La séance est ouverte à quinze heures.
Mes chers collègues, nous avons commencé nos travaux le 12 septembre dernier, recevant la Première ministre, l'ensemble des ministres des transports en fonction depuis 1995, d'anciens dirigeants du groupe public ferroviaire depuis 1996, l'ensemble des directeurs du fret ferroviaire depuis très longtemps, y compris des directeurs délégués, de nombreux responsables de chargeurs et d'entreprises qui font du fret ferroviaire ou qui pourraient en faire. Ce matin, nous avons reçu le président du marché de Rungis, M. Layani, ainsi que les utilisatrices du fret ferroviaire que sont les entreprises nucléaires, notamment celles qui s'occupent du combustible, et les forces armées.
Nous arrivons cet après-midi au bout de notre chemin, après plus de soixante-dix heures d'auditions partagées avec M. le rapporteur. Je veux dire publiquement tout le plaisir que j'ai eu à échanger avec lui, même si, sur le rapport, nous aurons probablement des points de complémentarité, pour le moins.
Cette dernière audition concernera principalement le transport routier. Si cela peut sembler paradoxal, en réalité, il a déjà été beaucoup question ici du transport routier, qui est le premier concurrent du fret ferroviaire. Néanmoins, il est apparu régulièrement au cours de nos auditions – et pas seulement avec le patron du GNTC (Groupement national des transports combinés) – que le transport combiné et l'intermodalité, au sens large, étaient probablement une solution d'avenir.
Nous accueillons Mme Florence Berthelot, déléguée générale de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR), M. Bruno Kloeckner, membre du conseil de direction de la FNTR et président général de XPO Logistics, et M. Jean-Marc Rivéra, délégué général de l'Organisation des transporteurs routiers européens (OTRE). Madame, messieurs, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Nous savons très bien que vous n'allez pas nous tenir de discours caricaturaux, opposant les uns et les autres, mais que vous allez parler de cette complémentarité, de votre transition énergétique et des importants moyens qu'il faudra y consacrer.
La concurrence du transport routier est l'explication principale de l'attrition du fret ferroviaire ces dernières années. Nous aurons l'occasion de revenir sur la question centrale du coût des externalités du transport routier et sur votre stratégie de décarbonation. Nous serons très heureux de vous entendre sur plusieurs sujets : les évolutions technologiques de votre secteur ; le calendrier de décarbonation de la route, sur lequel le Gouvernement est très engagé ; les infrastructures et les investissements nécessaires à la décarbonation ; le niveau de soutien public que vous espérez ; les demandes de vos clients en matière de décarbonation. Ressentez-vous de leur part une exigence pour verdir la livraison et pouvoir l'attester ? Comment voyez-vous le transport ferroviaire, dans ses rigidités et ses atouts ?
Je laisserai la parole à chacun d'entre vous pour une intervention liminaire d'environ cinq minutes, avant de poursuivre nos échanges sous la forme de questions et de réponses.
L'audition est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale et l'enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. Nous avons constaté, à de nombreuses reprises, que beaucoup de personnes regardaient les enregistrements. Hier encore, avec M. le rapporteur, nous avons été reconnus par des cheminots qui avaient assidûment regardé les vidéos de la commission d'enquête.
Je vous rappelle également que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Florence Berthelot et MM. Bruno Kloeckner et Jean-Marc Rivéra prêtent serment.)
Je vous remercie pour votre invitation à cette commission d'enquête qui nous passionne, comme j'ai eu l'occasion de le dire à M. le rapporteur avant la réunion. J'ai pris l'initiative de faire venir un membre du conseil de direction de la FNTR, M. Bruno Kloeckner, parce qu'il m'a semblé que XPO Logistics était assez représentative des entreprises de transport routier de notre fédération, qui sont très investies à la fois dans la décarbonation du transport routier et dans le report modal. Beaucoup de nos entreprises font du transport combiné. Aussi, pour nous, il n'y a pas de concurrence : il y a de la complémentarité et il y en a toujours eu. Du reste, la FNTR, dans les années 1960, avait été à l'origine de la création de la société Novatrans, la grande société de transport combiné de l'époque, devenue depuis une entreprise privée. Preuve s'il en fallait que nous nous considérons avant tout comme des transporteurs, quel que soit le moyen de transport.
Certes, nous avons des camions, mais nous sommes aussi les principaux clients du transport combiné et du transport ferroviaire. Il me paraissait intéressant que, grâce à ces exemples concrets auxquels votre commission est attachée, M. Kloeckner puisse vous éclairer sur des expériences vécues, sans citer de noms, pour comprendre quels sont les blocages que rencontrent les entreprises qui veulent aller vers le ferroviaire et le transport combiné.
Nous avons travaillé avec OTRE et TLF, l'Union des entreprises de transport et logistique de France, sur notre feuille de route décarbonation qui a été remise au ministre concerné le 24 mai. Elle comprend deux parties : la décarbonation des flottes de camions – quelles énergies choisir à la place des énergies fossiles, quelles sont les implications en matière d'investissements et d'infrastructures, qui doit payer et comment ; et la décarbonation du fret, qui est moins connue.
Parmi nos propositions figure le report modal, qui n'est pas, pour nous, une contrainte mais une occasion de décarbonation. Ce n'est pas la seule, puisqu'il y a aussi tout ce qui concerne l'écoconduite ou l'implantation des zones logistiques plus près des lieux de livraison pour éviter des kilomètres inutiles.
Pour conclure mon propos liminaire, je tiens à insister sur ce point : nous ne sommes pas en concurrence avec le transport ferroviaire mais bien dans une logique de complémentarité avec celui-ci, que nous considérons même comme un outil de notre décarbonation.
Le report modal, qu'il soit ferroviaire ou fluvial, est effectivement complémentaire de toutes les actions de décarbonation que nous menons. D'une manière générale, les transporteurs sont très investis pour trouver des solutions. De manière cyclique, des problèmes capacitaires se posent et il est très intéressant pour un transporteur de pouvoir opérer en report modal et de disposer de capacités qui s'inscrivent dans la durée. Nos activités sont complémentaires et je ne vois pas du tout comme une activité concurrente le report modal, que j'aimerais d'ailleurs pouvoir pratiquer davantage dans mon entreprise.
Je m'associe aux remerciements de Florence Berthelot. Cette audition est très importante. Si nos fédérations peuvent avoir des expressions divergentes, la transition énergétique est un des sujets où les positions des transporteurs sont tout à fait convergentes. Dans le cadre des travaux sur la feuille de route relative à la décarbonation, ils ont estimé que les deux pans du verdissement, celui de la flotte et celui du fret, étaient quasiment de même importance. On reviendra en détail sur ce que ces investissements forts en matière de verdissement des véhicules impliquent pour le transport routier.
Je voulais réaffirmer très clairement que le report modal et, plus généralement, tout ce qui concerne la massification sont des questions fondamentales pour nous. Les transporteurs évoquent depuis longtemps la nécessité de travailler avec le mode fluvial et le mode ferroviaire. Néanmoins, malgré cette volonté d'améliorer le report modal, nous ne pouvons que constater la diminution constante de la part du fret ferroviaire.
Nous voyons deux intérêts au report modal : d'une part, nous considérons qu'il va contribuer à améliorer le bilan carbone du mode routier et nous permettre de répondre aux objectifs fixés ; d'autre part, par ricochet, il peut permettre de protéger les entreprises françaises. Le transport français, majoritairement composé de PME, s'est replié sur le marché national, qui est fortement concurrentiel. En effet, notre pays est largement traversé par les pavillons étrangers et massivement caboté : ce sont des pavillons étrangers qui effectuent du transport franco-français. Ils en ont le droit, dès lors qu'ils respectent la réglementation européenne sur le cabotage. Et la première raison pour laquelle ils peuvent le pratiquer, c'est qu'ils sont arrivés en France au cours d'un transport international. Ainsi, plus la marchandise arrivera sur le territoire national autrement que par la route, moins nous serons concurrencés sur notre marché intérieur et plus nous protégerons les entreprises françaises dans le cadre de leur activité de transport routier.
Monsieur Rivéra, nous avons bien saisi la différence entre les deux composantes de la stratégie de décarbonation. Au sein des stratégies nationales européennes, comment situeriez-vous la France : les crédits publics y servent-ils plutôt au verdissement du fret ou à celui de la flotte ?
L'absence d'écoredevance est une singularité française, comparativement à d'autres pays qui sont autant traversés – la Belgique, l'Allemagne ou la Suisse. Le seul endroit où l'on paie vraiment la route, c'est sur les autoroutes ; pour le reste, l'accès au réseau routier est libre. Ce sujet reviendra dans le débat public dans les dix prochaines années, d'abord par les régions puis pour des raisons d'alignement avec l'étranger. Quel regard portez-vous sur l'écoredevance ?
Monsieur Kloeckner, vous avez dit que vous souhaiteriez recourir plus souvent au report modal dans le transport combiné. Concrètement, qu'est-ce qui vous freine ? Est-ce le coût humain de l'entrée dans le fret ferroviaire, une solution plus lourde et complexe que la route, comme la voie d'eau ? Est-ce la taille des flux que vous avez à expédier ? Pour des flux très longs, de plus de 500 ou 600 kilomètres, le recours au rail est moins cher.
Madame Berthelot, dans la stratégie de décarbonation du transport routier français, quelles parts respectives tiennent les carburants alternatifs et la solution électrique ? Comment anticipez-vous le coût du verdissement de la flotte pour les transporteurs ? Quel est son calendrier ? Comment avez-vous besoin d'être accompagnés ?
Je vais commencer par répondre à la question de l'écoredevance, qui est un sujet important. La France a la particularité d'avoir un réseau concédé autoroutier.
C'est vrai, mais nous faisons partie des pays qui ont un réseau concédé dense, où le coût des péages et les contributions des poids lourds sont extrêmement importants. Par ailleurs, la loi Climat et résilience a donné aux régions la possibilité d'instaurer une contribution poids lourds. En dehors de l'Alsace, qui avait un temps d'avance, trois régions se sont manifestées en ce sens : Grand Est, Auvergne-Rhône-Alpes et Occitanie.
Petite précision : ces régions ont demandé à bénéficier d'une fraction du réseau routier national – une disposition de la loi dite « 3DS », relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale – mais elles n'ont pas toutes les trois activé les mécanismes pour percevoir l'écoredevance. Une seule l'a fait : la région Grand Est.
Cette région est en effet la première à nous avoir invités à participer à l'ouverture de travaux sur le sujet, mais les deux autres ont très clairement affiché leur volonté d'aller dans le même sens. Je vous rejoins néanmoins : il n'y a pas encore eu l'once d'un début de travail pour instaurer cette contribution. Sauf que rien ne dit que d'autres régions ne suivront pas, une fois qu'un modèle aura été établi.
Nous devons également prendre en compte les travaux européens sur l'eurovignette, dont le système de contribution est fondé sur le nombre de kilomètres parcourus, à l'image des péages autoroutiers. Le principe de la contribution imaginée par la région Grand Est repose sur le même modèle. Ses recettes devraient être principalement, pour ne pas dire exclusivement, fléchées vers le financement des infrastructures routières nouvellement récupérées.
Nous nous posons la question de l'articulation entre l'eurovignette et ces dispositifs. Il nous semble en effet totalement impossible d'imposer une double taxation sur le même réseau, d'autant que nous devons également prendre en compte dans nos modèles les évolutions liées au système européen d'échange de quotas d'émission (ETS). En 2027, la taxation des producteurs pétroliers se répercutera sur le coût des carburants – c'est bien une taxe carbone sur les énergies fossiles.
Tout cela nous amène à nous interroger sur le surcoût que le transport routier devra supporter et sur les conditions dans lesquelles il pourra le répercuter, ce qui est la première problématique des transporteurs aujourd'hui. Alors que le secteur est massivement composé de petites structures, de moins de trente salariés en moyenne, les conditions de négociation avec nos grands donneurs d'ordre sont extrêmement complexes et tendues, d'autant plus en ce moment, où les volumes sont en forte baisse.
Parallèlement, pour répondre à votre première question, nos entreprises doivent relever un défi incontournable, celui de la décarbonation et de ce qu'elle impose en matière d'investissements. Dans le cadre du travail sur la feuille de route décarbonation, nous avons évalué son surcoût si nous devions respecter les échéances prévues par la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) : il s'élève à 52,6 milliards d'euros. Aussi, nous nous demandons dans quelles conditions nous allons pouvoir nous inscrire dans la décarbonation, comment nous allons y être accompagnés et surtout si nos clients y participeront également. On ne peut pas imaginer que le seul secteur du transport routier l'absorbe.
S'agissant des énergies, nous voyons dans nos travaux qu'une orientation se dessine fortement vers le mode électrique. Nous pourrons en discuter et vous exposer quelles sont, selon nous, les échéances crédibles, qui sont un petit peu plus éloignées que celles programmées. Cela ne tient pas au fait que les véhicules n'existent pas – ce serait mensonger de dire que les constructeurs ne sont pas au rendez-vous de l'électrification, notamment en ce qui concerne les véhicules lourds de marchandises – mais un retard considérable a été pris sur les recharges des véhicules électriques lourds ; d'où l'importance de maintenir un mix énergétique. Je laisserai Florence Berthelot en dire plus sur ce sujet.
Si vous le permettez, je vais retracer rapidement l'histoire de XPO Logistics. Nous avons été pionniers dans beaucoup de domaines, notamment ceux des véhicules au gaz et du multimodal fluvial. Ce n'est pas quelque chose qui démarre aujourd'hui, c'est historique. Ayant rejoint le transport il y a trois ans, je suis arrivé dans cet environnement avec un regard plutôt neuf. En charge des ventes, j'ai été tout de suite confronté aux demandes des clients. Il y a une vraie attente ; nous avons même des clients qui imposent une condition de décarbonation dans leurs appels d'offres.
Nous avons opéré une décarbonation de la flotte. Quand j'ai pris les commandes de XPO, j'ai tout de suite voulu faire baisser nos émissions. Nous adhérons à la charte Objectif CO2 depuis plus de dix ans et avons même remporté le trophée 2022 de la longévité dans ce dispositif. À l'occasion de la nouvelle triennale, j'ai souhaité doubler l'objectif de réduction de nos émissions, en le faisant passer de 2,5 % à 5,33 %. Pour nous, c'est très important.
Notre feuille de route contient des objectifs de décarbonation très serrés. Il faut d'abord décarboner le « scope 1 », puis le « scope 2 » et le « scope 3 ». On s'est beaucoup attaqué au « scope 1 ». Une forte proportion de nos véhicules est au gaz, avec tout ce que cela suppose de volatilité du coût de l'énergie. Nous avons passé une commande ferme de cent véhicules électriques, dont trente ont été déployés aujourd'hui. L'infrastructure est en cours de déploiement dans nos dépôts.
Nous avons commencé par électrifier la catégorie des porteurs, les poids lourds. Sur les tracteurs, les véhicules qui tractent les semi-remorques, nous faisons des tests ; ce sera notre prochaine étape de décarbonation. Nous avons des flux de courte distance et des flux de longue distance. Le tracteur est particulièrement adapté aux flux de courte distance. Les porteurs électriques sont implantés. Je n'irais pas jusqu'à dire que cette question appartient au passé, mais cela fait maintenant plus d'un an que nous opérons et deux ans que nous faisons des tests.
Nous souhaitons avoir un mix énergétique dans notre flotte. Chaque flux aura son énergie, c'est primordial. Le gaz restera dans la flotte. Il faudra encore opérer avec du diesel. L'hydrogène arrive dans les appels à projets ; plusieurs biocarburants également, dont le B100, l'huile végétale hydrotraitée (HVO), ainsi que la solution innovante LESS. Tout cela permet à nos clients de décarboner et s'applique à tous les budgets.
Un véhicule électrique, c'est 3,5 fois le prix d'un porteur classique, hors subventions et remises. Les porteurs et tracteurs électriques sont très chers et représentent un coût qu'il faut supporter. Nous avons pour cela des appels à projets. Mais la première vague de véhicules électriques a été commandée uniquement avec le bonus écologique, sans subventions. La plupart des transporteurs ne sont pas de grands transporteurs comme nous. Nous avons beaucoup fait pour la décarbonation du « scope 1 ». Concernant le « scope 2 », nous travaillons sur nos installations et avons beaucoup de projets et de réalisations. Le « scope 3 » est fondamental. Avec Florence Berthelot, tout comme chez OTRE, nous sommes très préoccupés par nos petits transporteurs. Pour un transporteur comme nous, le « scope 3 » représente 60 % des émissions : celles de la sous-traitance à laquelle nous avons recours, dans la mesure où nous ne pouvons pas satisfaire toutes les demandes avec nos propres flottes. Ces transporteurs sont fondamentaux dans l'écosystème du transport. Le sujet du « scope 3 », c'est le mur du financement. L'endettement des petits transporteurs est un vrai problème. Ils devront être vraiment accompagnés si l'on veut réussir la décarbonation.
Dans notre feuille de route, nous avons également le multimodal. Nous n'avons pas que des agences de transport avec des camions, nous avons aussi des entrepôts où nous faisons du stockage et où nous connectons le transport avec l'entreposage et la logistique de nos clients. Certains entrepôts sont embranchés depuis longtemps, parce que le multimodal était beaucoup pratiqué dans le passé – nous devons le réactiver, mais c'est très compliqué.
Je peux partager avec vous l'exemple d'un projet que je mène depuis trois ans et qu'il est très difficile de faire aboutir. Pour un projet multimodal sur une longue distance ferroviaire, il faut systématiquement un contrôle flux, ce qui suppose deux clients. Nous avons pu les trouver, les réunir autour de la table et les satisfaire. Mais il nous a fallu travailler aussi avec la commune, le département, la région et le ministère de l'intérieur, parce qu'un problème de sécurité routière se posait.
Ce projet peut faire sortir 1 500 camions de la route, et nous ne le considérons pas pour autant comme de la concurrence. Nous estimons, d'une part, que nous allons reporter ces camions vers d'autres activités et, d'autre part, que l'on va décarboner notre activité en passant sur le ferroviaire. Mais si ces 1 500 camions sont sortis de l'axe principal, il n'en demeure pas moins qu'il faut passer par du pré- et du post-acheminement pour charger les wagons, ce qui pose un nouveau problème, celui des transports locaux près des entrepôts de chargement ou de déchargement. Cela modifie un peu la configuration du plan de circulation local et nécessite de faire intervenir d'autres acteurs que nous devons réunir autour de la table.
Comme je vous le disais, il est critique d'avoir deux clients. En cours de route, nous avons perdu l'énergie et l'envie de l'un des deux. Ces projets s'inscrivent dans une durée trop longue ; il faudrait pouvoir aller très vite.
Au contraire, j'ai lancé il y a quelques mois un projet de multimodal fluvial et, juste avant de venir à cette audition, j'ai reçu la photo du premier test. Le multimodal ferroviaire m'a pris trois ans, là où un projet multimodal fluvial me prend quelques mois. Cela montre de façon exemplaire à quel point il est difficile de faire du multimodal ferroviaire et quelle motivation est nécessaire.
Je reviens sur les difficultés que l'on peut rencontrer dans la connexion avec le rail. Pour nous, le problème n'est absolument pas celui des ressources humaines. Nous avons des ingénieurs : j'ai recruté des ingénieurs spécialisés en multimodal pour développer et déployer ce genre de projets. Dans le projet dont je vous parlais, à l'est de la France, je devais prendre la responsabilité des ponts. C'était le dernier événement dans un projet qui nous menait de surprise en surprise ! Or ce n'est pas du tout notre métier de réactiver une voie ou de prendre en charge sa rénovation. Faire aboutir un projet de multimodal ferroviaire est un vrai défi pour nous.
Nous avons toutefois été d'accord pour prendre une part des investissements à notre charge, alors que ce n'est pas du tout notre métier, qui est de transporter et non d'investir dans des infrastructures ou d'autres choses. Mais si l'on peut s'entendre avec les clients et qu'ils sont d'accord pour l'intégrer dans le prix, cela peut s'envisager. En revanche, prendre la responsabilité des ponts est impossible. Nous ne disposons pas de spécialistes de ces questions dans nos entreprises.
Au-delà de la décarbonation des flux, nous prenons également en compte notre environnement et avons commandé les cent véhicules électriques, en anticipant l'arrivée des zones à faibles émissions (ZFE). Puis l'entrée en vigueur des ZFE a été reportée. C'est à se demander si ces investissements ne sont pas parfois un désavantage concurrentiel. Il est important pour nous d'agir dans un environnement législatif stable.
J'aurais dû préciser d'emblée que nous avons auditionné les représentants des Transports Delisle et du groupe Mauffrey.
La feuille de route décarbonation était une attente de notre profession. Depuis longtemps, nous nous inscrivions dans une logique de développement durable, qui prenait la forme d'un contrat de transition énergétique avec l'État depuis 2018 ou 2019 – nous ne parlions pas encore de « décarbonation », un terme récent et européen.
Bruno Kloeckner a évoqué l'expérience de ceux partis avant les autres : elle a pu refroidir certaines ardeurs. Depuis plusieurs années, avec l'appui de l'ADEME (Agence de la transition écologique), la profession développe chartes et labels – le label « Objectif CO2, les transporteurs s'engagent », notamment, a produit des effets très concrets sur les émissions. Les fédérations accompagnaient le développement d'une des premières énergies alternatives, le gaz naturel pour véhicule (GNV) : cela a pris un peu de temps mais progressivement, les transporteurs eux-mêmes ont investi dans des stations et acheté de nouveaux véhicules, différents des camions diesel.
Cela fonctionnait plutôt bien, jusqu'à ce que les prix du gaz atteignent des niveaux très élevés, notamment du fait de la guerre en Ukraine. Lorsque le prix du kilo de gaz a été multiplié par trois, nous nous sommes tous tournés vers l'État pour trouver un mécanisme de sauvegarde. L'indexation des contrats sur l'indice du Comité national routier pour le GNV a conduit les chargeurs à vouloir revenir au diesel pour ne pas payer le surcoût. Plusieurs entreprises ont ainsi laissé leurs nouveaux camions au parc.
Le prix du gaz a ensuite baissé et le mouvement est reparti, mais l'épisode a refroidi ceux qui n'avaient pas entamé de transition énergétique. Après cela, ils n'ont pas voulu se lancer sans avoir la garantie d'une visibilité et d'une lisibilité.
Cette expérience a aussi coloré, après ceux de la task force, les travaux relatifs à la feuille de route décarbonation, menés conformément à l'article 301 de la loi Climat et résilience, sous deux ministères successifs. La profession a réuni autour de la table les énergéticiens, les constructeurs et les opérateurs. Cette démarche était importante car, pour le dire franchement, chacun avait sa stratégie : les constructeurs tombaient sous le coup de directives européennes qui leur imposent de produire suffisamment de véhicules zéro émission d'ici à 2025 sous peine d'amende ; les énergéticiens, toujours assez discrets, affirmaient pouvoir produire l'énergie qui aurait été choisie – en réalité, les choses ne sont pas si simples.
Entrés dans ces travaux l'esprit ouvert, avec en tête les conclusions de la précédente stratégie nationale bas-carbone, nous en sommes ressortis avec la conviction que le mix énergétique était la seule solution à la décarbonation : il y aurait une batterie d'énergies pour remplacer le diesel. Certaines ont d'ailleurs surgi au cours des travaux – parmi les carburants bas-carbone, outre le B100, on trouve les carburants de deuxième génération que sont le HVO et le biocarburant XTL, qui ont l'avantage de recycler des déchets et de pouvoir être utilisés dans les camions diesel sans changer de matériel.
Or, au fur et à mesure de ces travaux, nous avons eu le sentiment qu'un mouvement nous poussait vers l'électrique. Les constructeurs estimaient qu'ils seraient prêts ; les énergéticiens se montraient plus incertains, notamment en raison de leurs prévisions pour les bornes haute puissance.
Un camion électrique coûte entre 320 000 et 450 000 euros, contre 100 000 euros pour un camion diesel. De plus, le renouvellement d'une flotte de cinq à dix véhicules, objectif de nombreuses entreprises, ne peut pas être financé par la vente des véhicules diesel, le but étant qu'ils sortent du marché. L'investissement est donc très important et le financement du surcoût de 52,6 milliards d'euros pour le verdissement des flottes suscite bien des interrogations.
Certes, les pouvoirs publics se disent prêts à accompagner les acteurs. L'appel à projets lancé en 2022 s'est toutefois révélé frustrant, puisque les 5 millions d'euros ont permis de financer 84 camions, 20 cars, des autobus et des bennes à ordure – la décarbonation concerne tous les véhicules lourds.
En 2023, une deuxième enveloppe, de 65 millions d'euros, a participé au financement de 550 camions lourds, pour des subventions variant entre 120 000 et 150 000 euros par camion, ce qui laisse une somme significative à la charge des entreprises. On ne compte pas non plus le prix des bornes, même si l'ADEME propose des aides. Il faut en outre tirer des lignes dans les zones rurales ou les grandes périphéries de villes, où s'installent les entreprises de transport, et, pour cela, apporter toute l'infrastructure électrique, parfois à haute puissance, ce qui n'est pas simple. Le même problème se posera d'ailleurs sur les routes et autoroutes.
On voit que l'État fait des efforts mais nous ne pouvons pas passer notre temps la main tendue, à lui demander de nous aider : il ne peut pas tout financer, nous en sommes conscients. Quant à recourir aux banques, dans un contexte de taux d'intérêt mouvants, les petites entreprises, dont les fonds propres ne permettent pas d'acheter plus d'un camion, n'iront pas bien loin. On peut certes imaginer des prêts verts, mais on reste dubitatif face à une telle différence de prix, pour une technologie de rupture.
On parle beaucoup – et à raison – de planification écologique ; pour le moment, hormis la fixation de certains objectifs, elle n'apparaît pas. Ce qu'il faut, c'est planifier des financements, c'est-à-dire réunir tous les outils et leviers financiers à la disposition d'entreprises comme les nôtres, qui sont prestataires de services. Nous sommes persuadés qu'il faut aller plus loin : nos clients nous demandent de faire toujours plus vert, mais ne sont pas toujours prêts à payer plus cher.
Notre régulation doit alors changer de paradigme. On le sait, la planification écologique est un tournant dans les politiques publiques : nos objectifs sont à présent ceux des accords de Paris, on change quelque chose dans le droit.
Si nous, transporteurs, sommes tenus à des objectifs de décarbonation, il faut que nos clients le soient aussi pour leurs transports. Si on ne les implique pas dans cette planification écologique, avec des objectifs à tenir, on n'y arrivera pas. Faut-il leur fixer, dans des calendriers proches des nôtres, des pourcentages de transport propre ou des objectifs contraignants au risque qu'ils soient intenables ? Le surcoût ne peut pas être assumé par nous seuls. Lorsqu'on le dit, en général, tout le monde en convient. Mais dès que l'on envisage de se tourner vers l'État et vers les clients, tout se raidit et on nous incite à augmenter nos prix.
Les négociations tarifaires que nous vivons en ce moment, dans un contexte de ralentissement de l'activité, montrent combien la situation est compliquée. Même le plus gros transporteur est souvent économiquement plus petit que son client : juridiquement, il n'est pas en position de force dans la négociation.
C'est de cela que nous souhaiterions parler avec les services de Bercy ou le ministère des transports : le coût du transport augmentera, ce qui fera peser une véritable contrainte sur nos donneurs d'ordres. La transition énergétique sera difficile car nous ne pourrons pas la financer.
En termes d'accompagnement, ce dont nous manquons aujourd'hui, c'est cette planification cohérente pour tous.
Je souhaitais apporter deux éléments complémentaires. D'abord, si l'on veut décarboner le transport au sens large, on devra repenser toute l'organisation de la logistique, donc réduire les kilomètres parcourus. Cela implique un vrai plan de réindustrialisation et de développement des entrepôts.
Nous y voyons un autre intérêt : le transport routier est confronté à un problème de recrutement, notamment de conducteurs – cela est un peu moins vrai en ce moment car les volumes sont moindres, mais la question reviendra lorsqu'ils augmenteront et du fait de la pyramide des âges. Chez les conducteurs potentiels, la passion de la conduite reste, mais s'absenter longtemps est un frein. Réduire les distances des marchandises transportées nous permettrait d'être plus attractifs : les conducteurs apprécient de prendre leur travail le matin et de revenir chez eux le soir. Il est donc essentiel de réduire la distance et de développer les hubs logistiques.
Il a été question d'un entrepôt déjà embranché, qui appelle à davantage de transport modal, sans succès. De même, une très grande entreprise logistique expliquait récemment qu'elle disposait de six hubs logistiques embranchés, à un détail près : elle ne voyait pas encore l'ombre d'un train. Au-delà du fait qu'il faut des clients, pourquoi va-t-on vite sur la partie fluviale et si lentement sur la partie ferroviaire ? La moindre disponibilité des sillons ferroviaires, partagés entre le voyageur et le fret, peut l'expliquer.
L'investissement dans le verdissement des flottes ne se limite pas à acheter de nouveaux matériels trois fois et demie plus cher que les anciens. Une entreprise de transport spécialisée dans le transport de produits frais, déjà dotée d'une belle flotte de 600 véhicules, dont les deux tiers utilisent les biocarburants ou le biogaz, a choisi d'investir dans douze porteurs électriques, les payant trois fois et demie le prix d'un camion diesel. Heureusement, un client a accepté de jouer le jeu : il a dû investir lui-même dans les conditions de la recharge, en installant six bornes et en renforçant les réseaux, pour 660 000 euros. L'électrique, c'est donc trois fois et demie le prix des camions plus le coût du raccordement et des bornes de recharge : l'investissement est colossal pour une entreprise. Sans clients pour nous accompagner, ce n'est pas la peine d'y aller.
Il faut donc accompagner les entreprises. Les appels à projets ont le mérite d'être là – il faut les maintenir, et augmenter l'enveloppe – mais ils posent deux problèmes : d'abord, ils sont complexes et peu accessibles à de petites et moyennes entreprises ; ensuite, l'aide arrive après l'acquisition, qui se fait au prix réel de vente, ce qui complique la démarche de prêt bancaire. C'est pourquoi il nous semble important de développer un autre modèle d'accompagnement des entreprises, beaucoup plus adapté aux PME : celui du bonus à l'acquisition, plus simple et plus efficace. Je comprends qu'il puisse poser un problème de maîtrise des budgets, mais l'approche de l'appel à projets est très limitative et freine beaucoup les PME.
J'entends dans vos propos qu'une trajectoire plus ou moins affirmée, défendue, épaulée, se dessine pour aller vers la réduction du parcours kilométré des entreprises de la route. Vous avez avancé plusieurs arguments en ce sens, notamment la concurrence du pavillon étranger, estimant que moins le fret arrivera de loin dans notre pays, mieux on se portera, puisque nos entreprises pourront faire le travail sur des trajets plus courts. Cette trajectoire de réindustrialisation, de réordonnancement, avec des entrepôts relais, permettrait une réduction des kilomètres tout en satisfaisant les souhaits des salariés. Peut-on considérer qu'elle est objectivée dans vos travaux, vos incitations et celles des pouvoirs publics ?
Tout cela ne va-t-il pas vers une modification de la nature des prestations des PME de la route dans notre pays ? On aboutirait à une nouvelle articulation entre le fer et la route, avec un niveau d'équilibre entre 600 et 700 kilomètres et une prépondérance du pré- et du post-acheminement dans les activités de nos PME. Peut-on y voir un chemin pour l'avenir ?
Vous entendez bien, monsieur le rapporteur. Dans cette approche de planification, la vraie question est de savoir ce qui viendra des politiques publiques et ce qui arrivera naturellement du marché, du fait de l'incitation des politiques publiques. Le mouvement que vous évoquez ne sera pas imposé par des politiques verticales : ce sera plutôt le choix des logisticiens, dont le métier consiste à définir la meilleure organisation logistique avec leur client. La logique d'un transporteur, même s'il ne se définit pas comme un logisticien, est toujours d'optimiser son transport, de rouler le moins possible à vide, parce qu'un camion qui roule à vide ou à moitié rempli perd de l'argent.
De même, l'articulation train ou wagon se construit avec un client. Un transporteur ne peut pas proposer seul une prestation logistique : si l'offre n'est pas co-construite, cela ne fonctionne pas. Cela est encore plus vrai pour un projet multimodal : il se construit avec les clients et, normalement, le reste suit.
On constate toutefois d'autres freins – nous n'avons pas de statistiques sur cette question mais elles doivent exister. Depuis quarante ans, nous nous sommes repliés sur le marché national, perdant 90 % de nos parts de marché à l'international. Même la longue distance nationale se réduit encore. Hormis certaines exceptions, nous sommes dans une logique de bassin d'activité, de bassin d'emploi ou d'interrégion.
Je l'ai dit, pour le multimodal ferroviaire, le préalable est de réunir deux clients autour de la table. Pour nous, toute relation part du client.
Nous ne sommes pas des vendeurs d'énergie mais un intermédiaire entre un point de chargement et un point de déchargement. Le client final doit être impliqué dans le choix de l'énergie utilisée par les camions, puisqu'il paie la façon dont nous transportons sa marchandise. C'est la même chose pour le multimodal ferroviaire.
Il faut toutefois lever les nombreux freins qui subsistent : en premier lieu, la qualité de service au client. Celui-ci attend une fréquence, une heure de départ et d'arrivée fiables, une traçabilité. D'une manière générale, les entreprises du transport routier atteignent une qualité de plus de 90 % en moyenne : ils partent à l'heure et arrivent à l'heure. Tout cela est très contrôlé. Nous avons dépensé énormément d'argent dans la traçabilité, les nouvelles technologies et la digitalisation de nos opérations.
La communication des intervenants du multimodal – réseaux, agents de fret – est également à améliorer. Aujourd'hui, en cas de retard, on a du mal à informer les clients.
L'infrastructure vétuste, vieillissante doit aussi être adaptée. L'axe Perpignan-Calais, grand corridor de transport de marchandises, est saturé pour le ferroviaire. Sur la façade atlantique, certaines de nos remorques sont trop grandes pour être transportées par rail compte tenu de la hauteur des ponts.
La compétitivité tarifaire est un autre frein à lever si l'on veut passer de la courte à la longue distance. En intégrant le pré- et le post-acheminement, le multimodal ferroviaire est 15 % à 20 % plus cher que le transport routier. Dans le contexte surcapacitaire actuel, où les prix baissent, la route est très compétitive. Mais le ferroviaire offre une possibilité de capacités contractées, dans la durée.
Le développement du report modal suppose une modification importante de notre organisation. Les compétences nécessaires ont été acquises en interne : nous disposons désormais d'ingénieurs capables de passer de la route au ferroviaire ou au fluvial. Nous avons opéré ce changement car nous croyons vraiment que le report modal est un atout.
S'agissant des subventions, tous les acteurs du transport saluent les appels à projets. Nous n'en avions pas bénéficié l'année dernière pour nos véhicules électriques, mais c'est le cas à présent. Le rythme auquel ces activités de transport seront subventionnées pourrait toutefois inquiéter en Europe s'il devait en désavantager certains. Il a été question de cabotage : le pire serait de voir arriver des flottes décarbonées subventionnées alors que nous serions en retard. La question des subventions allouées à la décarbonation du transport est essentielle : elle doit avancer, en coordination avec tous les pays européens.
Les chargeurs restent méfiants envers le ferroviaire : la route continue d'être moins chère, plus pilotable, mieux maîtrisable. Comment inverser cette tendance ? Vous n'avez pas souhaité taxer davantage la route : est-il préférable de moins taxer le fret ferroviaire, ou en tout cas d'améliorer les incitations ?
Vous étiez contre l'écotaxe, qui a fait l'objet d'une forte opposition en 2013, avant d'être suspendue puis abandonnée en 2015. Quelle est votre position sur l'écocontribution qui pourrait être instaurée dans plusieurs régions ?
Quelle est la qualité de vos relations avec les opérateurs du fret ferroviaire ?
Quels trajets resteront l'apanage du routier ? Conservera-t-il certains reliefs, certains types de marchandises ou zones spécifiques, en particulier sur les derniers kilomètres ?
La route reste majoritaire car les distances parcourues ne sont pas compatibles avec le fret ferroviaire. Pourtant, certains marchés doivent être captés par les modes ferroviaire ou fluvial. Je le redis, la réimplantation d'entrepôts logistiques au plus près des sites de production et de distribution est un enjeu majeur, dès lors que ces sites sont embranchés. Cela pose la question de l'acceptabilité sociale : les entrepôts font peur mais chacun peut comprendre qu'ils peuvent être vertueux. Le transport routier lui-même, avec ces entrepôts et nos véhicules, sera plus vertueux.
Nous sommes des prestataires de services : nous transportons des marchandises qui ne sont pas les nôtres. Finalement, nous ne faisons qu'exécuter une commande.
Actuellement, les fleurs qu'un grossiste de Normandie achète à un producteur breton transitent par le marché international, à Amsterdam : elles parcourent 600 kilomètres au lieu d'une centaine si la transaction avait pu se faire en direct. De même, la plupart des producteurs d'animaux vivants sont implantés en Bretagne mais les bêtes sont abattues dans le sud-est de la France, voire en Italie. C'est bien le client, non le transporteur, qui le décide.
L'écotaxe visait à accentuer les charges des transporteurs, au motif qu'une route chère favoriserait le report modal. Mauvais calcul : tant que ces contributions ne pèseront pas sur les donneurs d'ordre, organisateurs du transport, elles ne changeront rien à l'organisation des flux.
Nous avions proposé un autre modèle qui impliquait la responsabilité du donneur d'ordre : moins le mode de transport qu'il choisissait était vertueux, plus il devait contribuer. Nous restons sur cette ligne. L'écocontribution poids lourds continuera de peser sur le transporteur, même s'il tentera tant bien que mal de la répercuter : elle n'incitera pas le donneur d'ordre à modifier ses habitudes de transport.
Ces questions résument bien un débat qui dure depuis des décennies. Pour nous, je le répète, il n'y a pas de concurrence entre la route et le fret. Taxer et renchérir la route pour que les donneurs d'ordre aillent vers le rail est une vieille idée. Vous l'avez dit, le mode routier est plus pilotable. C'est un fait.
Notre conviction est qu'à force de souligner la concurrence, on n'encourage pas une politique publique d'articulation des deux modes. Il ne s'agit pas d'aider plus le rail ou de plus taxer les routes : si l'on veut vraiment relancer une politique multimodale, il faut que les deux travaillent ensemble.
Nos relations avec les opérateurs du ferroviaire sont très bonnes : nous partageons, nous échangeons – ils connaissent leurs limites –, nous avons souvent des idées en commun. Lorsqu'un train doit être complété, nous sommes tout à fait prêts à en informer la profession, par les systèmes d'information existants. Il s'agit là d'une politique de coordination. La première politique des transports en France, conçue en 1934 et reprise en 1949, s'appelait d'ailleurs la politique de coordination rail-route. Elle s'était traduite à l'époque par d'énormes contraintes sur la route.
Nous avons besoin d'une articulation des différents modes de fret, fluvial compris. Il est frustrant que les différentes feuilles de route ne soient pas coordonnées : cela permettrait d'évaluer les coûts et de déployer éventuellement des outils communs, donc de réaliser des économies d'échelle.
Quant à votre dernière question, depuis des années, les gouvernements nous disent qu'il faut doubler la part du ferroviaire, qui est de 9 % quand le fluvial en représente 2 % à 3 %.
Elle augmente – tant mieux. Si l'on atteint 22 % pour le rail et 6 % pour le fluvial, la route restera majoritaire à plus de 70 % : beaucoup de marchandises continueront de voyager par cette voie. Les transporteurs ne mettent pas des camions sur la route simplement pour les faire rouler.
Nous n'avions pas vu surgir l'explosion du e-commerce en dix ans. Nous-mêmes sommes obligés de dire qu'il pose un problème : on nous demande de livrer tout, tout de suite, n'importe où, alors que notre rôle est de grouper les marchandises. Nous nous adaptons.
Il restera encore longtemps des camions sur la route mais il faut que l'on ait enfin des politiques publiques qui ne segmentent pas les modes de transport mais permettent une véritable politique publique multimodale. Nous l'appelons de nos vœux depuis des années.
L'aide à la pince a été triplée et pérennisée, ce qu'aucun gouvernement n'avait fait dans les quarante dernières années. C'est bien un soutien puissant et inédit au transport combiné, c'est-à-dire à la complémentarité entre la route et le train.
Par ailleurs, il n'est pas tout à fait exact de dire que, dans le débat public de 2009 et 2010, l'écoredevance était présentée comme un moyen de créer du report modal : elle devait d'abord financer des infrastructures décarbonées. En second seulement venait l'argument – qui n'est pas très fort, à mon avis – de rétablir une concurrence et de faire payer à la route le prix d'usage des infrastructures en dehors du réseau concédé. Dominique Bussereau a du reste confirmé, lors de son audition, que le premier objectif de l'écotaxe était bien le financement des infrastructures. Un Allemand ne vous expliquera pas que la part modale du fret ferroviaire dans son pays est de 18 %, ou un Autrichien de 30 %, grâce à l'écoredevance. Je n'étais pas élu à cette époque, ni au moment où la taxe a été abandonnée, mais les collègues qui l'ont votée ou retirée n'avaient pas comme objectif premier le report modal : c'était le financement des infrastructures.
Il est indiscutable que le produit attendu pour financer des infrastructures décarbonées n'est pas là – cela est vrai pour la route comme pour le fer. Je précise que les dispositions prévues dans la loi française pour la levée d'une écoredevance par les régions limitent son usage potentiel à la route.
Je vais clore à présent les travaux de notre commission d'enquête XXL – aussi frustrant que ce soit, il faut toujours terminer. Je vous remercie de votre participation à cette audition. J'adresse également mes remerciements aux administrateurs qui ont travaillé avec nous, aux rédacteurs des comptes rendus, à l'ensemble de nos collègues ainsi que tous ceux qui ont suivi nos travaux, notamment à distance. Monsieur le rapporteur, merci pour la qualité de nos échanges et du travail que nous avons mené ensemble, dans la concorde malgré des opinions différentes. Ce beau symbole républicain est un message positif envoyé à nos concitoyens. Merci, et vive le fret ferroviaire !
La séance s'achève à seize heures vingt.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Nicolas Ray, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc, M. Jean-Marc Zulesi.