Jeudi 9 février 2023
La séance est ouverte à 9 heures 40.
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
Nous accueillons aujourd'hui M. Éric Besson, ancien ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique entre 2010 et 2012. Monsieur le ministre, deux événements majeurs se sont produits lors de l'exercice de vos fonctions : le sommet de Copenhague sur le climat en 2009 et l'accident de Fukushima, survenu en 2011.
En Europe, l'ouverture des marchés de l'électricité et du gaz devenait également une réalité à cette époque. La loi de 2010 dite NOME porte votre contreseing. L'adoption en 2008 du paquet Energie-Climat par l'Union européenne et le Grenelle de l'environnement vous ont conduit à mettre en œuvre, en lien avec Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, divers dispositifs visant à favoriser le déploiement des énergies renouvelables (EnR).
Vous avez également été à l'initiative du rapport Énergies 2050 confié à Messieurs Claude Mandil, ancien directeur exécutif de l'Agence internationale de l'énergie, et Jacques Percebois. À la suite de la remise de ce rapport, vous avez défini certaines priorités, dont la réduction de notre dépendance aux hydrocarbures, la maîtrise de nos consommations et le développement d'énergies décarbonées, conduisant à préparer la prolongation de la durée de vie des centrales et à poursuivre le programme de construction d'EPR, avec un deuxième réacteur à Penly.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Éric Besson, ancien Ministre chargé de l'Industrie, de l'Énergie et de l'Économie numérique prête serment).
Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les députés, l'indépendance nous est, en matière énergétique, pour l'heure inaccessible du fait de la part des hydrocarbures importés dans notre consommation énergétique finale. Nous devons donc rechercher une moindre dépendance – une indépendance relative –, ne serait-ce que par la diversification et la sécurisation des sources d'approvisionnement, par exemple, du pétrole, du gaz ou de l'uranium.
La souveraineté est un concept un peu différent, dont nous n'avons pas tous la même définition. Si l'on veut bien considérer que la souveraineté est, pour une nation, la maîtrise la plus grande possible de son destin, la souveraineté énergétique passe d'abord pour la France par la maîtrise de ses sources de production d'électricité. Concrètement, il s'agit de faire en sorte que les technologies essentielles que nous utilisons pour en produire nous appartiennent et que l'essentiel de la production électrique s'effectue sur notre sol et sous notre maîtrise.
Dans un autre domaine crucial, celui de l'alimentation, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) considère que la souveraineté alimentaire est atteinte lorsque les États sont en mesure de garantir que « toute personne puisse avoir accès à une alimentation de qualité en tout lieu et à toute heure, à un prix acceptable ». Nous pourrions transposer aisément la formule et l'appliquer à l'électricité.
Nos concitoyens et nos entreprises doivent pouvoir avoir accès, à toute heure et en tout point du territoire, à une électricité garantie à un prix abordable. Cette obligation de service continu, solide et compétitif, n'est évidemment pas incompatible avec des dispositifs visant à lisser la demande ou à économiser l'énergie, tel l'effacement.
L'énergie et le pilotage de la politique énergétique sont de la responsabilité première de l'État et appartiennent à ce que l'on appelle le domaine régalien. Depuis l'aube des temps, l'homme s'est battu pour maîtriser le feu, la chaleur, l'énergie. C'est encore vrai aujourd'hui. L'énergie et l'électricité sont à la base de nos modes de vie, de nos déplacements, de nos activités économiques, de nos échanges numériques et de notre industrie.
La France a bénéficié pendant plus de trente ans d'une moindre dépendance et d'une souveraineté relative. Elle en bénéficie encore pour partie. Cette souveraineté relative est liée à une œuvre, une action, qui porte un nom : le programme électronucléaire français. Ce programme, le fameux plan Messmer, né de la volonté du Général de Gaulle, annoncé en 1974 sous la présidence de Georges Pompidou, mis en œuvre sous les présidences de Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand, achevé sous la présidence de Jacques Chirac, a constitué un formidable succès : plus de cinquante réacteurs ont été construits en une vingtaine d'années, permettant de fournir une électricité stable, accessible à un prix très compétitif aux industriels et aux particuliers. Il nous a dotés de capacités exportatrices significatives tout en maintenant un niveau de sécurité élevé, sous le contrôle d'une Autorité de sécurité nucléaire (ASN) indépendante, reconnue et exigeante.
Ainsi, si le risque zéro n'existe pas en matière industrielle et a fortiori dans le monde nucléaire, tous les gouvernements, l'ASN et l'opérateur EDF n'ont jamais transigé avec la sûreté. À ce jour la France n'aura connu qu'un « accident » de niveau quatre sur une échelle qui en comporte sept, soit un accident n'entraînant pas de risque important à l'extérieur du site, selon l'échelle internationale des évènements nucléaires (INES). Sinon, seuls des « anomalies » ou des « incidents », selon la même classification internationale, ont été identifiés.
Il s'agit – ou il s'agissait – donc d'un atout majeur, d'un élément d'attractivité et de compétitivité pour notre pays qui n'en possède pas autant qu'on le souhaiterait. Ce succès a été rendu possible grâce à une grande continuité d'action qui s'est poursuivie par le lancement du premier EPR, puis d'un second, lorsque M. Nicolas Sarkozy était ministre de l'industrie, puis président de la République, et à un consensus politique dépassant les clivages partisans. Notre pays ne dispose malheureusement plus d'un tel consensus aujourd'hui, alors que d'autres démocraties, pourtant très divisées sur quantité de sujets, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, continuent de bénéficier d'un consensus politique dans le domaine du nucléaire civil. En matière de politique énergétique, laquelle s'inscrit dans le temps long, rien n'est pire que le stop and go, les atermoiements, les virages à cent quatre-vingts degrés.
Le 14 novembre 2010, après le départ de M. Jean-Louis Borloo du gouvernement, j'ai été nommé ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, en charge de la politique énergétique par délégation du ministre de l'économie et des finances. Avec ma collègue Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, nous partagions les questions liées à la sûreté nucléaire et aux énergies renouvelables.
Lorsque je suis arrivé à Bercy, j'étais considéré comme un défenseur de l'industrie nucléaire, que j'ai appris à connaître et à apprécier dans la vallée du Rhône. En effet, j'ai été élu en 1995 maire de Donzère, commune de la Drôme située à proximité du site du Tricastin et qui fait partie de la circonscription dont je fus député de 1997 à 2007.
En 2010, la France était considérée comme une référence mondiale dans le domaine du nucléaire civil, grâce à cinquante-huit réacteurs, dont le taux de disponibilité dépassait 80 %, et une filière complète allant de l'amont à l'aval du cycle. Enfin, la France était alors en pointe sur de nombreux projets comme le réacteur de troisième génération (EPR) et jouait un rôle significatif dans le projet de fusion thermonucléaire dit ITER, dont l'implantation se faisait à Cadarache.
Le projet Astrid de réacteur de quatrième génération était lancé, avec un premier financement de 600 millions d'euros dans le cadre du Grand emprunt ; dans le secteur nucléaire comme dans d'autres domaines énergétiques, la France disposait alors à cette époque d'entreprises performantes, de champions mondiaux reconnus. Certes, le tableau n'était pas exempt de nuages : l'un des sujets les plus préoccupants en 2010 concernait l'absence de coordination de la filière et les mésententes entre certains acteurs majeurs du secteur, comme l'avait souligné le rapport remis par M. François Roussely.
La feuille de route que me donnèrent alors le Président Sarkozy et le Premier ministre Fillon était très claire : organiser la filière. J'ai d'abord tenté de le faire de manière informelle, par la concertation, en invitant M. Henri Proglio (EDF), Mme Anne Lauvergeon (Areva), MM. Gérard Mestrallet (GDF-Suez), Patrick Kron (Alstom, dont la branche énergie était alors française) et Bernard Bigot (CEA). M. Christophe de Margerie ne fut pas invité, Total ayant renoncé à investir dans le nucléaire français après l'échec aux Émirats arabes unis.
La deuxième étape fut plus importante et plus formelle. En 2011, j'ai reçu le mandat d'installer un comité stratégique de l'énergie nucléaire, présidé par le ministre chargé de l'industrie et dont le président d'EDF était à la fois vice-président et chargé de l'animation du comité de pilotage. EDF était désormais chef de file ; les nouvelles règles du jeu étaient donc très claires.
J'ai eu le plaisir d'installer ce comité stratégique au Creusot le 25 juillet 2011, en présence de l'ensemble des parties prenantes. Trois premiers thèmes de travail étaient identifiés : la compétitivité de la filière nucléaire, les compétences et la formation, et la visibilité du marché à l'export. Le même jour, un nouveau partenariat stratégique, technique et commercial a été signé entre EDF et AREVA, représentés respectivement par MM. Henri Proglio et Luc Oursel. J'ai eu l'occasion de réunir une deuxième fois ce comité stratégique de filière le 17 janvier 2012 pour traiter notamment des conditions d'exercice de la sous-traitance.
Lorsque j'étais en charge de l'énergie, nous avons connu deux événements majeurs qui ont profondément marqué le contexte de la politique française et européenne de l'énergie. Le premier fut l'accident de Fukushima, survenu le 11 mars 2011, provoqué par un tremblement de terre de magnitude 9 au large de la côte Est du Japon, lequel a entraîné un tsunami qui a détruit en partie la centrale de Fukushima. Il y aurait beaucoup à dire sur cet accident, sur sa gestion et les leçons à en tirer. Si vous le souhaitez nous pourrons en reparler.
En France, quatre jours après l'accident, le gouvernement a saisi l'Autorité de sûreté nucléaire en lui demandant de tirer les leçons de l'accident de Fukushima pour nos centrales. Dix jours après l'accident, j'ai participé à Bruxelles à un Conseil extraordinaire des ministres européens de l'énergie, où j'ai porté deux propositions au nom de la France (des tests de résistance et l'adoption par l'Europe des objectifs de sûreté), qui seront ensuite adoptées par le Conseil des chefs d'État et de gouvernement.
Fukushima a ralenti la progression du nucléaire civil dans le monde, mais la Chine, la Russie, les États-Unis, la Corée du Sud ou l'Inde n'ont pas remis en cause leurs programmes. Plus encore, le Japon, pourtant traumatisé, a relancé le sien. En Europe en revanche, la conséquence la plus lourde fut la décision allemande de « sortir du nucléaire », annoncée moins de deux mois après l'accident de Fukushima par la chancelière Merkel.
Cette décision, officiellement prise pour des raisons de sûreté et en réponse à l'émoi sincère de l'opinion allemande, le fut d'abord en réalité pour des raisons électorales, la chancelière utilisant l'accident de Fukushima pour préparer une éventuelle alliance avec les Verts. Ce choix, effectué sans aucune concertation avec ses partenaires, ni même une information préalable, alors que nos interconnexions et nos échanges électriques étaient forts, est une décision, à mes yeux, irrationnelle et, j'ose le mot, cynique. Elle n'aura fait qu'accroître la dépendance, qui était déjà grande et que l'on savait déjà grande, de l'Allemagne – et par ricochet de l'Europe – au gaz russe.
Je n'ai personnellement jamais compris comment, dans la foulée, l'Allemagne a pu apparaître comme un modèle de développement énergétique écologique. La réalité est pourtant différente : malgré son fort investissement dans les énergies renouvelables, l'Allemagne redevenue dépendante du charbon et évidemment du gaz, a fortement augmenté les prix de son électricité. Ses émissions de gaz à effet de serre n'ont baissé temporairement que par la substitution du charbon par le gaz.
Mais une autre conséquence, qui à mes yeux aurait été très grave, a été évitée bien qu'étant largement passée inaperçue. Dès l'accident de Fukushima, et plus encore après la décision de la chancelière Merkel de mettre fin à la production d'électricité nucléaire en Allemagne, le commissaire européen à l'Energie, Monsieur Günther Oettinger, de nationalité allemande, a tout fait pour inciter l'Union européenne à « sortir du nucléaire » à son tour. Préparant le terrain par des questions faussement ingénues, il multipliait les déclarations à l'emporte-pièce, invoquant jusqu'à l'Apocalypse. De fait, il contribuait clairement à amplifier un climat anxiogène pour peser sur les opinions publiques et les États.
Notre riposte s'est organisée en deux temps. En premier lieu, je lui ai directement demandé de cesser ses déclarations et rappelé les prérogatives respectives de la Commission européenne et des États en matière de politique énergétique, lors du conseil des ministres européens de l'énergie du 21 mars 2011. En second lieu, ayant compris qu'il préparait une nouvelle offensive pour le Conseil énergie du 14 février 2012, j'ai pris l'initiative, avec l'aval du conseil de politique nucléaire, d'inviter au préalable les seize ministres de l'énergie dont les pays étaient concernés au sein de l'Union par la production nucléaire civile.
Avec l'accord de mes collègues, j'ai pu demander au commissaire Oettinger de cesser son offensive antinucléaire et son plaidoyer pour un partenariat renforcé avec la Russie. Il prônait alors un achat accru de gaz russe, mais aussi, paradoxe absolu, l'achat d'électrons issus de la centrale nucléaire de Kaliningrad.
Je demande aussi ce jour-là au commissaire et à ceux qui plaident pour une stratégie principalement axée sur les énergies renouvelables de dire la vérité aux citoyens européens sur les conséquences d'un recours accru aux énergies fossiles pour gérer l'intermittence, sur le prix de l'électricité, sur les émissions de gaz à effet de serre et l'impact pour nos industries électro-intensives.
Le second événement majeur est la manière dont, dans la foulée, le cycle électoral et l'alternance ont conduit à une rupture du consensus politique qui avait existé depuis 1974, même s'il avait connu son premier accroc avec la décision du gouvernement Jospin de fermer Superphénix en 1997. Le point culminant de ce cycle fut évidemment la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (TEPCV) de 2015, adoptée durant le mandat du Président Hollande. Cette loi, précédée par l'accord Verts-PS de 2011 et les fameux « 50-50 » vise à limiter à 50 % l'électricité d'origine nucléaire à un « horizon 2025 », horizon qui comme tout bon horizon ou tout mirage s'est ensuite éloigné jusqu'en 2035 et que le Parlement va, je crois, enfin abolir.
La créativité des initiateurs de la loi est allée jusqu'à imposer un plafond de 63,2 gigawatts d'électricité nucléaire à l'opérateur EDF, stratagème pernicieux visant à l'obliger à fermer les deux réacteurs de Fessenheim pour pouvoir à terme raccrocher l'EPR de Flamanville au réseau. Fessenheim était une centrale sûre, comme l'ASN l'avait attestée, mais elle fut donc fermée quelques années après. Ses deux réacteurs de 900 mégawatts chacun nous auraient été pourtant bien utiles actuellement. Leur fermeture fut en outre un coup rude porté à l'image de la filière française et à son attractivité.
À ces étapes préjudiciables à notre filière nucléaire, il convient d'ajouter la décision prise en 2018 d'arrêter le programme Astrid. Les réacteurs dits de quatrième génération, à neutrons rapides (RNR), me paraissent pourtant être le prolongement naturel de ce que la France s'efforce de faire depuis le début de son programme électronucléaire : maîtriser de l'amont à l'aval le cycle du nucléaire et être capable de « fermer le cycle » comme disent les experts.
Le réacteur de quatrième génération reste ainsi le chaînon manquant de notre programme. Il permettrait à la France à la fois d'éliminer l'essentiel des déchets issus de la production et d'accroître son indépendance par rapport à l'importation d'uranium, grâce à l'utilisation du plutonium jusqu'ici accumulé. Les experts estiment que nous disposerions alors de milliers d'années de stock disponible.
J'ai quitté le ministère de l'énergie il y a plus de dix ans maintenant. Lorsque je compare la forte puissance du nucléaire civil français de l'époque à ce qu'elle est devenue, j'ai le sentiment d'un très grand gâchis. Nous n'avons plus le leadership mondial dans le domaine du nucléaire civil. Nous sommes désormais devancés par la Chine, la Russie, les États-Unis, voire la Corée du Sud et peut-être bientôt l'Inde.
Nous ne sommes plus en pointe sur le nucléaire d'avenir. Nous avons perdu une partie – une partie seulement heureusement – de l'avantage compétitif que nous procurait, pour nos industriels, nos entreprises et évidemment pour nos concitoyens, la robustesse de notre parc nucléaire.
À force de dénigrer le nucléaire et de n'avoir pas su défendre l'un de nos principaux atouts, à force aussi de ne pas créer de perspectives, d'arrêter des projets plutôt que de les soutenir, de se contenter de démanteler au lieu de construire ; nous avons à la fois perdu des compétences, un savoir-faire, mais aussi détourné des jeunes d'un secteur dont tout indique qu'il jouera encore un rôle majeur dans le siècle en cours. Le GIEC a lui-même reconnu que le monde ne peut se passer du nucléaire si l'on veut à la fois produire l'électricité dont le monde moderne a besoin et lutter efficacement contre les émissions de gaz à effet de serre.
La France reconnaît désormais que notre demande d'électricité va croître fortement dans les décennies à venir. Je n'en ai jamais douté et je l'ai dit clairement lorsque j'étais en fonction. C'est aussi ce que montrait le rapport Énergies 2050, que j'avais commandé en 2011 et qui fut rendu en 2012. C'est pourquoi j'ai été parfois surpris par certains scénarios, à mes yeux farfelus, émis par des autorités pourtant compétentes. Je pense notamment, mais pas seulement, à RTE.
Nos besoins et usages électriques ne vont cesser de croître. Nous n'aurons pas de véhicule électrique, nous n'irons pas vers la nouvelle révolution de l'intelligence artificielle et du calcul quantique sans électricité. Un grand pays, un pays industriel, a besoin d'une base de production d'électricité stable, commandable ou pilotable.
À côté de l'or bleu qu'est l'hydroélectricité, nos marges de manœuvre sont limitées ; seuls le nucléaire et les centrales thermiques au gaz ou à charbon offrent la sécurité d'approvisionnement et le pilotage nécessaires à l'activité d'un grand pays. Or pour de bonnes raisons, nous voulons réduire et à terme nous passer des sources fossiles.
Un jour viendra sans doute où les énergies renouvelables – je pense d'abord au solaire – pourront jouer un rôle majeur dans le mix énergétique d'un pays comme le nôtre. Mais ceci adviendra lorsque le stockage massif de l'électricité, nouvelle frontière toujours annoncée, mais pour l'heure loin d'être atteinte, saura compenser la grande faiblesse actuelle des énergies renouvelables : leur intermittence.
Pour conclure sur une note plus optimiste que le sentiment de gâchis que j'exprimais il y a un instant, je note avec plaisir que le Président Macron a changé de position concernant le nucléaire civil. Alors qu'il prévoyait en novembre 2018 la fermeture de quatorze réacteurs nucléaires d'ici 2035, le Président a annoncé à Belfort en février 2022 la construction de six nouveaux EPR (dits EPR2) et le lancement d'une étude pour la construction de huit autres.
En outre, le Parlement a été saisi de projets de loi visant à accélérer les procédures et permettre ainsi à notre pays de construire plus vite ses infrastructures énergétiques. Cette décision est plus que bienvenue ; elle est indispensable. Le discours de Belfort, s'il est suivi d'effets, permettrait une véritable relance du nucléaire civil en France, ce dont je me réjouis.
Il manque cependant à mon avis encore quelques briques à l'édifice. Je crois en effet que nous avons réellement besoin d'un nouveau plan Messmer, à l'échelle des besoins de la France pour les trente années à venir. Ce plan devrait me semble-t-il comporter les éléments suivants : Une programmation de la construction des nouveaux EPR pour retrouver des capacités excédentaires, capacités exportatrices ou capacités de réserve, utiles lorsque certaines centrales doivent être mises à l'arrêt ; Une relance du programme Astrid ou son équivalent, c'est-à-dire la recherche et du développement d'un démonstrateur de quatrième génération ; Le développement de petits réacteurs particulièrement bien adaptés pour des pays ayant à la fois besoin d'électricité et de capacité de dessalement de l'eau de mer.
La France est une puissance moyenne, même si elle conserve un rayonnement international. La tendance ne lui est guère favorable : quatrième économie mondiale il y a vingt-cinq ans, elle est désormais au sixième rang et devrait se stabiliser à la huitième place dans vingt-cinq ans.
Pour être ou demeurer une puissance mondiale, il faut le vouloir et valoriser ses atouts. Le nucléaire civil en est ou en était un. Il pourrait le redevenir si l'on agit vite et fortement.
Je vous remercie pour ces propos liminaires très complets. Quel était l'état du débat sur les questions énergétiques au début du quinquennat en 2008 ? S'agissait-il d'une préoccupation politique majeure à l'époque ? À l'inverse, était-elle accessoire ?
Cette préoccupation n'était absolument pas accessoire. Tout responsable politique sait que l'approvisionnement énergétique et la sécurité de cet approvisionnement constituent des fondamentaux économiques. Lorsque j'ai été reçu par le Président Sarkozy et le Premier ministre Fillon, les objectifs étaient clairement établis : assurer l'organisation de la filière nucléaire et veiller à la sécurité des approvisionnements. En 2011, j'ai d'ailleurs lancé le comité de métaux stratégiques (COMES) pour veiller à nos approvisionnements et cibler nos éventuelles faiblesses, notamment dans les terres rares.
En 2010, le débat sur les questions énergétiques était encore relativement serein. Dans ce domaine, mes principales préoccupations portaient sur le nucléaire, notamment suite à l'accident de Fukushima, mais aussi sur le pétrole. En effet, à cette époque, le prix du baril avait fortement augmenté, jusqu'à atteindre 150 dollars à une certaine période. Je me suis ainsi rendu dans les pays du Golfe pour essayer d'obtenir une diminution des prix par l'augmentation du nombre de barils mis sur le marché. De même, en coordination avec les Américains, les Australiens et les Britanniques, nous avons puisé dans notre stock stratégique pour envoyer un signal au marché et faire chuter les prix.
Vous étiez ministre lors de l'adoption de la loi NOME, qui calque sur l'électricité des logiques de marché s'appliquant à d'autres ressources énergétiques. Quelle était à l'époque la perception des vulnérabilités sur les approvisionnements en gaz et en pétrole ?
La préoccupation de l'approvisionnement est constante. Mais la France dispose d'un formidable atout : nous avons de grandes entreprises – Total, GDF-Suez devenue Engie et Areva – qui assurent la sécurité de notre approvisionnement. À ce titre, je déplore le débat actuel sur les bénéfices enregistrés par Total. Naturellement, nous pouvons nous interroger sur l'opportunité de taxer des profits ponctuels liés à la réussite de la stratégie de l'entreprise dans le gaz naturel liquéfié (GNL). Mais nous devons nous réjouir d'avoir trois majors énergétiques.
Le rôle d'un ministre de l'énergie consiste notamment à accompagner les entreprises stratégiques françaises et les aider à obtenir des contrats ou des renouvellements de contrats. Je me suis ainsi rendu au Kazakhstan avec les dirigeants d'Areva pour discuter des questions liées à l'uranium. De même, j'ai accompagné M. Christophe de Margerie aux Émirats arabes unis, au Koweït ou en Arabie saoudite.
Pour le reste, ma feuille de route avait pour objectif d'appliquer les engagements pris par le Président de la République à l'issue du Grenelle de l'environnement. Il s'agissait ainsi de favoriser l'émergence d'une industrie française dans certains domaines, dont l'éolien offshore. En revanche, la situation était et demeure compliquée pour le solaire et l'éolien terrestre, compte tenu du retard pris dans ces secteurs. De fait, lorsque l'on développe les énergies renouvelables, on favorise de facto les importations de produits manufacturés chinois.
Comment avez-vous perçu la construction des décisions européennes ? Je pense notamment aux études menées et la capacité à étayer les scénarios suggérés.
La période a été fortement marquée par l'accident de Fukushima, qui a durablement impacté les conseils des ministres européens de l'énergie. En simplifiant à l'extrême, j'ai été conduit à mener une bataille, de manière plus ou moins explicite selon les moments, contre le commissaire Oettinger. Il tentait de conduire l'Union vers la sortie du nucléaire et me percevait comme le défenseur de l'atome en Europe, car j'essayais effectivement de préserver ce qui me paraissait être un atout français, mais également européen.
Aujourd'hui, nous sommes confrontés aux injonctions européennes en matière d'interconnexions. Comment ces sujets étaient-ils traités dans les domaines électriques ou gaziers au début de la décennie 2010 ?
Dans le domaine du gaz, la bataille opposait les partisans de tel ou tel corridor. L'Allemagne voulait être un hub gazier, ce que nous, Français, refusions, car cela nous paraissait entraîner un accroissement de la dépendance vis-à-vis du gaz russe.
Le sujet des interconnexions de la France vers le nord et le sud de l'Europe représentaient donc, comme aujourd'hui, un sujet majeur. Lorsque j'étais en fonction, nous avons ainsi déclaré d'utilité publique la liaison avec l'Espagne et avons développé nos interconnexions avec l'Italie. Certes, la France exportait son électricité, mais nous dépendions néanmoins des interconnexions pendant les pointes de consommation. À cet égard, il me semble que le record de production et consommation d'électricité en France a été battu en février 2012, lorsque j'étais en fonction.
À ceci venait s'ajouter une deuxième difficulté : s'il est relativement facile d'assurer des connexions à partir de cinquante-huit réacteurs nucléaires, il est beaucoup plus compliqué de le réaliser à partir de milliers de points de production d'énergies renouvelables, compte tenu des investissements colossaux à mener. Nous avions, de mémoire, augmenté la production éolienne par quatre et la production solaire par cent. Mais nous savions déjà à l'époque qu'il nous faudrait investir énormément dans les réseaux de RTE.
Vous avez évoqué les scénarios de consommation énergétique. Aviez-vous anticipé des transferts d'usage en 2010 ?
Tout le monde savait que pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, il serait nécessaire d'accentuer la part de l'électrique dans nombre de domaines. Nous travaillions déjà à l'époque sur le dossier des véhicules électriques. Lorsque j'étais secrétaire d'État, notamment chargé de la prospective, j'avais piloté un exercice dit France 2025, dont certaines conclusions étaient limpides à ce titre. En 2009-2010, nous savions déjà que la consommation d'électricité allait s'accroître en tendance.
Dans ce cas, comment expliquez-vous la production par RTE de rapports justifiant une diminution du besoin d'électricité ? Les dirigeants de RTE que nous avons auditionnés estiment ainsi que la COP 21 a constitué un changement de paradigme majeur.
De quels dirigeants parlez-vous ? S'agit-il de M. François Brottes ? M. François Brottes est un très bon connaisseur du secteur de l'énergie. Son rapport évoque plusieurs possibilités, dont un scénario 100 % renouvelables. Mais ceci ne peut être envisagé sérieusement, essentiellement pour des raisons financières, et j'imagine qu'il le sait pertinemment.
En 2011, j'ai essayé d'apporter ma contribution face à l'accord Verts-PS, dont le volet énergétique me semblait représenter une piste dangereuse pour notre pays. J'ai ainsi initié le rapport Energies 2050, confié à des experts indépendants. MM. Jacques Percebois et Claude Mandil estimaient ainsi dans leur conclusion que les usages de l'électricité allaient croître et qu'il ne fallait pas fermer de centrales nucléaires.
Les responsables politiques que nous avons auditionnés ont tous souligné que l'objectif inscrit dans la loi -une réduction de la part du nucléaire dans la production électrique de 50 % à l'horizon 2025- relevait d'un accord politique et non d'une étude d'impact. Pourtant, le rapport Energies 2050 étudiait assez précisément cet aspect. Ce rapport était-il disponible pour l'administration qui vous a succédé ? En effet, je ne comprends pas que cette administration ne l'ait pas utilisé en tant qu'étude d'impact.
Ce rapport était effectivement disponible pour toute l'administration et faisait partie des études permettant d'enrichir la réflexion. La DGEC disposait de suffisamment d'études et de scénarios pour éclairer les promoteurs de la loi de 2015. Ils ont agi en connaissance de cause.
Tout le monde sait que la réduction de 50 % était d'abord un objectif de pure façade, un objectif politique. Les promoteurs de cette loi n'ont d'ailleurs cessé de rappeler son caractère non normatif, ce qui est en soi assez ironique : la loi n'est-elle pas censée édicter des normes ?
Les enjeux liés aux métaux rares faisaient également partie de vos compétences. De quelle manière cette préoccupation est-elle apparue dans vos attributions ministérielles ?
Cette préoccupation n'était pas nouvelle, mais elle s'est effectivement accentuée. À l'époque, j'ai installé un certain nombre de filières industrielles majeures – les comités stratégiques de filière –, qui avait été préparées par mon prédécesseur à l'industrie, M. Christian Estrosi. Dans l'ensemble de ces filières figurait la préoccupation de savoir si les matières premières nécessaires seraient suffisantes. Nous avons identifié des éléments majeurs, tels que les métaux stratégiques et les métaux rares, qui nous ont permis d'installer le COMES. Il me semble que mon successeur, M. Arnaud Montebourg, l'a prolongé et développé par la suite.
Vous avez décidé de positionner EDF comme chef de file de la filière électronucléaire. Pourquoi cette décision n'est-elle pas intervenue avant vous ?
Je ne peux répondre qu'à partir du moment je suis entré en fonction. À l'époque le Président de la République et le Premier ministre m'avaient demandé de mettre fin à ce qu'ils estimaient être une source de cacophonie et de tension. J'imagine que vous avez eu l'occasion d'évoquer ce sujet avec les principaux protagonistes. À l'époque, EDF était de fait considéré comme le chef de file en raison de son histoire, notamment par les observateurs étrangers. Simultanément, Areva se développait, sous l'impulsion de sa présidente, Mme Anne Lauvergeon, et prétendait aller au-delà de son rôle de sous-traitant d'EDF. De fait, elle avait négocié des accords au Japon avec Mitsubishi pour un réacteur de 1 000 MW, ou en Finlande pour l'EPR.
Areva pensait ainsi que son métier et sa présence internationale lui permettaient d'aller plus loin. Il y avait là une divergence de fond sur le cœur des métiers des sociétés respectives. Par ailleurs, les affinités entre M. Henri Proglio et Mme Anne Lauvergeon n'étaient pas particulièrement marquées, ce qui n'a pas contribué à la sérénité de la filière. La conséquence la plus préjudiciable a ainsi été la perte de l'appel d'offres d'Abu Dhabi, période à laquelle nous avons pris conscience de la nécessaire réorganisation, qui a été conduite sous l'impulsion du Président de la République et du Premier ministre. Celle-ci a finalement abouti au départ de Mme Anne Lauvergeon d'AREVA, et à la mise en place d'EDF comme chef de file.
Votre mandat ministériel a également été marqué par l'avancée relative du chantier de Flamanville 3 et du premier EPR. Nathalie Kosciusko-Morizet a indiqué lors de son audition avoir émis un certain nombre de doutes sur la robustesse du choix de l'EPR ou, à tout le moins, sur sa précipitation, tout en précisant qu'il fallait donner à ce moment-là un signal fort à la filière. À l'époque, avez-vous reçu des alertes concernant le déroulement du chantier ?
Je souhaite bien comprendre votre question. Mme Nathalie Kosciusko-Morizet aurait émis des doutes sur la robustesse ?
Lorsque nous l'avons interrogée, elle nous a indiqué qu'elle n'était pas opposée au lancement du chantier. En revanche elle estime qu'il aurait été préférable d'attendre deux ans pour mener à bien l'ensemble des expertises préalables, avant la construction.
Je relirai avec attention son intervention. J'imagine qu'elle ne faisait pas référence à des débats qui se seraient situés dans le cadre de l'action gouvernementale.
Pour le dire très clairement, ce débat n'a jamais eu lieu au sien du gouvernement. Pour autant, nous étions conscients des difficultés rencontrées sur le chantier de Flamanville et des retards associés. J'avais d'ailleurs demandé à des hommes de l'art de m'expliquer les raisons de ces problèmes. À ce titre, il serait sans doute intéressant que vous puissiez discuter avec des spécialistes du BTP.
À l'époque, la période était par ailleurs encore marquée par les attentats du 11 septembre, qui avaient été opérés à partir d'avions détournés. Dans ce cadre, une centrale nucléaire pouvait constituer une cible. On pensait que des réacteurs de troisième génération devaient être capables de résister à la chute d'un aéronef.
L'EPR a dérapé en termes de délais et de coût. Mérite-t-il pour autant toutes les critiques qu'on lui adresse aujourd'hui ? Je ne sais pas.
Lorsque vous étiez ministre, le chantier de Flamanville 3 était en cours et le parc devait être entretenu. Pouvez-vous évoquer ces deux aspects ? Par ailleurs, quel était l'état d'avancement du projet de Penly ?
La décision sur le projet de Penly appartenait en propre au Président de la République. À l'époque, les dirigeants d'EDF nous indiquaient qu'il était indispensable de lancer ce chantier, pour remplacer à terme des centrales susceptibles de fermer en cas de décision négative de la part de l'ASN. Par ailleurs, l'urgence se faisait jour de conserver et de recruter des compétences. Je rappelle que de nombreux pays envisageaient également de lancer des programmes nucléaires, notamment l'Afrique du Sud, la Jordanie ou l'Arabie Saoudite.
Dans quel état avez-vous trouvé la filière industrielle, en termes de compétences et de savoir-faire industriels, lors de votre entrée en fonction en 2010 ?
Cette filière était réputée pour sa qualité, au-delà des doutes émis sur l'EPR, à l'intérieur même de la filière nucléaire. De fait sa taille a été réduite par rapport au projet initial, qui portait sur 1 800 mégawatts. En outre, de nombreux membres de la filière soulignaient l'absence d'un réacteur de moyenne gamme (1 000 mégawatts) dans l'offre française. Tel était le projet d'Areva au Japon avec Mitsubishi ou d'EDF avec l'un des opérateurs chinois.
EDF vous avait-elle fait part d'inquiétudes sur sa capacité à assurer la maintenance et à préparer la construction de nouveaux réacteurs ?
EDF ne mentionnait pas d'inquiétudes concernant la maintenance, sur laquelle les différents acteurs n'ont jamais transigé. En revanche, EDF nous avait alertés sur les difficultés rencontrées pour recruter des jeunes ingénieurs et techniciens de qualité, au moment même où le nucléaire était dénigré par une partie de l'opinion publique. L'un des trois chantiers du comité stratégique de filière portait justement sur les compétences et la formation. Très rapidement, le groupe de travail a souligné la nécessité de ne pas limiter cette étude à la filière, mais de l'élargir à la question de la sous-traitance. Il s'agissait d'une préoccupation naissante à l'époque.
Si je comprends bien, ces pertes de compétences sont attribuables à l'accident de Fukushima et aux décisions politiques postérieures.
Oui, de toute évidence. Il est normal que de jeunes ingénieurs et techniciens souhaitent se diriger vers des secteurs qu'ils estiment porteurs, à plus forte raison quand ils ne sont pas décriés. Je constate que le même problème se pose aujourd'hui dans d'autres domaines. Ainsi, Total ou Engie participe bien à notre indépendance énergétique. Pour autant, lorsque telle ou telle entreprise veut installer son pôle de recherche sur le plateau de Saclay, un certain nombre d'étudiants refusent cette implantation.
Si nous voulons nous flageller en permanence, il ne faut pas ensuite être surpris par les effets dont nous chérissons les causes. Nous avons des atouts, que nous nous acharnons à éroder. Ceci vaut pour la politique énergétique, mais aussi pour la politique dans son ensemble.
Je reviens malgré tout sur la question des compétences au cours de la décennie 2000-2010. N'est-il pas étonnant qu'EDF n'ait pas davantage travaillé cette question, sans anticipation ?
Je ne peux pas répondre à cette question, qui relève de la politique de ressources humaines d'EDF. Je ne veux pas non plus suggérer que le comité stratégique de filière s'est emparé de sujets que d'autres n'auraient pas perçus. Il me semble que M. Henri Proglio était conscient de la situation et que ses équipes mettaient tout en œuvre pour préparer l'avenir.
Au cours de son audition, M. Gadonneix a expliqué que lors de son mandat (2004-2009), il n'avait cessé d'alerter les pouvoirs publics sur la faiblesse des prix de l'électricité, laquelle ne lui permettait pas d'assurer ses missions. Lorsque vous êtes entré en fonction, le niveau des prix de l'électricité en France constituait-il une source d'inquiétudes ?
Rétrospectivement, il est possible de dresser le constat que vous venez d'effectuer. Collectivement, nous avons probablement trop prélevé de dividendes à l'époque où EDF était particulièrement performante. Avec le recul, il est possible de considérer que la maintenance prévisionnelle n'a pas été suffisante, mais sur le moment, cela n'était pas perçu comme tel. À l'époque, M. Henri Proglio me parlait essentiellement du prix de l'ARENH, mais j'ignore s'il a évoqué la faiblesse des prix de l'électricité avec d'autres interlocuteurs.
Je souhaite évoquer l'hydroélectricité. À cette période, la question de l'ouverture du marché était-elle fondamentale ? Quelles étaient les positions des uns et des autres ?
Nous en parlions à l'époque comme un privilège donné par la nature à certains pays. Tout le monde aurait voulu connaître la situation de la Norvège ou du Canada. Nous parlions à l'époque de l'hydroélectricité de manière générale, dans la mesure où il s'agit d'une source d'énergie idéale.
La Commission était particulièrement active sur ce sujet. Cela faisait partie des engagements successifs auxquels nous avions souscrit depuis 1996. Mais de notre côté, nous avions tendance à traîner des pieds, car nous n'avions aucune envie de remettre en cause nos contrats de concession. Quand un compromis intervient avec nos partenaires et la Commission européenne sur des sujets que nous ne souhaitons pas vraiment voir aboutir mais que l'on accepte, parce que l'on a souscrit des engagements ou parce que c'est un compromis par lequel nous obtenons d'autres choses, comme le monopole nucléaire de fait d'EDF en France, on accepte et puis on impose notre inertie pour la mise en œuvre.
Quel était le contexte des discussions entre la France et la Commission ? Avez-vous eu l'impression de devoir accepter des positions qui n'étaient pas les vôtres initialement et qui vous semblaient potentiellement dommageables à l'industrie française ?
Je n'ai pas eu à le faire : lorsque je suis arrivé au ministère de l'énergie, M. Jean-Louis Borloo avait déjà dû négocier un premier compromis – qui s'est finalement matérialisé par l'ARENH – alors que nous faisions l'objet de deux contentieux ouverts par la Commission. En revanche, le Président de la République et le Premier ministre me demandaient régulièrement de les informer sur ce que je pressentais venir de la part de la Commission et du commissaire Oettinger.
Quelles étaient selon vous les causes qui présidaient à ses positions, qui étaient apparemment opposées à la situation industrielle française en matière énergétique, et particulièrement nucléaire, avant même l'accident de Fukushima ?
Comme souvent en politique, conviction et habilité se conjuguent. D'une part, le commissaire Oettinger n'aimait pas la combinaison française construite autour du monopole et de la puissance nucléaire. Il ne la pensait pas adaptée à la situation européenne et il adoptait une position très allemande en faveur des énergies renouvelables. D'autre part, après la sortie allemande du nucléaire, il était sincèrement persuadé que l'Allemagne entraînerait de nombreux pays dans son sillage. Sans doute pensait-il pouvoir en tirer un bénéfice politique. De fait, un commissaire européen n'oublie jamais sa nationalité. À ce titre, M. Oettinger pensait peut-être pouvoir exercer après son mandat bruxellois un rôle de premier plan dans la vie politique allemande.
De manière plus générale, l'Allemagne dispose d'une position de force au sein de l'Union européenne, notamment grâce à ses performances économiques, son relativement faible endettement et la cohérence de son discours politique sur la longue durée. L'Allemagne cultive l'image du bon élève de l'Europe, quand l'image des Français est plus contrastée de ce point de vue. Au moment où je fréquentais les couloirs de Bruxelles, les Allemands et les Britanniques étaient pris au sérieux, même si la France bénéficiait malgré tout de l'implication personnelle du Président Sarkozy pendant la crise financière de 2008, qui avait marqué les esprits.
La loi NOME, votée le 7 décembre 2010, prévoyait l'accès régulé à l'électricité nucléaire et l'obligation pour EDF de proposer de l'électricité à 42 euros le mégawattheure pour environ un quart de sa production annuelle.
Les responsables des services de l'administration de l'époque estiment ainsi que le montant de 42 euros correspondait à leurs calculs en termes de coûts complets, y compris en en intégrant la part de travaux nécessaires post Fukushima. Les responsables d'EDF ne partagent pas ce point de vue et considèrent que ce montant ne reflétait déjà pas les coûts réels. Cette discussion entre vos services et EDF a-t-elle eu lieu à l'époque ? Cela s'est-il passé autrement ?
Cela s'est passé autrement. J'ai préparé une réponse sur l'ARENH, que je me propose de vous exposer. Je pourrai apporter plus de précisions par la suite, en fonction de vos demandes.
J'ai compris que votre commission avait abondamment débattu de ce mécanisme et que vous lui avez prêté une importance et une responsabilité qu'il ne mérite probablement pas. Il a, il est vrai, l'avantage de constituer un bouc émissaire tout désigné. J'entends certains affirmer que l'État oblige EDF à vendre à ses concurrents 25 % de son électricité à un prix bradé. Mais pour quiconque veut bien regarder objectivement les faits et prendre le temps de relire la loi NOME, cela n'est pas si simple, d'abord d'un point de vue politique.
Ainsi, critiquer l'ARENH revient à critiquer le dernier wagon d'un train, dont la locomotive et les premiers wagons sont les politiques de libéralisation et d'ouverture des marchés mises en œuvre par tous les gouvernements successifs. Je pense notamment à la directive de 1996, à la loi de 2000 sur le service public de l'électricité et à la directive de 2003 qui rend la totalité des consommateurs éligibles aux offres de marché au 1er juillet 2007.
Cette continuité peut évidemment être discutée ou réévaluée. Elle a abouti à la séparation en France des activités de production, de transport et de distribution qui étaient au cœur du monopole d'EDF. Il peut aussi y avoir débat, comme chaque fois qu'il s'agit d'une commodité essentielle, sur le bien-fondé de la mesure. Les économistes débattent et débattront encore longtemps, pour ce type de bien, des avantages et inconvénients du monopole, du marché ouvert et des oligopoles régulés.
En 2007, Jean-Louis Borloo, héritant de ce dossier, a été confronté à une situation compliquée. La Commission européenne avait en effet ouvert deux procédures contentieuses contre la France, la première pour défaut de transposition de la directive et la seconde pour « aides d'État » avec à la clé un risque lourd – on parlait de milliards d'euros – pour l'industrie française. Enfin, il existait un dispositif provisoire, le tarif réglementé et provisoire d'ajustement au marché (Tartam), dispositif protecteur dont nous étions obligés de sortir.
Avec l'aide de la commission Champsaur et des services de l'État, M. Jean-Louis Borloo a imaginé ce dispositif transitoire et je pense qu'il a bien agi. Il a porté la loi NOME devant le Parlement et, en arrivant à Bercy en novembre 2010, j'en ai assuré immédiatement la deuxième lecture, que j'assume.
Evaluant ce dispositif en 2017, la Cour des comptes le qualifie de « dispositif de compromis ». Il s'agissait en effet d'un compromis entre des exigences contradictoires, mais aussi avec nos partenaires européens et la Commission. Au fond, nous avons agi de la même manière que tous les gouvernements français lorsqu'ils souscrivent à un engagement européen qui ouvre un marché à la concurrence ; d'une part en procédant à une libéralisation contrôlée, par étapes, en maintenant le monopole de fait d'EDF sur la production électrique nucléaire ; et d'autre part en instaurant des instruments de protection et de régulation. Il convient en outre d'ajouter que de nombreux experts pensaient qu'EDF, grâce à sa puissance nucléaire installée et au prix marginal très compétitif du parc nucléaire, pouvait être l'un des grands gagnants du duo libéralisation-interconnexion qui s'installait. Je crois que sur une dizaine d'années, globalement, EDF en a tiré parti.
Le débat public, en 2010, s'était cristallisé sur le prix de l'ARENH. Nous avions demandé, à nouveau, à une commission Champsaur de nous faire des propositions, qui ont de fait porté sur une fourchette de prix, de 38 à 40 euros. À l'époque, la demande des alternatifs nouveaux entrants, était de 32 à 35 euros le mégawattheure, quand le Président d'EDF nous disait simultanément que le prix ne pouvait être inférieur à 40 euros. J'ai finalement signé un arrêté à 42 euros, après évidemment arbitrage du Président de la République et du Premier ministre. Je me souviens aussi des réactions de l'époque, bien éloignées de ce qu'on entend aujourd'hui. Le prix était supposé être un « cadeau » fait à EDF et les nouveaux entrants se disaient déçus, comme l'avait explicitement exprimé GDF Suez.
Apprenant que votre commission portait une attention particulière à la loi NOME, je me suis consacré à sa relecture. Cette loi précise dans son premier article qu'il « est mis en place à titre transitoire un accès régulé et limité à l'électricité nucléaire historique » et que ce dispositif s'achève au 21 décembre 2025. Ce même article stipule que ce dispositif peut être suspendu « en cas de circonstances exceptionnelles affectant les centrales ».
De plus, le paragraphe 7 de ce même article 1 précise que le prix de l'ARENH est fixé transitoirement pour trois ans. Il ajoute qu'« afin d'assurer une juste rémunération à Électricité de France, le prix, réexaminé chaque année » (…) « tient compte de l'addition d'une rémunération des capitaux prenant en compte la nature de l'activité ; des coûts d'exploitation ; des coûts des investissements de maintenance ou nécessaires à l'extension de la durée de l'autorisation d'exploitation ; des coûts prévisionnels liés (…) à la gestion durable des matières et déchets radioactifs ».
Le paragraphe 8 de l'article 1 indique qu'avant le 31 décembre 2015 puis tous les cinq ans, le gouvernement doit présenter au Parlement un rapport d'évaluation du dispositif qui porte -je résume-les éléments suivants : sa mise en œuvre ; son impact sur la concurrence ; son impact sur le fonctionnement du marché de gros ; « son impact sur la conclusion de contrats gré à gré » et, le cas échéant, « propose » (…) « des modalités de fin du dispositif » ; « des adaptations du dispositif ».
Ce paragraphe propose également « d'associer des acteurs intéressés » (…) aux investissements de la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires » et, le cas échéant, de « mettre en place un dispositif spécifique permettant de garantir la constitution de moyens financiers, appropriés pour engager le renouvellement du parc nucléaire ». Le paragraphe 10 indique quant à lui que les conditions d'application de cet article doivent être précisées par un décret en Conseil d'État.
L'article 6 précise de son côté que « chaque fournisseur d'électricité » (donc tout nouvel entrant) doit « disposer » (…) de « garanties » (…) de capacités d'effacement de consommation et de production d'électricité » visant à assurer « la sécurité d'approvisionnement ». Ce même article ajoute qu'un fournisseur qui ne justifie pas qu'il détient « la garantie de capacité » encourt, dans un premier temps, « une sanction pécuniaire ». Dans un second temps, le ministre chargé de l'énergie peut, je cite, « suspendre sans délai l'autorisation d'exercice de l'activité d'achat par revente ».
Enfin, l'article 16 définit ce que peut être « un abus du droit d'accès régulé à l'électricité nucléaire historique ». Cet article est essentiel. Il vise « le détournement » des principes de l'ARENH.
Il me paraissait nécessaire de rétablir les faits et je me suis parfois demandé si tous les commentateurs qui mettent en cause la loi NOME et lui prêtent tous les maux avaient pris le temps de la lire. Lorsque j'ai quitté le ministère, les décrets cités en Conseil d'État étaient en préparation et les avis requis demandés. Au début du mois mai 2012, le Conseil d'Etat avait transmis son avis sur les obligations de capacité. Ces décrets ont-ils été pris ? Je ne les ai pas trouvés. Mais vous avez de meilleurs outils d'investigation que moi. Par ailleurs, le gouvernement devait remettre des rapports d'évaluation et proposer des améliorations du dispositif. Existent-ils ? Que disaient-ils ? Que préconisaient-ils ? Quelles adaptations proposaient-ils ?
Le rappel de certains articles de la loi NOME montre aussi clairement que la loi donnait au gouvernement la possibilité d'ajuster en permanence le prix de l'ARENH en tenant compte de tous les éléments possibles : le marché, l'évolution du coût d'exploitation, les investissements de maintenance et de renouvellement du parc. Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait ? Pourquoi le prix de l'ARENH est-il en 2023 au même niveau que celui de 2011 alors qu'il devait être revu chaque année ?
Ensuite, les nouveaux entrants devaient contribuer à la sécurité d'approvisionnement et aux capacités de production. L'ont-ils fait ? Ceux qui ne l'auraient pas fait y ont-ils été contraints ? S'ils n'ont pas respecté ces obligations, ont-ils été mis en demeure ou sanctionnés?
Enfin, les ministres chargés de l'énergie et de l'économie avaient, et ont toujours, le droit de suspendre le dispositif. Comme je l'ai indiqué, la loi NOME prévoit cette suspension en cas de circonstances exceptionnelles affectant les centrales. Or l'arrêt d'une partie du parc du fait du phénomène dit de corrosion sous contrainte le justifiait allégrement.
Telles sont, je crois, quelques questions que vous pourriez aborder avec les ministres de l'énergie qui m'ont succédé. Ma conviction personnelle est que l'ARENH n'est qu'un prétexte. Certes, l'Union européenne ne pense pas toujours comme nous et il existe un tropisme libéral orthodoxe en matière de concurrence qui doit être parfois corrigé, parfois combattu. Mais il est trop facile et vain de mettre sur le dos de Bruxelles nos propres carences et nos propres erreurs de politique énergétique.
Quelles sont les raisons ayant présidé au choix de l'option asymétrique de l'ARENH, plutôt que le choix d'un quota à racheter ?
L'ARENH est un texte de compromis. Il s'agissait à la fois de « protéger » le monopole d'EDF sur la production nucléaire tout en satisfaisant les obligations auxquelles nous avions souscrit. Nos centrales étant financièrement amorties, il s'agissait d'offrir la possibilité aux nouveaux entrants de construire, pour bâtir un outil industriel.
Ainsi un « coup de pouce » devait être donné à un certain nombre de producteurs. En fixant le prix à 42 euros le mégawattheure, nous estimions avoir bien traité EDF et nous pensions que la force de notre parc allait lui permettre de conquérir des marchés à l'export. Aucun d'entre nous n'aurait, à l'époque, accepté un dispositif qui aurait eu pour objectif de fragiliser EDF.
Finalement, l'ARENH ne pose véritablement problème que depuis les années 2018-2019. Le plafond de 100 TWh a été rarement atteint : à ce prix-là, les alternatifs ont longtemps considéré qu'ils n'en avaient pas besoin. C'est du fait de l'augmentation des prix, que les conditions du marché ont changé.
En résumé, un équilibre avait été recherché à l'époque par M. Borloo, que j'assume complétement.
Vous avez indiqué que le gouvernement de l'époque avait accepté un compromis. En dehors des périodes de crise, l'ouverture à la concurrence et la possibilité d'avoir des échanges interconnectés au niveau européen a plutôt bénéficié à la filière. Est-ce bien votre position ?
D'un point de vue idéologique, la question des monopoles dans certains domaines peut être discutable. La séparation des activités de production et de distribution a plutôt bien fonctionné, même si la France l'a accepté au nom de la construction européenne. Un outil aussi performant que notre outil nucléaire offre de fait un avantage comparatif. J'imagine que l'audit des comptes d'EDF de 2010 à 2020 témoignerait d'un effet largement positif des exportations d'électrons à travers l'Europe.
Dans votre description de la loi NOME, vous envisagiez qu'un éventuel détournement des principes de l'ARENH permette légalement de mettre fin à l'ARENH. Lorsque nous avions auditionné le directeur de l'énergie de l'époque, il nous a indiqué qu'il n'envisageait pas à ce moment-là une circonstance telle que le prix de l'ARENH puisse être à ce point inférieur au prix de marché. Quels sont ces détournements de principe que vous imaginiez ?
Lorsque le dispositif de la loi NOME a été construit, le détournement était clairement un dispositif anti-spéculateurs. Si un acteur entre sur le marché uniquement à des fins de trading sans fournir une capacité de production, la loi donne aux ministres de l'énergie et de l'économie le pouvoir d'écarter celui qui ne respecterait pas l'esprit de la loi.
À partir des années 2007-2008, l'installation des capacités de production par des sources renouvelables a commencé à stagner en France, marquant le début du décrochage des objectifs. Lorsque vous êtes arrivé aux responsabilités, quelle analyse vous a-t-on fourni des difficultés d'installation des énergies renouvelables ? Avez-vous pris des mesures spécifiques, notamment pour le photovoltaïque et l'éolien terrestre ?
Si nous étions dans un débat partisan, je contesterais votre préambule. En 2012, la France avait atteint les objectifs qu'elle s'était fixés, et plus rapidement que prévu.
À cette époque, nous étions chargés de la mise en œuvre des engagements pris par le Président de la République lors du Grenelle de l'environnement. Nous avons pu mettre en place des dispositifs pour l'éolien offshore, au prix d'investissements élevés. Nous avons ainsi intégré dans le cahier des charges la valorisation de la production réalisée à proximité des lieux, objets des appels d'offres. En revanche, notre industrie était particulièrement balbutiante dans le solaire et l'éolien.
Sur ce fondement, un moratoire a été mis en œuvre dans le solaire, pour des motifs à la fois financiers et industriels. Depuis, la situation a évolué : le prix de revient du solaire a diminué. En revanche, d'un point de vue strictement industriel, je ne suis pas persuadé que la France ait réalisé des progrès suffisants pour permettre une réelle consolidation de son industrie. De fait, le solaire profite avant tout aux industriels chinois.
De la même manière, je suis particulièrement inquiet des conséquences de nos engagements en matière de véhicules électriques propres. En 2035, les producteurs automobiles français seront-ils capables de tenir les objectifs ou, une nouvelle fois, serons-nous obligés d'acheter des véhicules électriques chinois ? Nous sommes tous favorables aux véhicules propres. Mais il faut concilier en permanence les préoccupations environnementales et les préoccupations industrielles.
Pour la complétude du débat, je tiens à indiquer que les éléments que j'ai évoqués précédemment sont issus du service statistique du ministère de la transition écologique et portent sur la période allant de 2000 à 2017.
Vous avez signalé que certains des scénarios retenus par RTE étaient farfelus. Pouvez-vous nous indiquer lesquels ? Ensuite, quel scénario de mix énergétique vous semblerait idéal pour faire face aux enjeux du futur ?
Mes propos relevaient du commentaire formulé par un citoyen s'intéressant à ces questions, dans la mesure où ils portaient sur une période que je n'ai pas eu à connaître en tant que ministre. J'ai cité RTE, mais il me semble que l'ADEME a également évoqué un scénario 100 % renouvelables. J'estime simplement que les conditions de réalisation de ce scénario le rendent totalement impossible pour la France, sauf à aboutir à une régression totale.
Il n'existe pas de bon mix énergétique général et absolu au niveau mondial : chaque pays doit définir le bon mix, en fonction de ses caractéristiques et de ses atouts. La France est un grand pays industriel, maillé par de grandes agglomérations et bénéficiant d'un moindre ensoleillement par rapport à des pays situés plus au sud, tel le Maroc qui développe à juste titre des énergies solaires et éoliennes.
Selon moi, la question fondamentale pour un grand pays, est celle du socle, c'est-à-dire un socle pilotable, stable et sûr, que l'on peut estimer à 70 %. En France, ce stock peut être constitué d'hydroélectricité pour laquelle il existe une étroite marge d'amélioration, mais essentiellement de nucléaire, de gaz ou de charbon. Je préfère largement le nucléaire, pour l'ensemble des raisons que j'ai évoquées devant vous. Ensuite, les énergies renouvelables peuvent être utilisées dans ce mix, mais leur rôle ne peut être qu'un rôle d'appoint. Naturellement, il peut être opportun de chercher à économiser l'énergie ou de promouvoir des techniques dites d'effacement. Pour autant, le socle est essentiel dans un grand pays industriel et je n'ai jamais compris pourquoi nous le remettions en cause.
Il m'a parfois été reproché une réticence supposée dans la mise en œuvre des politiques dites d'énergies renouvelables. Pourtant, je les ai appliquées, conformément aux engagements pris par le Président de la République. Mais il est vrai que dans mon for intérieur, je me suis demandé pourquoi nous avions souscrit à des engagements assortis d'amendes élevées en cas de non-respect des objectifs. Pour moi il s'agit d'un non-sens : l'Europe doit se préoccuper de nos émissions de dioxyde de carbone (et donc sanctionner les pays les plus émetteurs) et de la sécurité d'approvisionnement, laquelle avait présidé en 1957 à la création d'Euratom.
Nous disposions d'un tel atout avec le nucléaire que nous aurions pu avoir intérêt à attendre la diminution du prix marginal du solaire et de l'éolien avant de nous précipiter et de profiter de ce laps de temps pour créer des filières industrielles solides. En matière technologique, et particulièrement dans les technologies liées au numérique, il est extrêmement difficile de combler un retard déjà bien établi. À l'inverse, il est souvent plus pertinent d'adopter une vision « disruptive » pour effectuer un rattrapage via un saut technologique. Au lieu de courir après des technologies existantes dans lesquelles des pays, comme la Chine, disposent d'une avance colossale, essayons de réfléchir, en matière de renouvelables, aux technologies de demain et d'après-demain.
Je souhaite évoquer plusieurs thématiques, en commençant par la filière des énergies renouvelables française, au sujet de laquelle vous nous avez fait part votre scepticisme. Vous avez ajouté que favoriser les énergies renouvelables revient à favoriser les importations chinoises et que tout le monde savait que la consommation électrique allait augmenter. Vous estimez en outre que personne ne peut sérieusement envisager un scénario reposant sur 100 % d'énergies renouvelables et qu'il s'agit là d'une tendance dangereuse pour notre pays. Vous considérez enfin que seuls le nucléaire, le gaz et le charbon peuvent contribuer à la sécurité de l'approvisionnement énergétique en France.
Vous pensez que le nucléaire permettra de sauver le climat et que l'Union européenne devrait se concentrer sur la réduction des émissions de dioxyde de carbone, tout en faisant l'apologie de Total, pourtant contributeur net au réchauffement climatique. En revanche, je ne vous ai pas entendu évoquer les moyens de réduire notre dépendance aux énergies fossiles. De plus, vous n'avez pas rappelé notre dépendance en matière nucléaire, notamment les contrats passés avec Rosatom, ni les suspicions portant sur le transfert par Areva de savoir-faire nucléaires à la Chine.
Pensez-vous réellement que nous sommes plus indépendants sans les énergies renouvelables ? Notre dépendance me semble aussi avérée sur les autres filières.
Permettez-moi de vous poser une question : êtes-vous de sensibilité verte ou écologiste ?
J'assume pleinement mes convictions et mon appartenance à Europe Écologie les Verts. En revanche, je m'interroge sur votre question. Est-ce un procédé employé pour décrédibiliser une personne qui vous pose des questions sérieuses ?
Je ne souhaite pas que cette audition se transforme en un débat. Si les réponses de M. le ministre vous dérangent, vous serez en mesure d'y répondre à votre tour.
Je vous prie de m'excuser si ma question vous a paru offensante ; telle n'était pas mon intention. Je n'ai pas dit que je me désintéressais des énergies renouvelables ; dans le cadre de mes fonctions, j'ai scrupuleusement mis en œuvre les exigences du Président de la République et du Premier ministre concernant le respect des engagements du Grenelle de l'environnement. En 2012, nous avions respecté ces engagements en matière d'énergies renouvelables.
Je ne fais pas non plus l'apologie de Total, mais je considère que l'existence de certains grands énergéticiens représente un atout pour la France et sa sécurité d'approvisionnement. À titre personnel, je pense qu'il est dommageable de nous être précipités pour atteindre des objectifs, alors que nous ne disposions pas à l'époque de filières industrielles suffisamment constituées. Elles ne sont d'ailleurs pas plus constituées à l'heure actuelle : nous ne sommes pas en pointe en matière éolienne, ni dans le photovoltaïque.
Lorsque je suis arrivé au ministère de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, je ne m'attendais pas à ce que le nucléaire prenne autant de place. Mais l'accident de Fukushima en a décidé autrement. Mon action a néanmoins couvert une variété d'énergies.
Vous n'avez pas répondu à ma question. La dépendance concerne la technologie, mais également la matière. En matière nucléaire, nous sommes obligés de nous approvisionner en uranium. Dans le domaine des EnR, nous ne sommes pas dépendants d'importations étrangères en ce qui concerne le vent ou le soleil.
Madame la députée, je ne refuse pas de répondre à votre question, mais je m'oppose à la manière dont vous résumez ou voulez orienter mes propos. Je le redis : nous avons développé autant que nous le pouvions une filière EnR, en lançant des appels d'offres qui respectaient les principes de concurrence portés par la Commission européenne et l'OMC, tout en essayant à chaque fois de favoriser l'industrie française.
Simplement, les responsables politiques actuels peuvent constater qu'en dépit des efforts entrepris et des sommes consacrées, nous n'avons pas de filière EnR française de dimension suffisante.
Par ailleurs, la France s'est efforcée de diversifier le plus possible ses sources d'approvisionnement en matière d'uranium. Il me semble que nous devrions lancer des démonstrateurs et, à terme, des réacteurs de quatrième génération qui nous permettront d'utiliser l'uranium appauvri et le plutonium dont nous disposons abondamment sur notre sol. Ceci nous permettra, qui plus est, d'atténuer le débat sur la radioactivité de long terme des déchets.
Vous avez cité l'uranium comme source de dépendance, dans votre question. Souffrez que j'y réponde.
Les différentes personnes que nous avons auditionnées sur la quatrième génération de réacteurs nous ont fréquemment fait part de leur scepticisme. Les tentatives précédentes ont plutôt échoué.
Je m'inscris en faux. Superphénix a rencontré des difficultés incontestables, mais il a fonctionné : quand le réacteur a été arrêté, sa production n'était qu'à 30 % de ses capacités.
Astrid visait à la fois à accroître le niveau de sûreté, à permettre d'utiliser les stocks de plutonium, à diminuer la part des actinides mineurs et à diminuer la durée des déchets à très longue durée de vie. Selon moi, nous pouvons atteindre une indépendance totale en matière d'électricité nucléaire grâce à l'uranium appauvri, dans un horizon de vingt à trente ans.
Dans ce cas, pourquoi n'avez-vous pas relancé Superphénix au cours de votre mandat ? Au cours du même mandat, l'EPR a essuyé des échecs à l'exportation, fragilisant la crédibilité de la filière nucléaire. Avec le recul, quel est votre point de vue sur cette période ? Les mauvaises relations entre Areva et EDF ont-elles conduit à ne pas prolonger Madame Lauvergeon à la tête d'Areva ? Le scandale Uramin a-t-il joué un rôle ?
Sous le mandat du Président de la République et dans le cadre des fonctions qui m'avaient été confiées, nous avions lancé le programme Astrid, auquel 600 millions avaient été affectés, dans le cadre du grand emprunt. Il s'agissait notamment de récupérer toutes les informations utiles des programmes Phénix et Superphénix et de permettre à la France de se repositionner sur un sujet qui intéresse par ailleurs de nombreux pays dans le monde.
Les relations entre Areva et EDF étaient mauvaises et, avec le Président de la République, nous avons tranché en faisant d'EDF le chef de file du nucléaire. Ensuite, des questions se posaient effectivement sur l'évaluation des actifs miniers d'Areva, mais il n'était pas question d'un scandale.
Enfin, Mme Anne Lauvergeon n'a pas été particulièrement maltraitée. Simplement, le Président et Premier ministre ont estimé que sa non-reconduction pouvait être une source d'apaisement. Son successeur a d'ailleurs très rapidement signé un accord technique et commercial avec EDF, ainsi que des engagements à long terme d'approvisionnement en uranium.
À l'époque de l'accident de Fukushima, vous étiez en charge de la sûreté et de la sécurité nucléaire. En juin 2011, lorsqu'un journaliste de M6 vous a interrogé sur la sécurité des installations suite à l'accident intervenu au Japon, vous avez quitté le plateau de télévision en refusant de répondre. Pour quelle raison ? N'était-il pas de votre responsabilité de répondre à ses questions, en tant que ministre de l'énergie ? Souhaitiez-vous ne pas révéler un certain nombre d'éléments ?
Je n'étais pas en charge de la sécurité et la sûreté nucléaire. La loi précise que la sûreté nucléaire dépend de l'opérateur EDF, sous le contrôle de l'ASN. Les décrets d'application nous faisaient en revanche partager avec Mme Nathalie Kosciusko-Morizet une responsabilité d'ordre politique sur ces questions.
Trois jours après l'accident de Fukushima, le Premier ministre a demandé à l'ASN de mener une revue systématique de l'ensemble des centrales. La semaine suivante, j'ai plaidé à Bruxelles en faveur de la généralisation de cette procédure de contrôle à l'ensemble des pays d'Europe. Les préconisations de l'ASN ont conduit à effectuer des travaux de grande ampleur, qui ont été réalisés par EDF. Dans ce domaine, la France a été particulièrement en pointe, notamment parce que l'ASN dispose d'une très bonne image à l'international.
S'agissant de l'épisode M6, l'histoire est particulière. J'avais prévenu la production que je devais partir vite pour prendre un Eurostar à destination de Londres, où je devais rencontrer le ministre britannique de l'énergie le lendemain matin. Il m'a été demandé de commenter par avance un reportage que je n'avais pas la possibilité de regarder ; j'ai refusé et quitté le plateau. D'un point de vue politique, je n'aurais eu que de bonnes raisons de me réjouir que l'on me pose des questions sur notre action après Fukushima. Très sincèrement, j'estime qu'elle était exemplaire.
Dans son rapport sur Flamanville, la Cour des comptes a dénoncé un manque de vigilance des autorités de tutelle. De nombreuses personnes interrogées dans le cadre de cette commission d'enquête nous ont indiqué que la construction a débuté alors que les travaux d'ingénierie de détail étaient à peine entamés et les études de sûreté peu engagées. Pourquoi avez-vous laissé poursuivre la construction en l'état ?
Ensuite, je souhaite évoquer l'intérêt d'un référendum sur la question énergétique et le nucléaire. En France, nous avons souvent l'impression que le nucléaire est à la fois trop faible pour se soumettre à l'exercice démocratique et trop fort pour s'y plier.
Lorsque vous aviez été interrogé à propos d'un référendum sur le nucléaire à la suite de l'accident de Fukushima, vous aviez répondu que les citoyens pourraient s'exprimer à l'occasion des élections présidentielles de 2012. Or les citoyens ont précisément voté en faveur d'un programme prévoyant l'arrêt d'un certain nombre de centrales. Suite aux problèmes actuels relatifs à la maintenance et au vieillissement du parc, ne vous semble-t-il pas opportun de mener un véritable débat public transparent et rationnel sur la relance du nucléaire ?
Cette question devrait être posée au gouvernement actuel. À l'époque, la question ne se posait pas.
En 2011, l'ASN était en cours d'examen des conséquences de Fukushima pour le parc nucléaire français. Il ne me semblait pas opportun de proposer à cette époque un référendum, d'autant plus que les élections présidentielles se profilaient et qu'elles constituaient un bon moyen pour les citoyens de se prononcer. De fait, le candidat Hollande a été élu. Pour autant, je continue de penser que la loi TEPCV votée par le Parlement en 2015 n'a pas de sens. La démonstration en d'ailleurs été faite par la loi de programmation pluriannuelle fin 2015 qui a suivi, laquelle ne partageait pas les mêmes positions.
De quand date le rapport de la Cour des comptes que vous avez évoqué ? Le seul rapport de la Cour des comptes dont je me souviens a été publié en 2012 et porte sur les coûts du nucléaire. La Cour avait indiqué à cette occasion qu'il n'existait pas de coûts cachés.
Enfin, lorsque je suis entré dans mes fonctions, le chantier EPR était en cours ; il n'y aurait pas eu de sens à ordonner l'arrêt du chantier, d'autant plus que les spécialistes des travaux publics estimaient que les difficultés étaient en cours de résolution. Au-delà, je rappelle qu'il s'agissait là d'une tête de série. Combien de fusées n'ont pas fonctionné avant de connaître les résultats que l'on connaît aujourd'hui ? Tout projet ambitieux se heurte nécessairement à des difficultés initiales.
Le rapport de la Cour des comptes que je mentionnais a été remis le 9 juillet 2020. Il indique que les dérives résultent d'estimations de départ irréalistes, d'une mauvaise organisation de la réalisation du projet par EDF, d'un manque de vigilance des autorités de tutelle et d'une méconnaissance et de la perte des compétences techniques de la filière.
Dix ans après, tout le monde a toujours raison. En novembre 2010, tout le monde pensait que nous n'avions pas perdu la main et que nos ingénieurs savaient faire. A posteriori, on peut probablement considérer que nombre de difficultés avaient été sous-estimées. Mais n'attendez pas d'un ministre qu'il puisse jauger lui-même la qualité des couches successives de béton nécessaires ; il est obligé de s'en remettre à des experts.
Je vous remercie pour le temps que vous avez consacré à notre commission d'enquête. Je n'avais pas forcément pris conscience du contenu du rapport Énergies 2050, qui dans ses recommandations, souligne les éléments suivants : la nécessité de prendre l'initiative d'un réexamen en profondeur des règles du marché intérieur de l'énergie ; de ne pas se fixer d'objectif de part du nucléaire à quelque horizon, mais de poursuivre le développement de la quatrième génération et de préparer l'allongement de la durée de vie des centrales actuelles.
À ces objectifs, vous aviez rajouté dans vos déclarations la nécessité de se fixer comme priorité la maîtrise des consommations d'une part ; et le développement des énergies décarbonées, renouvelables et nucléaires d'autre part. Dix ans plus tard, je doute que les conclusions de notre rapport soient très différentes de ces grandes orientations.
La séance s'achève à 13 heures 05.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, M. Vincent Descoeur, M. Francis Dubois, Mme Julie Laernoes, M. Raphaël Schellenberger.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.