La feuille de route décarbonation était une attente de notre profession. Depuis longtemps, nous nous inscrivions dans une logique de développement durable, qui prenait la forme d'un contrat de transition énergétique avec l'État depuis 2018 ou 2019 – nous ne parlions pas encore de « décarbonation », un terme récent et européen.
Bruno Kloeckner a évoqué l'expérience de ceux partis avant les autres : elle a pu refroidir certaines ardeurs. Depuis plusieurs années, avec l'appui de l'ADEME (Agence de la transition écologique), la profession développe chartes et labels – le label « Objectif CO2, les transporteurs s'engagent », notamment, a produit des effets très concrets sur les émissions. Les fédérations accompagnaient le développement d'une des premières énergies alternatives, le gaz naturel pour véhicule (GNV) : cela a pris un peu de temps mais progressivement, les transporteurs eux-mêmes ont investi dans des stations et acheté de nouveaux véhicules, différents des camions diesel.
Cela fonctionnait plutôt bien, jusqu'à ce que les prix du gaz atteignent des niveaux très élevés, notamment du fait de la guerre en Ukraine. Lorsque le prix du kilo de gaz a été multiplié par trois, nous nous sommes tous tournés vers l'État pour trouver un mécanisme de sauvegarde. L'indexation des contrats sur l'indice du Comité national routier pour le GNV a conduit les chargeurs à vouloir revenir au diesel pour ne pas payer le surcoût. Plusieurs entreprises ont ainsi laissé leurs nouveaux camions au parc.
Le prix du gaz a ensuite baissé et le mouvement est reparti, mais l'épisode a refroidi ceux qui n'avaient pas entamé de transition énergétique. Après cela, ils n'ont pas voulu se lancer sans avoir la garantie d'une visibilité et d'une lisibilité.
Cette expérience a aussi coloré, après ceux de la task force, les travaux relatifs à la feuille de route décarbonation, menés conformément à l'article 301 de la loi Climat et résilience, sous deux ministères successifs. La profession a réuni autour de la table les énergéticiens, les constructeurs et les opérateurs. Cette démarche était importante car, pour le dire franchement, chacun avait sa stratégie : les constructeurs tombaient sous le coup de directives européennes qui leur imposent de produire suffisamment de véhicules zéro émission d'ici à 2025 sous peine d'amende ; les énergéticiens, toujours assez discrets, affirmaient pouvoir produire l'énergie qui aurait été choisie – en réalité, les choses ne sont pas si simples.
Entrés dans ces travaux l'esprit ouvert, avec en tête les conclusions de la précédente stratégie nationale bas-carbone, nous en sommes ressortis avec la conviction que le mix énergétique était la seule solution à la décarbonation : il y aurait une batterie d'énergies pour remplacer le diesel. Certaines ont d'ailleurs surgi au cours des travaux – parmi les carburants bas-carbone, outre le B100, on trouve les carburants de deuxième génération que sont le HVO et le biocarburant XTL, qui ont l'avantage de recycler des déchets et de pouvoir être utilisés dans les camions diesel sans changer de matériel.
Or, au fur et à mesure de ces travaux, nous avons eu le sentiment qu'un mouvement nous poussait vers l'électrique. Les constructeurs estimaient qu'ils seraient prêts ; les énergéticiens se montraient plus incertains, notamment en raison de leurs prévisions pour les bornes haute puissance.
Un camion électrique coûte entre 320 000 et 450 000 euros, contre 100 000 euros pour un camion diesel. De plus, le renouvellement d'une flotte de cinq à dix véhicules, objectif de nombreuses entreprises, ne peut pas être financé par la vente des véhicules diesel, le but étant qu'ils sortent du marché. L'investissement est donc très important et le financement du surcoût de 52,6 milliards d'euros pour le verdissement des flottes suscite bien des interrogations.
Certes, les pouvoirs publics se disent prêts à accompagner les acteurs. L'appel à projets lancé en 2022 s'est toutefois révélé frustrant, puisque les 5 millions d'euros ont permis de financer 84 camions, 20 cars, des autobus et des bennes à ordure – la décarbonation concerne tous les véhicules lourds.
En 2023, une deuxième enveloppe, de 65 millions d'euros, a participé au financement de 550 camions lourds, pour des subventions variant entre 120 000 et 150 000 euros par camion, ce qui laisse une somme significative à la charge des entreprises. On ne compte pas non plus le prix des bornes, même si l'ADEME propose des aides. Il faut en outre tirer des lignes dans les zones rurales ou les grandes périphéries de villes, où s'installent les entreprises de transport, et, pour cela, apporter toute l'infrastructure électrique, parfois à haute puissance, ce qui n'est pas simple. Le même problème se posera d'ailleurs sur les routes et autoroutes.
On voit que l'État fait des efforts mais nous ne pouvons pas passer notre temps la main tendue, à lui demander de nous aider : il ne peut pas tout financer, nous en sommes conscients. Quant à recourir aux banques, dans un contexte de taux d'intérêt mouvants, les petites entreprises, dont les fonds propres ne permettent pas d'acheter plus d'un camion, n'iront pas bien loin. On peut certes imaginer des prêts verts, mais on reste dubitatif face à une telle différence de prix, pour une technologie de rupture.
On parle beaucoup – et à raison – de planification écologique ; pour le moment, hormis la fixation de certains objectifs, elle n'apparaît pas. Ce qu'il faut, c'est planifier des financements, c'est-à-dire réunir tous les outils et leviers financiers à la disposition d'entreprises comme les nôtres, qui sont prestataires de services. Nous sommes persuadés qu'il faut aller plus loin : nos clients nous demandent de faire toujours plus vert, mais ne sont pas toujours prêts à payer plus cher.
Notre régulation doit alors changer de paradigme. On le sait, la planification écologique est un tournant dans les politiques publiques : nos objectifs sont à présent ceux des accords de Paris, on change quelque chose dans le droit.
Si nous, transporteurs, sommes tenus à des objectifs de décarbonation, il faut que nos clients le soient aussi pour leurs transports. Si on ne les implique pas dans cette planification écologique, avec des objectifs à tenir, on n'y arrivera pas. Faut-il leur fixer, dans des calendriers proches des nôtres, des pourcentages de transport propre ou des objectifs contraignants au risque qu'ils soient intenables ? Le surcoût ne peut pas être assumé par nous seuls. Lorsqu'on le dit, en général, tout le monde en convient. Mais dès que l'on envisage de se tourner vers l'État et vers les clients, tout se raidit et on nous incite à augmenter nos prix.
Les négociations tarifaires que nous vivons en ce moment, dans un contexte de ralentissement de l'activité, montrent combien la situation est compliquée. Même le plus gros transporteur est souvent économiquement plus petit que son client : juridiquement, il n'est pas en position de force dans la négociation.
C'est de cela que nous souhaiterions parler avec les services de Bercy ou le ministère des transports : le coût du transport augmentera, ce qui fera peser une véritable contrainte sur nos donneurs d'ordres. La transition énergétique sera difficile car nous ne pourrons pas la financer.
En termes d'accompagnement, ce dont nous manquons aujourd'hui, c'est cette planification cohérente pour tous.