrales à gaz jouent ce rôle. Il faudra leur adjoindre, dans le mix énergétique du futur, le stockage d'énergie par batteries et les stations de pompage-turbinage. Il faut aussi travailler au développement du marché de la molécule verte, car la transition énergétique n'aura pas lieu sans un gaz, qu'il faudra décarboner. Le biométhane est très prometteur, ainsi que l'hydrogène et ses dérivés, à plus long terme.
La molécule verte est indispensable au mix énergétique décarboné, qui renforcera notre souveraineté énergétique, car elle constitue la seule solution pour décarboner l'industrie et la mobilité lourdes. Elle présente, de surcroît, une densité énergétique élevée, et peut être stockée et transportée, donc importée et exportée. Elle nous offrira la marge de sécurité dont nous avons tant besoin, comme le montre la tension actuelle des systèmes énergétiques européens.
Ce gaz décarboné présente l'intérêt d'être utilisable avec les infrastructures existantes, qui sont les meilleures en matière de coût comme d'acceptabilité. Engie a donc adopté une approche volontariste du développement du biométhane, notamment en France. Nous estimons qu'il peut représenter au moins 20 % de la consommation totale de gaz à l'horizon 2030. À cette date, nous en serons producteurs. Nous sommes aussi volontaristes s'agissant de l'utilisation de biométhane dans nos infrastructures gazières. Nous avons également des objectifs en matière de développement des capacités d'hydrogène vert, dans l'attente de la maturité du marché.
Il ne faut pas seulement accélérer la transition énergétique, il faut aussi prendre des mesures de sobriété et d'efficacité énergétiques. Sur ce point, nous soutenons le plan du Gouvernement. Chacun s'accorde à dire, me semble-t-il, qu'il s'agit d'un levier essentiel pour améliorer notre souveraineté énergétique.
En tout état de cause, nous ne pouvons pas opter pour l'autarcie. La France est plus forte si l'Europe est capable de surmonter les chocs énergétiques, comme le démontre la comparaison suivante : au troisième trimestre 2021, nous étions exportateurs nets d'environ 20 térawattheures (TWh) ; au troisième trimestre 2022, nous étions importateurs nets à hauteur de 10TWh. Les transferts d'énergie entre pays européens sont indispensables, ainsi que les réseaux intégrés de gaz et d'électricité qu'ils supposent.
Il ne faut pas céder aux sirènes du repli sur soi. Dans la réflexion sur l'évolution du marché européen de l'énergie, il faut d'emblée considérer que ce marché doit demeurer européen, et en envisager les règles à l'échelle européenne. S'agissant de la régulation de l'avenir de l'énergie, le leadership doit être français et européen.
Présidence de Mme Olga Givernet, vice-présidente de la commission d'enquête.
Comment expliquez-vous le retard accumulé au fil des ans en matière de développement des ENR ? Quand en avons-nous pris conscience ?
Dans la situation de crise que nous connaissons, qui entraîne une envolée du prix de l'électricité, que faire pour combattre la tentation d'en produire à partir de gaz ou de méthane ? Certains producteurs ont préféré s'orienter vers la production d'électricité plutôt que de biométhane. La hausse de prix justifie-t-elle ce choix ?
La première raison du retard accumulé en matière d'ENR tient à la longueur des délais d'obtention des permis et de développement des projets. S'agissant de l'éolien en mer, certains projets mis en œuvre par Engie ou d'autres au début des années 2010 sont toujours en cours de développement, faute d'avoir purgé tous les recours qui leur ont été opposés.
Une autre raison réside dans des mouvements de rejet presque passionnels de certaines ENR, notamment de l'éolien. Il y a toujours, en France, un fort mouvement anti-éolien, ce que je déplore. J'ai rencontré des maires qui ont eu le courage de demander l'implantation de projets éoliens terrestres dans leur commune. J'ai fêté, en présence de trois d'entre eux, les dix ans de l'implantation d'un parc éolien ; ils parlaient de leurs éoliennes, de leur énergie produite localement et de la réduction induite de taxe foncière. Ils disaient que l'implantation de ce parc et les mesures d'accompagnement associées bénéficiaient à tous leurs administrés. J'aime citer cet exemple d'appropriation véritable. En participant à cette célébration, j'ai eu le sentiment que les bons projets sont possibles, dès lors qu'ils bénéficient de ce niveau d'appropriation. Au demeurant, il est faux d'affirmer, comme je l'ai souvent entendu dire, qu'un maire soutenant un projet éolien n'est pas réélu. Les trois maires précités l'ont été sans difficulté. Cette harmonie m'incite à dire qu'il est possible de mener à bien de très beaux projets éoliens en France.
Certes, il y a eu des abus. L'exemplarité des développeurs est indispensable. Nous l'appelons d'autant plus de nos vœux que nous n'avons pas intérêt à la dégradation de la filière. Si des mauvaises pratiques sont constatées, il faut absolument y mettre un terme. Il faut utiliser la situation d'aujourd'hui pour faire preuve de volontarisme et d'exemplarité dans le développement des projets d'ENR, en ayant bien conscience que ces dernières sont produites localement et augmentent collectivement la souveraineté énergétique du pays.
Quant à la question des règles du marché, elle comporte trois volets.
D'abord, la sécurité de nos approvisionnements est mise à l'épreuve. Le système électrique est sous tension, notamment en France. Nous avons besoin de toutes les capacités de production disponibles. Les centrales à gaz produisent beaucoup, d'autant qu'il commence à faire froid. De ce point de vue, le marché fonctionne. Nous faisons appel à toutes les unités de production disponibles.
Ensuite, le marché européen présente actuellement une forte volatilité. Des discussions ont lieu, à l'échelon européen, pour prendre des mesures à court terme visant à la modérer, et à éviter que les prix ne s'envolent. Les pays européens ont du mal à se mettre d'accord, mais parviennent néanmoins à prendre des mesures très techniques ayant vocation à réduire la volatilité du marché. Leur mise en œuvre est longue. Il est difficile de parvenir à un consensus.
Enfin, la réflexion sur le fonctionnement du marché européen occupera nombre d'entre nous en 2023. À l'heure actuelle, il fonctionne comme un vrai marché de l'énergie, selon un système reposant sur le coût marginal de fonctionnement. Dans la mesure où la dernière unité de production appelée est le plus souvent une centrale à gaz, le prix de l'électricité dépend de celui du gaz. Ce système standard a bien fonctionné jusqu'à présent. Il atteint aujourd'hui ses limites, notamment dans le cadre du mix énergétique que j'ai décrit dans mon propos liminaire, qui ne pourra pas faire l'économie d'un marché de gros fonctionnel, tout en encourageant le développement des actifs flexibles, en développant une unité de batterie ou en envisageant un mécanisme de rémunération de la capacité distinct du mécanisme en vigueur, permettant à la batterie d'être rémunérée pour le simple fait d'exister.
Par ailleurs, il faut offrir un cadre aux investisseurs, afin qu'ils continuent à développer des projets d'ENR, notamment dans le cadre de contrats à prix préalablement agréés (PPA), qui permettent aux clients désireux de décarboner l'énergie qu'ils utilisent de le faire, et de contrats sur la différence (CFD).
Il faut donc conserver un marché européen de gros et le compléter par des mesures permettant de développer les actifs flexibles et d'augmenter la proportion des ENR dans le mix énergétique.
À la lumière de votre parcours dans le secteur énergétique français et international, quel regard portez-vous sur les politiques de sécurité d'approvisionnement menées en France et en Europe au cours des vingt dernières années ?
S'agissant de la France et de son approvisionnement en gaz, ses infrastructures, le nombre de ses terminaux d'importation et de ses gazoducs, l'interconnectivité dont elle bénéficie avec les nombreuses possibilités d'importer et d'exporter qui en résultent, le niveau significatif de ses stockages et le volume des portefeuilles de clients d'Engie et des autres fournisseurs d'énergie, tout cela permet de dire que nous bénéficions d'une diversification structurelle des options, des plans B, qui nous offre une certaine robustesse. Alors même que nous ne recevons quasiment plus de gaz de la Russie, nous avons réussi à remplir nos sites de stockages à un niveau exceptionnel pour un début d'hiver. Je porte donc un regard globalement positif sur la sécurité de nos approvisionnements. Même dans la situation de crise majeure que nous vivons, en raison de la disparition du gaz russe de notre portefeuille, nous pouvons actionner des leviers permettant de le remplacer, grâce à nos infrastructures et à notre portefeuille de clients.
Bien entendu, nous avons perdu notre marge de manœuvre, ce qui posera problème si une autre crise survient. Il faut la reconstituer.
Si j'ai un regret, c'est en matière de développement des ENR. Je considère que nous aurions pu faire plus, plus vite. Nous avons des ressources extraordinaires, notamment en matière d'éolien en mer.
Les Anglais affichent l'objectif de 40GW en 2030, et les pays nordiques celui de 150 GW en 2050. En France, nous venons à peine de mettre en ligne les premières éoliennes installées au large de Saint-Nazaire. Nos ressources en matière d'éolien en mer sont les deuxièmes d'Europe, et nous ne produisons quasiment rien. Cela n'est pas normal, d'autant que nous avons besoin de reconstituer notre marge de manœuvre.
À l'échelle européenne, la comparaison avec nos voisins est flatteuse. Fortement dépendants du gaz russe, ils manquent de terminaux d'importation pour s'en émanciper.
S'agissant des outils de flexibilité, pour ne prendre que l'exemple de RTE, dans quelque scénario que l'on retienne, le besoin de flexibilité est accru, et d'une flexibilité qui ne soit pas issue d'une production d'énergie carbonée. Comment voyez-vous le développement du potentiel nécessaire et quelle part pourrait y prendre une entreprise comme celle que vous dirigez pour relever ce défi de court terme ?
Nous disposons de trois catégories d'actifs de flexibilité : les batteries électriques, qui sont plutôt à très court terme puisqu'elles ne stockent que pour quelques heures ; les stations de pompage-turbinage, actifs merveilleux, mais dont nous ne pouvons pas développer de nouvelles installations ; les centrales à gaz, formidables vecteurs de flexibilité et qui jouent aujourd'hui pleinement leur rôle. Engie doit continuer à opérer les centrales à gaz mais, surtout, décarboner le gaz afin de rendre durable cette flexibilité. C'est là, pour nous, un axe majeur de développement, avec le développement du biométhane et l'utilisation de l'hydrogène et de ses dérivés – nous testons dans certains pays d'Europe des turbines utilisant des mélanges de gaz naturel et d'hydrogène et multiplions les expériences visant à décarboner les actifs gaziers.
Le stockage en batteries est également très important pour développer à la fois cet actif que sont les batteries et leur intégration au réseau. Il faut que les règles du marché soutiennent ces batteries électriques – certains pays les intègrent bien, tandis que d'autres sont un peu en retard : il y a là un point d'amélioration possible. Chez Engie, nous sommes très focalisés sur le développement du stockage en batteries, couplé aux actifs renouvelables ou en tant qu'actif centralisé qui joue pleinement son rôle de flexibilité.
Dans nos territoires, on a l'impression que, s'il existe bien un potentiel de décarbonation du gaz, sa mise en œuvre, les concurrences ou conflits d'usage qui peuvent se faire jour avec certains secteurs économiques et le fait que la notion de gaz décarboné ne concerne encore qu'une partie du gaz – dont une autre partie reste d'origine fossile –, il est encore utopique d'espérer un gaz complètement décarboné à l'horizon de quelques années. Qu'en pensez-vous ?
Par ailleurs, parmi les flexibilités que vous avez évoquées, et qu'évoquent également RTE et certains autres acteurs, figurent les interconnexions, et donc notre capacité à être alimentés par de l'énergie venue de pays voisins. Sous cet éclairage, comment voyez-vous l'évolution du marché de l'électricité ? Au-delà, en effet, de la composante prix, il faut également compter avec la composante approvisionnement : dans quelle mesure pourrait-on réformer le marché de l'électricité pour éviter des situations telles que celle que produit aujourd'hui la question de la rente infra-marginale et du coût marginal, sans risquer un déficit d'approvisionnement depuis l'étranger ou, du moins, en assurant une sécurité d'approvisionnement au niveau européen ?
Nous estimons aujourd'hui le potentiel de décarbonation du gaz à 20 % environ à l'horizon 2030. Vous avez donc raison de dire que cela ne se fera pas du jour au lendemain. Cependant, une proportion de 20 % commence à compter. Ensuite, selon que ce que nous parviendrons à faire techniquement et économiquement avec l'hydrogène et les molécules qui en sont tirées, nous pourrons accélérer le mouvement. En tout cas, nous n'avons pas le choix et il n'est pas réaliste de penser que nous pourrions nous passer de gaz. On ne peut pas tout électrifier – nous n'aurons ni les réseaux ni les usages. Il n'est pas possible d'avoir un monde sans gaz, en interrompant toutes les infrastructures gazières pour électrifier tous les usages. Certaines industries ne s'y prêteront pas et il faudrait, en outre, doubler, voire tripler les infrastructures électriques. Il faudra donc garder dans notre mix un composant de molécules gazier, mais il faudra aussi s'employer avec beaucoup de volontarisme à le décarboner.
Le biométhane semble présenter à cet égard une dynamique positive. Il faut évidemment rester attentifs et responsables, en appliquant une planification équilibrée sans consacrer toute la production agricole à nourrir les méthaniseurs. Aujourd'hui, un millier de projets sont identifiés et prêts à être développés, à divers niveaux de maturité. Il s'agit là d'une économie locale, circulaire, renouvelable, durable, qui contribue à notre souveraineté.
Quant à savoir comment conserver une interconnexion, il me semble primordial de s'assurer que les règles du marché restent fixées au niveau européen. Un excès de distorsion entre les règles de marché de différents pays introduirait une friction entre ces derniers, ce qui rendrait les échanges beaucoup plus difficiles. Il importe donc d'appréhender le marché et d'en définir les règles. Si ces règles doivent évoluer, cela doit se faire au niveau européen ; si elles doivent évoluer au niveau national, elles doivent rester compatibles entre elles et demeurer de même nature, sans distorsion, car il y aurait là un vrai risque. Quel dommage, quand nous disposons de réseaux physiquement interconnectés, de casser ce marché, qui est une vraie force pour l'Europe ! J'aurais sans doute dû insister davantage sur le risque de manque de compétitivité en Europe. Si nous cassons ce marché européen, chacun devient plus petit et cela ne favorise pas la compétitivité. C'est là un risque important.
Pour ce qui concerne l'éolien, quels que soient les scénarios retenus – et nous pouvons, à cet égard, nous fonder sur ceux de RTE, qui sont assez larges –, les estimations pour 2050 sont très élevées, avec 40 à 60 GW installés pour l'éolien flottant et un doublement ou quadruplement du parc éolien terrestre. Le projet de loi relatif à ces questions est actuellement examiné par l'Assemblée nationale. Identifiez-vous d'autres moyens permettant d'accélérer l'installation ? Quels sont, selon vous – et pour l'éolien terrestre plutôt que flottant –, les défis qu'impliquera pour le réseau l'installation de ces nouvelles puissances, compte tenu des besoins d'interconnexion et de flexibilité y afférents ?
Vous relevez à très juste titre que les raccordements et le réseau sont souvent dans le chemin critique des projets éoliens. Sans vouloir me défausser, je rappelle que cette question relève de la responsabilité de l'opérateur réseau, avec qui nous avons souvent des discussions et qui est très engagé dans ce domaine. Il reste vrai qu'il faudra accompagner cette croissance, à la fois en termes d'investissement et de raccordement au niveau du réseau et en termes de soutien administratif à ces projets, car de nombreuses démarches sont nécessaires à l'obtention des permis pertinents, en tenant compte de l'environnement. Il faudra donc s'assurer que les services de l'État et les agences concernées disposent des compétences appropriées, du point de vue qualitatif comme quantitatif. Nous devons faire l'effort de nous doter des moyens de notre ambition. C'est un sacré défi, mais il faut absolument que nous y parvenions.
Comment pérenniser les infrastructures que nous sommes en train de créer pour être aussi autonomes que possible en matière de gaz décarboné ? À quelle échéance, au terme du conflit, peut-on penser que le marché s'ouvrira plus facilement et plus largement ? Comment pérenniser la tendance à l'utilisation d'un gaz décarboné, sans revenir aux pratiques d'avant la crise ?
Il convient, en effet, de continuer à diversifier nos sources d'approvisionnement pour éviter une surdépendance envers un acteur ou un autre. La situation de la France était, de ce point de vue, relativement gérable, étant donné que moins de 20 % de nos fournitures provenaient de Russie. Il faudra continuer à y veiller.
Pour ce qui est, par ailleurs, du mouvement de décarbonation, le train est parti, avec des politiques telles que la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et la stratégie nationale bas-carbone, qui deviendra prochainement la stratégie française sur l'énergie et le climat (SFEC) et déterminera la nouvelle trajectoire de décarbonation, fixant le cadre dans lequel nous décarbonerons notre énergie et tous nos moyens de production.
Les deux sujets sont assez différents mais se recoupent néanmoins, car plus on décarbone, moins on dépend des autres. Demeurent certes toujours de très fortes dépendances envers d'autres pays pour développer nos projets de d'énergies renouvelables, comme le montrent nos chaînes d'approvisionnement, et c'est là une question sur laquelle nous devrons nous pencher sérieusement. Qu'il s'agisse de l'énergie proprement dite ou des approvisionnements nécessaires pour développer de nouveaux moyens de production, parler de souveraineté suppose que nos chaînes d'approvisionnement nous assurent la robustesse dont nous avons besoin.
Présidence de M. le président Raphaël Schellenberger.
Vous avez anticipé la question que je souhaitais vous poser à propos des chaînes d'approvisionnement. Nous avons aujourd'hui tendance – à raison, me semble-t-il – à associer souveraineté énergétique et décarbonation. La crise diplomatique, militaire, économique et énergétique liée à l'agression de l'Ukraine par la Russie a bouleversé une partie des chaînes d'approvisionnement de votre entreprise énergétique. À quel point le conflit les remodèlera-t-il en direction d'autres pays et quelles recommandations pourriez-vous formuler en matière de diversification et de renforcement de la résilience de nos chaînes d'approvisionnement énergétique vis-à-vis de l'étranger ?
Il s'agit là d'une très bonne question, qui commençait déjà à se poser lors de la crise du covid-19, laquelle a montré la vulnérabilité de certains de nos produits et de nos approvisionnements. La guerre en Ukraine a ensuite montré directement la dépendance – et, pour certains pays, la surdépendance – au gaz russe, mais aussi à d'autres produits. Bien que ce ne soit pas vraiment le cas de la France, cette situation montre que la diversification est le mot-clé. Nous ne pouvons évidemment pas tout localiser, mais il est très important de disposer de plans B. C'est ce que nous avons fait pour l'énergie, comme je l'ai dit tout à l'heure, en diversifiant les sources d'approvisionnement en gaz.
Pour ce qui est de l'éolien ou du solaire, nous devons être très attentifs à disposer d'un nombre suffisant de plans B pour nos approvisionnements. Ce n'est, par exemple, pas le cas aujourd'hui pour l'énergie solaire, domaine dans lequel la France est très dépendante de la Chine.
Le développement de chaînes alternatives est un sujet dont nous devons nous saisir collectivement. Ce n'est, du reste, pas facile, car il nous faut, en même temps, rester compétitifs, c'est-à-dire produire à des coûts abordables. Or, compte tenu de l'échelle de leur production, les produits chinois sont beaucoup plus compétitifs. Il faut relever le défi de la création de nouvelles filières. Dans le domaine de l'éolien, certains de nos nombreux partenaires européens se trouvent dans une situation financière assez fragile, ce qui est un autre motif d'inquiétude, car nous devons protéger notre filière européenne. Cela ne signifie pas pour autant qu'il ne faille acheter qu'auprès de fournisseurs européens, mais il est très important qu'il en existe.
Le cas du groupe Engie au cours des dernières décennies symbolise le long chemin de la perte de souveraineté énergétique de la France. Engie est l'héritier de Gaz de France, groupe public qui, depuis sa création en 1946, a permis de stabiliser l'approvisionnement en gaz de la France et des Français. La puissance publique et les contribuables français ont donc appuyé pendant près de six décennies le développement de Gaz de France, et la fusion de Gaz de France avec Suez, organisée en 2006 pour éviter l'OPA d'un groupe italien contre Suez, partait d'une préoccupation utile en vue de préserver un champion national.
Cependant, cette décision a dilué les participations de l'État dans ce nouvel ensemble, devenu Engie. Depuis lors, la stratégie de votre groupe a été peu à peu détournée de l'impératif de défense de la souveraineté énergétique de la France, au profit d'une logique avant tout financière. En voici, selon moi, les raisons.
Pour financer sa stratégie d'acquisitions internationales, votre groupe a vendu de nombreux actifs industriels stratégiques, notamment dans le secteur gazier. La filiale exploration et production du gaz d'Engie a été cédée au fonds britannique Neptune, en 2008 me semble-t-il. Dans l'amont gazier, les activités d'Engie dans le domaine du GNL, ou gaz naturel liquéfié, ont également été cédées à Total pour un peu plus de 1 milliard d'euros. Ces actifs, qui renforçaient l'approvisionnement énergétique de la France, ont été bradés au profit d'une stratégie illisible, fondée, en contrepartie, sur l'investissement dans des énergies renouvelables qui ne sont clairement pas à la hauteur en termes de capacité de production pour répondre aux besoins, notamment au besoin de sécurité d'approvisionnement électrique du pays. Cette stratégie illisible, qui était également fondée sur l'achat de gaz à des puissances étrangères comme la Norvège ou la Russie, les Pays-Bas, l'Algérie ou le Nigéria, s'est récemment confirmée lorsque vous avez signé, en mai dernier me semble-t-il, un contrat avec un groupe américain pour importer de fortes quantités de gaz de schiste jusqu'en 2041, avec l'appui du Gouvernement, qui refusait jusqu'alors, pour des motifs environnementaux, d'importer du gaz de schiste des États-Unis.
Engie a évidemment un rôle vital pour acheminer le gaz en France, mais pouvez-vous nous éclairer sur la stratégie globale de votre groupe, qui a renoncé à ses propres capacités d'exploration et de production de gaz pour se cantonner aux investissements dans des énergies renouvelables, inefficaces et insuffisantes, et dans l'achat de gaz provenant de puissances étrangères ? En quoi cette stratégie contribue-t-elle à ce qui nous intéresse dans le cadre de cette commission d'enquête, à savoir le renforcement de l'indépendance énergétique de la France ? À mes yeux, elle contribue plutôt, dans une logique privée, à dégrader notre souveraineté dans ce secteur et à nous rendre dépendants.
La stratégie d'Engie est aujourd'hui très claire. Nous avons certes fait des choix, car j'ai la conviction qu'une entreprise ne peut pas tout faire. En choisissant de nous concentrer sur nos métiers clés – nos expertises historiques d'énergéticien et de gazier –, nous accélérons le développement d'Engie et des investissements dans les énergies renouvelables, avec des ambitions fortes que nous sommes du reste en bonne voie de réaliser : 50 GW à l'horizon 2025, 80 GW à l'horizon 2030, une ambition de production importante de biométhane à 4 TWh en 2030 et de l'hydrogène pour 4 GW en 2030. Nous avons donc des ambitions très claires et une stratégie clarifiée, plus focalisée peut-être, mais qui nous permettra de développer tous nos leviers industriels et de nous concentrer dans l'exécution. C'est le mouvement que j'essaie d'imprimer aujourd'hui chez Engie. Ce faisant, nous voulons participer à la souveraineté énergétique française et européenne – le lien est important – en renouvelant nos capacités en termes d'énergies renouvelables, c'est-à-dire produites localement.
Le biométhane est ainsi une énergie parfaitement locale, pour laquelle il n'y a plus aucune dépendance ni chaîne d'approvisionnement, avec l'ambition d'atteindre la neutralité carbone à l'horizon 2045. Cet objectif nous a contraints à faire des choix. C'est ainsi que nous abandonnons complètement le charbon, qui représente encore 2,6 % de la production d'électricité et dont nous serons complètement sortis en 2027. Nous avons ainsi décarboné d'une manière très volontariste notre portefeuille, et n'avons pas vocation à faire de l'exploration-production. C'est l'histoire de toute entreprise que de faire évoluer sa stratégie au fil du temps. La nôtre me semble avoir aujourd'hui une très grande cohérence, ce à quoi je tiens beaucoup. Notre raison d'être nous demande d'accélérer la transition énergétique, et nous le faisons avec des investissements importants – 15 à 16 milliards d'euros sur les trois années 2021 à 2023 pour les seuls investissements de croissance –, afin de nous donner les moyens de cette ambition. Je ne suis donc, évidemment, pas tout à fait d'accord avec vous.
À chacun son rôle : certains autres acteurs, dont c'est le métier – très différent des nôtres –, pratiquent très bien l'exploration-production. Il est très important de faire bien ce que l'on fait et c'est le sens des choix d'Engie.
Engie exploite, par le biais de sa filiale Electrabel, sept réacteurs en Belgique, à Doel et à Tihange, et participe à l'exploitation de centrales en France, à Chooz et au Tricastin. De nombreuses discussions ont eu lieu à propos du nucléaire en Belgique et vous avez déclaré qu'il était dangereux, en termes de sûreté, de prolonger les réacteurs de Doel 4 et Tihange 3. Vous confirmez donc, en réponse à certaines propositions de rouvrir des centrales nucléaires fermées, qu'il est très compliqué, voire impossible, de revenir en arrière en pareil cas. Sur BFM Business, vous avez déclaré, le 19 mai 2021, que le nucléaire avait un rôle majeur à jouer, mais pas pour Engie. Pourquoi ce choix stratégique ? Au-delà des décisions politiques belges, les contraintes de l'atome, les coûts, les travaux, la sûreté et la sécurité ont-ils influencé ce choix ?
Toujours à propos du nucléaire, mais sous un autre angle, la société Endel, également filiale d'Engie, a été condamnée en 2016 par le tribunal des affaires de sécurité sociale d'Évry pour faute inexcusable après le décès par cancer du poumon, en 2012, de l'un de ses salariés, agent de maintenance dans les centrales nucléaires. Cette situation confirme, pour la première fois, me semble-t-il, les effets non négligeables des radiations sur la santé. Pensez-vous qu'on puisse sérieusement envisager de prolonger de dix, vingt, trente, voire quarante ans la durée de vie des centrales, compte tenu des risques en termes de sécurité, mais aussi des problèmes de santé et d'environnement que cela pose ?
Pour ce qui est du gaz, vous avez illustré différentes manières de le décarboner, mais cela suppose toujours qu'une partie seulement d'énergies renouvelables – biométhane ou hydrogène – est injectée en complément du gaz d'origine fossile. Est-il possible d'utiliser du gaz 100 % renouvelable ? Travaillez-vous dans cette perspective au niveau de la recherche et de l'innovation ?
Quels sont, selon vous, les freins à la géothermie, domaine dans lequel vous avez des projets ? Comment celle-ci pourrait-elle contribuer à l'indépendance énergétique de la France ?
Enfin, l'hydrogène, brandi comme la solution magique qui nous permettrait de relever nos défis énergétiques, n'est vert que pour 1 %, tandis que 47 % de sa production dépend du gaz naturel, 27 % du charbon, 22 % du pétrole et environ 4 % seulement de l'électrolyse. L'hydrogène, sur lequel on mise beaucoup, coûte très cher : peut-il être une technologie rentable, y compris sans subventions publiques – puisque les projets que vous avez évoqués, notamment en Australie, dépendent aussi de ces subventions ?
Engie a fait le choix stratégique de ne pas rester à long terme un opérateur dans le nucléaire. Il faut, je le répète, faire des choix, car on ne peut pas tout faire. En revanche, nous jouons pleinement notre rôle d'acteur responsable en Belgique, où nous exploitons sept centrales qui ne sont évidemment exposées à aucun risque de sûreté – c'est là notre première priorité. En revanche, une loi belge prévoit qu'à l'horizon 2025 il n'y aura plus d'activité nucléaire en Belgique. Tout récemment, cependant, le gouvernement belge a demandé d'envisager la prolongation de deux de ces centrales. Nous examinons actuellement cette perspective, en collaboration avec le gouvernement belge, mais nous ne procéderons à cette prolongation qu'avec un cadre technologique, technique, industriel, réglementaire et sécuritaire adéquat. Il existe des cadres assez clairs qui permettraient cette prolongation : nous les explorons avec les différentes parties prenantes en Belgique et, si nous trouvons un accord, nous pourrons avancer, mais toujours dans un souci de sûreté nucléaire, cela va de soi.
En revanche, pour un acteur privé comme Engie, la dimension à long terme des enjeux liés à l'activité nucléaire, la responsabilité et la gestion des déchets qui doivent être assumés sur un temps très long – le passif reste en effet acquis à l'acteur privé, potentiellement pendant des décennies – nous semblent être un risque relevant plutôt d'un acteur national. Nous voulons donc nous consacrer plutôt aux priorités que j'ai décrites tout à l'heure qu'au nucléaire, tout en assumant, je le répète, notre responsabilité d'acteur nucléaire en Belgique jusqu'à la fin de l'opération des sept centrales concernées.
J'avoue cependant que je ne connais pas le cas particulier que vous avez évoqué, et que nous allons donc examiner. J'ajoute que nous avons cédé cette année notre filiale Endel au groupe Altrad.
Quant à la décarbonation du gaz, nous prévoyons, dans nos scénarios, d'avoir décarboné en 2045 tout le gaz que nous vendrons à nos clients, grâce au biométhane de première et de deuxième générations, ce qui suppose d'autres méthodes que la méthanisation que nous utilisons aujourd'hui – à savoir plutôt la pyrogazéification –, et à des dérivés de l'hydrogène. Il s'agit de molécules gazières qui seraient produites à partir d'hydrogène et, potentiellement, à partir de CO2, et qui viendraient compléter le panel des gaz verts et de cette molécule verte. Voilà le scénario sur lequel nous travaillons, à l'horizon 2045 ; il suppose une baisse de la demande structurelle de gaz.
La géothermie a des applications très intéressantes : elle permet de produire de la chaleur très décarbonée dans les bâtiments, particulièrement en Île-de-France. Il n'y a pas de frein structurel au développement de la géothermie de surface ; la géothermie plus profonde pose, naturellement, davantage de problèmes techniques.
Il est vrai que l'hydrogène vert est produit en très petite quantité et que l'équation économique n'est pas la même partout. En Europe de l'Ouest, c'est assez compliqué. L'un des facteurs importants du coût de l'hydrogène, c'est le coût de l'électricité. Dans les zones où il y a énormément d'énergies renouvelables très bon marché, notamment du solaire, on peut produire de l'hydrogène bon marché, mais ces zones sont souvent éloignées des lieux de consommation, ce qui pose la question du transport.
Faut-il transporter l'hydrogène en l'état ou le transformer en e-ammoniac ou en e-méthane ? Ces molécules dérivées de l'hydrogène seraient peut-être plus faciles à transporter. Il importe que la France n'écarte aucun moyen d'avoir accès à cette molécule au prix le plus compétitif possible, en misant à la fois sur une production locale et étrangère. L'hydrogénoduc qui doit voir le jour entre l'Espagne et la France nous permettra de bénéficier de l'hydrogène que l'Espagne, grâce à ses importantes capacités solaires, produira bientôt à un prix compétitif.
La technologie de l'électrolyseur n'en est qu'à ses débuts : il importe maintenant de changer d'échelle et de passer à une phase d'industrialisation. Ce marché s'annonce très prometteur, notamment dans l'industrie lourde, où il permettra de décarboner des processus aujourd'hui très carbonés.
L'État actionnaire influe-t-il sur votre stratégie industrielle, l'impulse-t-il, l'élabore-t-il à vos côtés ? Pèse-t-il à la hauteur des près de 25 % de parts qu'il a dans votre entreprise ?
Vous avez souligné l'intérêt de la loi du marché, notamment du marché européen. Pensez-vous que celui-ci a joué son rôle et protégé nos concitoyens et nos industries, dont la compétitivité est fragilisée par l'explosion du prix du gaz et de l'électricité ? Pensez-vous qu'il a assuré notre sécurité d'approvisionnement ? Que l'on doive construire dans l'urgence un port méthanier au Havre témoigne d'une certaine impréparation.
Si les dividendes versés aux actionnaires de votre groupe avaient été injectés au service d'une stratégie de recherche, de développement et d'investissement, cela n'aurait-il pas contribué à mieux nous préparer et à garantir notre souveraineté ?
Quel mix énergétique préconisez-vous pour la prochaine PPE, dont l'Assemblée nationale débattra bientôt ?
Vous avez dit que le développement des énergies renouvelables avait pris du retard, du fait de difficultés administratives. Ce retard ne s'explique-t-il pas plutôt par notre incapacité à tenir compte en amont, de manière intelligente et respectueuse, des conflits d'usages causés par le développement des énergies renouvelables ?
L'État étant actionnaire d'Engie, il siège dans son conseil d'administration, et prend part à la définition de sa stratégie et veille à sa mise en œuvre. La stratégie d'Engie est très claire, et mon équipe et moi-même sommes mobilisés pour la mettre en œuvre.
Lorsque la guerre en Ukraine a commencé, fin février, nous nous sommes tous demandé comment nous allions passer l'hiver. Aujourd'hui, nos stocks de gaz sont pleins, les choses devraient bien se passer cet hiver et nous avons déjà imaginé des scénarios pour l'hiver prochain. Il faut que les planètes restent alignées, mais la situation est plutôt meilleure que ce qu'on aurait pu craindre quand la guerre a éclaté. Le système gazier a plutôt bien fonctionné, nous avons eu une marge de manœuvre et nous sommes en train d'en recréer avec le raccordement d'un nouveau terminal flottant.
Il est vrai que le marché de l'énergie a connu des dysfonctionnements, que nous avons d'ailleurs mis en évidence dès le mois de mars. Nous avons dit qu'il fallait arriver à « caper » le prix du gaz sur les marchés de gros. Nous pensions que la fixation d'un cap suffisamment haut permettrait, si le marché devenait dysfonctionnel, de le ramener à la raison. Mais nous n'avons pas réussi à trouver un consensus entre les différents pays européens et cette mesure a du plomb dans l'aile, même si on continue d'en parler.
Le marché a plutôt bien fonctionné, mais il est vrai qu'il a montré ses limites, puisque nous avons connu une année complètement folle, avec une explosion des prix de l'énergie. Il faudra effectivement tirer les leçons de cette crise majeure, qui a affecté nos clients, puisque la demande de gaz a baissé : les industriels ont diminué leur activité pour tenir compte de l'augmentation du prix du gaz.
S'agissant du mix énergétique, le nucléaire fait partie du paysage et de l'histoire de notre pays. Il faudra ajouter une grande quantité d'énergies renouvelables, ainsi que des actifs flexibles et une molécule verte. Cette dernière sera directement utilisable par l'industrie et la mobilité lourde, et elle servira à produire les actifs flexibles dans les centrales à gaz. Bien sûr, il faudra que le raccordement au réseau suive le développement de toutes ces énergies renouvelables.
Pour ce qui est des dividendes, Engie a des actionnaires et nous nous attachons à un partage de la valeur équilibré entre les différentes parties prenantes. Nous nous focalisons beaucoup aussi sur les investissements de croissance, pour accélérer la transition énergétique. Nous avons des plans d'investissement que nous arrivons à remplir ; nous ne sommes pas limités par nos capacités d'investissement. Ce partage de la valeur nous paraît donc plutôt bon. Nous avons également pris des mesures pour nos clients, en particulier les plus défavorisés, et pour nos salariés, qui ont reçu une prime de 1 500 euros dans le monde entier.
Comment l'État actionnaire formalise-t-il ses attentes, du point de vue stratégique et de la défense des intérêts nationaux, au sein d'une entreprise qui a une couverture mondiale ? Comment se construisent les objectifs communs et la demande de l'État au sein de votre conseil d'administration ? Quelle part décisionnelle a-t-il réellement, eu égard à son actionnariat, qui représente 22 % à 23 % des parts ?
Les choses se passent comme dans tout conseil d'administration : celui-ci décide de la stratégie de l'entreprise et s'assure de sa mise en œuvre. L'État actionnaire y siège et y joue pleinement son rôle. Il est par ailleurs régulateur avec la Commission de régulation de l'énergie (CRE) et agit au sein Gouvernement. L'État joue son rôle partout à sa place.
Pour vous, quel aurait été un bon prix de marché bloqué ?
Vous trouvez le partage de la valeur équilibré ; dans la situation actuelle, ce n'est pas notre façon de voir les choses. Ce sujet du partage de la valeur revient souvent, dans tous les domaines, et il en est également question en matière d'ENR.
On avait évoqué, comme prix plafond du gaz, des montants de l'ordre de 150 ou 200 euros le mégawattheure.
S'agissant du partage de la valeur, en plus des mesures que j'ai évoquées dans mon propos liminaire, je veux mentionner celle qui a été prise au niveau européen sur la rente inframarginale. Déclinée dans chaque État, elle va dégager une contribution supplémentaire sur des actifs ayant bénéficié du prix très élevé de l'énergie, sans rapport avec leur coût de production. Engie se pliera à ces mesures, qui contribuent encore au partage de la valeur.
En outre, avec le prix élevé de l'énergie, les mécanismes dits de CFD (contrats pour la différence) sur les énergies renouvelables contribuent en France au budget de l'État de manière significative. L'énergie produite par les renouvelables étant bornée, il y a un surplus qui revient au budget de l'État, de l'ordre de 31 milliards d'euros.
Enfin, il est extrêmement important, pour un acteur comme Engie, de pouvoir investir massivement dans la transition énergétique, ce qui suppose d'avoir la liquidité et la solidité financière.
Quelles sont les technologies non matures ou en cours de développement dont vous avez besoin pour arriver à décarboner complètement la couverture des besoins français en gaz ?
Pour la partie hydrogène, une industrialisation des électrolyseurs est nécessaire, et une grande quantité d'électricité décarbonée bon marché. Pour le biométhane, en particulier de deuxième génération, il faudra des technologies de pyrogazéification, ou équivalent, pour lesquelles on est encore au niveau pilote ou démonstrateur. Un vrai travail d'industrialisation s'impose.
Quelles sont la maturité et la crédibilité des scénarios de décarbonation du mix gazier que soutient votre entreprise ?
Notre scénario est crédible à l'horizon 2045. La décarbonation du gaz va se faire progressivement : nous l'assumons. Nous aimerions aller plus vite mais il faut être réaliste et faire preuve de pragmatisme : 20 % de biométhane dans le mix gazier en France en 2030, c'est réaliste, pas utopique.
Vous avez insisté sur la nécessité d'accélérer le développement de l'éolien. Quelle stratégie votre groupe développe-t-il pour trouver des espaces où le développement de l'éolien soit à la fois possible, rentable et acceptable ? Avez-vous une stratégie pour favoriser l'acceptabilité des installations ? Ou alors lancez-vous des projets tous azimuts, en attendant de voir ceux qui aboutissent ?
Je vous ai parlé du label TED, qui garantit la méthode Engie de développement des projets renouvelables, en particulier de l'éolien. Il prend en compte la biodiversité, la question climatique et, surtout, l'engagement des parties prenantes. Nous sommes convaincus de l'absolue nécessité, pour qu'un projet aboutisse, que les élus s'impliquent dedans et se l'approprient.
Quelle part de votre production d'électricité d'origine renouvelable – éolienne et solaire – fait l'objet de contrats de vente à terme, c'est-à-dire à prix fixe ? Avez-vous déjà dénoncé ou envisagé de dénoncer certains de ces contrats d'approvisionnement à prix fixe, pour revenir au prix du marché ?
En France, la plupart de nos projets renouvelables sont soumis à des CFD, c'est-à-dire à des systèmes de prix fixe. Nous ne les dénonçons pas et les seuls cas où cela pourrait se produire sont ceux où l'on signe avec un client un contrat de vente directe de gré à gré d'électricité ou PPA. Dans l'ensemble du portefeuille d'Engie, la plupart de nos projets renouvelables sont soumis, soit à des contrats de type CFD, soit à des PPA, avec un client et un prix fixe, prévisible sur une période donnée.
Que pensez-vous de la place du gaz naturel et du biogaz dans la taxonomie européenne en cours de négociation ?
Il nous semble important que le gaz soit identifié comme une énergie de transition. Certains pays continuent de dépendre beaucoup du charbon ; or le remplacement du charbon par le gaz a un impact positif sur l'environnement. Pour atteindre le mix énergétique que j'ai décrit, on va avoir besoin de capacités flexibles et certaines de ces capacités flexibles resteront des centrales à gaz pendant très longtemps.
L'Allemagne, pour sortir du charbon, doit pouvoir s'appuyer sur le gaz, et ce gaz, il faut le décarboner. La taxonomie a d'ailleurs retenu des critères assez stricts, en termes d'émissions, pour les centrales qui continueraient à utiliser le gaz. Ce système est vertueux, car il pousse à avoir des centrales très efficaces, voire équipées de captures de carbone.
On ne peut que saluer l'établissement d'une taxonomie, même si la réglementation européenne est parfois très complexe, et trop exigeante pour une énergie émergente comme l'hydrogène. On discute actuellement d'un critère d'additionnalité, en vertu duquel l'énergie hydrogène ne pourrait être considérée comme verte que si l'on peut démontrer que l'électron utilisé pour la produire provient d'un actif renouvelable qui est nouveau, c'est-à-dire additionnel au mix. C'est imposer de lourdes contraintes à une technologie qui n'est pas encore mûre : cet aspect de la réglementation nous inquiète.
Vous imputez votre retard dans le développement des énergies renouvelables en France notamment aux difficultés administratives. À combien évaluez-vous ce retard par rapport à votre plan de développement ? Ces retards d'investissement en France ont-ils conduit à investir ailleurs en Europe ou dans le monde ?
Nous ne sommes pas en retard sur nos propres plans de développement. Nous les avons seulement ajustés, pour tenir compte de la réalité du pays. Ce n'est pas Engie France qui est en retard, c'est la France. Engie a toujours des objectifs de développement très ambitieux en France, mais nous en avons aussi aux États-Unis, en Amérique latine et dans certains autres pays d'Europe de l'Ouest. Nous n'avons absolument pas l'intention de sous-investir en France, bien au contraire. Le label TED a été développé en France, pour nos projets français, et nous nous appuyons sur cet ancrage territorial pour développer nos projets renouvelables.
Quand on parle d'énergie, en France, on parle beaucoup de l'électricité, et très peu du gaz. La culture énergétique française, peu prompte à évoquer le gaz ou les énergies renouvelables, n'est-elle pas un peu en contradiction avec la stratégie d'Engie ? Cet écart n'est-il pas un frein au développement d'Engie sur le sol français ? Et ne met-il pas en danger la sécurité d'approvisionnement française ?
Puisque vous dites que notre approvisionnement en gaz est assuré pour cet hiver, que pensez-vous du projet développé par l'Etat et Total de construire un port méthanier flottant ?
Vous avez dit que nous aurons besoin d'électrolyseurs pour fabriquer de l'hydrogène. Vous avez également rappelé que nous dépendons de la Chine pour le photovoltaïque. Ne faudrait-il pas, pour redevenir souverains dans le domaine des énergies renouvelables, lancer un plan d'investissement massif, à la fois public et privé, coordonné avec l'Europe ?
Engie soutiendra évidemment les initiatives tendant à la création d'une telle filière en Europe – certaines commencent d'ailleurs à voir le jour.
Dans le projet de loi en cours de discussion, nous sommes attentifs aux discussions autour du solaire posé ; il serait important qu'un petit pourcentage soit installé en forêt ou sur des terres agricoles, sachant qu'au total, cela ne représenterait pas plus de 0,04 % du foncier.
Le regard porté sur le gaz change. Ces dernières années, en France, on avait le gaz un peu honteux, mais les choses sont en train de se rééquilibrer. Le biogaz et le biométhane connaissent une dynamique intéressante et on ne peut que s'en réjouir.
Le port méthanier flottant, ou unité flottante de stockage et de regazéification (FSRU), qui est en train d'être mis en ligne nous redonnera une partie de la marge de manœuvre que nous avons perdue avec les volumes de gaz venant de Russie. Cela nous donne plus de flexibilité, même si on avait déjà, en France, une belle infrastructure gazière, d'importation, de stockage et de transport.
La commission auditionne ensuite M. Daniel Verwaerde, ancien Administrateur général du CEA, et Membre de l'Académie des technologies.
Mes chers collègues, la commission d'enquête accueille M. Daniel Verwaerde, membre de l'Académie des technologies, qui exerça les fonctions d'administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) entre 2015 et 2018. Elle a récemment auditionné deux de ses prédécesseurs, M. Yannick d'Escatha et M. Pascal Colombani, mais n'a pu poursuivre ses investigations sur la douzaine d'années précédant 2015, M. Alain Bugat et M. Bernard Bigot étant décédés.
Monsieur Verwaerde, votre connaissance du CEA ne date pas de votre nomination comme administrateur général, puisque vous en avez été directeur des applications militaires entre 2007 et 2014. Bien que le seul nucléaire civil relève de la compétence de la commission d'enquête, vous pourrez évoquer les apports réciproques des deux domaines de recherche, civil et militaire, ainsi que la prévention des risques de prolifération lors de la conception de nouveaux réacteurs. Vous aviez déjà abordé ces sujets devant l'Assemblée nationale, notamment le 15 mars 2018 auprès de la commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. L'objet de la présente commission d'enquête est davantage axé sur la sûreté et la sécurité du système énergétique et sur le processus décisionnel au plus haut niveau de l'État.
Le début de votre mandat coïncide avec la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte ainsi qu'avec les programmations pluriannuelles de l'énergie, qui ont orienté les recherches du CEA. Ont-ils eu pour résultat l'arrêt des réacteurs de recherche tels qu'Osiris et du programme de recherche Astrid ?
Lors de la préparation des programmations au sein de l'alliance regroupant divers organismes publics de recherche dans le domaine de l'énergie, des réflexions avaient été menées en parallèle, sans que l'on sache si ces travaux étaient pris en compte. Au sein du CEA, comment se répartissaient les effectifs de chercheurs entre le développement du nucléaire et les autres recherches technologiques, en particulier celles relatives aux énergies renouvelables ?
Enfin, les difficultés du chantier de Flamanville, les suites industrielles de l'accident de Fukushima et la réorganisation de la filière nucléaire marquent votre mandat. Votre avis sur ces questions sera précieux, de même que les réponses au questionnaire que vous a adressé le rapporteur.
Avant de vous laisser la parole, je vous invite à satisfaire à l'obligation faite par l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Daniel Verwaerde prête serment.)
Ingénieur diplômé de l'École centrale Paris, j'ai effectué ma carrière au CEA, qui se dénomme depuis 2010 « Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives », occupant successivement plusieurs postes, pour l'essentiel à la direction des applications militaires (DAM) et, en dernier lieu, celui d'administrateur général, avant de prendre ma retraite. Aujourd'hui, je suis parfois sollicité par le CEA pour un conseil et je préside l'association Teratec, créée par le CEA il y a une vingtaine d'années, qui vise à diffuser l'usage des supercalculateurs dans l'industrie et la recherche. Pendant près de quarante ans, j'ai été à temps partiel, en parallèle, professeur de mathématiques appliquées à l'École centrale Paris.
Vous avez donc devant vous un ingénieur mathématicien, qui a commencé sa carrière en développant plusieurs logiciels de simulation numérique pour les armes nucléaires françaises. J'ai ensuite assumé des responsabilités au sein du département de mathématiques appliquées, qui avait également la charge des supercalculateurs de la dissuasion française. Lorsque la France a décidé que la garantie des armes françaises nucléaires ne serait plus apportée par des essais nucléaires, j'ai été le premier directeur de la simulation.
La simulation des essais nucléaires comprend trois volets principaux : la physique des armes, avec un grand programme de physique et de développement de logiciels ; le développement de supercalculateurs pour simuler numériquement le fonctionnement des armes ; de très grands instruments expérimentaux, tels le laser mégajoule, en Aquitaine et, en Bourgogne, l'installation de radiographie X Epure, partagée avec le Royaume-Uni selon le traité de Lancaster House dont j'ai été l'un des rédacteurs. Au-delà de leur apport à la garantie des armes, ces trois volets ont été développés dans un souci de souveraineté complète, en particulier pour ce qui concerne les supercalculateurs, qui sont une œuvre commune entre la DAM et l'industriel Bull – aujourd'hui, Atos.
J'ai poursuivi mon parcours à la DAM en exerçant la direction d'un centre du CEA, à Bruyères-le-Châtel, puis la responsabilité de l'ensemble des programmes des armes nucléaires françaises et la simulation associée – il n'en sera pas question dans cette audition mais je suis prêt à répondre à vos questions dans un autre cadre. Enfin, j'ai assumé la responsabilité étendue de directeur des applications militaires pendant près de huit ans.
Les notions de souveraineté et d'autonomie stratégique de la France sont constamment présentes au cœur de ces fonctions. On citera comme fil d'Ariane la phrase que le général de Gaulle a prononcée lors d'une visite à la DAM, qui venait de réussir le programme Gerboise bleue, premier essai nucléaire français : « Le plus important n'est pas que vous ayez réussi cet essai, mais que la France l'ait accompli seule. »
Je me propose de préciser la façon dont je comprends les termes sur lesquels la commission d'enquête fait porter sa réflexion. La souveraineté énergétique est consubstantielle aux notions d'État et de régalien : en parler, c'est mettre en avant la responsabilité de l'État pour l'approvisionnement en énergie. Cela signifie que l'énergie n'est pas un produit comme les autres, qui pourrait être laissé au seul bon vouloir de la loi du marché.
Cette conviction peut paraître dépassée ou datée. Pourtant, l'existence depuis de nombreuses années d'un secrétariat d'État à l'énergie aux États-Unis d'Amérique, pays libéral s'il en est, tendrait à prouver à quel point l'État est important dans ce domaine.
Une raison objective pour que l'État se saisisse de la responsabilité de l'énergie tient au temps : en matière d'énergie, les durées à prendre en considération sont bien plus longues que les visions à court terme des comptes annuels des entreprises. Les stratégies énergétiques doivent être pensées avec une vision de très long terme, en admettant de se priver de rentabilité, au moins au début. Seuls les États ont cette capacité.
L'énergie étant éminemment du domaine régalien, l'État se doit d'avoir une politique énergétique dont le but primordial devrait être de garantir à chacun, citoyen, entreprise et lui-même, de disposer de l'énergie dont il a besoin, à tout instant, aujourd'hui et dans l'avenir, et à un prix raisonnable. Or, depuis 2007, année où l'énergie a été rattachée au ministère en charge de l'environnement, le but primordial de la politique énergétique de l'État me semble être devenu de donner la priorité à la transition énergétique, souvent en remplaçant certains moyens pilotables et très peu, voire pas du tout, producteurs de CO2 par des dispositifs de production d'énergies renouvelables, non pilotables et produisant davantage de gaz carbonique.
La souveraineté énergétique est bien l'élément central qui devrait guider le choix de cette politique. Une France souveraine en matière de politique énergétique doit être en mesure de définir et de décider seule, pour ses propres intérêts, de sa politique énergétique et de disposer des moyens d'atteindre les objectifs définis par cette politique.
La souveraineté est différente de l'indépendance énergétique : la première est la capacité de décider seule, la seconde est la capacité d'assurer de manière autonome l'approvisionnement et la production d'énergie dont les citoyens ont besoin. L'indépendance peut être un élément fondamental de la souveraineté. Elle ne peut toutefois pas se limiter à garantir les sources d'approvisionnement en énergie : il faut maîtriser l'ensemble de la chaîne industrielle, la supply chain, qui permettra in fine de produire l'énergie dont les Français ont besoin.
Quant à la suffisance énergétique, c'est la capacité à garantir qu'à tout instant, aujourd'hui et dans l'avenir, les Français disposent de l'énergie dont ils ont besoin, à un prix qu'ils pourront payer.
La résilience me semble d'une tout autre nature en ce qu'elle suppose qu'un incident est venu remettre en cause le processus d'approvisionnement normal. Elle est alors la capacité de continuer la mission de fournir aux Français l'énergie dont ils ont besoin alors que le processus nominal en place s'est révélé défaillant. La politique énergétique française devrait donc inclure un volet de résilience – un plan B, comme disent les Américains – permettant la continuité d'approvisionnement, dans le cas où le plan A nominal serait défaillant.
Ces termes ainsi définis, vous comprendrez mieux mon référentiel, même si vous n'êtes pas d'accord avec celui-ci.
Je vous propose à présent de mettre la focale sur les années 2015 à 2018, pendant lesquelles j'ai exercé les fonctions d'administrateur général du CEA.
Au risque de paraître un « homme du passé », comme M. Denis Baupin me l'avait dit lors de mon audition en tant qu'administrateur général, il faut rappeler ce qu'est le CEA. Le Commissariat à l'énergie atomique a été créé en 1945 par la volonté du général de Gaulle, qui en a confié le pilotage scientifique à Frédéric Joliot-Curie et l'administration, à Raoul Dautry – ce principe de binôme, comme celui que j'ai formé avec Yves Bréchet, existe encore.
Que l'usage de l'arme nucléaire en 1945 ait mis fin à la seconde guerre mondiale a fait comprendre au général de Gaulle tout ce que l'atome – comme on disait à l'époque – apporterait à la souveraineté française, tant dans le domaine civil que militaire. Grâce notamment aux travaux d'Henri Becquerel et des époux Curie ainsi qu'à la remarquable école de physique française de la première moitié du XXe siècle, la France avait acquis une position pionnière dans le domaine de l'énergie nucléaire. Frédéric Joliot-Curie avait d'ailleurs élaboré le principe d'une arme nucléaire et déposé, en 1939, un brevet assurant à la France la paternité de cette découverte. Pour la petite histoire, dans sa lettre au président des États-Unis lui recommandant le projet Manhattan, Albert Einstein cite ce brevet comme preuve scientifique de la faisabilité d'une telle arme. Inutile de dire que les États-Unis n'ont jamais payé les redevances de ce brevet à la France – cela pourrait être discuté lors d'un prochain voyage présidentiel.
L'énergie, particulièrement l'énergie nucléaire, était au cœur de la fondation du CEA, ainsi que l'explicite le préambule de l'ordonnance du 18 octobre 1945 instituant un Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives : « Il est apparu que cet organisme devait être à la fois très près du Gouvernement, et pour ainsi dire être mêlé à lui, et cependant doté d'une grande liberté d'action (…) Il doit être très près du Gouvernement parce que le sort ou le rôle du pays peuvent se trouver affectés par les développements de la branche de la science à laquelle il se consacre et qu'il est par conséquent indispensable que le Gouvernement l'ait sous son autorité. Il doit, d'autre part, être doté d'une grande liberté d'action, parce que c'est la condition sine qua non de son efficacité. ».
Ce positionnement au cœur de l'État que, comme moi, je pense, vous considérez être le bon, est sans aucun doute l'une des causes premières de toutes les attaques et remises en cause dont le nucléaire a été et est encore l'objet : le but des luttes partisanes est souvent davantage le combat pour le pouvoir que pour la sécurité des approvisionnements énergétiques ou la sécurité ultime de nos concitoyens. Ce positionnement implique aussi que chaque gouvernement assume la responsabilité de l'énergie, en particulier celle du nucléaire. Un gouvernement qui a le « nucléaire honteux » conduit de facto à la déconfiture du système de production d'énergie national.
Depuis sa création, et jusqu'au milieu des années 1970, le CEA a atteint ses objectifs, à la fois en conseillant le Gouvernement, en servant de pilote stratégique à la filière nucléaire et par des réalisations exceptionnelles telles que la construction de l'industrie du cycle du combustible nucléaire – maîtrise de la mine, de l'enrichissement, de la fabrication du combustible, du retraitement des combustibles après usage en réacteurs, du traitement et du conditionnement des déchets. Le CEA a aussi construit et défini deux catégories de réacteurs nucléaires – les réacteurs nucléaires à l'uranium naturel-graphite gaz, qu'utilisait EDF, et les réacteurs à eau pressurisée, à l'uranium enrichi, qui sont à bord des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins. Il a réalisé en toute autonomie les armes qui constituent notre dissuasion et des chaufferies nucléaires qui permettent à la sous-marinade française de jouer en première division, aux côtés de ses homologues américaine et russe.
Depuis les années 1970, pour les activités civiles, le rôle du CEA au cœur de l'État a été progressivement rogné avec : le choix de la technologie de réacteurs Westinghouse pour EDF, en 1974 ; l'externalisation de la division industrielle et la création de la Compagnie générale des matières nucléaires (Cogema), en 1976 ; la perte du contrôle de ses filiales et la création, en 2002, d'Areva, dont la gestion a été confiée à l'Agence des participations de l'État, le CEA restant actionnaire ; la cession de ses parts à l'État français pour financer, très partiellement, le démantèlement de ses installations de recherche en lieu et place d'une dotation budgétaire annuelle, en 2016.
Autrefois organisme au cœur de l'État, qui portait la stratégie nucléaire voire la souveraineté, sous la responsabilité directe du Premier ministre, le CEA est désormais, pour la partie civile de son activité, un établissement public industriel et commercial cantonné dans une activité de recherche à majorité non nucléaire, qui peine à financer par la dotation budgétaire les salaires de son personnel et dont le principal budget nucléaire est dédié au démantèlement de ses installations. Voilà, selon moi, le parcours qui a contribué à la perte de souveraineté.
Le nucléaire étant la fille aînée de la science physique et chimique, pour le comprendre il faut disposer de quelques indications techniques.
La première est la quantité de dioxyde de carbone rejetée dans l'atmosphère par kilowattheure d'électricité produit. Elle diffère en fonction du mode de production et, selon l'Agence de la transition écologique (Ademe), les valeurs sont les suivantes : avec du charbon, les rejets de CO2 sont de 1 060 grammes ; avec du fuel, ils sont de 730 grammes ; avec du gaz naturel, de 418 grammes ; avec la géothermie, de 45 grammes ; avec le solaire, de 43 grammes ; avec l'éolien à terre, de 14 grammes ; avec l'hydraulique, de 6 grammes, à égalité avec le nucléaire. Quand on veut lutter contre le réchauffement climatique en diminuant les rejets de CO2 dans l'atmosphère, ce sont là des données susceptibles d'orienter les choix.
À cet égard, deux faits qui se sont produits en 2020 sont à mettre en perspective. L'un est la mise en service, le 30 mai 2020, par nos amis allemands de la centrale à charbon de Datteln, d'une puissance de 1 100 mégawatts, qui rejette 28 000 tonnes de CO2 par jour de production. L'autre est la mise à l'arrêt définitif, le 21 juin 2020, par la France de la centrale de Fessenheim, qui, pour une production journalière électrique identique, rejetait 150 tonnes de CO2 – un chiffre qui intègre les tonnes rejetées lors la construction de la centrale. Par ces deux choix technologiques, l'Europe rejette 8 millions de tonnes de CO2 supplémentaires chaque année.
La deuxième donnée technique concerne l'uranium. Tel qu'issu de la mine, l'uranium naturel est composé de deux isotopes : l'uranium 235 et l'uranium 238. Celui des deux qui est utile pour les centrales du parc français est l'uranium 235, mais il n'est pas présent en proportion suffisante pour que la réaction en chaîne se développe. Il faut donc l'enrichir pour porter cette proportion de 0,7 % à 4 %. Or, le principe de la chimie voulant que rien ne se perde, dans le même temps que l'on fabrique 1 tonne d'uranium enrichi, on crée 8 tonnes d'uranium appauvri, qui n'a plus d'emploi à ce jour.
La troisième donnée importante concerne la consommation annuelle d'uranium de la France. Chaque année, 900 tonnes d'uranium enrichi à 4 % sont introduites dans le parc EDF, où elles restent quatre ans. Pour obtenir ces 900 tonnes, 7 000 tonnes d'uranium appauvri ont été fabriquées – au 31 décembre 2013, la France en possédait 286 000 tonnes, et bien plus de 300 000 tonnes aujourd'hui. Pour produire de l'électricité, sur les 900 tonnes introduites dans les réacteurs, 36 tonnes vont être brûlées : ce sont les déchets ou cendres de la réaction nucléaire. Restent 864 tonnes, qui sont encore utilisables car elles contiennent 1 % de plutonium et 99 % d'uranium appauvri, et qui sont récupérées à l'usine de La Hague.
Quatrième donnée, les réacteurs à neutrons rapides, tels Superphénix et Astrid, ont la propriété spécifique, que n'ont pas les réacteurs à eau, de transformer l'uranium 238 en plutonium de bonne qualité, fissile pour les réacteurs comme l'est l'uranium 235. L'utilisation des 300 000 tonnes d'uranium appauvri présentes sur son territoire et dont la France est propriétaire permettrait de fournir au pays de l'électricité pour plus de 5 000 ans – les calculs disent 8 000 ans –, en totale autonomie.
Nous avons donc la connaissance physique d'un process et la matière sur le territoire pour assurer une production en toute autonomie pendant plus de 5 000 ans. Cela suppose, naturellement, de fabriquer des réacteurs de quatrième génération. Bien sûr, si l'on est contre et si l'on ne veut pas que le nucléaire soit pérennisé, il faut supprimer cette filière. C'est là un choix politique.
J'en viens au contexte énergétique qui prévalait lorsque j'étais administrateur général du CEA, et à l'incidence qu'il a pu avoir sur les décisions stratégiques du CEA.
Durant le milieu des années 2010, l'énergie était globalement bon marché et les énergies carbonées abondantes. Les prix relatifs à l'uranium étaient de ce fait au plus bas. La priorité du gouvernement français allait à la transition énergétique, et le début de mon mandat a coïncidé avec la promulgation de la loi relative à la transition écologique pour la croissance verte (LTECV), le 17 août 2015. Cette loi visait à réduire sérieusement l'usage des énergies carbonées, à développer les énergies renouvelables, principalement le solaire et l'éolien, à améliorer l'isolation de l'habitat, à plafonner le nucléaire à 62 gigawatts et à réduire sa part dans le mix énergétique de 75 % en 2015 à 50 % en 2025. Dans la foulée, un exercice de programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) a été réalisé à l'automne 2015, que j'avoue avoir éprouvé quelques difficultés à comprendre : alors que, dans la LTECV, l'électricité devait remplacer l'énergie fossile pour de nombreux usages, la PPE prévoyait une stagnation voire une légère diminution de la consommation d'électricité.
Le CEA a été fortement incité à limiter ses recherches pour le nouveau nucléaire, à conduire avec rigueur le démantèlement de ses installations, et à développer des technologies pour produire des énergies renouvelables. Sa dotation n'en a pas été augmentée pour autant.
Cette orientation vers les énergies renouvelables s'est renforcée à partir de mai 2017. À l'époque, le ministre de la transition écologique et solidaire, M. Nicolas Hulot, qui assurait la principale tutelle du CEA, était l'un des trois ministres d'État du Gouvernement. Lors de notre première rencontre, il m'a invité à parler « de tout ce que faisait le CEA, mais pas du nucléaire ». Et, dans les nouveaux cabinets ministériels, les conseillers à l'énergie auprès des ministres en charge de la tutelle du CEA m'ont tous dit que le nucléaire était une énergie du passé, que la quatrième génération de réacteurs que je venais leur présenter n'avait aucun sens, puisqu'on ne savait même pas si l'on construirait des réacteurs après le réacteur pressurisé européen (EPR) de Flamanville et qu'il fallait s'engager totalement vers les énergies renouvelables.
J'ai fait part du manque de réalisme d'une politique électrique du tout renouvelable. Non pas qu'il ne fallait pas développer des énergies renouvelables – je suis le premier à l'avoir fait au CEA –, mais on ne disposerait pas avant très longtemps de moyens de stockage de l'énergie électrique à la dimension du besoin de la France. De plus, par leur caractère intermittent et non pilotable, les énergies renouvelables ne permettaient pas d'assurer la stabilité électrique du réseau et comportaient un risque de blackout à moyen terme. Mais la physique était peu de chose devant l'enthousiasme de la jeunesse !
Il serait malhonnête de limiter l'appréciation du contexte à ces échanges anecdotiques. Dans le même temps est arrivée une commande de l'Élysée demandant aux trois acteurs du nucléaire – EDF, Areva-Orano, le CEA – d'étudier et de proposer dans les meilleurs délais un agenda pour le nucléaire futur, faisant largement place au renouvellement des réacteurs et au devenir de l'usine de La Hague. Ce travail a été fait, même si on peut regretter que, pour des raisons conjoncturelles, ses résultats n'aient été dévoilés que tardivement, ce qui a fait perdre de précieuses années. La commande démontrait toutefois une préoccupation du long terme et de l'avenir. Or, après mon départ à la retraite, il a été décidé d'arrêter le programme Astrid – au sens de la souveraineté énergétique, c'est plus que regrettable.
S'agissant du périmètre d'action du CEA et de ses missions entre 2015 et 2018, ils font l'objet d'un décret spécifique, pris en application du code de la défense et du code de la recherche. Ce décret relatif à l'organisation et au fonctionnement du CEA a été réécrit durant mon mandat et publié par le Gouvernement le 17 mars 2016.
Le périmètre d'action du CEA est l'application du nucléaire dans son ensemble et le développement de technologies issues de la recherche. Huit missions sont évoquées dans le décret : outre le nucléaire, tant civil que militaire, elles visent à développer des technologies nouvelles pour l'énergie, à condition qu'elles soient des applications des programmes conduits dans l'énergie nucléaire. L'État avait le souci que la recherche dans l'ensemble des organismes ne s'éparpille pas : le CEA a été autorisé à mener des recherches sur les renouvelables et les nouvelles technologies de l'énergie, à condition qu'elles restent dans son périmètre de compétences. Ce nouveau décret n'a pas vraiment fait évoluer le périmètre d'action du CEA. Il a officialisé le fait que le CEA pouvait travailler hors du domaine nucléaire, à condition qu'il s'agisse d'une application de ses acquis.
La principale évolution a plutôt porté sur son rôle au cœur de l'État. Le décret acte que le CEA n'est plus le pilote de la filière nucléaire. Surtout, sa sortie concomitante de l'actionnariat d'Orano ne lui permet plus d'avoir la vision d'ensemble du nucléaire français, ni d'être le garant de la cohérence des décisions entre le domaine civil et domaine défense. En France, les actions dans ces deux domaines sont très imbriquées. Il est bon de s'assurer qu'une décision prise d'un côté n'a pas un effet trop négatif sur l'autre ou que l'on connaisse cette incidence pour la compenser.
Vous m'avez interrogé sur la place qu'avaient les conseils de souveraineté et d'indépendance énergétique dans la politique énergétique française pendant mon mandat : ni la souveraineté ni l'indépendance énergétique ne semblaient être la priorité des gouvernements d'alors pour ce qui concerne le nucléaire civil – au contraire du ministère de la défense, qui témoignait, lui, d'un souci pointilleux d'indépendance énergétique pour les besoins de la défense. Pourrait expliquer cet état d'esprit le fait que l'énergie était alors abondante et que la France avait une vision du rôle planétaire qu'elle devait jouer pour sauver le monde du réchauffement climatique – pour Mme Ségolène Royal, avec qui j'en ai souvent parlé, l'exemple français serait imité par le monde entier. La notion de souveraineté apparaissait donc secondaire, compte tenu de l'abondance de l'énergie et de la volonté d'avancer à marche forcée vers la transition énergétique, même si certains estimaient que nous n'allions pas assez vite.
La chaîne de décision publique en matière de politique énergétique est en place depuis plus de dix ans. Elle est constituée de plusieurs instances, la plus haute dans le domaine du nucléaire civil étant le Conseil de politique nucléaire. Présidé par le Président de la République, il réunit l'ensemble des acteurs publics concernés. À la suite de ce conseil, le Président décide de toutes les questions relatives au nucléaire civil. Un conseil miroir, le Conseil des armements nucléaires, traite des sujets relatifs au nucléaire de défense.
Une autre instance très importante est le comité de l'énergie atomique, responsable devant le Président de la République de la bonne exécution des décisions prises tant en Conseil de politique nucléaire qu'en conseil des armements nucléaires. Il est présidé par le Premier ministre, pour donner les orientations données par le Président de la République et s'assurer de leur bonne exécution. Il donne lieu à des séances dédiées soit au domaine civil, soit à la défense. Le conseil d'administration du CEA, présidé par l'administrateur général, vient en dessous.
Deux autres comités jouent un rôle très important. Dans le domaine de la défense, le comité mixte Armées-CEA s'assure tous les mois de l'avancée des travaux du CEA et procède à un suivi budgétaire et technique de tous les projets. Avant le décret de 2016, il n'existait pas d'équivalent pour le nucléaire civil. C'est à ma demande qu'a été créé le comité des engagements pour le nucléaire civil – je pensais que le CEA travaillerait d'autant mieux que les tutelles le suivraient de près. Le rôle de ce comité n'a toutefois pas pu être aussi étendu que celui du comité mixte.
Il n'y a aucune raison objective pour que la gouvernance ne fonctionne pas aussi bien dans le nucléaire civil que dans celui de la défense. Force est pourtant de constater qu'il en va ainsi. La principale raison, lorsque j'étais administrateur général du CEA, en était que les ministères civils de tutelle ne souhaitaient pas ou ne pouvaient pas donner des directives de recherche trop précises ou s'engager sur des budgets – il faudra leur demander pourquoi. Pour un organisme de recherche qui prépare le long terme, cela rend la tâche compliquée.
Vous souhaitiez savoir si les institutions et pratiques ont permis que les scientifiques du CEA puissent exposer clairement les problématiques aux décideurs politiques ou dans les ministères : ma réponse est mitigée, et d'autant plus qu'en comparaison, dans le domaine de la défense, les possibilités de dialogue et de remontée d'informations sont très directes.
Durant mon mandat, le Conseil de politique nucléaire, présidé par le Président de la République, ne s'est pas réuni de façon systématique. Venant du monde de la défense et ayant connu la rigueur et l'exigence du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, j'ai été frappé du manque de préparation des réunions auxquelles j'ai assisté. Pire, l'information qui devait être apportée au Président de la République n'était pas protégée et était parfois préparée la veille pour le lendemain – il m'est arrivé de recevoir à minuit, sur ma messagerie personnelle, des fiches qui devaient être présentées le lendemain au Président alors qu'il aurait dû en avoir la primeur.
Je pense que les choses se sont grandement améliorées depuis – vous demanderez à mon successeur de le confirmer.
Pour ce qui est du comité de l'énergie atomique, le décret relatif à l'organisation et au fonctionnement du CEA en prévoit la réunion au moins deux fois par an, une fois pour l'activité civile et une fois pour l'activité défense. Pour l'activité civile, la réunion sous la présidence du Premier ministre est impérative pour rendre l'arbitrage nécessaire entre les trois ministères civils de tutelle du CEA. Durant les trois ans de mon mandat, le comité ne s'est réuni qu'une fois, sous la présidence de M. Manuel Valls – autant dire que je n'ai pas pu demander autant que je le souhaitais l'arbitrage du Premier ministre. Pour l'activité défense, le comité s'est réuni chaque année sous la présidence du ministre des armées, par délégation du Premier ministre.
Le conseil d'administration du CEA s'est réuni régulièrement. Tous les représentants, y compris des tutelles, étaient présents mais le niveau subalterne de ces derniers ne permettait pas à ce conseil d'être un lieu d'expression pour le CEA. Il était davantage un lieu d'écoute pour les représentants des salariés qui y siègent.
Enfin, le comité des engagements pour le nucléaire civil s'est réuni pour examiner le sérieux des projets qui doivent être lancés, mais il n'a pas été possible de lui faire jouer un rôle de suivi mensuel, ce que je regrette.
En matière de dialogue avec les tutelles, j'avais aussi souhaité que soit établi, sur le modèle de ce qui se fait en matière de défense, un plan à moyen et long terme (PMLT) glissant, c'est-à-dire une vision d'ensemble, mise à jour annuellement, de tous les programmes sur lesquels doit travailler le CEA, avec les devis et les budgets correspondants. J'ai réussi à établir une première version du plan mais jamais à le mettre à jour, notamment en raison des difficultés des directions des ministères civils à approuver les programmes de recherche et surtout à s'engager de manière pluriannuelle sur des budgets. Il était très difficile d'avoir une vision ne serait-ce qu'à trois ans. La seule chose que nous avions obtenue, c'est un contrat d'objectifs pluriannuel ne comportant aucune donnée financière et indiquant très peu d'objectifs quantifiés – tous les organismes étaient logés à la même enseigne, avait-il été prétexté. Le PMLT était pourtant un instrument de dialogue.
Lorsque j'ai pris mes fonctions, trois grands projets nucléaires étaient en cours : la construction du réacteur de recherche Jules Horowitz, destiné à remplacer le réacteur Osiris, arrêté en 2015 ; le programme de réacteurs de quatrième génération Astrid ; le programme de démantèlement et d'assainissement des installations nucléaires mises à l'arrêt définitif. Aucun projet n'a été lancé ni arrêté durant ces trois années.
Situé sur le site du CEA à Saclay, Osiris était un réacteur de recherche destiné à étudier le comportement des matériaux, en particulier des aciers, sous irradiation et de produire des radioéléments à usage médical. Dans les années 2005-2010, il est apparu que la poursuite de l'exploitation de ce réacteur nécessiterait un investissement de l'ordre de 200 millions. Considérant les conséquences qu'aurait un accident en Île-de-France, il a été décidé que ces travaux ne seraient pas réalisés et que le réacteur Osiris mourrait de sa belle mort. Le choix a été fait de construire le réacteur Jules Horowitz à Cadarache, en Provence-Alpes-Côte d'Azur, pour remplir les mêmes fonctions. Afin de s'ajuster au calendrier de sa construction, l'arrêt définitif d'Osiris, qui devait intervenir au début de la décennie 2010, a été décalé à la fin 2015. Il n'a pas été possible de prolonger davantage le fonctionnement d'Osiris pour des raisons de sûreté : il aurait fallu effectuer les travaux prescrits par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).
La construction du réacteur Jules Horowitz, lancée à Cadarache dans les dernières années de la décennie 2000, s'est très vite heurtée à des difficultés techniques et surtout budgétaires. Lorsque j'ai pris mes fonctions d'administrateur général, en 2015, le principal enjeu était d'assurer la maîtrise calendaire et financière du projet. Je me suis d'abord préoccupé de trouver des ressources financières supplémentaires et de réduire le coût de plusieurs contrats industriels pour essayer de poursuivre la construction. Cette situation rendait difficilement envisageable le lancement d'un nouveau projet nucléaire. Il ne s'agit pas d'imputer cela au Gouvernement ni à qui que ce soit. Dans la mesure où il manquait 1 milliard pour financer cette construction, il ne me paraissait pas raisonnable de lancer un nouveau projet, pour lequel il aurait fallu trouver des financements. C'était mon rôle d'administrateur général du CEA de dire non.
Le projet de réacteur de quatrième génération Astrid a été lancé au début des années 2010, avec plusieurs objectifs. Le premier d'entre eux, après l'arrêt définitif du réacteur Phénix en 2009, était de doter la France d'un réacteur à neutrons rapides bénéficiant d'innovations importantes, en particulier du point de vue de la sûreté – sur l'échelle de la sûreté, Superphénix se situait à environ 1,5 et l'ambition pour Astrid se situait entre 3 et 4.
Le deuxième objectif était de poursuivre les recherches sur la transmutation des actinides mineurs, qui sont présents en très petit nombre, de l'ordre du pour mille, dans les réacteurs mais sont très irradiants et ont une durée de vie très longue – le plutonium 239, par exemple, s'autodétruit pour moitié en 24 000 ans. La loi de 2006 sur la gestion des déchets avait pour ambition la destruction de ces actinides mineurs, ce que les réacteurs de quatrième génération sont capables de faire grâce aux neutrons rapides. Le développement d'un prototype n'était que l'exécution d'une demande de la représentation nationale.
Le troisième objectif était de maintenir, tant dans le domaine de la recherche que l'industrie, la compétence française qui risquait de disparaître à la suite de l'arrêt de Phénix. Le projet Astrid n'était pas financé par la dotation budgétaire mais par des crédits du Commissariat aux grands investissements, à hauteur d'un milliard d'euros. Ces fonds ont permis de réaliser des études de conception d'Astrid, de mobiliser des industriels susceptibles de participer à la future supply chain, pour environ un quart du budget, et de remettre à niveau au sein du CEA des installations expérimentales indispensables pour démontrer l'adéquation de la conception du réacteur aux fonctions qui lui étaient assignées et au degré de sûreté attendu. En revanche, le budget ne couvrait pas le coût de la construction, qui était du même ordre de grandeur que le coût de fabrication d'un réacteur pressurisé européen (EPR). C'est l'une des raisons, au-delà de tout ce qu'on a dit, de l'arrêt d'Astrid, avant même que sa conception soit finalisée. Souhaitait-on se payer un EPR de quatrième génération ? C'est un choix politique que je ne souhaite pas commenter en tant qu'administrateur général.
Pour ce qui concerne les approvisionnements, dans les années 2015 et suivantes, la rareté des matières servant à élaborer le combustible nucléaire n'était vraiment pas un problème. À l'exception de l'approvisionnement des matières nucléaires pour la défense, qui était l'objet d'une préoccupation permanente et très rigoureuse, celui des matières à usage civil n'était pas particulièrement suivi par le CEA. Depuis la création de Cogema, c'est Areva qui était en charge de cette question – je vous suggère d'interroger les représentants d'Orano. L'attention se concentrait surtout, de façon compréhensible pour une entreprise industrielle, sur les prix du yellow cake – ce qui sort de la mine –, alors très bas, et des services de conversion et d'enrichissement.
Par parenthèse, en dehors du suivi des matières, la préoccupation était surtout celle de l'avenir d'Areva et de sa capacité à poursuivre l'exploitation, ne serait-ce qu'une année supplémentaire. La question a plusieurs fois été soulevée au sein du conseil d'administration. Lorsqu'il est arrivé à la présidence d'Areva, en 2015, M. Philippe Varin a constaté l'immense difficulté financière dans laquelle se trouvait la société, tant en raison des coûts de construction des EPR, en particulier à Olkiluoto et à Flamanville, que du fait de la surévaluation de plusieurs actifs miniers.
Dans l'organisation industrielle telle qu'elle avait été établie, donc, Areva avait seule la responsabilité de réaliser les opérations sur les matières en toute souveraineté et de s'assurer de leur disponibilité. La déconfiture d'Areva a eu pour conséquence la cession de plusieurs actifs, tels que Framatome et TechnicAtome, mais a aussi conduit à envisager la cessation d'activités non profitables à l'époque, telles que la conversion du yellow cake en hexafluorure d'uranium pur (UF6), ce qui était peut-être plus grave. La chaîne de production, qui venait pourtant d'être remise à neuf, a failli être ferraillée. Je suis intervenu parce que, si cette fermeture avait eu lieu, nous aurions perdu, en même temps que notre capacité à produire nous-mêmes dans la chaîne du combustible, un élément notre souveraineté. Je tiens à saluer l'initiative du gouvernement d'alors, qui a préservé la totalité de la capacité nationale, grâce à un montage capitalistique et juridique – la transformation d'Areva en Orano et la cession de Framatome – d'une complexité exceptionnelle.
La manière dont l'État a contrôlé le fonctionnement du groupe Areva au cours de la décennie qui a précédé cette déconfiture me semble devoir être questionnée collectivement, et particulièrement par les membres de la communauté nucléaire. Il faut se demander, sans intenter de procès individuels, comment on a pu laisser advenir cette situation, qui a contribué à la perte de notre souveraineté.
Je suis convaincu que la perte de souveraineté dans le domaine nucléaire provient du manque de contrôle de l'État sur les activités qui y sont menées et probablement aussi du manque d'intérêt qu'il porte à ce domaine, sauf peut-être pour réduire sa part dans le mix énergétique. L'énergie et, plus encore, le nucléaire sont éminemment régaliens. L'État doit non seulement en contrôler le management, ce qu'il ne fait pas si mal grâce à l'Agence des participations de l'État, mais aussi exercer le pilotage stratégique de ce domaine dans son ensemble – CEA comme sphère industrielle. À mes yeux, il serait inepte de transférer cette responsabilité purement régalienne à un industriel, fût-ce EDF : ce n'est pas sa raison d'être. Il est important que l'État se saisisse de ce domaine et l'assume, même si ce n'est pas chose aisée, comme l'a montré l'affaire Areva. C'est là ma conviction la plus profonde.
Le programme Astrid a-t-il été défini par la loi de 2006 ou était-ce un moyen de mettre en œuvre les objectifs fixés par le législateur ?
La loi de 2006 s'articulait en trois axes, en particulier le stockage profond des déchets, dont elle a chargé l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), et les travaux sur la transmutation des actinides mineurs – le principal caillou dans la chaussure –, qu'elle a confiés au CEA et qui justifiaient le programme Astrid. Il ne s'agissait cependant que d'injonctions, sans que des objectifs précis aient été définis, et encore moins des actions et des financements.
En abandonnant le programme Astrid, peut-on dire que, d'une certaine manière, on a cessé de respecter la loi de 2006 ?
Absolument, à moins qu'un nouveau programme ait été récemment créé au sein du CEA.
Le programme n'a pas été arrêté sous votre mandat mais sous celui de votre successeur. En revanche, la décision a-t-elle été préparée sous votre autorité ?
Au cours de mon mandat, le message qui me parvenait des tutelles, en particulier de la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), était que, une fois épuisé le budget issu du grand emprunt et terminé le travail de conception du CEA, dans la mesure où aucun financement n'était prévu pour construire Astrid, les chances étaient fortes que tout s'arrête. Fin 2016, il restait à dépenser environ 200 millions du grand emprunt. Estimant que les résultats obtenus par le CEA et les industriels étaient déjà relativement substantiels, j'ai écrit à Mme Royal une lettre avec un cachet rouge, dans laquelle je proposais, compte tenu de ce qui était annoncé, d'arrêter le programme tout de suite pour utiliser ces 200 millions à autre chose. Je n'ai pas eu de réponse ; on a donc dépensé cette somme.
Lorsque j'ai senti que nous n'aurions pas les moyens financiers de construire le réacteur, j'ai écrit au Gouvernement pour défendre l'avancée de la connaissance et la capacité de faire le moment venu. J'ai donc proposé un programme de poursuite de la recherche et développement (R&D) et de réalisation d'un tout petit réacteur, d'une centaine de mégawatts (MW), équivalent à un petit réacteur modulaire (SMR) rapide. Astrid bénéficiait de nombreuses collaborations internationales, dont l'une, très importante, avec le Japon. Les Japonais, qui éprouvaient des difficultés avec leurs réacteurs de recherche, auraient sans doute été enclins à travailler avec nous sur un tel réacteur. Je n'ai pas reçu de réponse du Gouvernement.
Lorsque j'écrivais, c'était en général à mon ministre de tutelle, en l'occurrence à la ministre en charge de l'énergie. Je lui ai écrit avec François Gauché, en 2017.
Avez-vous, à cette occasion, évoqué l'évolution du parc nucléaire mondial et les besoins à venir en matière de combustible ?
Mes quarante ans de carrière m'ont conduit à me concentrer sur le service de la France.
Le rôle que jouait historiquement le CEA dans le cycle du combustible a certes évolué après la création de Cogema, mais, compte tenu de la consommation du minerai à l'échelle mondiale, la notion de disponibilité du combustible est demeurée un enjeu. On a connu un stop-and-go des projets nucléaires dans le monde. Le CEA réfléchissait-il sur ces questions ?
Oui. Vous pourriez demander la note rédigée à ce sujet au CEA.
Contrairement à la présentation qui en a été faite et qui a valu une certaine opposition à ces projets, Astrid et la quatrième génération ne sont pas une affaire de réacteur mais bien plutôt de cycle du combustible. Les réacteurs à eau fonctionnent en cycle ouvert ou quasi-ouvert – l'uranium issu de la mine est consommé et ses déchets sont éventuellement retraités une fois avec du MOX – alors que tout l'enjeu de la quatrième génération est d'utiliser tout l'uranium disponible, non plus seulement les 0,7 % d'uranium mais les 99,3 % d'uranium. Tel était le sens de ma note – cela a toujours été mon discours.
Avec les 300 000 tonnes d'uranium 238 qui peuvent être brûlées en remplacement de l'uranium 235, la France a 8 000 ans d'autonomie électrique devant elle – c'est si gros qu'on a du mal à y croire. C'est tout l'intérêt de la quatrième génération et la clé de voûte de cette industrie. Les opposants au nucléaire ont compris que s'ils veulent nous faire sortir du nucléaire, c'est cela qu'ils doivent arrêter.
Je l'ignore. Il faut le demander à mon successeur.
Le risque systémique auquel est confronté le parc nucléaire français en raison de la corrosion sous contrainte était-il un champ d'étude du CEA ? Des préconisations avaient-elles été faites pour assurer la sauvegarde du système en cas de problème générique ?
Aujourd'hui, le pilote stratégique des réacteurs du parc n'est pas le CEA, c'est EDF ; pour la conception, voire l'entretien de l'ensemble, c'est Framatome, AREVA auparavant. Le CEA est la base arrière scientifique. Il étudie certains problèmes qui pourraient apparaître dans le parc mais il agit plus à titre correctif que préventif. Par le choix de Westinghouse, le CEA a été renvoyé à un rôle d'organisme de recherche et de support scientifique. Cela n'empêche pas qu'il y a une très bonne coopération entre EDF et le CEA. Lorsque s'est posé le problème des impuretés dans la cuve de Flamanville, le CEA a participé aux expertises les plus pointues mais n'a pas piloté le dossier lui-même – c'est un regret personnel.
Vous avez mentionné que le comité de l'énergie atomique n'a été réuni qu'une seule fois, durant votre mandat, par Manuel Valls. Qu'en est-il du Conseil de politique nucléaire, qui est placé auprès du Président de la République ?
Il a dû se réunir une ou deux fois, j'hésite – de mémoire, je dirais une seule fois.
Depuis quand le niveau de responsabilité des représentants de l'État au sein du conseil d'administration du CEA s'est-il dégradé ?
Ce n'est pas qu'il se soit dégradé, c'est une question d'appréciation par l'État du niveau des personnes qu'il doit placer au sein du conseil d'administration du CEA. Par exemple, le niveau des représentants, en particulier de l'APE, au sein du conseil d'administration d'EDF n'est pas du tout le même. Cela étant, l'organe important pour le CEA est le comité de l'énergie atomique, qui devrait être le véritable conseil d'administration, y compris sur les plans budgétaire et technique. Si ce comité joue bien son rôle, le conseil d'administration a pour seule tâche de s'assurer que l'administrateur général gère bien l'institution et les appels d'offres.
Sous le mandat de votre prédécesseur, le comité de l'énergie atomique ne s'est pas davantage réuni.
De surcroît, lorsqu'il s'est réuni, la présidence n'a pas toujours été assurée par un ministre.
Puisque ce rôle ne revient plus au CEA, qui pilote aujourd'hui la stratégie nucléaire en France ?
Le fond de ma pensée, c'est que l'État devrait la piloter, mais ne le fait pas. Sous mon mandat, il y a eu des tentatives d'ériger EDF en pilote. La question n'était pas tant celle des relations entre CEA, EDF et Areva ; elles étaient très bonnes et je rencontrais régulièrement Jean-Bernard Lévy et Philippe Varin pour discuter des problèmes. Mais faire des choix entre telle ou telle filière, décider d'exporter dans un pays donné, c'est de la responsabilité de l'État. Lorsqu'Orano envisage d'exporter en Chine l'équivalent de l'usine de retraitement de La Hague, la décision doit en revenir à l'État. Le nucléaire est trop au cœur de la souveraineté pour qu'un industriel en décide. Or, progressivement, l'État a laissé faire les choses, et cela a commencé bien avant 2017 et s'est produit progressivement. Lors de la tentative d'exportation des réacteurs aux Émirats arabes unis, les présidents d'EDF et d'Areva se sont livrés querelle publiquement, chacun voulant être chef de file. Or, celui-ci ne peut être que l'État. L'APE fait honorablement son travail de suivi, mais le problème tient au pilotage stratégique de la filière, du CEA et des industriels. À cet égard, il me paraît normal que le Président de la République annonce la construction de six EPR.
Quand le rapport sur le renouvellement des réacteurs du parc et la rénovation de l'usine d'Orano à La Hague vous a-t-il été commandé et à quelle date a-t-il été rendu ?
La demande m'a été faite en juillet 2017 et nous avons rendu le rapport à l'automne suivant, de mémoire.
Le rapport a estimé la durée de vie des réacteurs. Il s'est intéressé aux EPR qu'il faudrait créer, à puissance équivalente, pour remplacer les réacteurs existants. Les réacteurs qui utilisent le plutonium et, d'une manière générale, le combustible MOX extrait à La Hague ont une capacité de 900 MW, qui est le palier le plus ancien. L'une des études importantes est de savoir quels réacteurs les remplaceront. Aujourd'hui, les 1 300 et les 1 450 MW ne sont pas moxés. On a étudié la possibilité de placer du combustible MOX dans un EPR et de transformer les 1 300 MW pour qu'ils puissent absorber le MOX. Notre première recommandation a été de lancer dans les meilleurs délais la construction de six EPR, chiffre sur lequel tout le monde était d'accord : EDF, la DGEC comme le CEA.
Ce travail collectif, quelque part, a pâti des temps de procédure, toujours longs, de l'État. Avant de pouvoir parler de ce projet, il a fallu passer par une programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), ce qui n'était pas prévu. Beaucoup de choses ont retardé l'annonce.
Des conseillers ministériels vous auraient dit qu'il était hors de question de penser à la quatrième génération alors que l'on se posait des questions sur la troisième. Pouvez-vous nous indiquer qui étaient ces conseillers et quand cela s'est produit ?
Je n'ai plus les noms en tête, mais j'ai eu un interlocuteur au ministère de l'économie et un autre au niveau du Premier ministre. C'était entre juin et juillet 2017. Ces personnes m'ont livré leur avis, qui méritait d'être entendu.
J'ai sous les yeux un document, signé de votre main, proposant l'adaptation nécessaire du programme Astrid, avant que vous ne suggériez sa réduction à un programme de simulation. On comprend qu'il s'agit probablement d'un pis-aller et d'un accommodement avec la réalité du pouvoir politique. J'ai toutefois du mal à comprendre comment, alors que vous affirmez l'importance de mener correctement un programme comme Astrid, vous avez pu faire, en conscience, la proposition de l'adapter et de le réduire à une simulation. N'était-ce pas là enfoncer un coin dans les principes importants que vous venez de nous expliquer ? Était-ce de nature à répondre efficacement et rapidement à la demande – étant entendu que c'était un programme de long terme et que la poursuite de la recherche n'avait aucune incidence sur notre capacité de production nucléaire à court et à moyen terme ?
Le programme, tel qu'il avait été contractualisé dans le cadre du grand emprunt, portait sur la R&D, la conception, le remplacement d'installations et la remise à niveau d'une supply chain. La construction du réacteur de 600 mégawatts lui-même n'était pas budgétée et les signaux que j'ai reçus ou cru recevoir étaient que la France ne serait pas en capacité de le financer à partir de 2020. Considérant qu'il était important de poursuivre les recherches pour en assurer la construction maîtrisée pour le jour où on la déciderait, j'ai effectivement proposé de poursuivre ces travaux par la simulation – n'oubliez pas que j'ai été le premier directeur de la simulation. Ce type d'approche permet de progresser dans la physique, dans la modélisation, dans la compréhension, dans la mise en équation des problèmes qui sont censés se poser, et de vérifier, à l'aide d'un petit réacteur d'une centaine de mégawatts, que la compréhension et la mise en équation sont bonnes. Tel était l'état d'esprit qui m'animait en rédigeant cette note.
De qui émanaient les signaux que vous avez reçus ou cru recevoir, et dans quel cadre ont-ils été envoyés – au cours d'une réunion, sous forme de note ou d'instruction ? Quels éléments matériels vous ont conduit à écrire cette note qui intériorise une partie de la contrainte en proposant une solution dégradée ?
Le CEA exécute certes les directives du Gouvernement mais il prend aussi des initiatives, d'autant qu'il est plutôt celui qui détient la compétence technique. Une fois qu'on vous a fait comprendre qu'il n'y aurait pas d'argent pour construire – plus qu'une question d'hostilité ou de principe, c'était bêtement une affaire d'argent –, vous vous demandez comment préserver l'acquis et continuer à progresser. Je n'avais que deux solutions : mettre les équipes en grève ou admettre que l'État fait ce qu'il peut et tenter de trouver une solution qui convienne à tout le monde.
Un comité de suivi du projet avait été mis en place par le Commissariat aux grands investissements, qui se réunissait dans les locaux de la DGEC. Personne ne m'a écrit « on ne vous construira pas le réacteur » : j'en suis arrivé à cette conclusion sur la base d'échanges oraux. J'ai donc pris sur moi de faire cette proposition et je l'assume complètement.
Pour bien saisir votre réponse, vous n'avez pas reçu d'instruction matérielle ou écrite vous demandant de vous recentrer sur tel ou tel projet ?
Au contraire, c'est une proposition de ma part, rédigée avec l'homme à la tête de la direction de l'énergie nucléaire, François Gauché. Nous avons fait ce travail tous les deux et je prétends avoir écrit au moins 80 % de la note que vous avez sous les yeux.
Vous avez dit quelque chose qui me semble assez dissonant avec les propos tenus par M. Brechet : selon vous, il ne s'agissait pas d'une hostilité sur le fond mais d'une affaire budgétaire.
Clairement, le budget ne prévoyait pas 10 milliards pour construire le réacteur. Il en aurait même fallu un peu plus car, si le très préliminaire design que l'on avait fait d'Astrid amenait à la conclusion qu'il coûterait de l'ordre d'un EPR, autrement dit de 7 à 10 milliards, beaucoup de choses méritaient encore d'être affinées. Il n'était donc pas exclu que l'on glisse à 15 ou 20 milliards. Or je ne savais même pas comment financer la fin du réacteur Jules Horowitz ! J'ai donc pris sur moi de faire cette proposition. Sans doute que des gens y étaient hostiles, mais la cause principale est que les conseillers que j'ai cités doutaient de notre capacité à continuer. Chacun a le droit de douter et de ne pas être d'accord.
Avez-vous une idée de l'origine de ce doute ? Vous avez mentionné le rattachement de l'énergie au ministère de l'environnement, ce qui soulève la question de la doctrine de la DGEC. Sous votre direction, avez-vous perçu une évolution au sein de la DGEC ? Quel était votre sentiment sur la position de cette dernière et sur son évolution potentielle concernant l'innovation nucléaire ou la troisième génération ?
Pour m'en tenir aux faits, le dialogue avec la DGEC a toujours été extrêmement administratif. En particulier, j'ai essayé de travailler avec elle à l'élaboration d'un PMLT, cet inventaire des programmes sur lesquels le CEA souhaitait travailler et leur coût. Le dialogue n'a jamais porté sur la doctrine. La réponse de la DGEC était d'ordre financier : elle n'avait pas de quoi tout payer et souhaitait que l'on fasse des choix, en établissant des priorités. La tendance générale était de développer les énergies renouvelables, les directives en ce sens étaient claires. Et comme le budget n'avait pas augmenté, tout ce qui allait d'un côté n'était pas mis de l'autre.
Par leur formation, les ingénieurs de la DGEC avaient une connaissance au moins partielle de ces projets. Avez-vous eu avec eux des échanges qui vous ont incité à penser que leurs analyses étaient à l'origine du doute émis par les conseillers ministériels sur la troisième et la quatrième génération ?
La DGEC et les conseillers énergie ont une autonomie certaine dans leur manière de travailler ; ces agents essayent de comprendre la politique d'ensemble qui doit être menée. Je ne sais pas quelles étaient leurs convictions profondes, n'ayant pas eu de discussion avec eux sur ce point. Ce qui me gênait en tant qu'administrateur général, c'était l'absence de directive. Je venais du monde de la défense où les choses peuvent être brutales et carrées, mais sont néanmoins claires. Quand le Président, le chef d'état-major ou un ministre veut un programme, il le demande et le CEA lui indique combien cela coûtera. On négocie et on finit par se mettre d'accord : le CEA s'engage à faire un programme et le ministre s'engage à donner le budget correspondant.
Il n'y a pas du tout ce dialogue dans le monde civil. Si le CEA n'est pas force de proposition, alors il n'y a pas vraiment de proposition, seulement des encouragements ou des remarques sur le coût des programmes. Ces deux sphères ont des mécanismes différents. Les ministres demandaient de développer les renouvelables, en particulier au moment de la COP21. Peut-être n'ai-je pas su susciter les échanges que vous mentionnez. Je n'ai en tout cas jamais ressenti d'hostilité.
Lorsque vous arrivez à la tête du CEA, quel est l'état de l'art et des compétences, au sein du CEA et à l'extérieur ? Après l'arrêt de Superphénix puis de Phénix, a-t-on complètement déserté le champ des connaissances en raison de l'idée que la quatrième génération ne ferait pas florès ? Ou bien y a-t-il eu un travail d'archivage, de concaténation et d'échanges, y compris avec nos partenaires internationaux ?
Par ailleurs, j'imagine qu'après quelques mois à la tête du CEA, vous formulez des questionnements et que vous les soumettez à votre tutelle. Pouvez-vous nous en dire ce qu'il en est sur la quatrième génération et, au-delà, sur l'innovation en matière nucléaire ?
Le CEA est suffisamment cloisonné pour que je ne sache pas dans le détail ce qui se faisait sur SuperPhénix. Les chercheurs sont spécialisés et n'ont pas toujours la curiosité d'aller voir ce qu'il y a dans la gamelle d'à côté. Il y a eu des écrits, des monographies, mais ce n'est pas vraiment un archivage technique. Je sais, en revanche, que lorsque le projet Astrid a commencé, des anciens du CEA ont participé aux travaux et ont conseillé les jeunes d'Astrid : à défaut d'archivage, il y a eu un véritable compagnonnage assuré par les anciens de SuperPhénix.
Quand j'ai pris mes fonctions, Astrid était un projet qui se déroulait bien, beaucoup mieux que le projet Jules Horowitz. Les équipes travaillaient dans l'enthousiasme et ont produit des innovations remarquables. Si le cœur de SuperPhénix se caractérisait par une instabilité presque générique, qui imposait une sûreté avec des temps de réaction très courts, les jeunes d'Astrid ont réussi à proposer un cœur d'une très grande stabilité et d'une très grande sûreté. Les ingénieurs du CEA se passionnaient pour le progrès et, jusqu'à 2018, étaient persuadés que le programme continuerait, car ils ne pouvaient imaginer qu'en dépit d'un investissement de 1 milliard d'euros, tout s'arrêterait à nouveau brutalement. Pour ma part, à la direction générale, je sentais le vent tourner, et c'est pourquoi j'ai pris l'initiative de dire que nous n'aurions pas la capacité de tout financer.
Avez-vous un avis sur les réacteurs à neutrons rapides actuellement déployés dans le monde ? À votre connaissance, présentent-ils un dysfonctionnement notable ? Même si on ne sait pas exactement ce qu'il est advenu des restes du projet Astrid, quelles seraient les conditions d'une relance d'un tel programme en France, étant donné l'avance prise par d'autres pays ?
Plusieurs pays s'intéressent à cette technologie. En premier lieu, les États-Unis, qui ont commencé avant nous et s'étaient arrêtés, sont peut-être en train de reprendre leurs travaux.
La Russie a toujours mené de pair plusieurs programmes de réacteurs, dont des réacteurs de troisième génération à eau pressurisée, remarquables, et des réacteurs à neutrons rapides qui, pour l'essentiel, fonctionnaient à l'uranium enrichi et non au plutonium – cela a peut-être évolué depuis. La France avait une véritable avance parce qu'elle faisait fonctionner son réacteur rapide avec un oxyde d'uranium et de plutonium, alors que les Russes, à ma connaissance, n'utilisaient que de l'uranium enrichi. Ils avaient un réacteur de 300 ou 400 mégawatts, en ont mis en service un autre de 600 à 800 mégawatts, que j'ai pu visiter, et avaient le projet d'en construire un encore plus gros. L'important est de savoir s'ils peuvent utiliser le cycle de l'uranium 238 plutôt que d'être obligés d'aller à la mine ; je ne suis pas sûr que ce soit le cas. Il faudrait poser la question à mon successeur car, n'étant plus aux affaires, je n'ai plus accès à ce genre d'information.
Le Japon a développé deux prototypes. L'un était arrêté pour longtemps, le second était à l'arrêt mais ils entendaient le redémarrer.
Deux autres pays sont en train de s'y mettre : l'Inde et la Chine. La Chine a un programme très volontariste. Elle s'est beaucoup inspirée de la politique française. Sa démarche stratégique dans le domaine nucléaire est la copie conforme de ce que nous avons fait en France. Leur objectif est de fermer le cycle en économisant l'uranium à la mine et d'utiliser le mieux possible l'uranium. Ils avancent à marche forcée. Je ne serais pas étonné que le premier État capable de faire le réacteur que nous avons différé soit la Chine.
L'Inde travaille depuis très longtemps sur ces réacteurs, mais je ne suis pas certain qu'ils relèvent tous du domaine civil. Il se peut qu'ils soient dans le domaine militaire, car ils ont bloqué l'inspection de leurs installations par WANO (World Association of Nuclear Operators), l'association mondiale des exploitants nucléaires qui envoie des experts dans l'ensemble des sites pour faire des audits et améliorer la sûreté.
Nous avons probablement pris du retard sur ceux qui parviendront à mettre en service un réacteur de 600 ou de 1 000 mégawatts. Si les Russes amélioraient un peu leur combustible, ils pourraient même le faire dès maintenant. Mais il ne faut pas raisonner comme cela : la seule chose qui compte, c'est que la France possède les outils qui lui permettent d'avoir son électricité, si possible de manière autonome.
Tout l'intérêt du milliard que nous avons dépensé dans le programme Astrid, c'est que nous avons évité de perdre des connaissances, que nous avons remis à niveau la plupart des choses que nous savions et que nous l'avons fait de manière active : mieux que de l'archivage, nous avons fait de la conception.
De la même manière, chez les industriels, on a commencé à retrouver la supply chain. Un réacteur nécessite de l'argent non seulement pour sa construction mais aussi pour sa supply chain, qui couvre tant le réacteur que le cycle du combustible. Les dépenses nécessaires au fonctionnement d'un réacteur s'élevaient probablement à 30 ou 40 milliards en tout, la chaîne industrielle de combustible à elle seule coûtant plusieurs milliards – dans le nucléaire, l'unité de compte, c'est le milliard. J'ai donc pensé que le moment n'était pas venu de remobiliser tout ce secteur. Continuer à monter en compétence était probablement ce qui coûtait le moins cher et qui était le plus efficace, avec le peu d'argent dont disposait la France. Nous sommes en effet un pays de taille moyenne, nous ne sommes pas les États-Unis ni la Chine : il fallait donc faire astucieux à défaut de faire gros.
S'il n'est pas trop tard, je pense qu'il serait opportun de se demander quel est le bon moyen de monter en compétence et d'être capable de construire, après avoir « déverminé » ou débogué tout ce qu'on n'a pas encore vu avec de la simulation, de manière à être bien meilleurs que ce que nous étions en 2020 si le Président de la République nous demande de relancer le recyclage dans les années qui viennent. Je ne suis pas là pour pendre qui que ce soit, mais pour que la France ait le réacteur dont elle a besoin pour assurer son autonomie grâce à l'uranium 238.
C'est pour cela que j'insiste autant sur les chiffres. Retenez qu'il y a 300 000 tonnes d'uranium 238 et qu'en une année, nous en consommons 36 ; même si la consommation devait atteindre 50 tonnes, nous en aurions pour 6 000 ans. Certes, produire un kilowattheure avec un réacteur à neutrons rapides coûte plus cher qu'avec un EPR, mais la crise de l'énergie remet le neutron rapide en selle car elle gomme son désavantage financier. C'est une affaire de long terme : dans cent ans, il n'y aura plus d'uranium sur Terre et les éoliennes, intermittentes, ne pourront supplanter les autres énergies. Quant à l'hydraulique, presque tous les sites propices à cette énergie sont déjà équipés : la seule chose qu'on puisse faire, c'est augmenter de 20 % la production, mais ça n'ira pas beaucoup plus loin – la PPE ne contient d'ailleurs que des objectifs microscopiques sur ce point. Il est donc nécessaire d'avoir un plan B, d'être résilient vis-à-vis de l'intermittence.
Enfin, en tant que physicien et mathématicien, je pense qu'il faut prendre le réchauffement climatique au sérieux. Continuer à rejeter du CO2 ne me semble pas être la meilleure idée pour laisser une Terre propre à nos enfants. En ce sens, je suis un écolo plus que convaincu.
Je vous remercie d'avoir conclu votre propos sur une note d'optimisme et d'ambition concernant les technologies que nous léguerons aux futures générations. Nous avons bien compris que les enjeux du CEA, de la recherche et du développement s'étendent sur des générations.
J'insiste sur le fait qu'on ne peut pas demander à un industriel, qui doit démontrer pouvoir équilibrer son bilan en fin d'année, de supporter un projet sur cinquante ans. Cela ne peut pas être sa décision. J'aimerais vous avoir convaincu que l'État doit être le maître de sa politique. Nous pouvons être souverains : cela ne veut pas dire avoir une indépendance totale, c'est être libres de nos choix. Nous ne sommes pas obligés de ne faire que du nucléaire mais celui-ci doit faire partie des différentes options. En mettant un terme à Astrid, on a empêché le futur Président de la République, qui sera peut-être complètement coincé dans quinze ou vingt ans, d'opter pour cette énergie. Mon devoir est d'offrir un maximum de choix au Président ; c'est ensuite sa responsabilité, en tant qu'autorité politique, de trancher.
Il me semble important que l'État ait conscience de son rôle. Savoir être autonome est une nécessité, car cela permet de mieux coopérer avec les autres. Dans ma vie, j'ai énormément coopéré avec les États-Unis et j'ai constaté que les Américains donnent d'autant plus volontiers que vous leur en donnez autant. Ne nous faisons pas d'illusions, dans ce monde, si nous n'avons pas de connaissances ou de technologies à donner aux autres en face, nous ne pourrons pas échanger avec eux. Même si on ne construit pas de réacteur industriel de quatrième génération, l'avoir dans la manche permet d'offrir un choix à notre président et la possibilité de l'échanger contre quelque chose d'autre. Voilà ma conviction.
Votre passion du service de l'État fait plaisir à entendre : c'est une passion saine et juste. « On n'a pas de pétrole mais on a des idées », disait-on dans les années 1970. Je souris à votre conclusion de traiter les idées comme une monnaie d'échange. Je vous remercie très sincèrement pour la franchise de vos réponses.
La séance s'achève à 20 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Vincent Descoeur, M. Francis Dubois, Mme Olga Givernet, M. Sébastien Jumel, Mme Julie Laernoes, M. Alexandre Loubet, M. Stéphane Mazars, M. Nicolas Meizonnet, M. Charles Rodwell, M. Raphaël Schellenberger, M. Lionel Vuibert.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.