Le centre de doctrine et d'enseignement du commandement est le pendant pour l'armée de terre du CICDE. Il produit de la doctrine ainsi que de la réflexion et de la prospective sur les engagements opérationnels pour ce qui concerne le combat aéroterrestre. Il a aussi la responsabilité des quatre écoles de l'enseignement militaire supérieur-terre, à savoir l'École de guerre-terre, l'École d'état-major, implantée à Saumur, l'Enseignement militaire des sciences et techniques, qui forme des officiers à des spécialités particulières, et l'École supérieure des officiers de réserve spécialistes d'état-major. Au début du conflit, nous avons créé, à la demande du chef d'état-major de l'armée de terre, un observatoire de l'Ukraine afin d'alimenter le retour d'expérience, en collaboration avec le CICDE. C'est en tant que responsable de cet observatoire que je prends la parole devant vous, pour vous présenter les huit conclusions d'ordre général auxquelles nous avons abouti.
Première conclusion : la centralité stratégique de la bataille tactique. Dès que les Russes perdent l'initiative sur le plan tactique, ils vont à l'escalade sur le plan stratégique. La campagne aérienne actuelle ou la bataille de Kherson l'illustrent. Il s'agit d'une guerre intégrale et multidimensionnelle, qui associe le cinétique et le non-cinétique à travers quatre dimensions : la 2D, le combat au sol traditionnel ; la 3D, soit tout ce qui touche aux vecteurs aériens, à la défense sol-air, aux drones, à la lutte antidrones ; la 4D, les connectivités et le commandement, qui jouent un rôle majeur en Ukraine ; la 5D, les actions dans le champ immatériel : cyber, guerre électronique, guerre de l'information.
Cette guerre est une guerre des intelligences. D'abord, s'agissant des forces conceptuelles, les Russes ont probablement pensé que les forces armées ukrainiennes de 2022 seraient celles qu'ils avaient rencontrées en 2014. Or les Ukrainiens ont transformé leur armée, leur doctrine et leur manière de faire la guerre. Ils combattent non plus à la russe, mais comme les armées de l'Otan. Ensuite, l'Ukraine dispose d'une supériorité cognitive. Le sentiment national ukrainien soutient les soldats et la nation ukrainienne, et les images utilisées, à destination de la population locale, de la communauté internationale et des forces russes, ont un poids considérable.
C'est aussi une guerre digitale, avec l'emploi de tout le spectre des connectivités, qu'elles soient militaires ou civiles : moyens de transmission, de communication ou de commandement militaire, 5G, moyens privés comme Starlink. La gestion partagée de la donnée est assez extraordinaire du côté ukrainien, grâce à une combinaison de systèmes civils et militaires. Cela permet un ciblage dynamique, notamment pour que les feux d'artillerie soient les plus précis possible, en vue d'un effet maximal sur les vulnérabilités critiques de l'armée russe.
C'est une guerre par le milieu social, surtout du côté ukrainien, pour le contrôle, la conquête et l'assistance des populations et des territoires. La capacité des Ukrainiens à remettre en état leur système de transport et leur système énergétique est remarquable – même si elle est freinée actuellement par la campagne aérienne russe. Idem pour la mobilisation des énergies, notamment à travers le mouvement de résistance nationale lancé par M. Zelensky dès l'été 2021 et officialisé au début de l'année 2022.
On note la centralité des feux dans la manœuvre. La multiplicité des capteurs, des drones, des moyens humains, des satellites, des réseaux sociaux, des différents systèmes de sources ouvertes – tout ce qui compose l'OSINT – permet de faire du ciblage et d'utiliser un large panel d'effecteurs pour accélérer la boucle décisionnelle de ciblage que nous appelons OODA, pour « observation, orientation, décision, action », auxquelles s'ajoute désormais l'explication. La plupart du temps, en effet, lorsque les Ukrainiens procèdent à une frappe, celle-ci est filmée et les images sont utilisées pour alimenter la bataille de l'information. Cette centralité des feux oblige dorénavant une force aéroterrestre à trois choses : être capable de se protéger des menaces venues du ciel : drones, missiles, tirs d'artillerie, etc. ; être capable de battre dans la grande profondeur tactique pour appuyer une force au combat – par exemple à l'aide de lance-roquettes Himars (High Mobility Artillery Rocket System), dont on voit beaucoup les images ; être capable de contre-battre pour gagner la supériorité des feux face à un adversaire qui dispose lui aussi de nombreux effecteurs – on a vu les duels d'artillerie qui se livrent en Ukraine.
La subsidiarité à tous les échelons, l'agilité dans la façon de commander, dans les systèmes de commandement, dans l'autonomie que l'on donne aux unités au sein du panel des effecteurs sont essentielles. On peut en cela opposer l'agilité ukrainienne à la rigidité russe : un certain nombre d'officiers généraux russes ont ainsi dû aller au contact pour donner des ordres à des unités qui ne prenaient aucune initiative ; selon les sources ouvertes, quatorze d'entre eux auraient fait les frais de frappes ciblées.
Nous considérons qu'il faudra disposer demain d'une technologie de masse, c'est-à-dire de high-tech consommable. De même que nous avons tous un smartphone, nous devrons posséder du matériel à la pointe de la technologie mais que l'on pourra remplacer assez facilement : il ne doit pas s'agir de bijoux technologiques disponibles en petite quantité.
Enfin, je soulignerai l'importance des forces morales, surtout vu la difficulté du champ de bataille – neuf mois de guerre dans des conditions épouvantables, des pertes matérielles et humaines importantes. Il faut trouver la capacité de durer face à un adversaire irrédentiste.