En poste à la cellule stratégie et politique de l'état-major de l'armée de l'air et l'espace, je suis chargé d'agréger les retours d'expérience de la guerre en Ukraine en m'appuyant notamment sur le Centre d'études stratégiques aérospatiales (Cesa). Pour notre part, nous tirons trois grands enseignements du conflit – nous en sommes au stade de l'analyse et ne pouvons guère parler de « leçons ».
Premier enseignement : le fait que la supériorité aérienne soit la grande absente du conflit confirme en creux la doctrine occidentale. Rappelez-vous la première guerre du Golfe : trente-huit jours d'opérations aériennes, cinq jours d'opérations terrestres, puis un cessez-le-feu.
Je cite une analyse interarmées parue fin juin : « Ces mois de guerre incitent à réfléchir sur l'engagement des forces sans supériorité aérienne acquise durablement. Pour la marine, pas d'opération aéromaritime sans supériorité aérienne et sans défense antimissile solide des bâtiments de combat. » Or la supériorité aérienne n'a été acquise ni d'un côté ni de l'autre. Plusieurs éléments peuvent l'expliquer.
D'abord, les forces aériennes russes étaient mal préparées. Les pilotes, peu nombreux, n'étaient pas aux normes de l'Otan ; ils volaient très peu et selon des concepts doctrinaux issus de l'ère soviétique, autrement dit très centralisés et avec un centre de commandement et de contrôle archaïque qui ne leur laissait aucune liberté d'action. Les équipements employés n'ont pas apporté de rupture. Les Russes disposent d'un appareil de cinquième génération, le Soukhoï 57, mais en quantité marginale. D'après leurs concepts d'emploi, les forces aériennes russes étaient considérées comme une armée d'appui. Elles ont été utilisées sans aucune profondeur stratégique – point qui a été progressivement corrigé, j'y reviendrai.
Ensuite, il n'y a pas eu de campagne aérienne initiale. Dans les premiers jours du conflit, une première série de salves de missiles de croisière a été tirée, mais elle s'est rapidement arrêtée. Il n'y a pas eu de persévérance de la campagne dans la durée, qui aurait donné ensuite une liberté de manœuvre dans les autres milieux.
Enfin, sans une qualité minimale, la masse ne garantit pas à elle seule la supériorité aérienne. Le rapport de forces était de dix contre un en faveur des Russes, qui bénéficiaient en outre d'un avantage technologique assez significatif. Pourtant, rien ne s'est passé.
En définitive, si la supériorité aérienne n'a pas été acquise, c'est parce qu'on n'a pas voulu l'acquérir. C'est pourquoi le front s'est figé assez rapidement.
Deuxième enseignement : la puissance aérienne est un outil stratégique à la main du politique. Outre le retour du fait nucléaire, évoqué par le général Breton, plusieurs éléments l'illustrent.
En premier lieu, les Russes recourent à des missiles hypervéloces et pratiquent des raids de l'aviation à long rayon d'action, ceux-ci étant devenus quasi systématiques dans la campagne de bombardements stratégiques que nous observons en ce moment.
En second lieu, la défense sol-air est très présente. Les deux côtés ont hérité de l'ère soviétique une défense sol-air foisonnante, qui formait une muraille difficile à percer. La défense sol-air est essentielle pour protéger les forces et le théâtre d'opérations ainsi que pour donner une liberté de manœuvre.
En troisième lieu, depuis le 8 octobre, les Russes mènent une campagne massive et assez innovante – dans la mesure où ils combinent l'emploi de drones avec celui de missiles de croisière et de missiles balistiques – de bombardements qui visent spécifiquement les centres énergétiques civils ukrainiens. Désormais, il y a une persévérance, puisque ces centres de gravité sont frappés presque chaque jour ou chaque semaine.
Troisième enseignement : il y a une forme d'omniprésence du fait aérien, du sol à l'espace.
D'abord, le renseignement est essentiel pour la « transparence du champ de bataille » – je retiens cette expression d'un colloque organisé par le CDEC. On assiste à une prolifération des drones utilisés comme capteurs. La société Maxar, acteur du NewSpace, a mis de l'imagerie satellite en libre-service. Le partage de renseignement entre l'Ukraine et ses alliés a été multiplié par dix. L'OSINT (open source intelligence) s'est massivement développé : chaque citoyen ou presque est devenu un acteur du renseignement, en publiant des vidéos. Bref le renseignement est omniprésent aujourd'hui, et a été l'un des points faibles de la Russie au début de son intervention.
Ensuite, il y a une résilience spatiale et une complémentarité entre le spatial commercial et le spatial militaire. Je dis « résilience », car les Russes ont agi dans ce domaine. Côté ukrainien, vous connaissez le rôle joué par Starlink.
Enfin, je souligne l'importance du commandement et du contrôle, qui doit avoir la capacité d'agréger l'ensemble des effets. Je pense notamment aux effets électromagnétiques – par exemple le brouillage –, aux effets cyber dans le cyberespace et aux enjeux pour intégrer l'espace informationnel. Citons l'exemple du « fantôme de Kiev », outil de propagande pour l'Ukraine, qui rappelle en France les « As » de la Première Guerre Mondiale. Il est difficile de savoir si les faits sont avérés ou non, mais à coup sûr, cela a marqué les esprits.
J'évoquerai, pour terminer, la préparation opérationnelle. Les forces aériennes russes n'étaient pas préparées, à la différence des forces ukrainiennes qui travaillaient depuis 2014 avec les Occidentaux pour atteindre les standards de l'OTAN. La préparation opérationnelle face à la haute intensité doit être de haut niveau, avec des équipements et un certain degré d'activité. D'où la pertinence de l'exercice ORION, prévu en 2023, et des exercices de type VOLFA pour l'armée de l'air et de l'espace – certains d'entre vous sont venus à la base de Mont-de-Marsan pour la dernière édition.
Bref la supériorité aérienne n'a pas été acquise au début du conflit, d'où le fait que le front se fige régulièrement. L'actuelle campagne russe de bombardements, possible game changer, remet la puissance aérienne au premier plan comme outil stratégique. Et il est effectivement indispensable de se préparer, individuellement et collectivement, à la haute intensité.