La séance est ouverte à treize heures trente.
Sous la présidence de Mme Laure Miller, présidente, la commission d'enquête sur les manquements des politiques de protection de l'enfance s'est réunie en vue de procéder à l'audition de Mme Anne Devreese, présidente du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE), M. Sylvain Turgis, secrétaire général du CNPE, Mme Céline Truong, responsable de la petite enfance et des familles d'ATD-Quart Monde, et du docteur Nathalie Vabre, pédiatre et coordinatrice de l'unité d'accueil des enfants en danger au centre hospitalier et universitaire de Nantes.
Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Mme Anne Devreese, présidente du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE), M. Sylvain Turgis, secrétaire général, ainsi que de Mme Céline Truong et du docteur Nathalie Vabre, membres du CNPE. Je vous remercie d'avoir répondu favorablement à notre invitation.
Créé par la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant, le CNPE a pour mission d'émettre des avis et de formuler des propositions relatives à la prévention et à la protection de l'enfance. Il est consulté sur les projets de textes législatifs ou réglementaires concernant principalement la protection de l'enfance. En octobre 2023, le CNPE, le Conseil national de l'adoption (CNA) et le Conseil d'orientation des politiques de jeunesse (COJ) ont alerté les pouvoirs publics sur la crise sans précédent du secteur, rendant impossible de garantir la protection des enfants en danger dans de nombreux territoires. Vous avez demandé la mise en place d'un plan Marshall pour la protection de l'enfance, incluant des moyens supplémentaires, un meilleur pilotage de cette politique, une plus grande équité entre les territoires et un renforcement de l'attractivité des métiers du secteur. Nous attendons vos éclaircissements sur les suites données à cette demande.
Je rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.
Conformément à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous devez prêter serment de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Je vous invite à lever chacun la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Anne Devreese, M. Sylvain Turgis, Mme Céline Truong et le docteur Nathalie Vabre prêtent serment.)
Il était important pour le CNPE d'être associé à cette commission d'enquête dès son ouverture pour partager nos préoccupations et nos propositions. Bien que le temps imparti soit court, je débuterai cette intervention et vous expliquerai les raisons pour lesquelles j'ai souhaité être accompagnée par Mme Céline Truong et le docteur Nathalie Vabre, avec l'accord des membres du bureau. Elles interviendront ensuite dans les échanges. Nous vous avons déjà transmis plusieurs textes élaborés et validés par les membres du Conseil national, qui répondent en partie à vos interrogations. Nous pourrons y revenir lors des échanges. Nous avons également pris note de votre demande de réponse écrite et formelle dans les trois semaines aux questions de votre questionnaire, que nous trouvons très complet et intéressant.
Vous avez rappelé que le CNPE rassemble les acteurs principaux de la protection de l'enfance, au-delà des appartenances catégorielles et des clivages partisans : services de l'État, représentants des collectivités, associations gestionnaires d'établissements et services, associations d'anciens de l'aide sociale à l'enfance (ASE), familles, réseaux professionnels et personnes qualifiées. Nous visons à fédérer ces acteurs autour de propositions constructives.
Avant d'aborder la crise actuelle de l'ASE et plus largement des institutions prenant soin des enfants, je souhaite souligner les avancées considérables du secteur ces dernières années. Ces progrès, largement traduits dans les lois récentes, expliquent en partie la période de transition difficile et à haut risque que nous traversons actuellement. Ces avancées se manifestent principalement de deux manières, ce qui a conduit les acteurs du secteur à parler de changements de paradigme structurants et récents, bien qu'ils soient soutenus depuis plusieurs années par diverses lois.
Le premier changement de paradigme concerne la gouvernance. Aujourd'hui, il est admis – et je pense que plus personne ne remet en question ce sujet – que la politique publique de protection de l'enfance est à la fois interministérielle et décentralisée. Lors de la naissance du CNPE en 2016, l'idée même d'un Conseil national était très débattue et contestée. Aujourd'hui, cette question est intégrée et il est rare d'entendre des acteurs, quel que soit leur domaine, contester le caractère régalien de la protection des enfants en danger. Cette avancée a conduit à la constitution du CNPE et a renouvelé la gouvernance de cette politique publique qui se traduit concrètement par des progrès significatifs dans la vie quotidienne des enfants. Par exemple, depuis quelques années, des crédits dans les lois de financement de la sécurité sociale sont consacrés, au titre de la santé, à la situation des enfants protégés. Un décret récent a introduit des mesures spécifiques pour les enfants de l'ASE dans le domaine scolaire. Il prévoit des critères plus favorables dans l'examen des candidatures et des choix d'orientation de ces enfants dans Parcoursup.
Ainsi, les questions relatives à la prise en compte des besoins fondamentaux des enfants confiés à l'ASE, et plus largement des enfants protégés, sont devenues des priorités dans les politiques publiques régaliennes. Ce premier changement de paradigme remet en question l'idée que le département serait le seul chef de file de la protection de l'enfance, un terme qui, d'ailleurs, n'est pas inscrit dans la loi. Le département est chef de file de l'action sociale, ce qui est différent. Depuis quelques années, il est reconnu que la protection des enfants en danger ne se limite pas au champ de l'action sociale, bien qu'elle y soit étroitement liée. Nous observons de plus en plus que la protection des enfants en danger constitue un enjeu majeur de politique publique en matière de santé, mais également en termes d'insertion sociale et professionnelle.
Le second changement de paradigme, qui représente une avancée considérable ces dernières années, réside dans le recentrage de cette politique publique sur l'enfant, en prenant en compte ses besoins fondamentaux et en respectant ses droits. Traditionnellement, notre système était largement centré sur les défaillances parentales. Désormais, nous nous orientons vers un système qui prend en compte la diversité des besoins fondamentaux de l'enfant. Cette dimension se traduit notamment depuis 2016 par la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux des enfants, qui demeure une référence pour tous les intervenants en protection de l'enfance. Ces deux changements de paradigme sont portés par les lois récentes de 2007, 2016 et 2022. Cependant, ces évolutions n'ont été possibles que grâce à deux avancées majeures très récentes.
Il s'agit tout d'abord de l'évolution considérable des connaissances dans ce domaine, avec des appuis scientifiques de plus en plus affirmés à cette politique publique. Cela permet aujourd'hui de porter une attention particulière aux tout-petits, car nous en savons davantage sur les conditions de leur développement et sur les conséquences de l'exposition à des expériences d'adversité durant l'enfance, tant sur le développement de l'enfant que sur sa vie à l'âge adulte. Ces connaissances extrêmement récentes marquent cette politique publique et ont largement inspiré le législateur récemment. Les recherches, bien qu'encore insuffisantes, se sont multipliées ces dernières années dans le champ précis des enfants de l'ASE, les sortant ainsi de l'invisibilité dans laquelle ils étaient. Ces connaissances deviennent de plus en plus précises. Le programme des 1 000 premiers jours en est une illustration, mais ce n'est pas le seul. Ces évolutions des connaissances scientifiques nous amènent à intervenir différemment auprès des enfants victimes de violences conjugales ou de prostitution. Désormais, nous disposons de résultats scientifiques qui nous permettent de les reconnaître comme des enfants en danger et de modifier nos pratiques en conséquence.
L'autre condition ayant permis ces avancées considérables est la prise de parole des premiers concernés. Vous avez choisi de débuter les travaux de votre commission en auditionnant des personnes concernées par l'ASE, convaincus, comme nous le sommes au CNPE, de la nécessité de prendre en compte les savoirs d'expérience pour construire les politiques publiques et comprendre leurs enjeux. C'est l'un des points forts du CNPE, qui a vu en 2022 la dimension des savoirs d'expérience davantage prise en compte, grâce à un nouveau collège des personnes concernées, enfants et familles, largement renforcé par la réforme, la loi du 7 février 2022 et surtout le décret qui a suivi celle-ci fin 2022.
Grâce à ces évolutions, nous travaillons différemment aujourd'hui. Ce qui est paradoxal et qui nous laisse penser que nous sommes dans une période de transition à la fois à haut risque et à haut potentiel, c'est que l'ASE n'a probablement jamais été autant attaquée au moment où elle s'efforce de mieux fonctionner. C'est un point d'ancrage très fort au CNPE : il n'y a pas de nostalgie d'un temps ancien. Il nous semble, au contraire, que nous avons beaucoup progressé sur de nombreux sujets, tels que la santé de l'enfant, l'éducation et la participation. Nous prenons mieux en compte la parole des enfants, qui participent davantage aux décisions les concernant. Cependant, il ne suffit pas de formuler nos intentions pour qu'elles se concrétisent dans la vie quotidienne de ces enfants et des professionnels qui s'en occupent. Il faut des réponses structurelles. Dans le secteur particulier de la protection de l'enfance, la simple promulgation de la loi ne suffit pas à provoquer des changements immédiats. Nous héritons d'un système fondé sur des approches caritatives très anciennes, datant du XIXe siècle, et un modèle très paternaliste. Il faudra donc des années pour instaurer de nouvelles pratiques professionnelles. Ces changements sont en cours, mais nous nous interrogeons sur leur déploiement effectif dans un contexte de crise institutionnelle sans précédent.
Le CNPE a été parmi les premiers à alerter, dès le mois de septembre 2023, sur les événements à venir. Malheureusement, ce que nous avions anticipé alors s'est confirmé par la suite. Grâce à la force de nos réseaux et à la pluralité des membres du Conseil, nous avions perçu les prémices de cette crise dès l'automne 2023. Certains affirment que l'ASE est constamment en crise. Avant chaque grande loi, cette crise a été évoquée. Avant la loi de 2007, les drames d'Angers et d'Outreau avaient profondément secoué les institutions de l'ASE, mettant en cause les dispositifs de signalement, ce qui a conduit à des réformes ultérieures. Peu de temps avant la loi de 2016, Céline Gréco et Lyes Louffok ont respectivement publié La Démesure et Dans l'enfer des foyers, tandis que de nombreux documentaires à charge ont vu le jour. Cela a marqué le début de l'engagement médiatique sur ces questions, accompagné de rapports scientifiques, tels que celui d'Adeline Gouttenoire ou le rapport de la Défenseure des enfants sur l'affaire Marina, qui soulignaient déjà la crise et la nécessité de réformes. Certains membres du CNPE se demandent d'ailleurs si l'ASE n'est pas intrinsèquement en crise, en raison de la grande difficulté de ses missions et des défis auxquels sont confrontés les professionnels. Cela pourrait justifier des mesures spécifiques de soutien et d'accompagnement de ces derniers.
En 2023, nous faisons toutefois face à une situation d'une nature différente par rapport à la crise quasi-structurelle des institutions de protection des enfants. Un ensemble d'éléments contextuels ont convergé à un moment précis, la fin de l'année 2023, créant une situation totalement inédite. Il est tout d'abord essentiel de souligner l'augmentation considérable de l'activité en protection de l'enfance, qui percute et bouleverse toutes les organisations. Elle n'a pas été uniforme partout, ni simultanée. Cependant, depuis 2021 jusqu'au début de l'année 2024, elle a touché presque tous les territoires. Certains ont connu une hausse significative des placements en urgence, d'autres une hausse du nombre d'informations préoccupantes. Les rythmes ont varié, mais une accélération générale de l'activité est observée. Cette hausse de l'activité découle de divers facteurs encore difficiles à discriminer et à comprendre pleinement. Toutefois, il est certain qu'elle résulte probablement d'une aggravation de la situation des familles et de signes évidents de souffrance chez les enfants et les jeunes. Ainsi, nous devons prendre en compte ces éléments pour appréhender la crise actuelle des institutions de protection des enfants et envisager des solutions adaptées à cette situation inédite.
Santé publique France a documenté, à travers des enquêtes significatives et alarmantes, une augmentation notable des passages aux urgences pour gestes suicidaires chez les enfants de moins de 15 ans. Cette tranche d'âge, auparavant moins concernée, a connu une bascule à partir de 2021. Nous observons également des éléments préoccupants concernant les tout-petits. L'exposition aux écrans est souvent évoquée comme une hypothèse de la dégradation de leur santé, bien que d'autres facteurs soient également en jeu. La souffrance des enfants est désormais au cœur de notre réflexion.
L'augmentation de l'activité découle aussi d'une avancée majeure de nos connaissances. Nous sommes aujourd'hui beaucoup moins insensibles à la souffrance des enfants et moins tolérants aux violences familiales, qu'elles concernent les femmes, les enfants ou toutes les personnes vulnérables. Les professionnels sont mieux formés et disposent de connaissances accrues sur ces sujets. Il y a dix ans, nous intervenions rarement auprès des très jeunes enfants. Les données montrent que la population des moins de 2 ans était peu représentée dans les dispositifs d'ASE. Or, depuis quelques années, nous constatons une augmentation considérable des placements de tout-petits, notamment les 0-6 ans, avec une attention particulière sur les 0-3 ans. Le nombre d'entrées d'enfants en placement a augmenté de 20 % à 30 % par rapport aux années de référence d'avant la crise sanitaire, en moyenne mensuelle d'entrées en accueil d'urgence. Ces placements en urgence concernent majoritairement de très jeunes enfants. Je manque de précisions car nous souffrons d'un manque criant de données fiables dans le domaine de la protection de l'enfance. Je sais que vous avez déjà procédé à l'audition de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) sur ce sujet, laquelle vous a peut-être renseignés sur ce qu'il se passait il y a deux ans. Dans le contexte de l'accélération de l'augmentation de l'activité que j'évoquais, parler de 2022 est déjà « à côté de la plaque ». C'est pourquoi le CNPE construit actuellement un réseau « sentinelle » de veille sur les territoires, constitué de quinze départements, pour partager des données non consolidées, afin d'être plus réactifs face aux évolutions locales.
Cette augmentation quantitative concerne également les enfants plus âgés, avec une protection accrue des jeunes adultes. Cela révèle probablement des signes de souffrance réelle chez les jeunes, mais aussi une attention renforcée depuis plusieurs années à leur situation. Les avancées que nous connaissons sont en partie dues aux prises de parole des premiers concernés, qui existent désormais dans le débat public. Le sujet de l'accompagnement des jeunes après la majorité a été essentiellement porté par les premiers concernés et les professionnels, notamment par des collectifs comme « Cause Majeur ! ». Cette augmentation quantitative de l'activité entraîne une saturation des dispositifs inédite et parfois dangereuse pour les enfants dans certains lieux d'accueil. Les taux d'occupation des structures d'accueil, qu'elles soient institutionnelles ou familiales, atteignent parfois 120 %, 130 %, 140 %, voire 150 %.
Cette situation s'accompagne d'une augmentation qualitative et d'une transformation du public accueilli. Des enfants, auparavant accueillis dans des structures spécialisées, sont désormais pris en charge par les structures de l'ASE, faute de place. Ce transfert de charge, bien que discret, est réel dans les territoires. Bien qu'ils ne concernent pas un grand nombre de situations par rapport à l'augmentation quantitative globale, ces cas spécifiques demandent beaucoup d'énergie et épuisent les professionnels de l'ASE. De nombreux départements cherchent à aménager des dispositifs particuliers, comme les micro-maisons d'enfants à caractère social (micro-Mecs) ou les unités de situations complexes pour des enfants ayant des besoins spécifiques. Cependant, de nombreux territoires peinent à relever le double défi de l'augmentation du nombre d'enfants à protéger et de l'adaptation des structures aux besoins spécifiques. Je pense notamment au champ médico-social, à l'accueil des enfants en situation de handicap, plus présents qu'auparavant au sein de l'ASE, à l'offre sanitaire et aux placements familiaux thérapeutiques. L'Association des psychiatres de secteur infanto-juvénile, en collaboration avec le CNPE, a produit une analyse montrant l'effondrement du nombre de places en placements familiaux thérapeutiques.
Cette crise pourrait être gérée si elle n'était pas aggravée par deux autres facteurs de déstabilisation massive. D'une part, la crise des ressources humaines, marquée par une crise de l'attractivité des métiers du soin et de l'accompagnement, se traduit par des taux de vacances de poste sans précédent dans le secteur de la protection de l'enfance, atteignant jusqu'à 30 % dans les Mecs. Cela contraint fortement l'accueil dans le contexte évoqué. D'autre part, cette crise d'attractivité des métiers est liée à des conditions de travail difficiles.
Nous sommes nombreux à constater les avancées dans les dispositifs de protection de l'enfance. Toutefois, il existe un secteur où les progrès sont absents, voire où les conditions se sont dégradées : l'accompagnement professionnel et la clinique institutionnelle. Le principe qui consiste à prendre soin des professionnels pour qu'ils puissent prendre soin des enfants est central dans le Livre blanc du travail social, remis fin novembre 2023 par le Haut Conseil du travail social (HCTS). Sur ce sujet, il est aujourd'hui documenté que les professionnels prenant soin des enfants en grande détresse sont exposés à des risques accrus d'épuisement professionnel et de stress post-traumatique, comparativement à la population générale et même aux autres travailleurs sociaux.
Ces risques sont exacerbés dans des contextes où les perspectives sont limitées. À la fin de l'année 2023, nous observions une augmentation de l'activité, une crise des ressources humaines et une crise des financements. Dès l'automne 2023, nous alertions sur le fait que l'État semblait ne pas prendre en compte cette question. Les ressources des collectivités s'effritent : les recettes liées aux droits de mutation à titre onéreux (DMTO) ont été revues à la baisse en cours d'année 2023. Les perspectives pour 2024, annoncées dès l'automne 2023, sont catastrophiques. C'est d'ailleurs un autre point sur lequel nous souhaitons insister : la protection de l'enfance représente probablement la politique publique pour laquelle les départements ont la charge nette la plus importante, où les ressources propres des départements sont sollicitées le plus fortement et le moins compensées. Les recettes des collectivités, principalement issues des DMTO, sont en baisse. En résumé, les moyens alloués à un enfant dépendent en grande partie du nombre de transactions immobilières sur un territoire. Nous soulignons l'aberration d'un système dans lequel les modalités de financement de cette politique publique n'ont pas été revues.
En termes de gouvernance, de nombreuses questions se posent sur les responsabilités de chacun. Au CNPE, nous estimons que la politique publique de protection de l'enfance doit être à la fois interministérielle et décentralisée. Cependant, nous interrogeons clairement le financement et le contrôle de cette politique publique. Ce sujet est au cœur de la mission sur la décentralisation confiée à M. Éric Woerth aujourd'hui. Nous avons de vives attentes quant à un financement corrélé à des indicateurs objectifs de besoins de la population et contrôlé. Ce point fort de nos propositions est évident, car au-delà de cette crise, nous constatons qu'il est possible d'agir et de fédérer les différents acteurs autour de propositions concrètes. Nous avons formulé plusieurs propositions et commencé à y travailler de manière artisanale, car le CNPE dispose de moyens limités. Il compte toutefois sur la volonté de ses membres, qui est manifeste chaque jour. Nous avons donc abordé un certain nombre de questions en prenant soin de ne pas céder au sensationnalisme ou à « l'ASE- bashing ». Une polarisation du débat entre tout ou rien, bon ou mauvais, ne semble en effet pas être le levier le plus favorable pour faire avancer les choses. Nous tenons avec force un certain nombre de propositions très claires et concrètes. Au-delà des questions de clivage, nous insistons sur la nécessité d'adopter une démarche pragmatique, inspirée par les savoirs expérientiels et scientifiques, face à des sujets d'une grande complexité.
Je suis accompagnée par Mme Céline Truong, volontaire permanente de l'association ATD-Quart Monde et responsable de l'équipe nationale chargé de la petite enfance et des familles, ainsi que par le docteur Nathalie Vabre, pédiatre-coordinatrice de l'unité d'accueil pédiatrique des enfants en danger (UAPED) au centre universitaire et hospitalier de Nantes. Nous souhaitons présenter les leviers d'action disponibles du côté d'ATD-Quart Monde, notamment l'efficacité des actions de soutien aux familles dès la toute petite enfance. Chacun a besoin d'aide à l'arrivée d'un enfant et des interventions précoces sont possibles. Le docteur Nathalie Vabre est engagée depuis de nombreuses années dans la lutte contre les violences faites aux enfants, la lutte contre l'invisibilité de ces violences et la difficulté à les repérer et à les prendre en charge. Nous voulons vous démontrer qu'il est possible de travailler en bonne intelligence, sans choisir de camp entre le soutien aux familles et la lutte contre les violences faites aux enfants. Le CNPE a la chance de pouvoir collaborer avec toutes ces composantes, en se centrant résolument sur les besoins fondamentaux et le respect des droits de l'enfant. Il est crucial de se concentrer sur l'enfant, bien plus que sur les défaillances parentales, même lorsque l'on travaille avec les détenteurs de l'autorité parentale.
Depuis 2014, les acteurs du secteur et le législateur se sont particulièrement investis dans la protection de l'enfance. En dix ans, malgré la mise en place du CNPE à l'échelle nationale, la gouvernance reste cependant un sujet de préoccupation. Nous sommes toujours confrontés à des crises majeures et les évolutions nationales ne se traduisent pas toujours dans les territoires. La situation actuelle, exacerbée par ces crises, a conduit le CNPE à lancer des alertes. En décembre 2023, après l'annonce du plan Marshall pour la protection de l'enfance, le CNPE, le COJ et l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss) ont lancé une alerte maximale, soulignant que nous nous trouvons à un carrefour nécessitant un changement de paradigme. Certains départements se mobilisent et demandent des états généraux. En 2024, la situation reste préoccupante pour de nombreux enfants, équipes et présidents de départements. Malgré les millions d'euros investis, les problématiques persistent. Quelles ont été les réponses de l'État aux propositions du CNPE ? Les grandes organisations ont lancé une alerte maximale, indiquant que nous sommes à un tournant nécessitant des actions concrètes pour éviter une détérioration supplémentaire de la situation. En conclusion, bien que des efforts significatifs aient été réalisés au niveau législatif, la mise en œuvre sur le terrain reste insuffisante. Les crises actuelles et les alertes soulignent l'urgence d'une action coordonnée et efficace pour protéger les enfants et répondre à la crise du secteur médico-social et des métiers du lien.
À l'époque où Mme Charlotte Caubel était secrétaire d'État chargée de l'enfance, quelles propositions vous ont été faites par le ministère et la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) pour répondre aux attentes du CNPE ? Comment la secrétaire d'État a-t-elle accompagné ce plan Marshall ? Aujourd'hui, quels échanges avez-vous avec la nouvelle ministre chargée de l'enfance, de la jeunesse et des familles, Mme Sarah El Haïry,, notamment sur la situation des professionnels ?
Il est essentiel de comprendre les mécanismes en place, surtout lorsque tout le monde a tiré la sonnette d'alarme, y compris à travers des tribunes et des lettres envoyées au président de la République par de grands professeurs de médecine. Malgré ces alertes, la situation sur le terrain reste préoccupante.
Par exemple, il est impossible d'ignorer que les pouponnières sont à 150 % de leur capacité d'accueil. Les enfants, de quelques jours à l'âge de 3 ans, sont pris en charge dans des conditions inadéquates. Le décret de 1974 relatif à la réglementation des pouponnières n'a jamais été révisé et, pour trente-trois places, on accueille soixante-six enfants. Dans ces conditions, il est inacceptable qu'un travailleur s'occupe de neuf bébés, surtout à la lumière des avancées en neurosciences et des besoins fondamentaux des enfants. Ainsi, il est crucial de comprendre comment les propositions ministérielles et les actions de la DGCS répondent aux attentes du CNPE et aux besoins urgents sur le terrain.
À l'échelle nationale, les avancées sont notables, notamment grâce au législateur qui a su faire évoluer les choses. Cependant, le temps de l'enfant diffère de celui de l'adulte. À travers les propositions du CNPE, en collaboration avec le COJ et l'Uniopss, des mesures très concrètes ont été suggérées. Il est impératif de les mettre en œuvre immédiatement. Pourtant, quelques mois après ces propositions, nous ne constatons pas l'émergence d'une politique publique répondant à cette urgence absolue. Je souhaite connaître les réponses apportées et les lacunes des politiques publiques actuelles.
Il est très important d'aborder également les questions de formation professionnelle, en lien avec les régions. Ces dernières, bien que rarement consultées, jouent un rôle central dans le secteur médico-social et la formation. Dans cette situation critique, l'ouverture à l'intérim permet à des structures de répondre aux besoins des départements en quinze jours, avec des personnels souvent non qualifiés pour s'occuper des enfants. Cette situation est extrêmement préjudiciable pour l'avenir de ces enfants, notamment en termes de soins et de prise en charge des traumatismes psychologiques. Nous observons une dérive inquiétante, avec des personnels en grande souffrance, en partie à cause d'une formation de base inadaptée à la protection de l'enfance. La formation actuelle, trop généraliste, ne permet pas d'accompagner ces enfants de manière optimale. Il est donc urgent de rendre cette formation spécifique à la protection de l'enfance. Les propositions que vous avez formulées sont cruciales et il est impératif de ne pas laisser l'intérim privé s'emparer de ce domaine, au risque de causer des dommages irréparables aux enfants concernés. Certains départements répondent à des appels à projets en affirmant qu'ils n'ont pas d'autres options que l'intérim. Les grandes associations, aujourd'hui, ne peuvent répondre à ces appels à projets dans les délais impartis.
Il est essentiel, après l'annonce du plan Marshall pour la protection de l'enfance et la conférence de presse réunissant les principaux acteurs de ce secteur, de connaître les suites données par l'État et la manière dont il aborde la question de la formation. Je crois que des projets sont en cours sur ces sujets. Il est important aussi de savoir comment se déroulent les discussions avec les départements.
En matière de gouvernance, le CNPE a la conviction profonde que, face aux défis actuels, la pire situation serait un renvoi des responsabilités entre les différents acteurs. Ce risque est permanent, surtout lorsque les ressources manquent de part et d'autre, ce qui incite à renvoyer la responsabilité sur autrui. Notre force réside dans la diversité de nos membres, qui représentent toutes les institutions. À titre personnel, j'ai exercé dans les services de l'État, en collectivité et j'ai été directrice générale d'une association. Cette expérience m'aide à résister à la tentation de renvoyer les responsabilités sur les autres, surtout dans un contexte inédit comme celui que nous traversons. Nous sommes convaincus que seule une mobilisation collective, où chacun fait un pas de côté, permettra de faire face aux défis actuels, peut-être pas de la meilleure manière, mais suffisamment pour tenir bon jusqu'à ce que les évolutions structurelles en cours produisent des effets.
Nous disposons aujourd'hui de plus de connaissances, de vigilance et d'exigences, mais avec des outils et des lunettes du passé, ce qui fait craquer le système. Le problème, c'est qu'au moment où il craque, nous n'avons plus la disponibilité nécessaire pour penser les autres évolutions. L'écart est important entre ce que nous aimerions accomplir et ce que nous réalisons réellement. Par exemple, au sein du CNPE, nous sommes très animés par la question de la permanence des liens affectifs des enfants et la possibilité de penser un accueil durable. Ces sujets, assez nouveaux pour les institutions, nécessitent sérénité, formation et soutien dans l'accompagnement des nouvelles pratiques. Or, aujourd'hui, ces sujets sont balayés. Actuellement, nous avons moins de disponibilités dans nos établissements classiques, comme les pouponnières, et nous recourons donc davantage à ces types de réponses institutionnelles. Même dans les grandes masses, on observe des changements : moins d'accompagnement à domicile, moins d'accompagnement renforcé, moins de tiers dignes de confiance. Et très paradoxalement, nous recourons davantage à l'accueil familial classique, qui est en voie d'effondrement, et aux structures classiques de protection de l'enfance, qui sont en train d'exploser. Pour tenir bon durant cette période et transformer l'essai des chantiers amorcés depuis une dizaine d'années, une mobilisation collective est indispensable.
C'est pourquoi nous appelons à un plan Marshall exceptionnel pour la protection des enfants. Il doit mobiliser et engager à un pas de côté l'État, les collectivités et les associations pour adopter une approche différente, innover et collaborer. Obtenir cette coopération a été complexe, chaque partie rejetant la responsabilité sur l'autre. Du point de vue des départements, l'État est responsable, tandis que l'État estime que les départements disposent des moyens nécessaires pour avancer sur ces sujets. Nous pensons qu'il existe des leviers favorables des deux côtés. En ce qui concerne le soutien aux familles précoces, nous pensons notamment à la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). Il est important de noter que les moyens alloués à l'aide à domicile précoce des familles, notamment l'intervention des techniciens de l'intervention sociale et familiale (TISF), ont considérablement diminué ces dernières années. Nous constatons une réduction du financement des aides à domicile en prévention du côté de la Cnaf. Nous pensons aussi que la Cnaf pourrait aujourd'hui, sur recommandation des services de protection maternelle et infantile (PMI) et des services sociaux départementaux, proposer très précocement une aide à domicile aux familles en situation de vulnérabilité aiguë, sans passer par des procédures complexes qui retardent souvent la mise en place des mesures nécessaires et sans reste à charge pour les familles. Les collectivités et les départements pourraient financer cette aide.
Nous soutenons depuis longtemps l'idée que la santé est un levier décisif pour l'évolution des pratiques professionnelles. Elle ne se limite pas aux soins somatiques et psychiques, mais est essentielle pour le bien-être global de l'enfant. Les enjeux à relever du côté de l'État sont considérables. Nous attendons beaucoup des conclusions des Assises de la santé de l'enfant, pour lesquelles nous avons dû faire beaucoup de lobbying. Nous avons notamment de grandes attentes concernant la mise en place effective des parcours de santé coordonnés.
Concernant l'insertion sociale et professionnelle des jeunes, nous avons formulé des propositions équilibrées. Il est impératif que les départements ne se posent plus la question de poursuivre l'accompagnement éducatif au-delà de 18 ans ; c'est une obligation légale depuis des années. Je profite de cette occasion pour rappeler que de nombreuses avancées législatives ont été réaffirmées dans les lois récentes. Par exemple, ne pas séparer les fratries est une obligation légale depuis vingt ans. Évaluer les ressources de l'environnement des enfants est inscrit dans le code civil depuis une dizaine d'années au titre de l'autorité parentale. La possibilité de conclure des contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens (CPOM) était déjà prévue dans une loi précédente. Nous devons nous assurer que ces principes légaux sont effectivement appliqués et respectés pour garantir le bien-être et la protection des enfants et des jeunes.
Il est bénéfique de remettre en lumière ces sujets et de préciser les dispositions en vigueur. Cependant, il est essentiel de se poser la question du « comment », et non seulement celle de l'intention. Par exemple, le rapport conjoint du COJ et du CNPE démontre l'intérêt d'un effort conjoint de l'État et des départements pour accompagner les jeunes majeurs. Ces derniers, lorsqu'ils sont sous la protection de l'ASE, devraient bénéficier d'une allocation minimale garantie par l'État. Les départements doivent quant à eux assumer la responsabilité de poursuivre cet accompagnement. Ces propositions ont suscité de l'intérêt mais elles n'ont pas encore été concrètement mises en œuvre. Nous avons veillé à ce que l'État et les départements s'engagent dans ce domaine. Bien que ces sujets n'aient pas encore trouvé de traduction immédiate, ils ont permis l'ouverture de plusieurs chantiers.
Pour répondre précisément à la question du sort de nos propositions, nous avons essayé de les rendre concrètes, réalisables et équilibrées, sans renoncer à notre ambition. Concernant les mesures immédiates visant à garantir la continuité du service sur les territoires, nous n'avons pas été entendus, sauf de manière très marginale. Par exemple, sur un territoire, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) a pu apporter un soutien ponctuel à l'ASE pour certaines mesures, ou mener des investigations. Cependant, globalement, les mesures immédiates du plan Marshall n'ont pas été mises en œuvre.
Sur les chantiers structurels, nos propositions ont été reprises comme thématiques des chantiers État-départements, initiés par la Première ministre à la fin de l'année 2023. Ils devraient aboutir à des propositions en juin. Nous restons optimistes. Nous nous réjouissons que l'État et les départements dialoguent. Cependant, nous insistons pour que les autres acteurs ne soient pas négligés. Nous avons manifestement obtenu gain de cause à cet égard. Au début de l'été, une séquence de discussion et de restitution des groupes de travail sur les sept chantiers est prévue.
En attendant, nous avons décidé de ne pas rester inactifs. Sur le sujet des ressources humaines, il nous semble que des actions sont à entreprendre en matière d'attractivité des métiers. Cependant, certaines mesures échappent à notre compétence, comme la question des salaires. Le CNPE n'a quasiment aucune marge de manœuvre sur ce sujet. Nous rappelons néanmoins qu'en 1970, un éducateur gagnait deux fois et demie le Smic. Avant le Ségur, il commençait à 1 400 euros, comme fonctionnaire de catégorie A. Actuellement, c'est un peu plus, 1 500 ou 1 600 euros, mais l'écart s'est considérablement creusé en peu de temps. La question salariale concerne les pouvoirs publics, mais aussi les partenaires sociaux. Les négociations conventionnelles stagnent depuis des années. Si nous mettons de côté cette question fondamentale, mais hors de notre portée, nous pensons pouvoir agir avec les acteurs au sein du Conseil pour diversifier les recrutements, notamment en collaborant avec le réseau des écoles de travail social.
Nous avons donc proposé de recruter des travailleurs sociaux autrement que par Parcoursup, en intégrant des étudiants en licence de sciences humaines dès la deuxième année. L'objectif est de leur offrir une formation d'une année, validant leur niveau licence, directement liée aux besoins fondamentaux d'accompagnement des enfants. Cette initiative est particulièrement intéressante car elle est novatrice. Il nous faut maintenant obtenir l'agrément de l'État. En réalité, nous établissons un continuum de formation entre les employeurs, les universités et les écoles de travail social. Ce continuum inclut le pré-recrutement en salariant les élèves en formation, l'accompagnement à la prise de fonction et la formation continue. Ce projet a immédiatement suscité un grand engouement, démontrant que l'ouverture de nouvelles perspectives de réflexion et de travail suscite un fort enthousiasme et une grande motivation chez les participants. Nous allons insister pour que cette expérimentation soit validée par la DGCS. Nous plaçons également beaucoup d'espoir dans l'apprentissage et les pré-recrutements. Nous travaillons intensivement sur ces sujets avec les employeurs et les écoles de travail social.
Certains décrets d'application de la loi du 7 février 2022 n'ont toujours pas été publiés. Il serait intéressant de savoir si le CNPE a été saisi de ceux-ci. Il me semble que cela a été le cas pour le décret sur les normes d'encadrement. J'aimerais connaître votre avis sur les blocages identifiés. En effet, la protection de l'enfance est le seul secteur qui n'a jamais eu de normes, contrairement à l'ensemble du secteur médico-social. J'ai formulé une demande d'évolution du décret de 1974, qui devrait être modifié à la lumière de nos connaissances actuelles sur les besoins fondamentaux des enfants. Au total, trois décrets sont donc attendus, dont deux issus de la loi Taquet du 7 février 2022 : l'un sur les assistants familiaux et l'autre sur les normes d'encadrement. Ce dernier est très attendu et son coût est évalué à 1,5 milliard d'euros. Il est crucial de vérifier si ce chiffre fourni aux principaux acteurs est correct.
Lorsque le législateur souhaite avancer sur des normes demandées par tous, il est également essentiel de redonner du sens aux métiers exercés par les professionnels. Actuellement, nous les épuisons en créant un cercle vicieux qui les pousse à quitter leurs postes, souvent en raison des conditions de travail. En matière de formation, nous avons la capacité de redonner du sens et d'assurer une meilleure qualité de vie au travail, au-delà des questions salariales, afin d'insuffler une nouvelle dynamique à ces métiers. Votre avis sur ce sujet est également très important.
Vous avez mentionné un pic de suicides chez les adolescents. Est-ce parce que ce phénomène est mieux documenté aujourd'hui qu'auparavant ? Comment expliquez-vous cette augmentation ? Ensuite, nous avons beaucoup discuté des taux de vacance d'emploi et de l'attractivité des métiers. Quelles sont les alternatives pour ces professionnels et vers quels autres métiers se tournent-ils ? Cela permettrait de mieux comprendre l'environnement concurrentiel du recrutement. Enfin, de nombreuses discussions médiatiques portent sur le poids des mineurs non accompagnés (MNA). Je souhaiterais connaître votre appréciation sur leur impact dans cette augmentation. Comment cela est-il appréhendé, notamment dans les départements les plus touchés par cette hausse ?
Cet exercice est toujours extrêmement frustrant, pour vous et pour nous, car vous avez beaucoup de choses à dire et nous avons de nombreuses questions à poser. Premièrement, cette commission d'enquête traite des dysfonctionnements et des manquements. Cela signifie que nous abordons parfois des sujets sensibles, notamment pour ceux qui ne souhaitent pas être pointés du doigt. Dans ce contexte, une question budgétaire se pose. Considérez-vous que les budgets de la protection de l'enfance sont parfois utilisés comme variable d'ajustement dans les budgets de certains conseils départementaux ?
Vous avez mentionné les DMTO. Heureusement, ces derniers ne constituent pas la seule recette des conseils départementaux, mais ils sont effectivement très volatils. Pendant des années, ils ont connu une croissance exponentielle, mais ils sont en déclin depuis au moins deux ans. Il serait pertinent de sécuriser ces recettes, notamment celles allouées à la protection de l'enfance. Avez-vous des propositions concrètes pour atteindre cet objectif de sécurisation ? Vous avez évoqué un plan Marshall en faveur de la protection de l'enfance, ce qui implique des besoins et donc des dépenses et nécessite d'approfondir cette question des recettes.
De plus, vous avez mentionné la crise des ressources humaines. Pourriez-vous illustrer les conséquences de cette crise, qui sont toujours regrettables, voire parfois dramatiques ?
Il est évident que toutes les personnes que nous recevons ici s'accordent sur le fait que la situation en matière de protection de l'enfance est très préoccupante. Un consensus existe parmi les employeurs, les salariés et les institutions pour reconnaître la gravité de la situation actuelle dans ce secteur. J'ai qualifié cette situation d'effondrement. Ce terme a été repris et souligné par d'autres acteurs importants de la protection de l'enfance. Nous sommes effectivement sur une ligne de crête avec cette commission d'enquête, et il est essentiel de ne pas alimenter la défiance ou le complotisme vis-à-vis de l'ASE. Cette défiance, je pense, est nourrie par l'inaction des pouvoirs publics, qui conduit à des placements de plus en plus mal exécutés, voire non exécutés. Cela pousse certaines familles à croire que leurs enfants seraient mieux avec elles qu'en protection de l'enfance, alors qu'ils relèvent clairement de celle-ci. Il y a une véritable urgence à ne pas entretenir cette défiance et ce complotisme, qui prennent de l'ampleur sur les réseaux sociaux.
J'aimerais comprendre les responsabilités de ces défaillances et de ces manquements. En tant que parlementaires, notre rôle est de bien identifier ces responsabilités, sans pour autant nous substituer à un tribunal. Prenons un exemple concret : celui du décret d'application de la loi du 7 février 2022 sur l'interdiction des placements hôteliers. Étant élue du Puy-de-Dôme et éducatrice spécialisée en protection de l'enfance, j'ai été directement touchée par le suicide de Lily dans mon département. À la suite de ce drame, un décret a été pris, mais il s'agit, selon moi, d'un décret dérogatoire par rapport à l'interdiction des placements hôteliers. J'aimerais savoir qui a bloqué ce décret, car il est crucial de comprendre pourquoi il a fallu plus de deux ans pour appliquer une loi essentielle. Il est également important de ne pas passer notre temps à voir l'État et les départements se renvoyer la balle en termes de compétences. Nous constatons qu'il manque une politique cohérente de protection de l'enfance dans notre pays. Il est nécessaire d'améliorer cette situation et de garantir une égalité territoriale dans les placements.
La France insoumise propose la recentralisation, non pas pour recréer les directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS), mais pour garantir qu'un enfant confié à un département bénéficie des mêmes chances d'accompagnement, de placement et de réussite qu'un autre enfant dans un autre département. Nous souhaitons que les départements soient tenus à une exigence de moyens. Je rappelle que les départements de France réclament de nouvelles compétences, comme l'agriculture, alors qu'ils peinent à assumer celles qui leur sont déjà attribuées et qui sont essentielles.
Concernant les changements de métiers, j'ai une réponse personnelle, bien que d'autres puissent avoir des avis différents. Mes collègues qui quittent ce secteur se réorientent totalement, souvent vers des domaines complètement différents. Cette réorientation est motivée par une profonde perte de sens, bien au-delà des questions de rémunération. En effet, rentrer chez soi avec le sentiment d'avoir accompli une journée indigne, voire d'avoir été maltraitant, est une réalité évoquée dans les services. Cette situation pousse les professionnels à changer radicalement de secteur, ce qui est dramatique. Il ne s'agit pas d'une crise de vocation, mais bien d'une forme de maltraitance envers les professionnels eux-mêmes.
Le troisième axe du plan Marshall pour la protection de l'enfance que vous préconisez comporte la révision des modalités d'évaluation et de mise à l'abri des MNA sur le territoire national. En 2023, le nombre de MNA a fortement augmenté, atteignant 19 370, contre 14 782 en 2022. On observe également une hausse significative du nombre de jeunes filles MNA, passé de 612 en 2017 à 1 613 l'année dernière. Certains, avec qui je ne suis pas nécessairement d'accord, suggèrent que la gestion et la prise en charge des MNA soient transférées à l'État. Quelle est votre position à ce sujet ?
Depuis 2012, la loi oblige les départements à transmettre au niveau national les données clés de chaque jeune protégé, via le dispositif Olinpe (observation longitudinale, individuelle et nationale en protection de l'enfance). Cependant, à ce jour, une dizaine de départements seulement respecte cette obligation chaque année et plus de la moitié n'ont jamais transmis de données en dix ans. Nous évoquions précédemment le risque que l'État et les départements se renvoient la balle, mais ici, ce sont les départements et leurs prestataires informatiques privés qui se renvoient la responsabilité. Actuellement, aucun indicateur fiable et actualisé ne permet de suivre à l'échelle nationale le parcours des enfants de l'ASE. Il est impossible de savoir combien d'entre eux sont hébergés à l'hôtel et comment évoluent les alertes sur les mineurs en danger ou les placements de très jeunes enfants. Le registre national de suivi des enfants protégés est quasiment vide. Nous sommes contraints de marcher à l'aveugle. Le pilotage de la politique publique de protection de l'enfance est totalement défaillant, faute de données nationales récentes permettant de mieux comprendre et anticiper les évolutions en cours.
Le ministère du travail, de la santé et des solidarités a lancé, en fin d'année dernière, un comité stratégique associant départements, administrations et associations. Il a missionné le cabinet d'audit Mazars pour établir un état des lieux d'ici le mois de mars. La ministre Sarah El Haïry avait affirmé qu'un plan d'action serait défini à l'issue de ce délai. Parmi les pistes évoquées, figurait le choix d'un prestataire unique à l'échelle nationale ou l'harmonisation des fonctionnalités des logiciels existants grâce à un label. Disposez-vous d'informations concernant l'audit du cabinet Mazars ? Quelle piste a été retenue ? Il est urgent d'agir.
Selon Michèle Créoff, aucune loi de protection de l'enfance n'est appliquée, ni la loi Taquet, ni la loi Rossignol du 14 mars 2016, ni même celle du 5 mars 2007. L'État négocie avec les départements pour qu'ils appliquent les textes de la République. C'est l'accord passé depuis la décentralisation. L'État a-t-il les moyens juridiques, financiers ou politiques de contraindre les départements à mettre en œuvre les lois de protection de l'enfance ? Que pensez-vous de la renationalisation de cette compétence, demandée par des associations et des professionnels et qui avait été envisagée par l'ancienne secrétaire d'État chargée de l'enfance Charlotte Caubel ?
En ce qui concerne la gouvernance, qui est responsable, finalement ? Tout dépend du contexte. Mon idée est de trouver un équilibre difficile mais nécessaire entre les niveaux interministériel et décentralisé. En matière de solidarité, les départements sont responsables, mais dans le domaine de la santé et de la scolarité des enfants, c'est bien l'État qui est en charge. Dans tous les cas, je tiens à souligner que c'est le ministre compétent qui est interrogé par le Comité des droits de l'enfant des Nations unies et, par substitution, le préfet de territoire qui est responsable de la situation de danger dès lors que la santé et la moralité sont compromises sur son territoire, surtout pour une personne vulnérable. Même dans un cadre décentralisé, l'État régalien doit répondre de certaines situations.
Il n'est pas question pour nous de dissocier les champs de compétence, mais il ne faut pas non plus les confondre. Vous mentionnez qu'il existe 101 politiques publiques de protection de l'enfance, ce qui est exact. On pourrait parler de la régularisation des MNA ou de l'accueil en UAPED. Selon que l'on habite à Lille ou à Nantes, l'accueil d'un enfant peut varier considérablement, même lorsqu'un risque vital est en jeu. La régularisation influence totalement le projet de vie de ces enfants. Ainsi, la question des disparités territoriales concerne non seulement les collectivités locales, mais aussi l'État régalien lui-même. C'est un véritable enjeu pour nous.
Le CNPE a toujours manifesté son immense attachement à l'organisation des comités départementaux de la protection de l'enfance (CDPE). Nous avons exprimé notre incompréhension face à l'absence d'imposition généralisée de ces comités par la loi du 7 février 2022. Cette position est majoritaire au sein du Conseil et nous semble être une ligne directrice à suivre. Pour répondre plus concrètement, la question de la recentralisation est stimulante car elle permet de poser les vraies questions, notamment en matière de financement, de contrôle et des rôles respectifs de l'État et des collectivités dans la mise en œuvre de la politique publique de protection de l'enfance. Cependant, il est largement reconnu que cette question reste théorique, car l'État n'a pas actuellement la capacité organisationnelle pour conduire cette politique publique, indépendamment des questions de financement. Il est donc essentiel de défendre la responsabilité conjointe de l'État et des collectivités dans la conduite des missions de protection de l'enfance. Le Conseil n'a pas encore débattu de manière prospective sur ce sujet, mais il est clair, notamment au sein de notre bureau, que la recentralisation ne constitue pas la réponse aux drames actuels. Il est important de ne pas déplacer le sujet. Lorsque nous appelons à des réponses immédiates sur certaines questions, la recentralisation ne peut pas constituer une réponse immédiate mais plutôt une action à envisager à moyen ou long terme.
Concernant la sécurisation des recettes, il est crucial de souligner que la question de l'adéquation des financements se pose. Ceux-ci sont largement liés aux dotations globales de fonctionnement. Dans un contexte d'augmentation considérable des besoins et d'exigences accrues pour les enfants et les familles, il est légitime de se demander si ces ressources sont suffisantes pour les collectivités. Cela ne signifie pas nécessairement qu'il faille globalement plus de ressources, mais il est évident que, dans certains domaines comme la santé, des financements supplémentaires pourraient être nécessaires. Un plan Marshall, comme évoqué, implique des dépenses, mais aussi des synergies et des alliances.
Si les services travaillaient davantage ensemble, nous gagnerions en efficacité. Cependant, n'éludons pas la question des dépenses. Nous nous sommes exprimés à ce sujet. Il nous semble que prendre soin des enfants et investir dans leur protection est non seulement un impératif éthique, mais aussi un investissement humain et financier. Une étude récente indique que répondre aux besoins précoces des enfants victimes de violence permettrait d'économiser à terme 38 milliards de dollars. Nous constatons un écart considérable entre la connaissance des économies potentielles et l'investissement que nous sommes capables de réaliser. Autrement dit, nous restons bloqués sur des arbitrages à très court terme, quel que soit le niveau auquel nous nous adressons.
Vous nous avez demandé si la protection de l'enfance est une variable d'ajustement dans les budgets départementaux. Nous collaborons avec de nombreux départements et de véritables alertes nous remontent des services départementaux. Les départements ont globalement investi beaucoup plus d'argent dans la protection de l'enfance ces dernières années grâce, pour beaucoup d'entre eux, à l'évolution favorable des DMTO en 2021-2022, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Les craintes sont donc maximales. Ce qui nous terrifie, ce n'est pas que la politique publique de protection de l'enfance soit une variable d'ajustement, car il y a une prise de conscience des présidents de département de leur responsabilité, y compris pénale, face aux drames de plus en plus médiatisés concernant la protection de l'enfance. Des variables d'ajustement existent toutefois au sein des politiques publiques, y compris celle de protection de l'enfance, autour d'interventions qui paraissent moins urgentes. Il est même envisagé, dans l'adversité, de faire sortir certains enfants des dispositifs de l'ASE, ce qui soulève de véritables questions au sein de notre groupe « sentinelle ». Les sorties de l'ASE posent un énorme problème, car nous savons aujourd'hui, de manière scientifique, que les allers et retours entre l'ASE et la famille sont destructeurs à terme pour les enfants. Si nous jouons à l'apprenti sorcier alors que les enfants s'intègrent bien dans le dispositif, nous courons un risque considérable. Cela pourrait finalement nous coûter infiniment plus cher, au-delà des drames potentiels pour les enfants et leurs familles.
Concernant les MNA, je n'ai pas abordé ce sujet volontairement, car il me semble que cette question très sensationnaliste occupe beaucoup l'espace médiatique. Bien que ce soit un véritable sujet, il ne constitue pas l'explication de la crise actuelle. Tout ce que j'ai mentionné précédemment existe indépendamment de la question des MNA. Tous les territoires ne sont pas concernés de la même manière par cette question. L'activité augmente et la population des MNA représente une part de cette augmentation globale, en particulier pour les plus âgés. Cependant, cette part reste relativement modeste par rapport à l'évolution globale que j'ai décrite. Elle concerne principalement les jeunes majeurs et les grands adolescents. Entrant tard dans les dispositifs, ils sont donc proportionnellement plus représentés sur la tranche d'âge de 18 à 21 ans : c'est arithmétique.
La prise en charge des personnes se présentant pour être mises à l'abri pose aussi une difficulté majeure. Contrairement aux MNA, qui sont confiés sur décision judiciaire après évaluation, la majorité des personnes cherchant à être mises à l'abri sont des adultes. Or, bien que les textes internationaux nous imposent une présomption de minorité, nous, acteurs de la protection de l'enfance, faisons face à une situation délicate. Nous ne pouvons pas accueillir enfants et adultes dans les mêmes lieux et, parfois, nous suspectons même la présence de passeurs parmi ceux qui se présentent. Il est difficile de distinguer les victimes. La pression sur la mise à l'abri est donc particulièrement forte dans certains territoires. Les personnes non concernées par le droit d'asile n'ont souvent d'autre recours que de se présenter comme MNA, quel que soit leur âge, ce qui complique la tâche des territoires d'accueil. Cette problématique est cruciale pour ceux-ci, mais elle n'est pas généralisée à l'ensemble du système de protection de l'enfance. Le CNPE a toujours soutenu que l'évaluation de la minorité et la mise à l'abri relèvent de la compétence régalienne de l'État, sous l'autorité du ministère de la justice et sous le contrôle du juge. Ce que nous questionnons actuellement, c'est la dimension régalienne des vérifications documentaires, qui sont une prérogative de l'État. Il existe déjà une cellule d'orientation des MNA au ministère de la justice. Pour le CNPE, la question de l'orientation vers le dispositif de protection des enfants devrait être organisée du côté de la PJJ.
Le décret sur les taux d'encadrement n'est pas prévu par la loi du 7 février 2022. Cet engagement avait été pris par le secrétaire d'État Adrien Taquet lors des débats parlementaires, mais l'amendement correspondant avait été retiré. Parmi les décrets prévus par la loi, il semble que seul celui sur la base nationale d'agrément des assistants familiaux reste à prendre. Nous avons été partiellement saisis de ce texte. Le CNPE s'était prononcé en faveur des taux d'encadrement, non pas pour réactualiser un projet de décret abandonné depuis longtemps, car il divisait le secteur de la protection de l'enfance et les associations, mais en abordant les taux d'encadrement autrement, en se fondant sur les besoins fondamentaux des enfants plutôt que sur l'offre de services. Le CNPE a sollicité le docteur Marie-Paule Martin-Blachais, qui a présidé la démarche de consensus sur les besoins de l'enfant, pour l'aider à élaborer une recommandation fédérant les différentes parties prenantes. Le Conseil est favorable à ce que cette question soit normée, comme dans d'autres politiques publiques. Le texte proposé se concentre sur les besoins des enfants en fonction de leur âge et de leurs besoins particuliers. Le gouvernement a été très attentif à notre proposition. Nous avons insisté sur la nécessité d'un effort des collectivités territoriales pour garantir des taux d'encadrement définis en fonction des besoins fondamentaux des enfants. Cependant, nous n'avons pas été entendus sur la partie concernant la contribution de l'État pour les enfants en situation de handicap, notamment sur la mise en place de forfaits de soins. Il est donc crucial d'examiner notre proposition sur les taux d'encadrement. Le coût de 1,5 milliard d'euros a été calculé par l'Association nationale des maisons d'enfants à caractère social (Anmecs) et le Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso) en fonction d'une organisation liée à des normes conventionnelles sur les tailles d'unités. Le texte initial est un peu décalé par rapport aux travaux que nous avons réalisés et, surtout, il ne prend pas en compte la révision du décret de 1974 concernant les enfants de 0 à 3 ans. Or cette question est une préoccupation majeure du CNPE, car nous devons commencer notre travail sur les taux d'encadrement en tenant compte de cette tranche d'âge.
Concernant l'orientation des professionnels, certains se tournent vers de nouvelles formes d'agriculture, comme la culture des fraises, et deviennent paysans. C'est assez fréquent.
En ce qui concerne l'augmentation du taux de suicide des adolescents, les données de Santé publique France indiquent que nous ne disposons jamais de certitudes absolues. Il existe tout de même un phénomène singulier, notamment chez les très jeunes filles : on a pu observer, de manière très vulgarisée, qu'elles passent à l'acte plus tôt et utilisent des méthodes plus violentes, pour des actes qui peuvent rapidement devenir définitifs. Cela n'était pas connu, ni dans les services de protection de l'enfance, ni de manière plus générale.
Sur la question du suicide, il est important de noter que ce phénomène ne concerne pas uniquement les enfants protégés. Il s'agit d'un problème global, amplifié par un afflux notable d'enfants plus jeunes, garçons et filles, dans les services d'urgences pédiatriques, présentant des idées suicidaires et qui font des tentatives de suicide. Ce phénomène, que l'on peut qualifier de tsunami, a probablement été exacerbé par la crise du covid-19, qui a révélé un mal-être général. En ce qui concerne spécifiquement les enfants de la protection de l'enfance, il est avéré qu'ils consomment davantage de soins d'urgence. Ces enfants sont hospitalisés plus fréquemment et pour des durées plus longues que ceux de la population générale, tout en étant moins bien soignés. Ils n'ont souvent pas de médecin traitant, ce qui entraîne une plus grande utilisation de services comme SOS Médecins et les urgences pédiatriques. De nombreuses études confirment cette réalité, alors même que ces enfants ont des besoins de santé plus importants que ceux de la population générale. En plus des besoins de santé communs à tous les enfants, ils présentent en effet des besoins particuliers liés à une surreprésentation du handicap et des situations de sur-handicap. Par exemple, un enfant peut avoir une maladie chronique ou être en situation de handicap, mais à cela s'ajoute un environnement maltraitant ou négligent qui peut aggraver ses problèmes de santé. Ces enfants ont également des besoins spécifiques liés aux traumatismes qu'ils ont vécus et que certains qualifient d'expériences adverses. Quant à moi, je préfère parler d'expériences négatives, de traumatismes, de violences et de négligences subies. Ainsi, ces enfants ont à la fois plus de besoins et sont moins bien soignés, ce qui constitue une iniquité de traitement et d'accès aux soins et à la prévention. Cette situation est non seulement éthiquement inacceptable, mais coûteuse. Comme le disait ma grand-mère, il y a du pas cher qui coûte cher. En dépensant moins maintenant, nous finissons par dépenser beaucoup plus par la suite pour des soins somatiques et psychiques. La santé mentale a en effet des conséquences à court, moyen et long termes sur la santé physique, ainsi que sur les comportements agressifs. Les coûts à long terme sont donc très élevés, alors qu'il existe des leviers pour agir.
Lorsque nous abordons la question de la santé, nous nous référons à la santé globale, telle que définie par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), qui englobe les dimensions somatique, psychique et sociale, lesquelles sont indissociables. Deux programmes de parcours de soins ont été initiés par le CNPE et ont connu un développement significatif. Il s'agit tout d'abord du programme Pégase (programme d'expérimentation d'un protocole de santé standardisé appliqué aux enfants ayant bénéficié avant l'âge de 5 ans d'une mesure de protection de l'enfance), qui vise à fournir aux enfants des soins spécifiques dès leur prise en charge et jusqu'à leurs 7 ans, même s'ils quittent la pouponnière. Ensuite, le programme « Santé protégée » mérite également notre attention. En tant que médecin hospitalier et coordinatrice d'une UAPED, j'ai pu collaborer avec un médecin référent en protection de l'enfance, ainsi qu'avec le département. Ce programme, que nous avons présenté dans le cadre de l'article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2018, a été largement soutenu et co-porté par la DGCS. Actuellement en phase d'expérimentation, il concerne les enfants de 0 à 18 ans. Nous souhaitons vivement étendre cette prise en charge jusqu'à 21 ans, car il est impensable d'abandonner les enfants à 18 ans. Nous devons même les accompagner bien au-delà de 21 ans, tant sur le plan financier qu'affectif et psychique. L'expérimentation fonctionne sur la base d'idées d'une simplicité extrême, avec un forfait très modeste de 430 euros.
Il est essentiel de coordonner les soins car, sans une personne dédiée pour suivre l'enfant, son dossier de soins risque de se disperser. Il faut pouvoir suivre les préconisations du médecin, vérifier leur application et s'assurer que les rendez-vous sont honorés. Il est impératif de voir le médecin chaque année pour réaliser des bilans, conformément à la loi du 14 mars 2016. Cette loi dispose que les enfants protégés doivent bénéficier d'un bilan d'entrée, d'un bilan annuel et, pour les moins de 2 ans, d'un bilan bisannuel. Cependant, elle n'est appliquée que pour un tiers des enfants, et pas de manière uniforme. En effet, les enfants confiés bénéficient de ces bilans, mais pas ceux qui font l'objet de mesures à domicile. Il est crucial de remettre la prévention par les médecins traitants au cœur des familles et auprès des enfants. Ces bilans doivent aussi être revalorisés. Depuis juillet 2022, le bilan d'entrée a déjà été revalorisé par la sécurité sociale, mais il faudrait que tous les bilans obligatoires le soient également, à hauteur de 46 euros, pour que le médecin puisse y consacrer le temps nécessaire. Des pédiatres réalisent ces bilans dans quatre départements et à la PJJ de Loire-Atlantique. Il est également nécessaire de graduer les soins en réintégrant les professionnels de ville, tant en médecine générale qu'en pédiatrie, ainsi que les professionnels de la santé mentale précoce. Le rapport issu des Assises de la pédiatrie et de la santé de l'enfant sera présenté vendredi prochain.
Les parcours de soins occupent une place importante en pédiatrie, notamment pour la santé des prématurés. Nous avons démontré en vingt ans que nous pouvions réduire la mortalité. Ce modèle, dont l'efficacité est prouvée, sert de référence. Il est essentiel de pouvoir offrir des soins très précocement, même lorsque des mesures ont été décidées mais qu'elles ne sont pas encore exécutées. Vous savez en effet que de nombreuses mesures ne sont pas immédiatement mises en œuvre en raison de diverses difficultés. Les soins en santé mentale précoce, tels que ceux dispensés par les psychologues, ergothérapeutes et psychomotriciens, sont disponibles. Malgré les déserts médicaux, les professionnels de ville, initialement perçus comme un obstacle, ont répondu présents. Ils sont débordés mais engagés. Je pourrai vous fournir des chiffres pour illustrer leur implication. L'hôpital joue également un rôle crucial, en collaboration avec les familles qui attendent une meilleure prise en charge de la santé de leurs enfants. Lorsqu'un enfant est confié, les familles reçoivent des nouvelles régulières sur sa santé. Je peux bien entendu vous fournir tous les documents relatifs à ces dispositifs.
Le CNPE exprime ses inquiétudes quant aux modalités de généralisation de ce dispositif. Bien que l'on nous assure que cette généralisation est prévue, nous soulignons que ses modalités pourraient négliger des aspects essentiels. Nous avons démontré qu'une journée d'hospitalisation coûte autant que ce dont nous aurions besoin pour une année de suivi d'un enfant. Un autre point important concerne les études de cohorte menées dans le cadre du programme Pégase. Elles montrent que les enfants les plus à risque, souvent en mauvaise santé, bénéficient grandement du programme de santé coordonné. Cela souligne l'importance des économies potentielles à long terme. Nous craignons que nos propositions ne pas soient pas entendues.
Nous avons constaté que travailler avec les familles permet parfois d'éviter des dégradations. Dans le cadre de l'initiative « Santé protégée », nous avons pu démontrer, à partir d'une petite cohorte et en analysant les données du système national des données de santé (SNDS), une diminution significative des recours aux soins d'urgence et des hospitalisations.
Je souhaite savoir si le travail du CNPE sur l'expérimentation « Santé protégée » et le forfait de soins, qui viennent d'être exposés, est aligné avec ce que le docteur Céline Gréco nous a présenté lors de son audition devant la commission d'enquête concernant la prise en charge des enfants. Il est essentiel de s'assurer de l'absence de redondances. Nous avons noté hier les propositions très claires du docteur Céline Gréco autour de son projet de maisons d'enfants, dont le premier pilote sera lancé prochainement à Paris. Il est donc nécessaire que ces différents dispositifs soient bien coordonnés dans le cadre de l'expérimentation « Santé protégée » et du forfait de soins. Nous savons que ce dernier est actuellement très bas et qu'il faudra l'augmenter pour répondre aux besoins des enfants.
Céline Gréco co-anime avec Nathalie Vabre la commission santé du CNPE. Le centre de santé auquel vous faites référence ne sera opérationnel qu'en 2025, avec peut-être d'autres centres qui s'inscriront dans une logique de parcours de santé coordonné. La réponse est donc affirmative.
J'ai cependant une requête : est-il prévu que la commission puisse entendre l'association ATD-Quart Monde sur la question de la place des parents, afin que vous compreniez bien que ce n'est pas du tout en contradiction avec la prise en charge des enfants ? Il est essentiel de prendre en compte ce que vivent les parents à chaque étape, y compris lors des séparations. Ces contributions sont extrêmement enrichissantes. De plus, je connais votre attention particulière à la situation des tout-petits. Au sein d'ATD-Quart Monde, un travail approfondi a été réalisé avec des parents sur leur perception de l'intervention des travailleurs sociaux ou des bénévoles lorsqu'ils ont de très jeunes enfants. Les constats qui en ont émergé pourraient vraiment vous intéresser et ne sont absolument pas en contradiction avec l'idée de mieux prendre en compte les besoins de l'enfant et de lutter contre les mauvais traitements dont ils peuvent être victimes.
J'interviens également au nom du groupe de travail consacré à la question des parents concernés par l'intervention de la protection de l'enfance dans leur vie familiale, qui a été créé au sein du CNPE. L'intervention de la protection de l'enfance dans une famille, qu'elle soit demandée par les parents ou non, qu'elle se passe bien ou difficilement, a des conséquences sur les enfants. Je ne vais pas développer tout ce que nous ignorons sur ces parents, tant ils sont invisibles dans le paysage de cette politique publique. Cependant, parmi les quelques informations que nous possédons, il est établi qu'ils sont très nombreux et que plus de 300 000 enfants sont concernés. Ces parents se trouvent souvent en situation de grande précarité. Les plus pauvres sont massivement touchés par la protection de l'enfance et le placement des enfants en particulier. La majorité d'entre eux ne sont pas maltraitants ; ils rencontrent des difficultés qui les empêchent de fournir à leurs enfants des conditions propices à leur épanouissement. Il est crucial de ne pas réduire cette population à sa frange la plus dysfonctionnelle et violente. Des études, bien que restreintes, montrent que, sur 809 enfants en 2009, seulement 22 % des placements étaient dus à des maltraitances. Cela signifie donc que les autres placements avaient des causes différentes.
En lien avec la question posée sur les conséquences de la crise des ressources humaines sur les dispositifs de protection de l'enfance, il est important de souligner que cette crise affecte non seulement les professionnels et les institutions, mais également le droit des enfants à voir leurs parents, et réciproquement, c'est-à-dire le droit des parents à continuer à exercer leur rôle parental. Je pense notamment à une petite fille de 6 ans dont j'accompagne la famille à Lille. Elle a été placée le mois dernier, sans aucune notion de violence intrafamiliale, et le juge a décidé qu'elle pourrait voir ses parents une heure par mois. Une heure par mois : le calcul est simple. Malgré les reproches adressés aux parents, ils disposent de douze heures par an pour tenter d'améliorer le lien qui les unit à leur enfant et pour mettre en œuvre leurs compétences parentales. Très concrètement, le manque de ressources humaines a conduit les juges à ajuster les propositions faites aux parents et aux enfants en fonction des capacités des services à les mettre en œuvre. Le juge sait que, s'il décide que cet enfant doit voir ses parents deux heures par semaine, ce ne sera tout simplement pas possible. Le service n'en a pas les moyens humains. Il ne veut donc pas faire de promesses qu'il ne pourrait pas tenir. Je précise que ces parents ont eux-mêmes réalisé une information préoccupante et se retrouvent avec leur enfant placé. Ils avaient demandé de l'aide, mais celle-ci ne correspond pas à ce qu'ils attendaient.
La protection de l'enfance, dans sa mission la plus large et la plus noble, selon le code de l'action sociale et des familles, est définie comme un service aux familles et participant à une politique familiale. Au CNPE, nous nous efforçons continuellement d'éviter de réduire la protection de l'enfance à la question du placement, que l'on essaie d'éviter ou de réaliser de la manière la moins dommageable possible. Même la notion de prévention est souvent abordée uniquement en relation avec le placement, comme si elle n'existait que pour l'éviter. Compte tenu des moyens alloués à la prévention, les mesures à domicile n'ont souvent pas d'impact suffisant, ce qui conduit inévitablement à la nécessité de placer un enfant. Pourtant, dans le cadre d'une politique publique préventive de soutien global à la famille, incluant une dimension de protection de l'enfance, imaginer une approche plus large ne pose pas de problème. C'est même déjà prévu dans les lois. Il s'agit de disposer de moyens pour les appliquer efficacement.
À cet effet, il est essentiel de fournir un soutien approprié aux parents avant la naissance, qui comprendrait des actions de protection graduées et ajustées en fonction des situations, tant pour eux-mêmes que pour leurs enfants. Cela implique de prendre en considération les conditions de vie, d'emploi et de logement de ces parents, notamment lorsqu'ils vivent dans une grande pauvreté. Faire famille dans de telles conditions est une expérience infernale et ces parents ont davantage besoin d'aide que de sanctions. La protection et l'éducation des enfants ne relèvent pas uniquement de la responsabilité des parents et ne se résument pas à une interaction entre parents et travailleurs sociaux. Aucun parent, qu'il soit pauvre ou non, ne peut y parvenir seul, et aucune institution ne peut y suffire. C'est une responsabilité collective de la société. Cela ouvre des perspectives au-delà de la dichotomie traditionnelle entre l'action éducative en milieu ouvert (AEMO) et le placement. Les parrainages de proximité, la priorité aux ressources familiales et environnementales de l'enfant sont des pistes à explorer et à mobiliser si nécessaire. Les séparations ne devraient intervenir que lorsque toutes les autres possibilités d'action se révèlent insuffisantes ou inadaptées, et elles doivent cesser dès que possible, sans perdre de vue l'intérêt supérieur de l'enfant.
Il est également crucial de garantir une participation effective des parents au processus décisionnel. Si des progrès sont réalisés pour les enfants, ils sont nettement moins perceptibles pour les parents, ce qui entraîne des effets délétères et durables dus à des situations de discrédit et de stigmatisation. Cela pousse les parents à éviter les lieux d'accueil et de soutien, pourtant publics et souvent gratuits, où règne une grande bienveillance, comme la PMI et les lieux d'accueil enfants-parents, au détriment de leurs enfants. Cette attitude pourrait leur être reprochée, alors qu'en adoptant leur point de vue, on peut comprendre les logiques à l'œuvre.
Je précise que la population d'enfants maltraités, selon la définition scientifique actuelle, inclut l'ensemble du champ des violences et des négligences graves. Il est possible d'avoir des parents tout à fait conciliants dont les enfants se trouvent néanmoins dans des situations de danger en raison de négligences graves. Nous devons nous concentrer sur la prise en compte du vécu des enfants et sur la compréhension par les parents de ce qu'il se passe. La nécessité de se centrer sur l'enfant ne doit pas nous faire oublier ce que vivent les parents. Si nous négligeons cet aspect, nous risquons de passer à côté des besoins impératifs des enfants.
Le dépistage des violences dans les milieux sociaux favorisés est beaucoup plus difficile.
Ce sujet est passionnant et mérite d'être exploré au-delà de nos frontières. En France, nous avons tendance à travailler en silos alors que l'expérience d'autres pays, notamment le Canada et certains pays européens, montre qu'il existe d'autres approches. Par exemple, le centre de pédiatrie sociale au Québec adopte une approche globale et environnementale du soin autour de l'enfant et de sa famille. Ce centre mobilise les compétences parentales et met en avant une guidance parentale essentielle.
La séance s'achève à quinze heures vingt.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Frédéric Boccaletti, M. David Guiraud, Mme Caroline Janvier, Mme Karine Lebon, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), Mme Marianne Maximi, Mme Laure Miller, Mme Astrid Panosyan-Bouvet, Mme Isabelle Santiago, Mme Eva Sas, M. Hervé Saulignac