S'agissant de la rupture stratégique, nous traversons une période qui ressemble à la fin du XIXe siècle, durant laquelle les forces françaises se sont trouvées engagées dans des missions expéditionnaires, au Mexique ou en Italie par exemple, sans que notre pays prenne conscience de la montée des menaces qui ont abouti à la guerre de 1870 et à la première guerre mondiale. Nous n'avions pas su tirer les enseignements du conflit qui a opposé la Russie au Japon entre 1904 et 1905 : le recours aux mitrailleuses et à l'artillerie, la guerre des tranchées, un commandement résilient et agile avaient permis à l'armée japonaise, qui venait tout juste de se professionnaliser mais était préparée et bien équipée, de prendre l'avantage sur une armée russe de masse.
L'engagement majeur est une hypothèse à prendre au sérieux, mais il y aura encore aussi des crises à gérer. Plus que la nature de la guerre, c'est l'échelle qui a changé. En poste au centre de planification et de conduite des opérations, j'ai commandé la task force Wagram au sein de l'opération Chammal. Les combats que nous avons vécus au Moyen-Orient sont de la même nature que ceux qui se déroulent en Ukraine. Nos camarades Irakiens ont ainsi perdu 5 000 hommes pour conquérir Mossoul. Les combats étaient violents, les tirs d'artillerie et les bombardements incessants. C'était aussi une guerre de tranchées. Daech se servait de roquettes et de drones, parfois armés.
En revanche la guerre a changé d'échelle et nous aurons besoin de forces capables de se défendre, de battre et de contre-battre très rapidement pour prendre l'initiative et créer la décision chez l'adversaire. Il est important de disposer des capteurs, des effecteurs et de la chaîne de décision qui nous permettront d'agir très vite.
Concernant la logistique et les stocks, l'armée russe souffrait d'un dispositif défaillant. Les réserves étaient stockées trop loin des combats, les camions manquaient. Ils ne disposaient pas de palettes, ce qui les obligeait à décharger et recharger les véhicules manuellement. En revanche, ils utilisent les réseaux ferroviaires depuis la guerre de 1904 contre le Japon – ils avaient réussi l'exploit de construire une ligne de chemin de fer sur le lac Baïkal gelé – et ce réseau très dense leur a permis d'évacuer 20 000 hommes du nord de Kiev en seulement dix jours, ce qui est impressionnant. Tout comme en 1942-1943 lorsqu'il s'agissait de reprendre l'Ukraine aux Allemands, la Russie a lancé ses attaques en suivant une ligne parallèle aux lignes de chemin de fer. La ville de Lyman, pour ne citer que cet exemple, est un nœud ferroviaire majeur.
Nous recourons déjà à l'OSINT au CDEC dans le cadre de l'Observatoire des conflits futurs et allons développer cela encore plus.
Pour ce qui est de nos forces morales, les classes de défense et la réserve citoyenne témoignent de l'envie de la population de contribuer à l'effort. Beaucoup de jeunes veulent s'engager dans nos services et y effectuer des stages. L'armée informatique d'Ukraine a recruté des jeunes geeks pour mener la cyberguerre. Les réservistes de demain ne renforceront pas seulement nos unités classiques mais aussi celles qui œuvrent dans toute la toile qu'évoquait le général Breton, le milieu cyber, informationnel, électronique, le suivi et la transparence du champ de bataille, l'OSINT, le spatial.
Ces jeunes seront sans doute capables, comme l'ont fait les Ukrainiens, de brancher des unités sur les caméras de surveillance des villes et des autoroutes pour suivre le déploiement des Russes, ou de créer des applications pour smartphone, comme l'appli Diya, qui servait avant la guerre à dénoncer les incivilités et qui permet maintenant aux Ukrainiens d'informer leurs compatriotes de l'avancée des colonnes russes. L'Ukraine a également lancé une application pour signaler les drones ou les missiles balistiques.
Pour finir avec les forces morales, le plus important me semble être de donner du sens. L'armée de terre y veille tout particulièrement. Nous devons par exemple réfléchir à la définition que nous donnons de la victoire.