La séance est ouverte à neuf heures.
Nous poursuivons notre cycle d'auditions consacrées au retour d'expérience de la guerre en Ukraine, qui nous ont déjà permis d'appréhender les conséquences du conflit sur l'Union européenne et sur l'Otan, d'analyser les enjeux de dissuasion nucléaire et de mieux comprendre la place du renseignement d'origine sources ouvertes (Osint) dans cette guerre.
La diversité des intervenants et des thèmes abordés montre combien cette guerre intégrale, qui mobilise les champs aussi bien cinétiques qu'immatériels, est riche d'enseignements pour nos armées et, plus largement, pour la nation. C'est précisément pour nous éclairer sur les leçons opérationnelles du conflit ukrainien que nous accueillons ce matin cinq officiers responsables à différents titres de la doctrine et du retour d'expérience de nos armées : le général de division aérienne Vincent Breton, directeur du centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations, organisme de l'état-major des armées chargé de la pensée militaire opérationnelle ; le colonel Frédéric Jordan, secrétaire général du centre de doctrine et d'enseignement du commandement de l'armée de terre ; le capitaine de vaisseau Guillaume Desgrées du Loû, chef du bureau des opérations aéronavales ; et, pour l'armée de l'air et de l'espace, le colonel Romain Desjars de Keranrouë, de la cellule stratégie politique de l'état-major.
Messieurs, le maréchal Foch avait coutume de dire que la doctrine militaire est par nature évolutive, en ce qu'elle doit être constituée de « principes fixes, à appliquer de façon variable, suivant les circonstances, à chaque cas qui est toujours particulier ». La guerre en Ukraine constitue-t-elle un changement de circonstances, qui commanderait d'infléchir les principes de notre doctrine, c'est-à-dire la façon dont nous appréhendons et conduisons la guerre ? Au-delà de votre analyse du conflit, quelles leçons opérationnelles en tirez-vous pour nos armées, qu'il s'agisse de leurs capacités ou des conditions d'engagement et d'emploi des forces sur le terrain ? Alors que les forces morales et la résilience de la nation sont au cœur de la résistance ukrainienne, comment intégrer ces dimensions inhérentes à la défense globale au sein de la doctrine militaire ?
Le CICDE, installé à l'École militaire, est constitué d'une trentaine d'officiers. Notre devise est : « Penser les guerres d'aujourd'hui, penser les guerres de demain ». Nous avons trois missions principales : la rédaction du corpus documentaire conceptuel et doctrinal des armées françaises, la prospective opérationnelle – nous examinons comment la guerre évolue et dans quelle mesure les ruptures technologiques modifient la façon de la faire – et le retour d'expérience (Retex), à partir de nos engagements opérationnels et des différents conflits à travers le monde.
À ce stade, car la guerre n'est malheureusement pas finie, on peut tirer cinq enseignements majeurs du conflit en Ukraine.
Premièrement, il est très difficile d'avoir une bonne compréhension des intentions de l'adversaire, parce qu'il ne partage pas la même rationalité que nous. Ainsi, de nombreux observateurs avisés considéraient, de manière tout à fait rationnelle, que cette guerre était fort improbable dans la mesure où la Russie ne pouvait pas la gagner et que son coût serait considérable, sur le plan tant humain qu'économique ou politique. Et pourtant, le 24 février, la Russie passait à l'action Elle pensait, à tort à son tour, que l'Ukraine tomberait comme un fruit mûr, elle surestimait la puissance des forces armées russes et de son réseau d'influence en Ukraine, et elle sous-estimait les capacités de résistance ukrainiennes et la réaction des Occidentaux.
Deuxièmement, la guerre de haute intensité fait son retour aux portes de l'Europe. Il s'agit d'une forme de guerre très classique dans l'histoire de l'humanité – un pays envahit son voisin pour s'approprier une partie de son territoire – mais que l'on pensait révolue, car elle est très éloignée de la vision idéalisée d'un ordre mondial définitivement apaisé. Le nombre exact des victimes du conflit en Ukraine, des deux côtés, est extrêmement difficile à évaluer mais je pense que quand nous les connaîtrons, nous serons estomaqués.
Cette guerre marque aussi un retour à la « grammaire nucléaire ». On a vu la Russie agiter à plusieurs reprises la menace nucléaire et l'OTAN, en retour, rappeler qu'elle était aussi une alliance nucléaire. Cela faisait longtemps que ce n'était pas arrivé.
Troisièmement, la guerre reste un affrontement des volontés et des forces morales – c'est un grand classique de l'art de la guerre. La résistance de l'Ukraine est en grande partie due à sa force morale : cela compte au moins autant que la qualité de l'équipement. La cohésion, la mobilisation, la résilience de la nation ukrainienne, qui fait corps derrière ses soldats, jouent un rôle essentiel. Sans le soutien d'une nation unie, on ne peut pas gagner une telle guerre. En face, les forces morales des soldats russes sont très entamées. Ils ne voient pas de sens à cette guerre et il n'y a eu probablement aucune préparation psychologique à un tel conflit. On a fait croire aux soldats qu'il s'agissait d'une opération militaire spéciale, qu'ils seraient accueillis en libérateurs, avec « du pain et du sel », par un peuple soumis au joug d'un pouvoir nazi ; sur le terrain, ce n'est pas tout à fait ça… Et que dire de la force morale de personnes qu'on est allé chercher dans les prisons ou qu'on a enrôlées de force ?
Cela dit, la guerre n'est pas terminée et l'on peut légitimement s'interroger sur l'impact de frappes visant le dispositif énergétique ukrainien sur les forces morales ukrainiennes.
Quatrièmement, il faut de la profondeur stratégique. L'Ukraine la tient du soutien massif des Occidentaux : sans lui, à l'évidence, elle n'aurait pas pu tenir dans la durée. La Russie, elle, dispose de la profondeur stratégique d'un État-continent riche en matières premières et de stocks considérables d'armements et de munitions hérités de la Guerre Froide. Elle a aussi, avant le déclenchement de la guerre, réduit significativement de nombreuses dépendances, notamment dans le domaine alimentaire : elle est passée en quelques années de premier importateur à premier exportateur mondial de céréales. Elle reste néanmoins très dépendante, envers les Occidentaux notamment, en matière de haute technologie, de semi-conducteurs et de capital humain et financier.
Cinquièmement, la bataille de l'information et de la communication est de plus en plus décisive. En la matière, la stratégie ukrainienne est remarquable. Elle a trois cibles : le peuple et les soldats ukrainiens, afin de les galvaniser et d'affermir leur force morale ; l'opinion publique occidentale, de manière à susciter l'empathie et à s'assurer de son soutien ; les Russes, pour démobiliser les soldats. La stratégie de communication russe envers l'Occident est un échec, parce qu'elle est outrancière. Cela étant, elle cherche surtout à semer le doute et à diviser, afin que les livraisons d'armement à destination de l'Ukraine cessent. En revanche, elle produit un effet à l'égard du reste du monde, notamment des pays émergents. Ainsi, à l'ONU, 35 pays se sont abstenus et 5 ont voté contre lors du vote de la résolution pour condamner la Russie juste après l'invasion, 141 pays ayant au total condamné l'agression. On note toutefois depuis quelques semaines une prise de distance de la part des pays jusqu'alors plutôt favorables à la Russie. Il reste que le monde entier ne s'aligne pas sur l'Occident.
Le centre de doctrine et d'enseignement du commandement est le pendant pour l'armée de terre du CICDE. Il produit de la doctrine ainsi que de la réflexion et de la prospective sur les engagements opérationnels pour ce qui concerne le combat aéroterrestre. Il a aussi la responsabilité des quatre écoles de l'enseignement militaire supérieur-terre, à savoir l'École de guerre-terre, l'École d'état-major, implantée à Saumur, l'Enseignement militaire des sciences et techniques, qui forme des officiers à des spécialités particulières, et l'École supérieure des officiers de réserve spécialistes d'état-major. Au début du conflit, nous avons créé, à la demande du chef d'état-major de l'armée de terre, un observatoire de l'Ukraine afin d'alimenter le retour d'expérience, en collaboration avec le CICDE. C'est en tant que responsable de cet observatoire que je prends la parole devant vous, pour vous présenter les huit conclusions d'ordre général auxquelles nous avons abouti.
Première conclusion : la centralité stratégique de la bataille tactique. Dès que les Russes perdent l'initiative sur le plan tactique, ils vont à l'escalade sur le plan stratégique. La campagne aérienne actuelle ou la bataille de Kherson l'illustrent. Il s'agit d'une guerre intégrale et multidimensionnelle, qui associe le cinétique et le non-cinétique à travers quatre dimensions : la 2D, le combat au sol traditionnel ; la 3D, soit tout ce qui touche aux vecteurs aériens, à la défense sol-air, aux drones, à la lutte antidrones ; la 4D, les connectivités et le commandement, qui jouent un rôle majeur en Ukraine ; la 5D, les actions dans le champ immatériel : cyber, guerre électronique, guerre de l'information.
Cette guerre est une guerre des intelligences. D'abord, s'agissant des forces conceptuelles, les Russes ont probablement pensé que les forces armées ukrainiennes de 2022 seraient celles qu'ils avaient rencontrées en 2014. Or les Ukrainiens ont transformé leur armée, leur doctrine et leur manière de faire la guerre. Ils combattent non plus à la russe, mais comme les armées de l'Otan. Ensuite, l'Ukraine dispose d'une supériorité cognitive. Le sentiment national ukrainien soutient les soldats et la nation ukrainienne, et les images utilisées, à destination de la population locale, de la communauté internationale et des forces russes, ont un poids considérable.
C'est aussi une guerre digitale, avec l'emploi de tout le spectre des connectivités, qu'elles soient militaires ou civiles : moyens de transmission, de communication ou de commandement militaire, 5G, moyens privés comme Starlink. La gestion partagée de la donnée est assez extraordinaire du côté ukrainien, grâce à une combinaison de systèmes civils et militaires. Cela permet un ciblage dynamique, notamment pour que les feux d'artillerie soient les plus précis possible, en vue d'un effet maximal sur les vulnérabilités critiques de l'armée russe.
C'est une guerre par le milieu social, surtout du côté ukrainien, pour le contrôle, la conquête et l'assistance des populations et des territoires. La capacité des Ukrainiens à remettre en état leur système de transport et leur système énergétique est remarquable – même si elle est freinée actuellement par la campagne aérienne russe. Idem pour la mobilisation des énergies, notamment à travers le mouvement de résistance nationale lancé par M. Zelensky dès l'été 2021 et officialisé au début de l'année 2022.
On note la centralité des feux dans la manœuvre. La multiplicité des capteurs, des drones, des moyens humains, des satellites, des réseaux sociaux, des différents systèmes de sources ouvertes – tout ce qui compose l'OSINT – permet de faire du ciblage et d'utiliser un large panel d'effecteurs pour accélérer la boucle décisionnelle de ciblage que nous appelons OODA, pour « observation, orientation, décision, action », auxquelles s'ajoute désormais l'explication. La plupart du temps, en effet, lorsque les Ukrainiens procèdent à une frappe, celle-ci est filmée et les images sont utilisées pour alimenter la bataille de l'information. Cette centralité des feux oblige dorénavant une force aéroterrestre à trois choses : être capable de se protéger des menaces venues du ciel : drones, missiles, tirs d'artillerie, etc. ; être capable de battre dans la grande profondeur tactique pour appuyer une force au combat – par exemple à l'aide de lance-roquettes Himars (High Mobility Artillery Rocket System), dont on voit beaucoup les images ; être capable de contre-battre pour gagner la supériorité des feux face à un adversaire qui dispose lui aussi de nombreux effecteurs – on a vu les duels d'artillerie qui se livrent en Ukraine.
La subsidiarité à tous les échelons, l'agilité dans la façon de commander, dans les systèmes de commandement, dans l'autonomie que l'on donne aux unités au sein du panel des effecteurs sont essentielles. On peut en cela opposer l'agilité ukrainienne à la rigidité russe : un certain nombre d'officiers généraux russes ont ainsi dû aller au contact pour donner des ordres à des unités qui ne prenaient aucune initiative ; selon les sources ouvertes, quatorze d'entre eux auraient fait les frais de frappes ciblées.
Nous considérons qu'il faudra disposer demain d'une technologie de masse, c'est-à-dire de high-tech consommable. De même que nous avons tous un smartphone, nous devrons posséder du matériel à la pointe de la technologie mais que l'on pourra remplacer assez facilement : il ne doit pas s'agir de bijoux technologiques disponibles en petite quantité.
Enfin, je soulignerai l'importance des forces morales, surtout vu la difficulté du champ de bataille – neuf mois de guerre dans des conditions épouvantables, des pertes matérielles et humaines importantes. Il faut trouver la capacité de durer face à un adversaire irrédentiste.
Je suis un adjoint de l'amiral Xavier Petit, chargé des opérations pour le compte de l'amiral Vandier, chef d'état-major de la marine.
Les cinq points évoqués par le général Breton trouvent chacun des illustrations et des applications dans le domaine naval.
Pour la marine, le retour d'expérience de la guerre en Ukraine comprend deux volets.
D'abord, cette guerre fait la démonstration de la dimension stratégique du fait maritime. La guerre a des conséquences à l'échelle mondiale, dont la décontinentalisation des flux énergétiques et la transformation de la géopolitique de l'énergie. Elle met en évidence cinq axes d'action pour la marine nationale : la nécessité de se doter en amont des conflits d'une stratégie de points d'appui, de partenariats solides et d'une capacité d'endurance à la mer ; l'obligation de protéger les flux maritimes, ce qui suppose que nous travaillions davantage avec les armateurs et l'ensemble du monde maritime ; le domaine hybride, dont l'importance ne cesse de croître ; l'adaptation de nos équipements, notamment pour tout ce qui concerne les drones, les armes antidrones et les armes à énergie dirigée ; et enfin la préparation opérationnelle et l'entraînement de nos équipages aux conflits de haute intensité : concrètement, il s'agit de poursuivre l'effort engagé avec l'exercice Polaris 21, grâce notamment au volet naval de l'exercice Orion, prévu au début de l'année 2023.
Ensuite et plus directement, nous devons tirer du volet naval du conflit ukrainien, les conclusions les plus opérationnelles pour nous. Certains épisodes ont marqué les esprits : la perte du croiseur Moskva, touché par deux missiles antinavires tirés depuis la côte ; le feuilleton des combats autour de l'île aux Serpents, au large d'Odessa et à proximité de la Roumanie ; les salves de missiles de croisière Kalibr tirées depuis des bâtiments en mer ; les attaques de drones navals ; les attaques contre les bases navales et les navires à quai. Malgré ses pertes, la marine russe conserve son pouvoir de nuisance.
Certains aspects connus de la guerre navale ont été plus particulièrement mis en lumière : la guerre des mines, avec les opérations de minage et de déminage ; le renseignement d'intérêt maritime ; le rôle de l'amphibie, tel qu'il a été utilisé par la marine russe ; les vulnérabilités des chaînes logistiques pour les forces navales ; les questions juridiques liées aux notions de belligérance et de cobelligérance, à la liberté de navigation, aux blocus maritimes.
Enfin, on observe des phénomènes disruptifs, avec des ruses de guerre, le recyclage de matériel – utilisation de missiles antinavires à destination de cibles terrestres, utilisation de mines marines à terre, emploi de drones dans le domaine naval – ou l'explosion du champ informationnel.
Nous en tirons des pistes de travail dans six directions : la projection de puissance à partir d'une force navale, en particulier les tirs de missiles de croisière ; les moyens permettant de mener un combat de haute intensité dans la durée ; la défense maritime du territoire ; l'emploi des drones dans le domaine maritime ; la mise au point de tactiques innovantes, comme le désilhouettage et les manœuvres de déception ; les armes et les leviers du faible au fort ; le champ informationnel.
Ces conclusions sont bien entendu partielles : le processus de recueil et d'analyse se poursuit.
En poste à la cellule stratégie et politique de l'état-major de l'armée de l'air et l'espace, je suis chargé d'agréger les retours d'expérience de la guerre en Ukraine en m'appuyant notamment sur le Centre d'études stratégiques aérospatiales (Cesa). Pour notre part, nous tirons trois grands enseignements du conflit – nous en sommes au stade de l'analyse et ne pouvons guère parler de « leçons ».
Premier enseignement : le fait que la supériorité aérienne soit la grande absente du conflit confirme en creux la doctrine occidentale. Rappelez-vous la première guerre du Golfe : trente-huit jours d'opérations aériennes, cinq jours d'opérations terrestres, puis un cessez-le-feu.
Je cite une analyse interarmées parue fin juin : « Ces mois de guerre incitent à réfléchir sur l'engagement des forces sans supériorité aérienne acquise durablement. Pour la marine, pas d'opération aéromaritime sans supériorité aérienne et sans défense antimissile solide des bâtiments de combat. » Or la supériorité aérienne n'a été acquise ni d'un côté ni de l'autre. Plusieurs éléments peuvent l'expliquer.
D'abord, les forces aériennes russes étaient mal préparées. Les pilotes, peu nombreux, n'étaient pas aux normes de l'Otan ; ils volaient très peu et selon des concepts doctrinaux issus de l'ère soviétique, autrement dit très centralisés et avec un centre de commandement et de contrôle archaïque qui ne leur laissait aucune liberté d'action. Les équipements employés n'ont pas apporté de rupture. Les Russes disposent d'un appareil de cinquième génération, le Soukhoï 57, mais en quantité marginale. D'après leurs concepts d'emploi, les forces aériennes russes étaient considérées comme une armée d'appui. Elles ont été utilisées sans aucune profondeur stratégique – point qui a été progressivement corrigé, j'y reviendrai.
Ensuite, il n'y a pas eu de campagne aérienne initiale. Dans les premiers jours du conflit, une première série de salves de missiles de croisière a été tirée, mais elle s'est rapidement arrêtée. Il n'y a pas eu de persévérance de la campagne dans la durée, qui aurait donné ensuite une liberté de manœuvre dans les autres milieux.
Enfin, sans une qualité minimale, la masse ne garantit pas à elle seule la supériorité aérienne. Le rapport de forces était de dix contre un en faveur des Russes, qui bénéficiaient en outre d'un avantage technologique assez significatif. Pourtant, rien ne s'est passé.
En définitive, si la supériorité aérienne n'a pas été acquise, c'est parce qu'on n'a pas voulu l'acquérir. C'est pourquoi le front s'est figé assez rapidement.
Deuxième enseignement : la puissance aérienne est un outil stratégique à la main du politique. Outre le retour du fait nucléaire, évoqué par le général Breton, plusieurs éléments l'illustrent.
En premier lieu, les Russes recourent à des missiles hypervéloces et pratiquent des raids de l'aviation à long rayon d'action, ceux-ci étant devenus quasi systématiques dans la campagne de bombardements stratégiques que nous observons en ce moment.
En second lieu, la défense sol-air est très présente. Les deux côtés ont hérité de l'ère soviétique une défense sol-air foisonnante, qui formait une muraille difficile à percer. La défense sol-air est essentielle pour protéger les forces et le théâtre d'opérations ainsi que pour donner une liberté de manœuvre.
En troisième lieu, depuis le 8 octobre, les Russes mènent une campagne massive et assez innovante – dans la mesure où ils combinent l'emploi de drones avec celui de missiles de croisière et de missiles balistiques – de bombardements qui visent spécifiquement les centres énergétiques civils ukrainiens. Désormais, il y a une persévérance, puisque ces centres de gravité sont frappés presque chaque jour ou chaque semaine.
Troisième enseignement : il y a une forme d'omniprésence du fait aérien, du sol à l'espace.
D'abord, le renseignement est essentiel pour la « transparence du champ de bataille » – je retiens cette expression d'un colloque organisé par le CDEC. On assiste à une prolifération des drones utilisés comme capteurs. La société Maxar, acteur du NewSpace, a mis de l'imagerie satellite en libre-service. Le partage de renseignement entre l'Ukraine et ses alliés a été multiplié par dix. L'OSINT (open source intelligence) s'est massivement développé : chaque citoyen ou presque est devenu un acteur du renseignement, en publiant des vidéos. Bref le renseignement est omniprésent aujourd'hui, et a été l'un des points faibles de la Russie au début de son intervention.
Ensuite, il y a une résilience spatiale et une complémentarité entre le spatial commercial et le spatial militaire. Je dis « résilience », car les Russes ont agi dans ce domaine. Côté ukrainien, vous connaissez le rôle joué par Starlink.
Enfin, je souligne l'importance du commandement et du contrôle, qui doit avoir la capacité d'agréger l'ensemble des effets. Je pense notamment aux effets électromagnétiques – par exemple le brouillage –, aux effets cyber dans le cyberespace et aux enjeux pour intégrer l'espace informationnel. Citons l'exemple du « fantôme de Kiev », outil de propagande pour l'Ukraine, qui rappelle en France les « As » de la Première Guerre Mondiale. Il est difficile de savoir si les faits sont avérés ou non, mais à coup sûr, cela a marqué les esprits.
J'évoquerai, pour terminer, la préparation opérationnelle. Les forces aériennes russes n'étaient pas préparées, à la différence des forces ukrainiennes qui travaillaient depuis 2014 avec les Occidentaux pour atteindre les standards de l'OTAN. La préparation opérationnelle face à la haute intensité doit être de haut niveau, avec des équipements et un certain degré d'activité. D'où la pertinence de l'exercice ORION, prévu en 2023, et des exercices de type VOLFA pour l'armée de l'air et de l'espace – certains d'entre vous sont venus à la base de Mont-de-Marsan pour la dernière édition.
Bref la supériorité aérienne n'a pas été acquise au début du conflit, d'où le fait que le front se fige régulièrement. L'actuelle campagne russe de bombardements, possible game changer, remet la puissance aérienne au premier plan comme outil stratégique. Et il est effectivement indispensable de se préparer, individuellement et collectivement, à la haute intensité.
Je vous remercie pour ces éléments qui nous aident à mieux comprendre ce conflit, qui fait ressurgir la haute intensité à nos portes. Au nom du groupe Renaissance, je tiens à saluer la mobilisation de l'ensemble de la population ukrainienne ainsi que le courage et l'intelligence des soldats ukrainiens, notamment leur faculté à agréger des systèmes venant de tous horizons, qui ne répondent pas toujours aux mêmes normes et ne sont pas nécessairement interopérables.
Le début de la guerre a été marqué par des bombardements assez intensifs, qui se sont atténués, puis ont repris ces dernières semaines. Pour ces attaques, les Russes utilisent des missiles de tous types et des drones, mais recourent en particulier – peut-être pourrez-vous nous le confirmer – à des bombardements à haute altitude avec des bombes classiques, qui frappent durement les infrastructures civiles ukrainiennes. Si la défense sol-air a été très efficace du côté ukrainien – Jean-Louis Thiériot et moi sommes co-rapporteurs d'une mission flash sur la défense sol-air en France et en Europe et avons déjà mené quelques auditions – plus de 50 % des infrastructures énergétiques du pays ont été détruites. Quels enseignements pouvons-nous tirer à propos de cette menace ?
Faisons un peu de prospective. Il n'est pas exclu que les Russes lancent une offensive au printemps, après avoir mis à profit l'hiver pour reconstituer leurs forces, en particulier la masse, en tirant éventuellement les enseignements de leurs premiers échecs. Quel est votre avis à ce sujet ? Les Ukrainiens disposeront-ils de la masse nécessaire ainsi que de forces entraînées et préparées à repousser une éventuelle offensive ?
Nous sommes preneurs d'éclairages pour la prochaine loi de programmation militaire (LPM). Je retiens notamment qu'il faut chercher à s'équiper avec des systèmes – je pense surtout aux munitions – non plus échantillonnaires, mais que l'on peut se procurer en quantité, ce qui implique que leur coût soit acceptable. Pouvez-vous développer ce point ? Par ailleurs, il y a des enseignements à tirer sur le segment spatial et sur l'OSINT.
Plus la guerre en Ukraine dure, plus les images font penser aux guerres précédentes : tranchées, utilisation massive de l'artillerie, importance des hommes, de leur moral et du ravitaillement. Il semble que nous soyons revenus à la guerre telle que nous la connaissions au début du XXe siècle. De la guerre éclair à la guerre d'attrition, le schéma de la guerre de haute intensité se répète. Le ferroviaire reste indispensable pour acheminer les hommes et les matériels de l'arrière vers le front. Cela doit d'ailleurs nous amener à nous interroger sur notre propre maillage ferroviaire, alors que nous avons arraché de très nombreux kilomètres de voies ferrées ces dernières décennies.
Le nombre de soldats tués ou blessés depuis le début de l'invasion russe est évalué à environ 100 000 pour chaque camp, soit plus de 350 pertes quotidiennes pour chaque armée. Selon les estimations, la Russie aurait perdu en sept mois de guerre 40 % de ses chars et blindés d'infanterie, dont des chars lourds et modernes. Est-ce par peur des pertes que les Russes sous-utilisent leurs avions de combat et leurs navires de guerre ?
La guerre en Ukraine nous montre qu'en cas de conflit de haute intensité, il faut être prêt à perdre beaucoup d'hommes et de matériels. Notre pays a fait le choix d'une armée réduite, très bien équipée, mais qui ne supporterait pas une telle attrition humaine et matérielle. D'ailleurs, notre société accepterait-elle autant de morts et de blessés ? Ce n'est pas évident, tant le fossé a été creusé ces dernières années entre les mondes civil et militaire, notamment à cause de la fin du service militaire. Partant de ce postulat, que préconisez-vous pour concilier la volonté de préserver les vies humaines et les matériels avec les pertes qu'implique un conflit de haute intensité ? Est-ce seulement conciliable ?
De votre point de vue, Messieurs les officiers, quelles sont les conséquences, pour nos stratégies, de la politique de sanctuarisation agressive menée par la Russie en Ukraine ? L'ensemble des discussions évoquent, à un moment ou à un autre, la possibilité de contourner la dissuasion par le bas. Comment nos armées pourraient-elles désormais répondre à cette situation ? Certains, notamment Jean-Marie Guéhenno, ont appelé à rehausser notre dissuasion conventionnelle pour y faire face tout en restant sous le seuil nucléaire. Quelles leçons tirez-vous à ce sujet ?
On constate l'importance de la logistique, paramètre qui a largement déterminé la déroute de la première offensive russe. Il s'agit pour nous d'un sujet prioritaire. Quels enseignements tirez-vous de la guerre en Ukraine dans ce domaine ?
On n'a pas voulu acquérir la supériorité aérienne, avez-vous dit. Pourtant, tous les états-majors partagent l'idée qu'elle est nécessaire, indépendamment de la culture stratégique de chacun. Pouvez-vous apporter des précisions sur ce point ? Un article du colonel Pappalardo et une note récente du Cesa indiquaient que, désormais, la supériorité aérienne pourrait n'être que locale et temporaire dans un conflit de haute intensité de ce type, du fait des systèmes de déni d'accès et d'interdiction de zone (A2/AD). Qu'en pensez-vous ?
Les missiles hypervéloces ne semblent finalement pas être les game changers que l'on nous avait présentés. Que comprenez-vous de leur doctrine d'emploi ?
On a beaucoup parlé des drones sous-marins ces dernières années, mais ce sont plutôt les drones de surface qui sont opérationnels en ce moment. Quel est l'état de la réflexion sur l'emploi des drones en mer et sur les capacités en la matière pour nos armées ?
Notre commission a déjà évoqué l'OSINT la semaine dernière. Quelles sont les perspectives pour l'organisation de nos armées et la prévention des risques dans ce domaine ?
Dans la revue nationale stratégique (RNS), il n'est plus question d'armée « complète », mais d'armée « cohérente et crédible ». Au regard de ce qui se passe en Ukraine, que cela signifie-t-il pour vous ? Quelle est votre vision à ce sujet ?
Par ailleurs, si on sait que le monde militaire est composé de grands professionnels qui s'adapteront quelles que soient les conditions et les capacités mises à leur disposition, quid de la résilience de la population française ? Quelles actions devons-nous engager à cet égard ? Ce qui est flagrant en Ukraine, c'est la résistance et la force morale de la population.
La présente audition est d'autant plus importante que nous allons bientôt nous doter d'une nouvelle LPM dont l'ambition sera de construire l'armée de 2030, à même de répondre aux nouveaux enjeux militaires et géopolitiques qui agitent le monde. La RNS présentée par Emmanuel Macron le 9 novembre dernier donne des éléments stratégiques que nous devrons prendre en considération pour continuer à agir partout sur le globe – en mer, sur terre, dans l'air, dans l'espace et dans la dimension cyber, qui n'est plus à négliger au regard des nouvelles menaces. Le groupe Démocrate prendra évidemment toute sa part dans la construction de cette LPM.
Nous avons de très nombreuses leçons à tirer de ce conflit. L'une d'entre elles, commune à nos armées, revient très régulièrement : le manque de moyens militaires et humains pour faire face à un conflit de haute intensité.
Cependant, si nous devons retenir un enseignement majeur de ce conflit, c'est sans doute l'incroyable force morale de l'armée ukrainienne et, plus globalement, du peuple ukrainien. Thucydide écrivait : « La force de la cité ne réside ni dans ses remparts, ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens. » Nous savons que l'essence de cette force morale réside en partie dans l'amour de son pays, des siens, de sa famille, de ses proches ; c'est ce qui fait l'identité d'un peuple et transcende divisions et oppositions pour unir toute une nation dans l'adversité.
Refusant de fuir l'Ukraine alors qu'on annonçait la prise de Kiev en quelques jours, le président Zelensky restera un symbole fort de la résistance à l'envahisseur ; c'est l'étincelle qui a alimenté les flammes de la liberté à travers tout le pays. Par la suite, la reprise de Kherson a inspiré de la fierté, donnant envie aux troupes de poursuivre leur action malgré l'approche de l'hiver.
Que pensez-vous de cette force morale des Ukrainiens, qu'ils soient civils ou militaires ? Pouvons-nous en tirer des enseignements pour notre pays, aussi différents soient chez nous le contexte géopolitique, le processus de construction historique et l'idée même de nation ? Le renforcement des effectifs des réserves opérationnelles, le service national universel ou d'autres dispositifs orientés notamment vers les jeunes peuvent-ils y contribuer ?
Après plusieurs décennies d'opérations de maintien de la paix et de lutte contre le terrorisme, la reconfiguration des relations internationales et le retour des États-puissances entraînent une transformation profonde des menaces. La période des guerres irrégulières dans un contexte d'après-guerre froide, où les forces occidentales opéraient sans menace de l'aviation ni de missiles à longue portée, semble s'achever.
L'invasion militaire russe en Ukraine peut représenter un laboratoire de la guerre de haute intensité, marquée par la confrontation directe et multidomaine entre puissances étatiques. Peut-on considérer que nous assistons à une rupture stratégique où les guerres régulières du passé reprendraient le dessus par rapport aux guerres irrégulières ? Une telle rupture est-elle inédite ou peut-elle être comparée à d'autres ruptures dans l'histoire de la guerre ?
Ainsi, on voit peu d'avions dans la guerre en Ukraine ; c'est même une de ses caractéristiques. La raison principale résiderait dans la difficulté à engager des aéronefs de plusieurs dizaines de millions d'euros dans un environnement dense de défense antiaérienne. Quel enseignement peut-on en tirer ? Cette guerre marque-t-elle un tournant dans l'efficacité des différentes composantes d'une confrontation – aviation, artillerie, cyber, communication, économie entre autres ? Comment intégrer pleinement le spatial, notamment le NewSpace, dans notre nécessaire préparation au conflit de haute intensité ?
Madame Pouzyreff, si l'on compare avec les usages occidentaux, les Russes ont utilisé pendant cette guerre relativement peu de munitions de précision, d'abord parce qu'ils ont puisé dans leurs nombreux stocks issus de la Guerre Froide, peut-être aussi parce qu'il y a une doctrine russe du pilonnage par armement non guidé. Au début de la guerre, le ciblage semblait en outre très défaillant, même pour les munitions de précision. Toutefois, dans l'actuelle campagne qui a débuté en octobre, le ciblage semble précédé d'analyses systémiques beaucoup plus efficaces, et les Russes parviennent à exercer une forte pression sur le dispositif énergétique ukrainien. Ils apprennent sans doute de leurs erreurs.
Les belligérants arriveront-ils à reconstituer de la masse ? Du côté ukrainien, cela dépendra entièrement des livraisons d'armement par les Occidentaux.
Pour les équipements, il y a effectivement une équation complexe à résoudre entre masse et haute technologie. On observe une tendance historique : le coût des matériels militaires, en particulier des avions de combat, progresse de manière exponentielle. D'après la seizième loi d'Augustine – du nom d'un ancien sous-secrétaire à l' US Army dans les années 1970, devenu par la suite président-directeur général de Lockheed Martin – il faudra tout leur budget annuel de la défense aux États-Unis pour financer un seul avion de combat en 2056 ! Toutefois, une autre loi, celle de Moore, laisse penser que les équipements de haute technologie comme les semi-conducteurs deviennent de plus en plus performants alors même que leur coût diminue de façon significative.
Madame Galzy, le ferroviaire joue manifestement un rôle assez important en matière de soutien logistique dans la guerre en Ukraine, mais je ne peux pas vous dire exactement dans quelle proportion. Le ferroviaire est assez fragile : il suffit de frapper les relais électriques ou directement la ligne pour immobiliser le réseau. Reste qu'il permet de transporter un volume de fret beaucoup plus important que la route. Mais, pour donner un ordre de grandeur, s'agissant des céréales qui sortent d'Ukraine, un navire vraquier en achemine autant que quinze trains ou 750 camions.
L'attrition des moyens humains et matériels est considérable. Les chiffres que vous avez donnés correspondent à ceux qui ont été communiqués aux médias au début du mois de novembre par le chef d'état-major des armées américaines.
Notre société accepterait-elle de perdre autant de personnes ? N'oublions pas que cette guerre est vitale pour l'Ukraine : sa survie est en jeu. Il est très difficile de se faire une idée claire de la réalité.
La peur de perdre des avions ou des bateaux peut expliquer leur sous-utilisation. La suprématie navale des Russes est incontestée et ils contrôlent la mer Noire. En revanche, ils ne s'approchent plus des côtes car la défense militaire côtière des Ukrainiens est remarquable. Finalement, les deux forces se neutralisent. Cependant, les Russes sont assez inquiets car, outre la perte du navire Moskva, lourde en symbole, les petits drones maritimes que les Ukrainiens utilisent de plus en plus pour frapper les navires peuvent occasionner de profonds dégâts.
La guerre en Ukraine n'est pas l'alpha et l'oméga de l'engagement des armées françaises dans les prochaines décennies. Le contexte de nos engagements sera sans doute différent, de par notre géographie, notre statut d'État doté de l'arme nucléaire, notre environnement stratégique, nos armées. Aborder un conflit au sein d'une coalition, d'une alliance est radicalement différent – la guerre en Ukraine a d'ailleurs démontré que l'Otan et l'Union européenne étaient au rendez-vous, et que la cohérence de leurs dispositifs prévenait l'extension du conflit aux pays membres. Nous ne serions donc pas seuls, mais, pour autant, cette certitude ne doit pas nous inciter à nous reposer entièrement sur nos alliés pour assurer notre défense.
Monsieur Saintoul, la Russie mène une politique de sanctuarisation agressive avec une forte composante nucléaire. La grammaire nucléaire est de retour. En investissant uniquement dans le nucléaire, on prend toujours le risque d'un contournement par le bas. Comme l'a dit le Président de la République, notre stratégie de défense est un tout cohérent au sein duquel les forces conventionnelles et les forces nucléaires s'épaulent en permanence. Les deux mondes se nourrissent. Prenons l'exemple de l'opération Hamilton, menée en 2018 contre le dispositif d'armement chimique syrien. Ce type d'opération, qui suppose une capacité de projection à longue distance, n'aurait pas été possible si nous n'avions pas disposé de l'arme aéroportée nucléaire. Le nucléaire tire vers le haut notre modèle d'armée.
La logistique est essentielle. Les Ukrainiens ont réussi en quelque sorte à dupliquer le modèle d'Amazon dans le domaine du soutien logistique, avec un système très impressionnant : un commandement de théâtre ou les petites unités peuvent commander ce dont elles ont besoin par l'intermédiaire d'une petite application, et le reçoivent dans les jours qui suivent. Nous avons beaucoup à apprendre des Ukrainiens en la matière.
S'agissant de la supériorité aérienne, les Russes n'ont pas cherché à conduire, comme les Occidentaux, une vaste campagne aérienne en amont de la guerre. Sans doute cela vient-il du fait que leur renseignement était biaisé, à tous les niveaux – stratégique, opératif, tactique – pour satisfaire des ambitions politiques : les leaders sont aveuglés, tout le monde ment et la vérité ne remonte pas aux chefs. D'une certaine manière, le mensonge est systémique. Les Russes étaient donc persuadés qu'en montrant les muscles, en attaquant de tous côtés, ils provoqueraient un choc de sidération et que l'Ukraine tomberait comme un fruit mûr. Il n'en a pas été ainsi.
J'en viens au renseignement de sources ouvertes, dont l'importance est cruciale. Les informations publiées sur les réseaux sociaux, en particulier les photos prises par les citoyens ou les soldats, nous apprennent beaucoup.
La revue nationale stratégique, mais aussi le chef d'état-major des armées, lors de la présentation de sa vision stratégique, ont considéré qu'il fallait se fixer comme objectif de disposer d'un modèle d'armée crédible, cohérent, équilibré. L'empilement de capacités échantillonnaires ne fait pas une force opérationnelle cohérente. La conflictualité pourrait être comparée à une grande toile qui s'étendrait en permanence, à mesure que les activités humaines gagnent de nouveaux domaines. Au départ, les hommes se battaient sur terre. Ils ont découvert les bateaux et ont commencé à se battre en mer. Puis ils ont commencé à se battre dans les airs, et maintenant dans l'espace ainsi que dans le monde numérique et informationnel – même si la bataille informationnelle a toujours existé via ce qu'on appelait la propagande.
S'agissant des forces morales, il y a sans doute à s'inspirer du modèle de résilience ukrainien, qui est remarquable, mais aussi des modèles scandinaves, suédois ou finlandais, car ils permettent à chaque citoyen de s'impliquer. Ces modèles sont porteurs d'externalités positives pour la cohésion nationale. Ils créent une conscience commune des risques, ce qui valorise l'engagement citoyen et les solidarités collectives. Ces pays diffèrent du nôtre par leur physionomie et leur histoire : nous ne pourrons pas reproduire ces schémas à l'identique mais nous pourrions nous en inspirer en les adaptant à nos spécificités.
Nous pourrions ainsi renforcer la réserve. Un groupe de travail, auquel des parlementaires ont participé, s'est penché sur le sujet en vue de la loi de programmation militaire 2024-2030. La réserve représente un excellent trait d'union entre les armées et la société civile mais aussi un appoint sérieux pour certaines spécialités en tension dans lesquelles nous avons du mal à recruter – je pense notamment aux experts du numérique ou du cyber.
D'autre part, les armées doivent contribuer au renforcement de la cohésion nationale. Elles font vivre de nombreux dispositifs de très grande qualité tournés vers la jeunesse. La base aérienne d'Évreux, que j'ai commandée, accueillait ainsi chaque année une soixantaine de cadets de la défense, un mercredi après-midi sur deux – des jeunes de classe de troisième encadrés par des réservistes et des professeurs de l'éducation nationale. Cela faisait chaud au cœur de voir ces adolescents s'investir et gagner en maturité. Le corps enseignant, les proviseurs, les parents d'élèves étaient conquis. Les résultats scolaires et le comportement s'amélioraient. Les armées proposent de nombreux dispositifs aussi intéressants.
Monsieur Favennec-Bécot, nous observions depuis quelques années une forme de désinhibition de nos compétiteurs. La Russie était déjà passée à l'acte en 2014. Je pense que, plus que d'une rupture stratégique, il s'agit d'un processus qui avait commencé il y a une dizaine d'années. L'un des enjeux essentiels des combats de demain sera l'orchestration des effets dans les différents milieux et champs de conflictualité – j'évoquais tout à l'heure cette toile de la conflictualité qui s'étend en permanence. Nous devrons répondre à l'une des exigences de l'art de la guerre : créer une supériorité au moins ponctuelle, sidérer l'adversaire, miner sa volonté, ouvrir des fenêtres temporelles de supériorité en orchestrant les effets dans tous les domaines et les milieux pour qu'une vague gigantesque déferle sur lui. Nous n'avons pas attendu cette guerre pour y réfléchir. C'est pourquoi nous préparons les forces aux opérations interarmées, à la coordination des feux, jusque dans le monde cyber ou spatial.
S'agissant de la rupture stratégique, nous traversons une période qui ressemble à la fin du XIXe siècle, durant laquelle les forces françaises se sont trouvées engagées dans des missions expéditionnaires, au Mexique ou en Italie par exemple, sans que notre pays prenne conscience de la montée des menaces qui ont abouti à la guerre de 1870 et à la première guerre mondiale. Nous n'avions pas su tirer les enseignements du conflit qui a opposé la Russie au Japon entre 1904 et 1905 : le recours aux mitrailleuses et à l'artillerie, la guerre des tranchées, un commandement résilient et agile avaient permis à l'armée japonaise, qui venait tout juste de se professionnaliser mais était préparée et bien équipée, de prendre l'avantage sur une armée russe de masse.
L'engagement majeur est une hypothèse à prendre au sérieux, mais il y aura encore aussi des crises à gérer. Plus que la nature de la guerre, c'est l'échelle qui a changé. En poste au centre de planification et de conduite des opérations, j'ai commandé la task force Wagram au sein de l'opération Chammal. Les combats que nous avons vécus au Moyen-Orient sont de la même nature que ceux qui se déroulent en Ukraine. Nos camarades Irakiens ont ainsi perdu 5 000 hommes pour conquérir Mossoul. Les combats étaient violents, les tirs d'artillerie et les bombardements incessants. C'était aussi une guerre de tranchées. Daech se servait de roquettes et de drones, parfois armés.
En revanche la guerre a changé d'échelle et nous aurons besoin de forces capables de se défendre, de battre et de contre-battre très rapidement pour prendre l'initiative et créer la décision chez l'adversaire. Il est important de disposer des capteurs, des effecteurs et de la chaîne de décision qui nous permettront d'agir très vite.
Concernant la logistique et les stocks, l'armée russe souffrait d'un dispositif défaillant. Les réserves étaient stockées trop loin des combats, les camions manquaient. Ils ne disposaient pas de palettes, ce qui les obligeait à décharger et recharger les véhicules manuellement. En revanche, ils utilisent les réseaux ferroviaires depuis la guerre de 1904 contre le Japon – ils avaient réussi l'exploit de construire une ligne de chemin de fer sur le lac Baïkal gelé – et ce réseau très dense leur a permis d'évacuer 20 000 hommes du nord de Kiev en seulement dix jours, ce qui est impressionnant. Tout comme en 1942-1943 lorsqu'il s'agissait de reprendre l'Ukraine aux Allemands, la Russie a lancé ses attaques en suivant une ligne parallèle aux lignes de chemin de fer. La ville de Lyman, pour ne citer que cet exemple, est un nœud ferroviaire majeur.
Nous recourons déjà à l'OSINT au CDEC dans le cadre de l'Observatoire des conflits futurs et allons développer cela encore plus.
Pour ce qui est de nos forces morales, les classes de défense et la réserve citoyenne témoignent de l'envie de la population de contribuer à l'effort. Beaucoup de jeunes veulent s'engager dans nos services et y effectuer des stages. L'armée informatique d'Ukraine a recruté des jeunes geeks pour mener la cyberguerre. Les réservistes de demain ne renforceront pas seulement nos unités classiques mais aussi celles qui œuvrent dans toute la toile qu'évoquait le général Breton, le milieu cyber, informationnel, électronique, le suivi et la transparence du champ de bataille, l'OSINT, le spatial.
Ces jeunes seront sans doute capables, comme l'ont fait les Ukrainiens, de brancher des unités sur les caméras de surveillance des villes et des autoroutes pour suivre le déploiement des Russes, ou de créer des applications pour smartphone, comme l'appli Diya, qui servait avant la guerre à dénoncer les incivilités et qui permet maintenant aux Ukrainiens d'informer leurs compatriotes de l'avancée des colonnes russes. L'Ukraine a également lancé une application pour signaler les drones ou les missiles balistiques.
Pour finir avec les forces morales, le plus important me semble être de donner du sens. L'armée de terre y veille tout particulièrement. Nous devons par exemple réfléchir à la définition que nous donnons de la victoire.
Pour ce qui est de la marine, il est clair que nous devons porter un regard global plutôt que régional sur la guerre en Ukraine. Plusieurs zones de friction existent entre la marine française et la marine russe. Nous devons observer la marine russe sur toutes les mers du globe et pas seulement dans la zone du conflit ukrainien, où nous ne pouvons plus pénétrer puisque nous n'avons plus accès à la mer Noire.
La marine russe compte différentes flottes. Elle a eu peu de pertes. Actuellement les bâtiments russes retournent dans leur port base après avoir été actifs dans les différents théâtres d'opération, y compris en Méditerranée orientale. Après avoir passé plusieurs mois en mer, les navires doivent être rénovés. La marine russe profite de l'hiver pour cette période de régénération, d'autant que le temps est mauvais. Ils pourront repartir du port base ensuite, une fois les équipages reposés. La marine française a répondu pour une part à ce problème par l'acquisition de bâtiments modernes à double équipage, qui peuvent rester plus longtemps en mer.
La marine russe a essayé de s'emparer de l'île aux Serpents, d'empêcher le passage des cargos céréaliers et d'imposer un blocus. Ils ont finalement dû y renoncer mais les convois ont été bloqués durant plusieurs mois. La perte du Moskva, touché par deux missiles tirés depuis la terre, est un nouveau revers pour la marine russe qui voit peser sur ses bâtiments une menace permanente en mer Noire. Les Ukrainiens utilisent des drones suicides contre la flotte russe et ont largement communiqué autour de leurs capacités à repousser les moyens russes. Ils ont réussi à dégager le golfe d'Odessa.
Ces expériences accréditent et renforcent les analyses de l'amiral Pierre Vandier dans le plan stratégique Mercator 2021, qui reprend et accélère le plan de l'amiral Christophe Prazuck. Il s'appuie sur trois piliers : une marine de combat, une marine en pointe et une marine des talents. Les enjeux sont notamment de renforcer la préparation opérationnelle dans la perspective de la haute intensité, d'accélérer la prise en compte des innovations, notamment les drones, et d'affermir la force morale des équipages. Ce dernier point est directement intégré à la préparation opérationnelle : nous avons ainsi le souci, et c'était un objectif de l'exercice Polaris 21, de renforcer le réalisme des exercices. Sur ces différents points, nous n'avons pas attendu la guerre en Ukraine pour travailler.
Clausewitz disait que « La guerre est un caméléon ». Comme mon camarade de l'armée de terre, je ne suis pas certain qu'elle ait changé de nature. En revanche, elle a peut-être changé d'échelle, ce qui doit nous conduire à réinventer nos modes d'action.
L'absence d'engagements aériens a été plusieurs fois évoquée. L'armée de l'air ukrainienne a perdu 50 % de ses avions, pour l'essentiel au sol – comme c'est toujours le cas. On perd très peu d'avions pendant des engagements aériens : ils sont majoritairement détruits au sol, du fait d'attaques des bases par des missiles de croisière ou des drones par exemple.
Les Russes n'ont pas recherché la supériorité aérienne car cela ne correspond pas à leur doctrine. Pour eux, l'armée de l'air a une mission d'appui des forces terrestres. Les armées de l'air occidentales sont des armées à part entière, qui ne sont pas subordonnées à une autre. Chez eux, c'est un général de l'armée de terre qui a été nommé à la tête des forces aérospatiales russes en 2017.Il faut comprendre que les armées de l'air occidentales sortent de plus de cinquante années non pas de supériorité, mais de suprématie aérienne. Il n'y avait personne en face ! En Ukraine, deux armées de l'air s'affrontent, même si elles ne sont pas de la même taille ; des engagements aériens ont eu lieu et cela continue. Dans une telle situation, il faut s'attacher à créer ce que le chef d'état-major des armées appelle des fenêtres locales et temporaires, qui permettent, par une concentration des moyens – on retrouve les grands principes de Foch – de casser la volonté de l'adversaire et de s'engouffrer dans la brèche. Nous sommes désormais dans un monde où la supériorité aérienne devra être conquise et où tout ce qui ne sera pas protégé sera contesté.
Prise isolément, une défense sol-air, quelles que soient ses capacités, ne peut pas faire grand-chose. Elle doit être combinée avec l'aviation. Or l'aviation ukrainienne n'est malheureusement plus en mesure de contrer les bombardiers russes qui opèrent à très longue distance. Et ces moyens aériens doivent encore être combinés avec d'autres, dans les domaines cyber, électromagnétique et de l'information par exemple. Tout cela s'associe dans un système de commandement et de contrôle (C2) centralisé, afin d'obtenir un système de combat connecté, redondant et résilient.
En ce qui concerne les forces morales, il faudra s'inspirer de l'exemple donné par les aviateurs ukrainiens. Ils ont fait preuve d'agilité, en changeant régulièrement de terrain, ils ont appliqué le principe de subsidiarité, en faisant confiance à leurs subordonnés, et ils ont développé l'innovation, avec par exemple l'emploi du drone TB2 et l'intégration en trois semaines du missile antiradar AGM-88 américain sur des MIG-29.
La capacité à innover avait également joué un très grand rôle au cours de la première guerre mondiale ainsi que lors de la deuxième.
On voit circuler de plus en plus de vidéos où des drones commerciaux lancent des grenades ou attaquent directement les troupes ukrainiennes. Nous développons et achetons des drones très sophistiqués, comme l'Eurodrone ou les Reaper américains. Envisageons-nous d'acquérir des drones peu coûteux en complément ? Très agiles, ils permettent aux Russes, bien qu'ils soient plutôt désorganisés, de harceler efficacement l'adversaire.
La Boussole stratégique européenne a été approuvée au moment où la guerre a commencé en Ukraine. Je suppose qu'une mise à jour est en cours, notamment en ce qui concerne la définition des menaces. Comment votre travail sur notre propre doctrine s'articule-t-il avec la Boussole, ainsi qu'avec le concept stratégique de l'Otan ?
Depuis le 8 octobre, des frappes stratégiques visent les infrastructures. Cela rappelle la doctrine du général Douhet, mais on sait que cela a rarement marché. Les infrastructures allemandes étaient ravagées en 1944-1945, ce qui n'a pas empêché l'armée de continuer à combattre. En dehors des conséquences potentielles de ces frappes sur le moral du peuple ukrainien – lequel résiste fortement – quels peuvent selon vous être leurs effets militaires ?
Ces frappes signifient-elles que la Russie a partiellement changé de doctrine pour en venir à une campagne aérienne ? Compte tenu de ses stocks de munitions, est-elle en mesure de frapper suffisamment les défenses aériennes ukrainiennes pour acquérir la supériorité dans ce domaine ?
Les enseignements dans le domaine terrestre sont également importants dans la réflexion pour le « succès des armes de la France », pour reprendre le titre du livre du colonel Jordan. Pensez-vous que les chars lourds soient obsolètes ? Ou bien est-ce l'utilisation qu'en font les Russes qui pose problème – on pense à cette colonne de chars immobilisés sur 50 kilomètres ? Le segment lourd a-t-il encore un avenir, moyennant des investissements dans de nouvelles techniques comme les systèmes de protection active ?
Mon général, parmi les cinq scénarios que vous avez décrits, j'en retiens trois : l'enlisement, l'effondrement subi et la crise périphérique. Vous n'avez pas évoqué une arme, l'hiver, dont l'importance a été grande lors de la campagne de Russie et de l'opération Barbarossa.
Quelles seront les conséquences sur la résilience ukrainienne des attaques visant les infrastructures d'énergie lorsque les températures seront extrêmement basses ? La Russie ne recherche-t-elle pas l'enlisement en procédant à ces frappes ? Comment évaluez-vous cette menace ? Que pouvons-nous faire pour accompagner le peuple ukrainien, afin que cela ne lui fasse pas perdre la guerre ?
On peut se demander si la Russie regrette de ne pas avoir commencé par là. Que se passerait-il dans l'hypothèse où, dans le cadre d'une stratégie de sanctuarisation agressive, un État conduirait une campagne contre les infrastructures d'un autre sans pour autant s'engager dans une campagne au sol ?
Et, comme l'a demandé M. Favennec-Bécot, comment intégrer le spatial dans la préparation à un conflit de haute intensité ?
Les Ukrainiens n'ont aucune capacité nationale en matière spatiale, mais ils bénéficient pleinement du potentiel occidental dans ce domaine, y compris civil. S'agissant de l'observation, ils font largement usage de l'imagerie privée et bénéficient d'un soutien massif du renseignement militaire occidental. Cela contribue à la transparence du champ de bataille. S'agissant des communications, et donc de la transmission des ordres en matière de ciblage, ils utilisent beaucoup internet, y compris l'internet spatial, grâce notamment à la constellation Starlink.
Les Russes auraient peut-être la capacité de neutraliser certains satellites occidentaux, tant civils que militaires, mais ils ne l'ont pas fait, en raison du risque d'escalade. L'espace joue un rôle fondamental dans cette guerre, mais il n'est pas un théâtre d'opérations. En revanche, des cyberattaques russes visant des opérateurs privés de télécommunications ont tout de même perturbé les réseaux au début de la guerre, et les Russes brouillent massivement le signal GPS, ce qui affecte aussi leurs propres capacités de géolocalisation.
Les armées françaises ont déjà acheté beaucoup de drones commerciaux, Monsieur Jacobelli. Les forces spéciales ont été les premières à le faire, suivies par l'ensemble des forces. Nous avons par exemple des drones du français Parrot, qui fournit également l'armée américaine. Nous avons donc pris ce virage, mais nous nous interdisons de bricoler des drones pour leur faire emporter des charges explosives – ce que Daech avait déjà fait et qui avait occasionné des pertes au sein de notre coalition, en Syrie et en Irak.
Madame Thillaye, nous avons rédigé une fiche complète sur le retour d'expérience de la guerre en Ukraine et l'avons communiquée tant à l'Otan qu'à l'Union européenne. Nos partenaires ont été ravis car la France a été la première à le faire. Cela pourra continuer de nourrir les réflexions sur la Boussole stratégique, qui devrait être mise à jour après ces huit premiers mois de guerre.
Monsieur Blanchet, l'hiver n'est pas forcément un problème d'un point de vue tactique. On se déplace beaucoup plus facilement sur le gel que dans la boue de la raspoutitsa en avril et en mai, notamment avec des blindés. Les soldats sont assez insensibles aux problèmes d'alimentation électrique. Il n'en est pas de même des civils.
L'armée de terre utilise près de 2 000 drones. Cela va des drones tactiques, comme le Patroller, aux mini-drones, comme le système de mini-drones de reconnaissance, et même jusqu'aux micro-drones Anafi. Nous nous équipons au maximum pour pouvoir « aller voir derrière la colline ». Nous nous interdisons de les bricoler, mais il n'est en revanche pas exclu d'armer le Patroller.
Les images d'attaques de drones que vous évoquez avaient déjà été observées au Haut-Karabagh ou face à Daech. Nous travaillons beaucoup sur les parades à cette sorte d'épée de Damoclès. Cela passe par une lutte anti-aérienne toutes armes rénovée, qui repose sur le camouflage, des déplacements constants, le guet et l'utilisation de fusils brouilleurs. Nous avons développé le système ARLAD (adaptation réactive pour la lutte anti-drones), qui associe un système de détection et un tourelleau téléopéré montés sur un véhicule de l'avant blindé, qui a été déployé au Sahel.
Des officiers de liaison de nos partenaires et alliés sont intégrés au sein du CDEC et nous échangeons beaucoup avec eux. Le général Givre, directeur du CDEC, a rencontré son homologue allemand il y a quinze jours. Nous avons reçu une délégation néerlandaise, qui a posé beaucoup de questions. Nous avons aussi discuté avec nos camarades espagnols et italiens, et sommes arrivés à peu près aux mêmes conclusions. Nous essayons d'échanger au maximum.
Certaines frappes qualifiées de stratégiques relèvent plutôt des frappes dans la grande profondeur tactique, qu'elles soient russes ou ukrainiennes. Les Ukrainiens, notamment avec des lance-roquettes Himars, visent les dépôts de munitions et les centres de commandement russes afin de réduire l'effet de l'artillerie sur le front. Quant aux frappes russes, elles ont pour objectif de limiter les bascules d'effort de l'armée ukrainienne. Cette dernière en effet, si elle compte 700 000 hommes, ne dispose pas d'équipements en quantité suffisante pour tous les équiper lors des offensives et elle est contrainte de procéder à des transports de matériel entre secteurs du front.
Non, le char n'est pas mort, mais il faut bien l'utiliser. Il est très vulnérable à l'arrêt – par exemple s'il est à cours de carburant – ou s'il n'est pas accompagné de son rideau d'infanterie – nous avons tous vu les chars russes entrer dans des villes et tomber dans des embuscades. Sa force, c'est d'être très mobile et de permettre de concentrer les efforts au bon endroit pour rompre le front. Après avoir mené une défense élastique au début du conflit, les Ukrainiens ont organisé des contre-attaques en septembre avec d'importantes unités blindées et mécanisées, dont la taille allait jusqu'à la brigade. En concentrant leurs feux, avec un rapport parfois de sept contre un, ils ont pu percer le dispositif russe, du côté de Lyman notamment, et en profiter dans la profondeur Le char reste donc un atout, à condition d'être utilisé dans le cadre d'un combat interarmes bien mené. Cela suppose une logistique efficace, en particulier une logistique de l'avant, avec des équipes légères et des véhicules capables de tracter les matériels en panne ou endommagés pour les réparer très vite, au plus près de la ligne de front. Les Russes ont abandonné beaucoup de blindés, parfois à la suite de mouvements de panique, mais aussi faute d'une logistique adaptée.
Quant à la question de l'hiver, sur le plan tactique, le gel va effectivement permettre à l'un ou l'autre des belligérants de relancer des actions et de tenter la rupture. En revanche, il est très difficile d'anticiper les réactions de la population face aux pénuries d'énergie. Mais l'histoire montre que les gens continuent de combattre y compris dans le dénuement le plus total. La famine sévit au Yémen depuis des années, et pourtant la guerre s'y poursuit.
Pour répondre à une question précédente, quelques frappes ont été réalisées par les Russes avec des missiles dits hypervéloces. Du point de vue technique, nous restons dubitatifs sur le caractère véritablement hypervéloce de ces engins, au-delà de l'effet d'annonce. C'est la première fois que c'est observé et il est difficile d'en tirer des conclusions définitives.
L'armée de l'air et de l'espace utilise environ 500 petits drones commerciaux et continue de monter en puissance dans ce domaine. Que ces engins soient armés ou non, il est essentiel qu'ils s'intègrent dans une structure de commandement et de contrôle. En effet, c'est en coordonnant l'action de ces engins qu'on peut véritablement obtenir un effet militaire. Une utilisation isolée n'aboutit à rien. L'unité ukrainienne Aerorozvidka, qui met en œuvre des drones portant des munitions et se déplace de nuit avec des quads, ne serait pas efficace si elle ne s'adossait pas aux moyens de renseignement qui permettent d'aiguiller les équipes. En tant que pilote de Reaper, je vous garantis que l'orientation et le renseignement recueilli en amont sont cruciaux.
Le domaine spatial est pleinement intégré dans les opérations des armées françaises, au sein du centre de planification et de conduite des opérations. Les horaires de l'opération Hamilton avaient ainsi été déterminés en fonction de ceux du passage de satellites, afin de disposer de renseignements récents en amont et de pouvoir évaluer de manière sûre l'efficacité du bombardement.
Le risque de produire des débris conduit à une forme de neutralisation mutuelle dans l'espace, même si la menace russe y est réelle : en détruisant un satellite de l'adversaire, on risque de détruire aussi les siens. Par ailleurs, la multiplication des acteurs civils conduit à une forme de redondance, et donc de résilience. Il est difficile de détruire un réseau de communication qui repose sur une constellation comme Starlink, constituée par de très nombreux petits satellites. L'importance des services spatiaux est sans doute une des leçons majeures du conflit en cours.
S'agissant des frappes stratégiques, on touche aux limites de l'analyse. Le général Sourovikine est à l'origine de cette nouvelle campagne. Il est connu pour sa propension à raser des villes et s'inscrit donc dans une stratégie douhétienne. Ce n'est pas le cas de la stratégie aérienne occidentale, qui vise à produire des effets par une analyse systémique des centres de gravité adverses. Les Russes apprennent de leurs erreurs. Ont-ils pour autant changé de doctrine ? Je n'en suis pas certain. Ils persévèrent dans une campagne stratégique dont ils espèrent qu'elle aura des effets. Mais il est douteux que cela corresponde aux standards occidentaux d'une campagne de frappes aériennes.
L'école douhétienne n'a jamais permis d'obtenir un changement stratégique et la résilience ukrainienne est forte. En revanche, on peut poser la question de celle de l'Occident, tant en ce qui concerne les livraisons de matériel que face aux coûts de l'énergie dans les mois à venir. La campagne de frappes sur les infrastructures ukrainiennes peut aussi atteindre la capacité de résilience des Occidentaux, par un « effet boomerang ». La question reste ouverte.
En ce qui concerne les stocks, je rappelle qu'en février, lors de la première campagne, alors que 400 missiles environ avaient été tirés, tout le monde considérait que Poutine avait épuisé ses stocks ; sauf qu'au mois d'octobre, une nouvelle campagne a débuté. Compte tenu de la profondeur géographique de la Russie et de sa capacité à produire des armements, même basiques, je ne parierais pas sur l'épuisement des stocks stratégiques russes.
Mon général, Messieurs les officiers, je vous remercie. Au-delà de votre retour d'expérience sur l'Ukraine, cette audition nous éclaire sur le rôle de vos organisations, qu'il s'agisse du CICDE ou de sa déclinaison dans chacune des armées.
La séance est levée à onze heures.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Xavier Batut, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Mounir Belhamiti, M. Pierrick Berteloot, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Hubert Brigand, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, Mme Anne Genetet, M. Frank Giletti, M. Christian Girard, Mme Charlotte Goetschy-Bolognese, M. José Gonzalez, M. David Habib, M. Laurent Jacobelli, M. Loïc Kervran, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Murielle Lepvraud, Mme Alexandra Martin, Mme Pascale Martin, Mme Michèle Martinez, M. Frédéric Mathieu, M. Christophe Naegelen, Mme Natalia Pouzyreff, M. Julien Rancoule, M. Lionel Royer-Perreaut, M. Aurélien Saintoul, Mme Nathalie Serre, M. Bruno Studer, M. Michaël Taverne, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Corinne Vignon
Excusés. - M. Julien Bayou, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, M. Yannick Chenevard, Mme Christelle D'Intorni, M. Jean-Michel Jacques, Mme Delphine Lingemann, Mme Brigitte Liso, M. Olivier Marleix, Mme Lysiane Métayer, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Anna Pic, Mme Valérie Rabault, M. Fabien Roussel, M. Mikaele Seo, Mme Mélanie Thomin
Assistait également à la réunion. - M. Mickaël Bouloux