Mardi 10 janvier 2023
La séance est ouverte à 16 heures.
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
Bonjour à toutes et à tous, chers collègues de notre commission d'enquête chargée d'établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France. Nous reprenons nos travaux après trois semaines d'interruption. Permettez-moi d'abord de vous souhaiter à toutes et à tous une belle et heureuse année 2023. Je crois que la période des vœux est un usage républicain qui démontre que nous nous engageons toutes et tous pour le bien commun et pour que l'année se passe bien.
Madame la ministre, nous vous remercions d'avoir répondu presque instantanément à notre invitation. Notre commission d'enquête aborde avec votre audition un cycle au cours duquel seront entendues diverses personnalités du monde politique.
Nous avons souhaité vous recevoir en raison des responsabilités ministérielles que vous avez exercées de 1995 à 1997 au sein du gouvernement, alors dirigé par Alain Juppé. Cette période a été marquée notamment par le redémarrage puis l'arrêt définitif de Superphénix, acté en 1998, après votre départ du gouvernement, douze ans à peine après sa mise en service. Ce réacteur, destiné à produire autant ou plus de matières fissiles qu'il n'en consomme, avait suscité de vives oppositions.
Cette période a aussi été caractérisée par des évolutions importantes en matière d'environnement, en particulier une loi qui a pris votre nom sur la pollution de l'air. Elle a dessiné le cadre dans lequel seront pris en compte d'abord les émissions de gaz à effet de serre, puis le changement climatique avec trois mots d'ordre : la concertation avec les associations, le droit à l'information et la planification.
Votre audition est également l'occasion pour la commission d'enquête de recueillir diverses informations non directement liées à vos fonctions ministérielles passées. En effet, vous incarnez un courant de pensée, celui du réformisme écologique ou de l'écologie soutenable. Par ailleurs, votre activité d'avocate témoigne à la fois de votre engagement et de l'attention médiatique que vous avez su susciter sur un certain nombre de dossiers. Enfin, vous avez été députée européenne de 2009 à 2014, lors de l'émergence de la problématique sur le changement climatique, de la définition des premières orientations concernant le mix énergétique qui prévoyait à l'époque 20 % d'énergies renouvelables dans la consommation finale en 2020, mais aussi de la libéralisation régulée des marchés de l'énergie. Quelques sources indiquent que vous avez également plaidé pour les énergies marines, lesquelles ne se limitent pas à l'éolien offshore.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Corinne Lepage prête serment.)
Merci, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs, je vous remercie de m'avoir demandé d'intervenir. Je me suis efforcée de préparer les réponses aux questions que vous avez bien voulu me poser, mais je souhaite dire quelques mots à titre préliminaire.
Alain Juppé et Jacques Chirac m'ont fait l'honneur de me proposer d'être ministre de l'environnement en raison de mes engagements environnementaux, notamment dans le cadre de l'affaire Amoco Cadiz. Il était de notoriété publique que j'avais défendu de très nombreuses collectivités, en particulier des collectivités locales. Je note d'ailleurs des similitudes entre le refus de l'éolien aujourd'hui et celui des centrales nucléaires à l'époque.
Dès mon entrée au gouvernement, j'ai quitté le barreau, comme l'exige la loi. De surcroît – et ce n'était pas obligatoire en 1995 –, tous mes dossiers d'environnement ont rejoint un autre cabinet sous le contrôle du bâtonnier Lafarge de l'Ordre des avocats à la Cour d'appel de Paris. J'ajoute que je me suis moi-même imposé un délai de viduité de dix ans avant de traiter un dossier nucléaire, sans qu'aucune disposition législative ne m'y contraigne. Ainsi, j'ai repris mon premier dossier nucléaire en 2007.
Je rappelle simplement que le délai imposé par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique s'élève à trois ou cinq ans. Aujourd'hui, on fait allusion à mon éventuel conflit d'intérêts. J'aimerais beaucoup que la situation des conflits d'intérêts en France soit similaire à la mienne.
Durant l'exercice de mes fonctions, j'estime avoir été d'une parfaite loyauté à l'égard du gouvernement auquel j'avais l'honneur d'appartenir, notamment en défendant le domaine de compétence qui m'était confié, l'environnement. Je souhaite souligner que, lors de la reprise des essais nucléaires, à laquelle je n'étais pas nécessairement favorable, je n'ai non seulement pris aucune position publique remettant en cause ce choix, qui, selon moi, avait été réalisé par le Président de la République en toute transparence, avant mon entrée au gouvernement, mais j'ai également défendu la position française à Bruxelles avec un certain succès, une démarche qui n'était pas facile.
Je souhaitais que les choses soient claires et nettes, car elles le sont dans mon esprit.
Vous m'avez d'abord interrogée sur la situation actuelle et, à titre préliminaire, j'observe qu'indépendamment de la question de l'électricité, près de 60 % de notre énergie vient du pétrole et du gaz, dont nous sommes forcément dépendants. Autrefois, nous avions du gaz à Lacq et du pétrole à Parentis, mais tel n'est plus le cas et la France dépend du reste du monde.
L'origine nucléaire de notre électricité est considérée comme une source d'indépendance dans la comptabilité française, mais tel n'est pas le cas dans d'autres pays, en raison de l'absence d'uranium sur leur territoire.
De surcroît, notre consommation énergétique reste beaucoup trop importante, comme l'indique le rapport de l'Agence internationale de l'énergie de novembre 2021. À l'époque, notre consommation s'élevait à 141 millions de tonnes équivalent pétrole, pour un objectif de 130 millions. L'excès est considérable.
J'ai le sentiment d'un immense gâchis dans le domaine de l'électricité. J'ai défendu des personnes qui s'opposaient au nucléaire, mais je n'ai jamais été une militante et je n'ai jamais manifesté contre des centrales nucléaires. Avec le recul, je pense que le nucléaire a effectivement assuré l'indépendance de la France malgré des défauts : les déchets, le problème du risque accidentel dont l'existence n'a été admise que très récemment, et le problème de la transparence et du contrôle, qui s'est amélioré en 2007.
Le très intéressant rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) de février 1999, de Messieurs Robert Galley et Christian Bataille évoque les options d'utilisation de la rente nucléaire, parmi lesquelles la diminution du prix de l'électricité, ou les investissements. Je reviendrai sur l'affaire de l'EPR que j'ai défendue en 1996, lors de mon voyage à La Hague avec Madame Angela Merkel, ministre de l'environnement en Allemagne et avec le ministre de l'industrie, Monsieur Borotra. En effet, à l'époque, l'EPR apparaissait comme la suite logique du programme français.
Le rapport propose d'investir dans l'entretien des centrales existantes, mais met en garde contre la privatisation. Or, nous avons fait le contraire. Selon moi, les choix qui ont été faits d'investissements massifs à l'étranger se sont révélés absolument catastrophiques.
Premièrement, ils ont abouti à peu de chose. Constellation aux États-Unis a coûté 5 milliards d'euros et l'achat de British Energy a représenté 14 milliards d'euros alors qu'il ne valait que 7 ou 8 milliards d'euros. Des investissements en Amérique du Sud ont également été faits.
Deuxièmement, la politique des prix s'est révélée contre-productive. En tant qu'avocate, quand je plaidais à la fin des années 1980, notamment pour la centrale de Cattenom, j'assurai que nous n'avions pas besoin de centrales supplémentaires.
Les documents fournis à l'époque par EDF étaient des trends qui partaient de 1960, et, entre 1960 et 1989, nous avions à notre disposition les chiffres de 1980 qui n'avaient rien à voir avec la situation de l'époque. En effet, nous avons vécu une chute de la consommation considérable en 1973 grâce à une vraie politique de maîtrise de l'énergie. Nous savions pertinemment que nous étions en surcapacité.
Puisqu'elle ne pouvait être stockée, cette électricité devait être consommée. Avec l'accord de l'État, EDF a mis en place une politique de prix très bas pour consommer l'électricité. C'est la raison pour laquelle le chauffage électrique a augmenté en France et pour laquelle nous expérimentons un pic de consommation lié au froid. 50 % de la pointe européenne est française.
Ce choix politique, économique et financier réalisé dans les années 1980 a mené à la situation dans laquelle se retrouvent les ménages français aujourd'hui, confrontés à une augmentation du prix de l'électricité, malgré les efforts du gouvernement pour la limiter.
Troisièmement, nous avons perdu en compétences. Cette constatation est globale, mais je suis étonnée de constater que personne ne parle de la sous-traitance. Progressivement, pour des raisons économiques et de droit du travail, de nombreuses tâches ont été confiées à des entreprises de sous-traitance dont les compétences n'étaient pas adéquates, mais qui ne coûtaient pas cher et dont le personnel était moins surveillé que celui d'EDF.
Quatrièmement, nous avons misé sur les réacteurs pressurisés européens (EPR). En 1996, j'ai vanté ses mérites, car il était la suite logique de nos actions, mais c'est un échec. À cet égard, le rapport de la Cour des comptes rappelle le conflit entre Areva et EDF avec le lancement, dans des conditions acrobatiques, de l'EPR finlandais dont les coûts et les délais défiaient toute concurrence. Ce lancement s'est appuyé sur : des références techniques erronées ; des études détaillées insuffisantes ; une estimation initiale irréaliste ; un défaut d'organisation du suivi ; des contrats qui ont connu des augmentations considérables entre 100 et 700 % ; un défaut de contrôle ; un retard dans la reconnaissance des défauts de compétences ; le refus d'EDF d'informer en temps et en heure l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) des règles d'exclusion de rupture qui n'étaient pas respectées.
Ces données étaient connues depuis 2013, mais l'information n'a été transmise qu'en 2017. Ce pari unique sur l'EPR a entraîné corrélativement un défaut d'intérêt pour le parc existant et une perte de compétence dont nous nous plaignons aujourd'hui.
À la fin des années 1990, le volume d'électricité était plus que suffisant et sa production n'était pas problématique. Pourtant, le rapport de l'OPECST montre très bien la situation d'aujourd'hui, avec l'idée à l'époque que les réacteurs ne pourraient tenir que trente ou quarante ans alors qu'aujourd'hui, les prévisions sont de cinquante à soixante ans.
À mon sens, la situation actuelle s'explique également par le refus de lancer une véritable politique en faveur des énergies renouvelables. L'opposition à l'éolien date de 2005 et en 2010, le gouvernement a décidé de sacrifier purement et simplement la filière solaire française du fait du moratoire. 10 000 emplois ont été perdus et les entreprises se sont installées en Europe et ailleurs.
Une comparaison des chiffres français et européens permet de constater qu'en matière d'énergies renouvelables, la France est le seul pays qui n'a pas atteint ses objectifs en 2020. L'objectif s'établissait à 23 % et nous sommes seulement à 19 %. Il a été fixé à 40 % en 2030, ce qui me paraît inatteignable, même avec le texte de loi en discussion. Notre retard est colossal et j'ai été particulièrement choquée par les campagnes de presse au cours du week-end.
Le Figaro, Le Monde ou encore Les Échos ont consacré des pages entières au sujet en affirmant qu'il n'y avait pas de retard en matière d'énergies renouvelables et qu'elles n'étaient pas nécessaires. Ces affirmations sont absurdes, car tous les rapports du Réseau de transport d'électricité (RTE) ou de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME), insistent sur la nécessité absolue de développer massivement les énergies renouvelables, même en prévoyant du nucléaire à l'horizon 2050.
En 2022, le photovoltaïque a augmenté de 47 % en Europe en un an tandis que la France a seulement réalisé 2,7 gigawatts. L'Europe atteint un niveau de 50 gigawatts en 2023 et les énergies renouvelables atteignent parfois 60 % dans des pays comme la Suède. Il est impossible de nier l'utilité des énergies renouvelables.
Enfin je regrette l'abandon quasi systématique des solutions nouvelles lorsqu'elles se présentent. Ainsi, la méthanisation adoptée par l'agriculture allemande en 2008-2009, entraîne un revenu accessoire pour le monde agricole extrêmement important et a permis à l'Allemagne de passer devant notre agriculture à la fin des années 2010. La méthanisation ne fait que commencer en France. Ainsi, j'ai visité en Vendée en 2012 la première installation de méthanisation et son propriétaire avait mis huit ans à installer ses quatre fours.
De même, l'expérience de solaire direct a été créée en 2007 ou 2008, rachetée par Engie puis a disparu. Le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) a nourri en son sein de nombreuses pépites dans le domaine du solaire grâce à Jean Therme, qui menait ce secteur, mais malgré ses efforts, la France ne possède aucune grande entreprise dans le domaine du solaire.
La méthanation ou power to gaz qui consiste à stocker l'électricité renouvelable pour faire de l'électrolyse et fabriquer de l'hydrogène mélangé avec du CO2 afin d'obtenir un méthane artificiel et propre a été développée en Allemagne au milieu des années 2000. Lors du grand débat en 2007-2008 en France sur l'énergie, j'avais transmis à la commission qui gérait ces sujets un document sur le power to gaz. Or le premier prototype à Marseille n'est arrivé qu'en 2018-2019 alors que nous possédons une technologie remarquable et une capacité de stockage 300 fois plus importante que celle de l'électricité. D'ici 2030, elle permettra sans doute de fabriquer 20 à 30 térawattheures par an de gaz vert.
Nous disposions des capacités et de l'industrie française pour la mise en œuvre de ces technologies, mais rien n'a été réalisé.
Ainsi, le surdimensionnement a non seulement annihilé toute politique de baisse de la consommation et d'investissement, mais a également entraîné une perte d'autofinancement d'EDF, la disparition de tout espoir d'exportation d'EPR, l'opposition à la massification du renouvelable et des difficultés avec l'Union européenne aujourd'hui, car la situation française déséquilibre tout le marché européen.
Le plus grave, à mon sens, est notre refus de tirer des leçons du passé. Dans son dossier, la Cour des comptes écrit en 1997 que la France a surestimé sa capacité à lancer Superphénix et nous continuons sur la même lancée. Les problèmes que nous rencontrons aujourd'hui ne concernent pas les centrales nucléaires de 900 mégawatts construites sur la filière Westinghouse de 1973, mais plutôt les centrales de 1 000, 1 200 ou 1 300 mégawatts, en raison de courbes de coûts, comme le reconnaissent les ingénieurs d'EDF.
Un certain nombre de tuyaux doit être rénové à l'EPR de Flamanville. Nous ne possédons plus la capacité de les fabriquer en France et nous avons donc fait appel à l'Italie, mais lors de sa visite, l'ASN a été scandalisée de la manière dont sont fabriqués ces instruments qui serviront ensuite à Flamanville.
Enfin, le nucléaire n'assure pas notre indépendance, non seulement en matière d'uranium, mais également dans le cadre de nos rapports avec la Russie. La situation est préoccupante : plus de 40 % de notre uranium provient du Kazakhstan et d'un pays voisin qui sont sous contrôle de la Russie. Par ailleurs, 20 % de la préparation des combustibles dépendent de la Russie au niveau européen et au nôtre, car Orano n'assure qu'une partie de la préparation.
La poursuite de l'envoi d'une partie de nos déchets en Sibérie n'est pas négligeable non plus. Le directeur de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) évoquera mieux que moi la question des déchets, mais je tenais à rappeler que nous devons faire face à un problème imminent : La Hague sera saturée en 2030, les collectivités locales sont peu favorables à une nouvelle piscine et le projet Cigéo est en difficulté. Par conséquent, cette dépendance vis-à-vis de la Russie concernant l'envoi d'une partie de nos combustibles usagés est un vrai problème.
Vous me demandez ensuite si l'évolution de la situation me satisfait. En tant qu'avocate, j'ai peu à dire sur ce sujet, mais j'ai le sentiment que nous ne tirons pas les leçons de nos erreurs. L'erreur est humaine : errare humanum est, persevare diabolicum. C'est persister dans cette erreur qui est grave. Certaines centrales, dont celle de Fessenheim, rencontraient des problèmes non minimes.
Ensuite, vous m'interrogez sur ma fonction ministérielle et la souveraineté et l'indépendance énergétique au regard de cette fonction.
L'aspect nucléaire est particulièrement étroit dans mon décret d'attribution. J'avais la cotutelle de la sûreté des installations nucléaires et des déchets, mais je me consacrai principalement aux énergies renouvelables et à l'efficacité énergétique. Donc je n'étais pas membre associé à la définition de la politique énergétique de la France. Je n'ai participé à aucune décision dans ce domaine, à l'exception de Creys-Malville.
Entre 1995 et 1997 se posait la problématique des laboratoires, mais nous n'avons pas pris réellement de décision au cours de cette période, puisque la décision de base avait été prise en 1993 et que le choix de Bure s'est fait définitivement en 1997, après un refus poli, mais ferme de la part de toutes les communes auxquelles ma successeure s'est adressée, quelle que soit leur couleur politique, d'accueillir un laboratoire souterrain.
J'ai agi dans la mesure du possible pour l'EPR, mais nous étions dans les prémices et je pense que le départ d'Allemagne et de Siemens de l'EPR a eu de sérieuses conséquences pour l'industrie française. Je me suis également occupée de l'efficacité énergétique, de la transparence, de la prévention des accidents et de la situation de La Hague, préoccupante sur le plan de la pollution.
Poursuivons avec Superphénix, qui a été autorisé le 12 mai 1977. La première divergence a eu lieu le 7 juillet 1985 et la puissance a été atteinte en décembre 1986. En mars 1987, une fuite est apparue dans le barillet de sodium. Le système de surgénérateur devait fonctionner toute sa vie avec les mêmes crayons, réactivés lors de leur passage dans un bain de sodium avec un barillet. Lors de la découverte de ces fuites, les ingénieurs ont d'abord cru à une erreur des instruments de mesure, mais tel n'était pas le cas. En mars 1987, les activités ont été interrompues, le sodium a été vidé et le surgénérateur se transforme en réacteur avec un nouveau décret du 10 janvier 1989.
Un arrêt du Conseil d'État du 27 mai 1991 annule le décret de 1989 en considérant qu'il ne définissait pas assez strictement les règles de fonctionnement. Un nouveau décret du 11 juillet 1994, pris par mon prédécesseur et par Monsieur Balladur, affirme le caractère de prototype de Superphénix avec un objectif de recherche qui prime sur les exigences d'exploitation. En effet, ce réacteur n'avait pas été conçu pour répondre à des exigences d'exploitation et entraînait de véritables problèmes de sûreté. Lorsque je suis arrivée au gouvernement, j'ai demandé à Alain Juppé, qui a donné son accord, que soit nommée une commission scientifique chargée d'évaluer le fonctionnement de Superphénix, la commission Castaing.
Dans son rapport, la commission conclut avec trois types de recherche, les packs 1, 2 et 3. Elle recommande les packs 1 et 3, mais met en garde contre le pack 2. Elle confirme qu'il est intéressant de faire de Superphénix un instrument de recherche et c'est sur cette base qu'est parti le gouvernement, mais avec des coûts extrêmement importants. À l'époque, l'idée était de transformer l'ex-surgénérateur en incinérateur de déchets radioactifs, notamment en s'appuyant sur les travaux d'un professeur italien, Carlo Rubbia. La Cour des comptes rédige ensuite un extrêmement critique qui formule deux possibilités : le fonctionnement de Creys-Malville jusqu'en 2000 ou jusqu'en 2015. Jusqu'en 2000, le coût, à hauteur de 60 milliards de francs, est assumé par les actionnaires de la Nersa (société centrale nucléaire européenne à neutrons rapides SA), société qui faisait fonctionner Creys-Malville.
La Cour des comptes déconseille un fonctionnement jusqu'en 2014, qu'elle juge incertain. Elle insiste sur la nécessité pour Superphénix de rester un outil de recherche.
Le recours contre le décret de 1994 est jugé par le Conseil d'État le 28 février 1997. Il indique que le décret est illégal, car l'outil de recherche pour lequel la recherche prime sur la production d'électricité est différent du réacteur nucléaire qui a été soumis à enquête publique. J'ai signifié à Alain Juppé que je ne signerai pas un décret qui autoriserait le redémarrage de Superphénix dans les conditions de l'enquête publique, sans faire prévaloir la sûreté et la recherche sur la production d'électricité et donc avec des garanties moindres. L'idée n'était pas de fermer définitivement Creys-Malville, mais de redémarrer ce qui avait été autorisé en 1994. Alain Juppé a donc décidé d'interroger le Conseil d'État afin de déterminer si la position que je défendais était valable.
J'ai considéré que coupler le réacteur au réseau sans aucune sécurité particulière présentait un risque. Étant chargée de la sûreté nucléaire, j'ai estimé que je ne pouvais pas prendre cette responsabilité. Vous constaterez dans les documents que les critiques étaient très sévères sur le surgénérateur ; le saut entre Phénix et Superphénix était beaucoup trop important.
Le directeur d'EDF indique :
« La décision de construire Superphénix a été prise en 1974 dans un contexte de forte croissance économique, alors qu'il devenait manifeste que les énergies primaires ne seraient pas inépuisables et que la France engageait un ambitieux programme de centrales nucléaires à eau pressurisée.
Toutefois, on constate a posteriori que le passage direct d'un réacteur de 250 mégawatts (Phénix) à un prototype de taille industrielle de 1 200 mégawatts était un choix excessivement optimiste et que la complexité de la technologie a entraîné des surcoûts d'investissement et des difficultés de fonctionnement importantes. »
Ensuite, vous m'interrogez sur la chaîne de décision. Le domaine nucléaire militaire était réservé au Président de la République. Quant au nucléaire civil, j'ai eu le sentiment tout au long de l'exercice de mes fonctions que le centre de décision n'était pas l'État, mais EDF. Ainsi, Bercy n'a pas été en mesure de nous fournir des estimations financières lors de la rédaction du rapport Castaing sur Creys-Malville. EDF possédait les seuls éléments d'information financière. Comment l'État peut-il décider en toute connaissance de cause, quand il ne possède même pas les éléments financiers qui lui sont propres ?
Monsieur Syrota était « l'homme fort » de l'époque, dirigeant de la Cogema et du Corps des mines. La politique était largement entre ses mains, car tous les ingénieurs des mines et tous les responsables du Corps des mines étaient sous sa responsabilité.
Je peux vous donner un autre exemple. Lorsque j'ai eu à gérer la question du surnombre des leucémies infantiles autour de La Hague en 1996, avant même que le ministère de la santé et l'Office de protection contre les radiations ionisantes (OPRI) ne réagissent, j'ai été assaillie par un groupe informel composé de communicants de Cogema et d'EDF qui m'a assuré que la personne ayant rédigé le rapport ne paraissait pas crédible.
Je leur ai répondu que je souhaitais surtout savoir s'ils possédaient une contre-étude qui me permette de rassurer les mères, particulièrement inquiètes, et de leur assurer que leurs enfants pouvaient se baigner en toute sécurité. J'ai demandé qu'une commission d'enquête se penche sur la valeur de cette étude et dix ans plus tard, les résultats de l'étude de 1996 ont malheureusement été confirmés.
Je me suis toujours efforcée d'agir rationnellement. Vous me demandez si j'étais entourée d'experts ou si je décidais seule : premièrement, j'avais une équipe et le numéro 1 de mon cabinet était Renaud Abord de Chatillon, homme du corps des mines et mon conseiller technique, Olivier Herz, venait également du Corps des mines. Ainsi, les questions industrielles ne m'étaient pas étrangères. Deuxièmement, chaque fois que j'ai été en face d'un problème, en tant que juriste et non ingénieure, je me suis efforcée de me montrer rationnelle et de demander à des commissions scientifiques de m'apporter des réponses. J'en ai nommé trois au cours de mon mandat, dont la commission Castaing.
Quant à la préparation de l'avenir, je vous renvoie à la loi sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie, loi LAURE (loi sur l'air et l'utilisation rationnelle e l'énergie), car le changement climatique ne nous était pas inconnu il y a vingt-cinq ans, même si nous en savions peu. Or, cette loi, qui n'a globalement pas été appliquée pour des raisons diverses et variées, contient dans son titre 7 toute une série de dispositions dont la mise en œuvre nous aurait fait gagner du temps : l'électricité ; le GNV (gaz naturel pour véhicules) ; le contrôle de la consommation énergétique ; le DPE (diagnostic de performance énergétique; les possibilités de changement énergétique pour nos concitoyens ; la mise en valeur des ENR et de la cogénération ; des mesures techniques pour les véhicules électriques.
Enfin, vous me demandez ce que je pense de la situation actuelle. Elle m'inquiète, de même que le caractère irrationnel des débats menés, qui deviennent quasi-religieux. Il est très difficile de débattre sur ces sujets et il est important que cette commission entende des personnes d'horizons très divers.
La commission du débat public qui se tient actuellement sur Penly peine à se faire entendre, alors que le sujet n'est pas une question religieuse. Il ne s'agit pas de croire ou de ne pas croire, mais de déterminer la meilleure solution pour notre pays et l'avenir énergétique de la France. La question est rationnelle, politique et économique. Je défends la massification du renouvelable, car tous les scénarios prévoient entre 60 et 100 % d'énergies renouvelables.
Le nucléaire présente des risques économiques et financiers et à cet égard, je me permets d'attirer votre attention sur un sujet peu évoqué et le risque le plus important pour EDF, Hinkley Point, le directeur financier, Monsieur Piquemal ayant démissionné en 2013 ou 2014.
En effet, une clause du contrat qui nous lie aux Anglais exclut l'application du prix garanti dans l'hypothèse d'un retard trop conséquent lors de la mise en place d'Hinkley Point. EDF est contraint de mettre en place un prix garanti à 120 euros par mégawatt par heure pour tirer son épingle du jeu, car nous portons le risque dans notre joint venture avec la Chine. Si ce prix n'est plus garanti, le contribuable français paiera pour les Anglais et ce risque financier est réel, car nous avons déjà trois ans de retard sur Hinkley Point.
Enfin, ma position concernant notre souveraineté nationale vous paraîtra peut-être simpliste, mais je pense que l'eau, le vent et le soleil constituent notre véritable indépendance. Le projet qui s'esquisse prévoit des EPR2 en 2040. Qu'allons-nous faire d'ici là ? Le coût des énergies renouvelables diminue, comme le montrent les chiffres de l'Agence internationale de l'énergie sur les différentes sources de production énergétique. Nous sommes capables de fabriquer des batteries et de vendre des toits solaires avec des petites batteries. A l'inverse, le coût du nucléaire ne cesse d'augmenter. Le choix que nous allons réaliser est financièrement extrêmement dangereux et ne fournit aucune solution à court et moyen terme. 2040 est une date lointaine et hypothétique.
Par ailleurs, nous devons également penser aux déchets et aux risques liés aux accidents, car plus notre parc vieillit, plus le risque croît. D'ailleurs, le gouvernement a sorti dans une très grande discrétion une circulaire le 29 décembre 2022, sur les mesures radiologiques des personnes en cas d'accident nucléaire.
Selon moi, la manière de financer le projet est extrêmement importante, de même que la manière dont nous assurons véritablement notre indépendance et notre souveraineté nationale avec des coûts aussi énormes, une incapacité d'autofinancement et une dette publique significative.
Merci beaucoup. Mes questions s'adresseront davantage à l'ancienne ministre et à la juriste qu'à la citoyenne, puisque les travaux de notre commission sont larges et font appel à différents experts. Ma première question vise à comprendre l'état de l'esprit de l'époque de l'exercice de votre fonction ministérielle. Vous nous avez indiqué que la loi LAURE, dont vous avez été l'artisan, traçait les premières prises en compte des préoccupations environnementales et la vision du rôle du CO2 dans le réchauffement climatique. Vingt-cinq ans après, à la lumière de ce que la science nous a apporté, il est surprenant de constater que les écologistes prônaient l'utilisation du charbon dans les débats de l'époque. Quelle était la perception du débat public sur la question du réchauffement climatique et sur le mix énergétique vertueux pour l'environnement ?
La question est posée à Madame Lepage, nous la poserons à Madame Voynet lors de son audition et elle vous répondra.
En 1995, je me suis fait l'écho du premier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) et l'augmentation de température attendue était de 1,5 °C en 2100. Or, nous atteindrons ce seuil dans dix ans, peut-être même un peu moins.
Les données n'étaient pas les mêmes, mais dans mon décret de compétences, j'avais demandé à Alain Juppé de m'occuper des questions « santé et environnement », compétence nouvelle qui ne suscitait aucun intérêt, et de m'occuper du dérèglement climatique.
La loi sur l'air prévoit toute une série de dispositions pour mesurer les émissions carbonées, les réduire dans les constructions et le mobilier hors automobile et pour s'attaquer à la publicité en faveur des dispositifs énergivores.
La commission ne juge pas les actions du passé quand elles ne sont pas éclairées de la même façon scientifiquement. Il s'agit surtout de comprendre le contexte dans lequel certaines décisions ont été prises. Votre champ de compétences incluait le nucléaire.
La sûreté constitue une petite partie du sujet même si elle n'est pas négligeable.
Quelle est la vision du rôle de l'électricité dans le mix énergétique à l'époque ? Elle est déterminante dans la compréhension des prises de décisions.
J'ai fait voter une disposition pour que chaque habitation pour que l'option électrique ne soit pas univoque et pour mettre en avant les cheminées, sans lesquelles le chauffage au bois est impossible.
La disposition de la loi sur l'air valorisant les constructions bois, a été déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel, même si je n'en ai jamais compris la raison.
Dans le cadre du mix énergétique, nous souhaitions conserver l'électricité, tout en réfléchissant aux impacts des énergies carbonées, notamment l'essence et le gasoil. La loi sur l'air prévoit donc des dispositions sur la fiscalité qui n'ont jamais été appliquées pour prendre en considération l'impact carbone et sanitaire des différents fluides utilisés.
En 2008, les mêmes sujets sont intégrés à la loi lors du Grenelle de l'environnement et des dispositions similaires sont de nouveau votées. Selon vous, pourquoi la loi LAURE n'a-t-elle pas été mise en œuvre entre 1997 et 2008 ?
Tout se joue au stade des décrets d'application. Certaines personnes n'étaient pas satisfaites par la loi LAURE et ont agi sur les décrets. Par ailleurs, la loi de l'air n'intéressait pas vraiment Dominique Voynet et les décrets d'application ont mis du temps à se mettre en place.
J'ai quitté le gouvernement le 1er juin 1997, peu de temps après le vote de la loi le 30 décembre 1996 et seuls deux décrets sont sortis durant mon mandat, dont les éléments concernant le contrôle de la pollution de l'air. Nous avions mis en place des plans régionaux de la qualité de l'air (PRQA) qui définissaient des objectifs, ainsi que deux outils pour les atteindre, le plan de protection de l'atmosphère (PPA) et le plan de déplacement urbain (PDU). Or, les décrets PPA et PDU sont sortis avec beaucoup de retard et l'équilibre qui avait été mis en place par la loi avec des délais s'est effondré. Les PRQA ont été votés relativement dans les temps, mais en 2010, tous les PPA n'étaient pas sortis.
Vous avez formulé une critique du marché européen de l'électricité, sujet qui préoccupe beaucoup d'entre nous aujourd'hui.
Je ne l'ai pas critiqué. J'ai simplement indiqué que nous le déséquilibrions.
J'ai dit que vous aviez « formulé une critique », des propos qui restent objectifs et neutres, madame Lepage.
La politique énergétique française serait en retard sur d'autres pays européens. Pourtant, une étude des résultats et des émissions de carbone montre que le système électrique français reste un des plus décarbonés d'Europe, même si cet hiver, nous avons été contraints d'importer massivement l'énergie de nos voisins, notamment de l'Est.
N'est-ce pas une forme de contradiction quant aux objectifs de décarbonation et aux objectifs environnementaux ?
Non, car l'énergie ne se réduit pas à l'électricité. Notre bilan électrique est bon grâce au nucléaire, mais il serait identique avec les énergies renouvelables.
Sauf que les Allemands utilisent du charbon. Il convient d'étudier l'origine du bilan de l'Allemagne. Il est vrai que le pays produit davantage de tonnes de CO2 par mégawattheure que nous, mais l'Allemagne a réduit son utilisation du charbon de 45 % depuis 1990.
La France n'atteint pas ses objectifs climatiques, celui de 40 % en 2030, décision du Conseil d'État de Grande-Synthe, et encore moins l'objectif de 55 %. Nous pouvons l'atteindre avec la sobriété et un recours accru aux énergies renouvelables. La méthanation et le power to gaz ainsi que le développement de l'hydrogène vert constituent de formidables outils.
Ainsi, Thierry Lepercq monte un projet en Espagne de fabrication d'hydrogène vert dans une centrale qui aura la taille d'une raffinerie de pétrole en joint-venture avec ArcelorMittal et un chimiste pour fabriquer des engrais. Des projets très intéressants sont déployés, mais la France n'a pas pris d'avance.
Quelle est votre vision des scénarios d'évolution de l'énergie et notamment du besoin d'électricité qui ont été produits ces dernières années ? Nous avons récemment constaté une rupture dans ces scénarios très récents chez RTE. Au regard des enjeux, le besoin de production d'électricité n'est-il pas sous-évalué ?
Nous avons fixé des objectifs d'efficacité et de sobriété énergétiques. Ainsi, notre consommation devra diminuer de manière conséquente. Il est possible les besoins d'électricité aient été sous-estimés, au regard de l'électrification en remplaçant le pétrole et le gaz, mais pour le moment, la substitution d'usage ne se traduit pas par une augmentation. La consommation électrique a diminué en 2022 et a stagné sur les dix dernières.
Je l'ignore, mais nous devons produire des substituts du pétrole et du gaz, grâce à l'hydrogène, la méthanisation ou le biogaz, avec des systèmes propres afin de diminuer notre consommation d'énergies fossiles et maintenir le niveau d'activité économique.
Vous avez très largement évoqué Superphénix. Est-ce un dossier que vous aviez traité avant d'arriver au ministère ?
Oui, absolument. Il est de notoriété publique que je connaissais bien ce dossier. Je ne me suis pas opposée à Superphénix quand il fonctionnait correctement. J'ai simplement demandé la mise en place de la commission Castaing, signée par moi-même, François Bayrou et probablement Franck Borotra ou Yves Galland. Les scientifiques de très haut niveau de la commission ont conclu qu'il était nécessaire de continuer.
Quels étaient la nature et le niveau de votre connaissance du dossier Superphénix, à votre arrivée en tant que ministre ?
Ma connaissance de ce dossier était livresque, comme celle que je possédais concernant de nombreuses autres centrales et installations classées sur lesquelles j'ai travaillé. Encore une fois, je n'y avais strictement plus aucun intérêt personnel. Je possédais des compétences d'un bon niveau, plutôt un atout qu'un inconvénient en arrivant dans un ministère, me semble-t-il.
J'ai prêté serment et je vous dis la vérité. Je n'ai pas pris de position liée à ce que j'avais pu défendre, mais ma connaissance des dossiers me permettait de débattre avec mes interlocuteurs et notamment avec mes directions. J'étais ministre à plein temps ; ainsi, je réunissais mes directeurs toutes les semaines, y compris les directions qui m'étaient adjointes, comme la Direction des sûretés et des installations nucléaires. Nous prononcions des arbitrages dans le sens de l'État seulement.
Il est beaucoup question de la prise en compte du carbone dans la transition énergétique. De votre point de vue et au regard de votre expérience au fil du temps, quelle est la réalité de la prise en compte du coût des matières premières dans le cadre des stratégies de transition énergétique aujourd'hui et ces vingt dernières années ?
Le sujet des terres et des matériaux rares m'intéresse beaucoup. J'ai lu le livre de Monsieur Pitron, référence dans ce domaine, car ce sujet touche à l'indépendance nationale. Aujourd'hui, la recherche en France tente de contourner la difficulté. Par exemple, Renault a présenté une batterie dans laquelle il n'y avait aucune terre rare à un colloque organisé par e5t à La Rochelle en septembre 2022. Selon moi, il est très important d'encourager la recherche-développement. Nous avons du sable et du silicium et nous devons faire en sorte de trouver des technologies, si possible françaises, à défaut européennes, afin de contourner la problématique des matériaux. La question de la dépendance se pose aussi pour l'uranium, raison pour laquelle le principe du surgénérateur était intéressant.
J'estime que l'enquête publique sur Creys-Malville n'est rien à côté de l'abandon du projet Astrid, décision la plus importante concernant la filière sodium et le neutron rapide.
Merci, madame la ministre, pour vos premières réponses. D'abord, je souhaite vous demander de revenir sur un point qui me paraît erroné, même si j'ai peut-être une mauvaise connaissance du dossier. Vous avez indiqué que la France envoyait des déchets nucléaires en Sibérie. Vous faites sans doute référence à l'uranium de retraitement qui est envoyé à la Russie via un contrat avec Rosatom. Or, le Haut Comité à la transparence sur la sûreté nucléaire a clairement précisé que les allégations émises par Greenpeace étaient parfaitement erronées.
Comme vous le savez, la loi française et l'ensemble de la communauté internationale considèrent que l'uranium de retraitement n'est pas un déchet nucléaire. Ainsi, j'imagine que vous vouliez dire que ce que vous considérez à titre personnel comme des déchets est envoyé en Russie.
La qualification des déchets fait l'objet d'un débat juridique. Lorsque j'étais au Parlement européen où j'ai vice-présidé la commission environnement, nous avons débattu sur la nature d'un déchet, car les conséquences juridiques et économiques sont extrêmement importantes : le système des provisions n'est pas du tout le même si le produit susceptible est réutilisable. Ainsi, il existe un débat juridique pour déterminer si ces produits peuvent être qualifiés de déchets.
J'entends votre position, mais il existe actuellement une situation du droit, même si un débat prospectif a lieu.
En l'état, la loi ne considère pas ces produits comme des déchets. D'ailleurs, il ne s'agit pas d'un débat juridique, mais énergétique. Je m'exprime sous le contrôle des ingénieurs qui nous écoutent peut-être : un déchet n'est pas réutilisé. Or, l'uranium de retraitement devient uranium de retraitement enrichi et abonde des centrales. D'un point de vue énergétique et en l'état du contrat, il ne s'agit pas d'un déchet.
Le contrat passé avec Rosatom est une chose, mais seule une partie du produit est réutilisée en l'état.
Vous avez évoqué le terme de « surcapacité », largement utilisé par les interlocuteurs qui étaient en fonction chez EDF ou à d'autres responsabilités durant la même période que vous et parfois un peu après. Plusieurs de nos interlocuteurs nous ont expliqué qu'ils ne l'utiliseraient pas, d'une part car l'énergie s'exporte et s'importe, y compris sur le continent européen et d'autre part, en raison du débat des prévisions.
Ma question vise à comprendre l'état d'esprit de l'époque. Vous étiez à la pointe du combat écologiste politique et vous aviez pour ambition de faire baisser les émissions de gaz à effet de serre.
En effet. C'est pour cette raison que j'encourageais les véhicules électriques et le GNV.
Je ne comprends pas comment la surcapacité peut être utilisée comme argument pour fermer, ne pas rouvrir ou ne pas installer des centrales.
Votre question présente un problème d'échelle de temps. Lorsque j'étais au gouvernement, il n'était pas question de fermer des centrales nucléaires. La question ne se posait pas. Chooz a été ouverte en 1991 et j'étais ministre en 1995. Quand les centrales ont été conçues entre 1973 et 1990, le marché européen de l'électricité n'existait pas ou en tout cas sous une autre forme. Il s'agissait de consommer en France l'électricité qu'on ne stockait pas.
En France, 9 millions de logements sont chauffés à l'électricité. Un ménage allemand paie son kilowattheure par heure beaucoup plus cher qu'un ménage français, mais utilise moins d'électricité. Les Français ont été encouragés à consommer autant que souhaité une électricité peu chère.
Il est vrai que j'ai essayé de décourager le chauffage électrique pour un chauffage au bois – non au fioul – en proposant l'installation de cheminées. Cette disposition de la loi sur l'air n'a jamais été appliquée, comme beaucoup d'autres. Ensuite, dans les années qui ont suivi, je ne me suis jamais opposée à l'électricité. Cependant, il existe plusieurs façons de la produire et je défends les énergies renouvelables ainsi que l'électricité produite à partir de ces énergies. Dans le cadre d'une diminution globale de notre consommation énergétique, une augmentation de la part d'électricité en valeur relative ne représente pas forcément une augmentation massive en valeur absolue.
Je ne suis pas certain d'avoir compris. Votre engagement sur la qualité de l'air est très fort, mais vous avez encouragé le chauffage au bois aux dépens du chauffage électrique, malgré son impact significatif sur la qualité de l'air.
Vous avez raison. Cependant, de nombreux chauffages au bois ne polluent plus aujourd'hui, car nous utilisons les matériaux adaptés : un insert empêche le rejet de particules fines. Par ailleurs, en 1995, 96 et 97, nous ne possédions pas les connaissances scientifiques actuelles sur les particules fines. Nous connaissions bien les PM10, mais moins les PM2,5. Ainsi, nous avions des éléments sur le gazole et sur le diesel, grâce aux nombreuses études menées, mais ces études étaient plus rares concernant les pollutions liées au bois. Mon manque de connaissances était partagé il y a vingt-cinq ans.
En tant qu'avocate, vous avez plaidé des dossiers nucléaires, en particulier pour la fermeture de centrales nucléaires.
Quel est le nombre de ces dossiers ? En outre, il me semble que vous avez plaidé pour la fermeture de Superphénix en 1989, 1991 et 1993.
Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur du nombre de dossiers que vous avez plaidés ?
Il est très faible. À l'époque, nous avions de nombreux dossiers d'environnement, parmi lesquels le dossier de la pollution du Rhin, qui a duré pendant quinze ans et qui concernait les rejets des mines de potasse.
Je l'ignore. J'ai plaidé pour Flamanville1 et Belleville. Mon client était Arnaud de Vogüe, maire d'une commune à côté de Belleville. Le sujet suscitait une très forte opposition de certaines personnalités sur le sujet.
J'ai également plaidé le dossier Golfech, pour Évelyne Baylet, ainsi que Cruas et Cattenom. Ces dossiers sont très médiatiques, mais leur nombre ne dépassait sans doute pas 10, sur mes 500 ou 600 dossiers de l'époque.
Comme je vous l'ai dit, jusqu'à 2007, je me suis interdit de traiter un dossier nucléaire. En effet, j'estimai que la question du conflit d'intérêts se posait davantage après mon mandat. Aucune disposition législative ne m'y obligeait, mais je l'ai fait par rigueur personnelle. Ayant servi l'État, je souhaitais que les informations que j'aurais pu avoir, même si elles étaient peu nombreuses, deviennent obsolètes afin qu'on ne puisse me reprocher leur utilisation. Ce délai de dix ans est très large par rapport à la norme et certaines personnes prennent la responsabilité d'un secteur dès leur sortie d'un gouvernement.
En parallèle, pourriez-vous nous donner un ordre de grandeur du nombre de dossiers concernant la fermeture, la non-ouverture, l'évolution ou le fonctionnement des centrales à charbon ou à gaz que vous avez traités ?
Vous faites appel à ma mémoire. Il me semble que je ne me suis battue que contre Gardanne.
Nous avons réuni l'ensemble de vos déclarations et il en ressort une évidence que vous avez d'ailleurs reprise en 2002 : « Je n'aime pas le nucléaire, j'en ai peur ».
Ainsi, votre premier engagement est bel et bien l'opposition au nucléaire et non aux énergies fossiles. D'une certaine manière, dans vos déclarations, j'ai l'impression que vous opposez les énergies renouvelables et le nucléaire.
Vous dites sur la rénovation en 2014 : « Le montant des dépenses liées à l'isolation des bâtiments et au changement des modes de chauffage est prohibitif. Or le lobby nucléaire veille au grain. Il a fallu attendre quinze ans pour que le décret d'application d'une disposition que j'avais fait voter dans la loi sur l'air soit mis en application. »
Je ne fais que lire vos propos, je ne vous contredis pas. Vous dites également : « Oui, en matière de solaire, la France est en retard, mais fondamentalement, c'est parce qu'on ne veut pas avancer sur le sujet. » Vous expliquez ensuite que le lobby nucléaire s'y oppose.
Pouvez-vous d'abord me confirmer que vous opposez le nucléaire aux énergies renouvelables ? Si oui, pourquoi donnez-vous la priorité à la lutte contre le nucléaire et non à la fermeture de centrales à énergies dites fossiles comme le gaz et le charbon ? Enfin, pouvez-vous détailler votre propos concernant les économies d'énergies qui auraient été ralenties par le lobby nucléaire ?
Tout d'abord, je suis seulement avocat et je défends ce qu'on me demande de défendre. Ainsi, je suis tributaire des personnes qui me demandent de prendre leur dossier en charge et il est vrai que j'ai eu peu de dossiers concernant la fermeture d'usines à charbon au long de ma carrière. Gardanne est le seul cas dont je me souvienne.
Ensuite, vous avez raison, a priori, il n'existe pas de raison d'opposer énergies renouvelables et nucléaires. Cependant, en réalité, l'état du parc renouvelable français atteste de notre incapacité à les faire coexister.
Le marché de la consommation électrique français stagne, malgré l'exportation. En augmentant la part du renouvelable de manière trop significative, l'énergie nucléaire devient encore plus difficile à vendre sur le marché européen, qui est organisé pour favoriser les énergies renouvelables. Il nous est même arrivé de vendre notre électricité nucléaire à perte sur le marché européen.
Ces problèmes me sont apparus concrètement dans le cadre de l'opposition aux éoliennes. J'ai écrit deux livres sur le sujet et je pense que nous ne parviendrons pas à concilier nucléaire et renouvelable, car, financièrement, il est impossible d'atteindre un objectif de 40 ou 50 % de renouvelable tout en développant le programme nucléaire et le Grand Carénage, avec la question des déchets et la dette actuelle d'EDF. Je ne pense pas que nous possédions le montant nécessaire.
Enfin, quand j'étais ministre de l'environnement, je n'ai jamais été inquiète pour la sûreté de nos installations nucléaires compte tenu de notre niveau de compétences et de sérieux. Or, tel n'est plus le cas depuis plusieurs années. Le président de l'ASN a reconnu la possibilité d'un accident nucléaire en France seulement en 2011, après l'accident de Fukushima.
Lors de la construction des premières centrales, nous nous appuyions sur le rapport Rasmussen qui indiquait que le risque était d'un accident tous les 22 000 ans sur la planète. Nous avons vécu sur cette affirmation et l'idée d'un accident nucléaire en France était absolument inenvisageable.
Ce n'est qu'en 2010 ou 2015 que nous y avons réfléchi et que nous avons évalué les coûts en cas d'accident nucléaire. Aujourd'hui, j'ai beaucoup insisté sur la question économique et financière, parce qu'il s'agit de l'élément le plus important selon moi dans le choix énergétique, mais la question du risque ne doit pas être totalement passée sous silence ; la réponse aux risques est aussi une question d'investissement. L'accident de Fukushima a eu lieu en 2011 ; les stress tests ont été réalisés en 2012. Nous sommes en 2023 et toutes les mesures post-Fukushima ne sont toujours pas mises en place dans l'ensemble de nos centrales françaises.
Je ne comprends pas comment vous pouvez être plus inquiète aujourd'hui qu'à l'époque où vous exerciez vos fonctions, alors que depuis, une autorité de sûreté indépendante a été mise en place, un audit post-Fukushima a eu lieu et la sûreté a augmenté.
Je pense que l'ASN fait très sérieusement son travail, même s'il m'arrive de temps en temps de m'exprimer sur le sujet. L'ASN est une autorité indépendante, mais elle n'a pas de personnalité morale. Ainsi, en cas de problème, l'État n'est pas pénalement responsable et ce sont les personnes physiques, c'est-à-dire le président et les membres de l'ASN qui sont responsables.
Cependant, elle n'est pas toujours informée, comme le démontre la procédure pénale actuelle au sujet de Tricastin. J'ai moi-même reçu un certain nombre de confidences que je ne rendrai pas publiques, puisque je suis liée par le secret professionnel, montrant l'inquiétude des salariés sur les centrales nucléaires.
Si vous exercez votre secret professionnel, ne mentionnez pas ces inquiétudes, mais vous ne pouvez pas nous dire qu'elles existent sans vous expliquer.
Tricastin est un exemple extrêmement concret. J'ai travaillé sur Fessenheim et je travaille sur Bugey. Dans ce cadre, j'ai étudié attentivement les dossiers et je me pose des questions, car je ne suis pas certaine que le niveau de compétence actuel soit le même qu'en 1995.
J'en viens à mon dernier point sur Superphénix et ne voyez pas de malice de ma part dans cette question probablement naïve d'un jeune député, mais en 1989, 1991 et 1993, vous avez combattu ardemment et avec beaucoup de passion pour que Superphénix soit un lointain souvenir puis vous devenez notamment en charge de la sûreté nucléaire et, par loyauté et par devoir, vous mettez votre énergie au service du fonctionnement de Superphénix.
Un avocat défend la cause de son client. J'ai défendu la cause de mes clients et j'ai gagné en 1989 et 1991. Je n'étais plus présente en 1997 et c'est mon successeur, Maître Mandelkern, qui a gagné. J'ai défendu des questions juridiques et tout était très procédural. Au gouvernement, mon travail n'était plus de défendre des cas, mais d'assurer la sûreté des installations nucléaires et de participer à la sûreté des Français. J'étais au service de mes concitoyens et loyale à un gouvernement qui souhaitait que cette centrale fonctionne.
J'ignore, monsieur le rapporteur, quelle était votre fonction avant de devenir député.
Ainsi, vous êtes restés au sein de l'État, mais avec un regard différent. Lors du passage d'une fonction privée à une fonction publique, il me paraît très problématique de ne pas être capable d'abandonner cette première fonction – je ne parle pas nécessairement de ses idées. Je n'étais plus avocate et je n'avais pas à défendre cette cause plutôt qu'une autre. J'avais à assurer la sûreté des installations nucléaires et donc la sûreté de Creys-Malville. Le rapport Castaing indique clairement que Superphénix peut fonctionner sous la forme d'un centre de recherche et c'était suffisant pour moi.
Lors de l'annulation en 1997 par le Conseil d'État, je me suis opposée au redémarrage de la centrale non dirigée vers la recherche, en accord avec les préconisations de la commission Castaing et les choix qu'avait faits mon gouvernement. Cette position est totalement distincte de mes fonctions précédentes dans le cadre desquelles je défendais des intérêts pas toujours privés, mais qui n'étaient pas ceux de l'État. Je pense vraiment avoir eu le sens de l'État.
En février 1997, le Conseil d'État annule ce décret au motif du décalage net qui existe entre la production électrique et la recherche. Pouvez-vous me décrire les événements qui se déroulent par la suite dans le cadre du trio que vous formez avec le ministre en charge de l'industrie et le Premier ministre ?
Plusieurs possibilités existent, dont la première, qui est retenue, l'arrêt de Superphénix. Il était également possible de prendre un nouveau décret pour mettre en adéquation la nouvelle fonction de Superphénix avec la réalité technique, supposant une enquête de quelques mois. J'entends la question du droit, mais le fond doit être pris en compte. Quelles sont les discussions que vous tenez avec le ministre en charge de l'industrie et le Premier ministre ? Ont-ils un avis ? Est-il favorable ou défavorable ? Et vous-même, portez-vous une position au-delà du point strictement juridique, que nous avons bien à l'esprit ?
Ma demande n'était pas de fermer Creys-Malville, mais de mener une enquête publique. J'ai intégré au dossier que je vais vous remettre, des coupures de presse du Monde. Dans mon interview, vous constaterez que je demande une enquête, car sans cela, le redémarrage n'était pas celui d'un outil de recherche, mais bien d'un outil dont la fonction première était la production d'électricité. Je n'ai pas débattu avec le ministre de l'industrie, mais j'ai débattu avec Alain Juppé qui aurait souhaité court-circuiter l'enquête publique. Il voulait que je signe le décret sans enquête publique et j'ai refusé.
Tout se passe directement avec le Premier ministre. Le décret devait être cosigné par le Premier ministre, le ministre de l'industrie et moi-même, peut-être même par d'autres personnes.
J'ai informé le Premier ministre que je ne signerai pas le décret un vendredi soir. J'ai parlé à Monsieur Gourdault-Montagne, car le Premier ministre était à Bordeaux. Je lui ai indiqué que je ne signerai pas le décret, mais que s'il souhaitait que je dépose ma démission, j'étais prête à l'offrir immédiatement.
J'estimais que je ne pouvais signer ce décret, non parce que j'avais défendu Creys-Malville, mais parce que dans le cadre d'un redémarrage immédiat, il ne s'agirait plus d'un centre privilégiant la recherche, mais bien, d'une centrale de production d'électricité. Je considérais que je ne défendais pas la sûreté des Français en acceptant cela. Alain Juppé a donc saisi le Conseil d'État pour lui demander s'il était possible de prendre un nouveau décret concernant simplement la recherche. Je lui ai dit que l'application de l'arrêt du Conseil d'État ne le permettait pas. Nous n'aurons jamais la réponse, monsieur le rapporteur, car nos successeurs ont décidé de fermer Creys-Malville et ont demandé au Conseil d'État de ne pas rendre son avis.
Ainsi, vous exposez au Premier ministre Alain Juppé, les trois solutions qui vous paraissent raisonnables, dont un redémarrage sec faisant fi d'une nouvelle enquête publique, auquel cas vous remettriez votre démission. La deuxième option ne prévoit aucune action tandis que la troisième est une nouvelle enquête publique, celle que vous préconisez.
Si j'ai bien compris vos propos, Alain Juppé, Premier ministre à l'époque, refuse de lancer une nouvelle enquête publique.
Il demande au Conseil d'État s'il est obligé de mener cette enquête. Encore une fois, je souhaite me montrer claire, monsieur le rapporteur : je n'ai pas demandé la fermeture de Creys-Malville, mais bien une nouvelle enquête. Dans la coupure du Monde figure la phrase suivante : « Madame Lepage demande à Monsieur Juppé une enquête publique sur Superphénix. »
Merci, madame la ministre, pour votre exposé et pour vos réponses. Vous avez évoqué au tout début que la durée de vie des centrales nucléaires était estimée à trente ou quarante ans. Vous avez également dit cinquante ou soixante ans. Députée de l'Ain, je suis concernée par la centrale du Bugey pour laquelle vous portez un recours au nom de la République, du canton et de la ville de Genève.
Pourtant, vos propos laissent penser que les centrales nucléaires peuvent aller au-delà des trente ou quarante ans évoqués. Une demande d'EPR2 a été formulée sur cette centrale ; que pensez-vous du renouvellement des réacteurs et des centrales ? En tant que ministre, comment avez-vous envisagé cette fin des réacteurs ? Existait-il une volonté de renouvellement sur les installations ? À mon sens, les accidents nucléaires ont permis de renforcer la sûreté nucléaire et d'ailleurs, les technologies ont permis de détecter les corrosions sous contrainte.
Au titre de l'OPECST, je porte un rapport sur la sobriété, que vous avez évoquée, concernant la politique de maîtrise de l'énergie. Selon vous, quels sont les points à remettre en perspective, peut-être également pour cette commission d'enquête, en matière de maîtrise de l'énergie et des dispositions prévues par la loi LAURE qui n'ont toujours pas été appliquées ?
Tout d'abord, en 1995, la question de la durée de vie des centrales ne se posait pas. La plus vieille avait divergé en 1978, et n'avait pas vingt ans. La question est véritablement abordée pour la première fois dans le rapport de l'OPECST de 1999 – j'avais donc quitté mes fonctions – concernant la rente nucléaire et le renouvellement. Nous pensions à l'avenir et à l'EPR, mais à l'époque, il n'était pas question d'envisager un délai supérieur à trente ans.
La durée de vie de quarante ans est déjà là : la centrale du Bugey date de 1978. Dans le rapport de l'OPECST de 1999, Messieurs Galley et Birraux affirment très clairement que les centrales ont été conçues pour trente ans et à l'époque, c'était effectivement la durée de vie prévue, même si notre dispositif juridique ne prévoit pas de délai de validité des autorisations de centrale nucléaire. Toutefois, des visites décennales doivent avoir lieu ainsi qu'une enquête publique obligatoire au-delà de quarante-cinq ans. D'ailleurs, j'ai cru comprendre qu'il était question de remettre cette disposition en cause.
Les dispositions communautaires de la directive sur la sûreté nucléaire fixent un certain nombre de règles. L'arrêt rendu par la Cour de justice de l'Union européenne soumet le renouvellement des centrales de Doel en Belgique au-delà de quarante ans à une étude d'impact. Il est normal que nos centrales de béton et d'acier vieillissent et, à mon sens, plus l'on attend, plus le risque augmente.
Il est très important que l'ASN ait les moyens d'effectuer son travail convenablement et qu'EDF ait les moyens d'entretenir nos réacteurs. En effet, nous devons posséder des capacités entre le présent et le moment où seront éventuellement mis en place les EPR2, car même si les énergies renouvelables montent en puissance à hauteur de 40 % en 2030, la part de nucléaire reste très significative, à hauteur de 60 %.
En tant que citoyenne, je ne suis pas favorable à un nouveau réacteur, mais je n'assure plus aucune fonction politique et ce n'est pas à moi de décider. Comme je l'ai expliqué un peu plus tôt, ce choix financier et économique me paraît vraiment redoutable. Dans le monde, personne n'atteint un niveau similaire à celui de la France, à hauteur de 70 % d'électricité nucléaire.
Il est rassurant que l'Assemblée se préoccupe de la sobriété, sujet très important. Comment passer de l'efficacité à la sobriété ? Jusqu'à présent, nos efforts d'efficacité n'ont pas fait leurs preuves.
L'Agence française pour la maîtrise de l'énergie (AFME) a été créée dans les années 1970. Des actions ont été menées en 1973, mais la politique adoptée par la suite a été de se montrer riche et prolixe en matière d'électricité, non de se préoccuper de l'efficacité. Ainsi, nos concitoyens découvrent avec stupéfaction le terme de « sobriété ». Or, elle constitue une incontournable et remarquable source de transformation économique et technologique. Il s'agit de vivre différemment, pas moins bien. Ce concept me paraît donc très stimulant.
J'ai écouté avec attention votre plaidoyer quasi religieux pour les énergies renouvelables, qui confirme nos craintes concernant votre participation dans la minoration de la part du nucléaire dans le mix énergétique français. Vous portez une part de responsabilité dans la situation énergétique désastreuse actuelle de la France, comme le montrent plusieurs décennies de votre combat qui semble aller dans ce sens. Votre cabinet d'avocat est une référence dans le conseil auprès des producteurs éoliens, votre client le canton de Genève attaque la centrale de Bugey et nous nous interrogeons également sur votre argumentation pour justifier la fermeture de de Superphénix en mettant en avant des problèmes de sûreté, ce qui ne semble pas être la position de tous.
Compte tenu de tout cela, madame Lepage, nous pensons que, par idéologie, vous avez joué un rôle moteur dans le dépeçage de la filière nucléaire française et votre exposé aujourd'hui semble le confirmer.
Je vous entends, monsieur le député. Nous sommes heureusement en démocratie. Ainsi, vous avez le droit d'adopter cette position et j'ai le droit de penser autre chose. En tant que ministre, je n'ai pas participé à la réduction de la filière française et je pense m'être largement expliqué sur ce point. J'ai même plutôt encouragé l'EPR.
Par ailleurs, vous m'imputez mes activités professionnelles, mais je pense que la défense de quelque personne que ce soit et de quelque manière que ce soit fait partie de la démocratie. Qui plus est, le Conseil d'État m'a souvent donné raison.
Je défends le renouvelable, mais pas de façon religieuse. J'espère justement avoir prouvé que mon approche était pragmatique et rationnelle. Je pense que les énergies renouvelables profitent à notre pays, mais je n'ai pas de religion sur le sujet et j'ai d'ailleurs défendu très peu d'éolien. Je défends davantage de projets solaires ; j'aide au montage de projets solaires en France et j'en suis extrêmement satisfaite.
Nous avons auditionné un certain nombre d'autres personnes avant vous pour identifier la vulnérabilité française, puisqu'il est question de souveraineté et d'indépendance énergétique, notamment concernant le poids du nucléaire. Vos propos ont confirmé que notre réglementation thermique était moins probante et qu'une surconsommation d'électricité a entraîné une dépendance sur les pics.
Je souhaite vous interroger sur la place des lobbys nucléaires, dont vous parlez dans plusieurs ouvrages. En tant que ministre, j'imagine que vous les avez côtoyés. Dans votre propos introductif, vous avez souligné que les décisions étaient prises par EDF et non par l'État. Vous y avez également fait référence dans le cadre de vos fonctions au Parlement européen, où se sont tenus de nombreux débats, notamment sur la taxonomie.
Par ailleurs, il me semble nécessaire d'avoir un débat rationnel et apaisé sur la question du nucléaire. Vous avez évoqué les pages de publicité contre les énergies renouvelables le week-end dernier, mais également les trolls dont je viens de découvrir la puissance. Nous avons interrogé des responsables de la Société française d'énergie nucléaire (SFEN) qui n'ont pas souhaité faire preuve de transparence sur leurs moyens, leurs contributeurs ou leur conseil d'administration.
J'ai reçu moi-même de nombreux ouvrages de la Voix du nucléaire. Comment mener un débat apaisé en France sur le nucléaire, compte tenu de la puissance des lobbys et de leurs croyances absolues et ferventes sur le sujet, en contradiction avec les faits ?
Ma deuxième question concerne la dépendance française et la voie unique sur le nucléaire. Nous rencontrons des difficultés en matière d'efficacité énergétique, avec un retard considérable sur le renouvelable. Notre dépendance est également extérieure : vous avez évoqué la Russie et j'ai moi-même interrogé la ministre de l'énergie. Aujourd'hui, l'embargo sur les produits énergétiques ne concerne pas le nucléaire.
Nous avons également interrogé Madame Lauvergeon concernant les leucémies infantiles à La Hague. Elle nous a indiqué qu'il n'y avait rien et qu'elle avait placé des caméras pour s'en assurer.
Je m'interroge aussi sur la question de Tchernobyl et du « nuage qui n'a pas passé les frontières ». Comment le lobby nucléaire peut-il influencer le non-résultat des études épidémiologiques qui devraient être menées en bonne et due forme ?
Comment se fait-il qu'en France, on soit persuadé que c'est grâce au nucléaire que l'énergie est peu chère ? Vous avez exposé les faillites de la filière nucléaire française : la sous-traitance, la guerre entre Areva et EDF et le fait de miser la rente nucléaire dans l'export, qui a s'est avéré catastrophique du fait de nos liens à des contrats extrêmement dangereux d'un point de vue économique et financier.
Enfin, le projet de loi de relance nucléaire est préoccupant, car il prévoit un allègement des normes de sécurité. Plusieurs des personnes que nous avons auditionnées nous indiquent que ces normes de sûreté accrues empêchent le fonctionnement des réacteurs, alors qu'il existe des problématiques. Ainsi, vous avez évoqué l'ASN et sa visite des usines de fabrication d'Italie. En outre, EDF ne transmet pas les informations et les défauts de fabrication, malgré les risques que nous constatons aujourd'hui.
Le lobbying nucléaire est un sujet délicat, car le nucléaire en France est lié à l'organisation même de l'État. Ainsi, le lien étroit entre nucléaire civil et nucléaire militaire ainsi que l'importance globalement accordée au nucléaire dans les politiques françaises dépassent le lobby. Dans mon livre L'État nucléaire, j'ai essayé d'apporter des explications et j'ai montré les intérêts croisés qui apparaissent dans le cadre d'une étude du conseil d'administration des grands groupes français ainsi que les influences sur le plan politique.
Dès le jour de ma nomination en tant que ministre, j'ai fait face à des coups bas, notamment un débat autour du Code de l'environnement qui a été monté de toute pièce lorsque le Conseil d'État a rendu sa décision sur Creys-Malville. Vous avez raison de parler des trolls. Leurs attaques sont très nombreuses et c'est insupportable. Mon article dans Le Monde a attiré 150 000 vues, mais a également suscité des « immondices » à mon égard. Il est très difficile de discuter dans ce contexte d'hystérie.
Je m'interroge lorsqu'un ancien député dit à une de mes collaboratrices qu'on devrait faire disparaître tous les avocats qui défendent des causes antinucléaires. J'estime avoir fait preuve de rigueur et d'honnêteté dans mes actions, mais ce type de propos n'est pas agréable.
Les questions méritent d'être posées. Ainsi, il convient de s'interroger sur les coûts relatifs du renouvelable et du nucléaire, quand l'un s'établit à 4 centimes et l'autre à 12 centimes et que l'on s'engage pour soixante ans. Il ne s'agit pas d'une lutte religieuse. Les analyses rationnelles amènent à une situation ou à une autre.
Enfin, notre dépendance est importante et ne peut être passée sous silence, de même que la situation au Niger, au Kazakhstan, en Ouzbékistan ou encore au Mali.
La séance est suspendue de 18 heures à 18 heures 35.
Nous reprenons notre commission d'enquête suspendue pour un scrutin public dans l'hémicycle qui a connu quelques problèmes techniques. Madame Laernoes, je vous propose de synthétiser votre question afin de reprendre le débat.
Ma première question portait sur le poids des lobbies du nucléaire dans les différentes fonctions que vous avez occupées. Votre position était singulière au sein des Républicains sur ce choix et vous pourrez peut-être également apporter des éléments sur la situation en 2017 et le débat sur l'écologie et le nucléaire, puisque vous êtes ensuite sortie de l'équipe d'Edouard Philippe.
Vous aviez commencé à me répondre sur la dépendance de la France aux pays extérieurs, le Niger et le Kazakhstan.
Je vous ai également interrogé sur la rente nucléaire, la surcapacité et l'opacité du nucléaire ainsi que ses conséquences sur la santé. Vous avez évoqué les leucémies à La Hague, et des problèmes de thyroïdes, notamment liés à Tchernobyl, ont été étudiés dans d'autres pays européens. Tel n'a pas été le cas en France, car il semble que le nuage se soit arrêté aux frontières.
Je vous ai répondu sur le lobby en tant que ministre. Je n'ai jamais fait partie d'un parti politique et j'appartenais au gouvernement au titre de la société civile.
Le sujet du nucléaire a effectivement été abordé au Parlement européen. Après Fukushima, j'ai interrogé le commissaire à l'énergie sur ce sujet. Il m'a répondu qu'il serait préférable que je me concentre sur la sécurité des centrales nucléaires en France.
Comme je l'ai indiqué, notre dépendance au Kazakhstan, à l'Ouzbékistan et au Niger est problématique. Nous sommes également dépendants du Canada, dans une moindre mesure.
J'ai répondu assez longuement à monsieur le rapporteur concernant la rente nucléaire et la surcapacité. Cette dernière existait dans les années 1990 et a entraîné la surconsommation de l'électricité en France, avec des problèmes de pointe qui ont coûté très cher à EDF. Notre consommation présentait un risque majeur cet hiver, car nous importons beaucoup. Nous n'avions pas la certitude que nos voisins produiraient assez d'électricité pour nous en vendre alors que leur propre consommation augmentait, même si nous représentons 50 % de la pointe, un taux considérable.
L'histoire de la santé environnementale m'intéresse depuis trente ans. Vous constaterez que mon décret de compétences inclut la santé et l'environnement, ce qui était tout à fait nouveau. J'ai dû réagir sur les sur-cas de leucémie à La Hague, signalés dans l'étude du professeur Viel et confirmés dix ans plus tard par une autre étude dont j'ai oublié l'auteur. Ses conclusions étaient identiques. Une classe d'âge déterminée était particulièrement touchée par les leucémies.
Lors de mon arrivée aux Pays-Bas après l'accident de Tchernobyl, j'ai été accueillie avec d'énormes parapluies, destinés à me protéger de la pluie radioactive. Christian Huglo et moi-même défendions la province de la Hollande et les wateringues sur la pollution du Rhin. On nous a communiqué tous les chiffres d'augmentation de la radioactivité dans les fleuves frontaliers qui n'ont convaincu personne, jusqu'à ce que Corine Lalo, journaliste chez TF1, présente deux salades de part et d'autre de la frontière au journal de 20 heures et interroge sur les raisons pour lesquelles l'une était comestible tandis que l'autre ne l'était pas.
En 1996, j'ai sorti les premiers chiffres sur la radioactivité en France à la suite de Tchernobyl. La même année, nous avons soigné en France 800 enfants ukrainiens ou biélorusses qui souffraient d'un cancer de la thyroïde. Ils repartaient ensuite dans leur pays sans les médicaments nécessaires et j'avais obtenu de la part des laboratoires français 800 médicaments pour un an. Un convoi de la Croix-Rouge qui partait de Notre-Dame a emporté les médicaments pour ces enfants contaminés. Ainsi, la France reconnaissait indirectement l'existence d'un problème. Il est vrai qu'il existe un problème sur les études de santé, mais il dépasse largement le cadre de la commission. François Damerval et moi-même nous sommes rendus à Fukushima City en août 2011 et les mères de famille se plaignaient de l'absence d'étude de suivi de la morbidité.
Enfin, je ne suis pas favorable à l'allègement des normes de sûreté nucléaire, d'autant plus que nos centrales vieillissent. Par ailleurs, il existe des règles communautaires Euratom et Union européenne et un allègement rencontrerait des oppositions, car de nombreuses centrales sont proches de nos voisins : Chooz, avec la Belgique ou encore Bugey, avec la Suisse.
Merci beaucoup, madame Lepage. Encore une fois, je vous prie de bien vouloir excuser les circonstances un peu rocambolesques de la fin de notre audition. Je vous remercie pour le temps que vous avez consacré à notre commission d'enquête.
C'est tout à fait normal. Je vous ai répondu avec franchise. Je vous ai remis un certain nombre de documents et je vous les communiquerai rapidement sous forme numérique.
La séance s'achève à 18 heures 45.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Vincent Descoeur, M. Frédéric Falcon, Mme Olga Givernet, Mme Julie Laernoes, M. Raphaël Schellenberger.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.