commission d'enquête VISANT à éTABLIR LES RAISONS DE LA PERTE DE SOUVERAINETé ET D'INDéPENDANCE ÉNERGÉTIQUE DE LA FRANCE
Jeudi 8 décembre 2022
La séance est ouverte à 9 heures 35.
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
Je vous remercie, monsieur le président Fontana, d'avoir accepté de venir nous faire part de votre expérience d'industriel du nucléaire. Vous présidez depuis 2015 la société Framatome, précédemment appelée Areva NP (Areva Nuclear Power) ; peut-être aborderez-vous dans votre propos liminaire l'histoire de la création de Framatome et ses évolutions récentes. Cette filiale d'EDF à 75,5 % évolue sur un marché international : les réacteurs français ne représentent qu'une partie de son carnet de commandes. Son activité ne se limite d'ailleurs pas à la fabrication d'équipements.
Les difficultés rencontrées ces dernières années sur les chantiers français sont-elles communes à ces types de chantiers ou propres à la France et, éventuellement, à certains de ses voisins ? Les causes du retard pris dans la réalisation de l'EPR (réacteur pressurisé européen) de Flamanville intéressent évidemment les membres de notre commission d'enquête – et, plus que ses causes techniques, les raisons liées aux procédures de décision. Dans son rapport rendu il y a trois ans, Jean-Martin Folz évoquait, à propos du couvercle de la cuve, les « vicissitudes des fabrications industrielles » et « l'évolution de la réglementation » applicable aux équipements sous pression nucléaire. Votre avis d'industriel sur les changements réglementaires intervenus dans votre secteur d'activité nous intéresse particulièrement.
L'absence de grand projet français, à part Flamanville, depuis de nombreuses années tranche avec la situation actuelle – les maintenances plus ou moins régulières, mais aussi le grand carénage et la découverte d'un problème générique, tout cela conjugué à l'annonce d'une reprise du nucléaire à des échéances encore peu précises et avec divers types de réacteurs imaginables.
Jean-Martin Folz concluait son rapport par la phrase suivante : « Il s'agit concrètement d'afficher des programmes stables à long terme de construction de nouveaux réacteurs en France et d'entretien du parc existant qui donnent aux entreprises concernées la visibilité et la confiance nécessaires pour qu'elles engagent les efforts d'investissement et de recrutement indispensables. » Ces recommandations publiques entrent en résonance avec certains des éléments que nous avons déjà recueillis au cours de nos auditions, concernant notamment le contenu de rapports déjà communiqués aux décideurs gouvernementaux. Les autorités publiques françaises vous ont-elles donné ce type d'assurance et de perspective, et, si oui, depuis quand ? La création, en 2017, d'Edvance, filière d'ingénierie commune à EDF et Framatome, dédiée aux projets de construction de nouvelles centrales nucléaires en France et dans le monde, répond-elle à ce besoin ?
En vertu de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous devez prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.
M. Bernard Fontana prête serment.
J'ai en effet rejoint Areva NP en septembre 2015 pour y regrouper les activités de l'actuelle Framatome, codétenu depuis le 31 décembre 2017 par EDF, à 75,5 %, Mitsubishi Heavy Industries, à 19,5 %, et Assystem, à 5 %. J'ai proposé à Jean-Bernard Lévy, président d'EDF, d'appeler la nouvelle entité Framatome, ce qu'il a accepté. Nous portons donc de nouveau ce nom depuis le 4 janvier 2018 ; peu après, nous avons célébré les soixante ans de la société.
J'avais auparavant fait carrière dans l'industrie, d'abord au sein du groupe SNPE (Société nationale des poudres et explosifs), dans les procédés, la production et le commerce, un peu partout en Amérique du Nord, avant de devenir directeur général adjoint du groupe ; puis chez Arcelor-Mittal, où j'ai été responsable des aciers pour automobiles, directeur des ressources humaines du groupe et responsable de l'activité inox, maintenant cotée en Bourse sous le nom d'Aperam ; j'ai enfin rejoint Holcim, leader mondial des cimentiers.
Framatome, ce sont 16 500 collaborateurs, un chiffre d'affaires de 3,3 milliards d'euros l'an dernier – probablement 4 milliards cette année –, dont un tiers pour EDF, un carnet de commandes d'un peu plus de 12 milliards d'euros et un Ebitda ( Earnings before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization) de 576 millions l'an dernier. Le cash-flow opérationnel – ce qui reste après avoir fait des investissements et, éventuellement, acheté des sociétés – était de près de 300 millions d'euros en 2021. Framatome n'a pas de dettes, investit et recrute 1 500 personnes par an – j'y reviendrai.
Nos priorités sont la sûreté, la sécurité et la qualité. La connaissance des réacteurs nucléaires relève de la direction technique et d'ingénierie. On distingue le métier dit de base installée – la maintenance des réacteurs, qui nous amène à intervenir dans 380 des 450 réacteurs qui existent dans le monde –, qui représente un peu plus d'un milliard d'euros de chiffre d'affaires ; une activité de design et de fabrication de combustible nucléaire, qui pèse à peu près le même poids ; une activité de contrôle-commande, regroupant les anciens contrôles-commandes de sûreté de Siemens, de Schneider, que nous avons repris début 2018, et de Rolls-Royce Civil Nuclear, ex-Merlin Gerin, car, pour ces systèmes qui durent longtemps, il faut maintenir une compétence critique, ce qui appelle une consolidation. Nous fabriquons également des équipements pour les grands projets et intervenons dans un certain nombre de ces derniers.
Nous sommes les héritiers de la Franco-américaine de constructions atomiques, constituée en décembre 1958 comme bureau d'ingénierie et qui s'est vu confier le mandat de construire le parc nucléaire français en 1975, sous la forme d'une licence de l'Américain Westinghouse. Cette grande époque a été marquée par des réussites, y compris à l'export, avec les centrales de Daya Bay et Ling Dao, en Chine, et de Koeberg, en Afrique du Sud. L'activité de Framatome, évidemment affectée par l'arrêt des constructions de centrales en France, s'est repliée sur ses deux grands métiers – la base installée et les combustibles – et tournée vers l'international.
Il y a eu des restructurations en France. Areva naît ainsi en 2001 du regroupement de CEA Industrie, de Cogema (Compagnie générale des matières nucléaires) et de Framatome. La marque Framatome disparaît en 2006 au profit d'Areva NP. Nous nous rapprochons de Siemens nucléaire. C'est alors que se développe un programme franco-allemand, l'EPR. Mais Siemens se retire du capital d'Areva NP en mars 2011, dans un contexte où l'Allemagne se désengage du nucléaire. Les difficultés financières d'Areva ont conduit à la cession que vous avez évoquée.
Vous m'aviez interrogé sur ce qu'est la souveraineté énergétique. Pour moi, c'est la capacité à répondre aux besoins énergétiques de la France par des solutions nationales ou par des coopérations choisies et maîtrisées, combinée à une capacité de mouvement à l'international.
La notion de souveraineté a toujours été très présente dans l'histoire de Framatome. Au départ, les technologies venaient de Westinghouse ; elles sont devenues souveraines à l'occasion d'un accord intergouvernemental en 1993 de mémoire. Cet attachement à la propriété intellectuelle fait partie du génome de Framatome.
Les réglementations d' export control se sont renforcées et complexifiées, notamment aux États-Unis. Voilà pourquoi nos équipes accordent une attention toute particulière à la souveraineté de nos technologies, de nos codes, de nos méthodes, de nos composants et de ceux de nos fournisseurs.
L'EPR est, je l'ai dit, une construction franco-allemande. Des technologies allemandes y sont donc impliquées ; c'est très bien, nous avons 2 500 collègues en Allemagne et nous comptons sur eux. Mais nous avons un programme qui consiste à nous assurer de notre capacité à reproduire ces technologies, en toute transparence vis-à-vis des Allemands, pour le jour où nous aurions besoin de maîtriser ces savoirs en France.
Nous sommes également beaucoup intervenus en Chine, pour les EPR. Les États-Unis s'étant dotés de réglementations d' export control très rigoureuses, la Chine a fait de même. Nous veillons donc à ce que nos interventions en Chine fassent aussi l'objet d'expériences souveraines, de manière à pouvoir revendiquer notre souveraineté sur les technologies et les expériences à l'avenir, si nécessaire.
La souveraineté est donc un axe stratégique que nous assumons totalement depuis 2018, et qui s'est traduit par un rôle accru des usines et des équipes françaises. Ainsi, dans le site d'Ugine, nous travaillons à nous rendre capables de faire des alliages ou des aciers particuliers que nous avons achetés à l'étranger.
Cette démarche nous a également conduits à certaines prises de contrôle. J'ai évoqué Rolls-Royce Civil Nuclear, à Grenoble, dont les systèmes de contrôle-commande équipent notamment le parc français et dont Framatome est désormais propriétaire, ce qui assure la souveraineté du contrôle-commande et d'équipements essentiels pour certaines centrales en France et dans d'autres pays. Nous avons également pris le contrôle, il y a deux ans, de Valinox, filiale de Vallourec qui fabrique les tubes destinés aux générateurs de vapeur et qui était en difficulté, pour y concentrer tous nos besoins et y maintenir quarante ans d'expérience.
Je reviens à la situation de fin 2015 et début 2016. Arrivant de l'industrie, je voyais dans le nucléaire le summum de la technologie ; mon premier sujet d'étonnement a donc été la présence, dans l'ensemble industriel, d'usines mal éclairées ou non conformes à certaines réglementations françaises, ainsi que le faible déploiement des méthodes classiques de l'industrie. C'était une sorte d'industrie à part, avec ses propres règles. De plus, l'activité des usines de gros composants était souvent à l'arrêt. Nous avons connu des difficultés au Creusot qui nous ont empêchés de produire pour la France pendant près de trois ans. Dans un contrat à l'export concernant des générateurs de vapeur, pour 1 000 points d'arrêt, il était prévu 10 jours par point d'arrêt ; j'ai signalé à notre client que 10 000 jours, cela faisait trente ans. Il y avait ainsi une culture de l'arrêt, de l'attente du feu vert ou de l'autorisation – ce qui peut être commode quand il n'y a pas à produire…
Par comparaison avec cette faiblesse du volet industriel, le pouvoir résidait dans les ingénieries, qui étaient les centres de décision, engagés en matière de sûreté, de technologie, mais peu préoccupés par la dimension industrielle, d'autant que celle-ci était peu présente. Il y avait un très gros siège, avec beaucoup de personnes de qualité, mais aussi un fonctionnement très complexe et – c'était le plus préoccupant – une pyramide des âges déséquilibrée : beaucoup d'anciens, qui partaient à la retraite ; peu de personnes pouvant les remplacer ou accueillir les nouveaux ; des jeunes qui avaient été recrutés.
De l'époque où j'avais été DRH d'Arcelor-Mittal, j'avais gardé le souvenir de Fos-sur-Mer, où les Lorrains étaient venus faire de la sidérurgie et qui était un modèle de management quand j'étais jeune. Tous appartenaient à la même tranche d'âge, tous sont partis à la retraite en même temps. Cette évolution a été anticipée, mais cela n'a pas suffi et ce site phare du monde méditerranéen a été en grande difficulté pendant dix ans, le temps de reconstituer la pyramide des âges. Ces phénomènes ont des effets très puissants dans l'industrie.
Enfin, à l'époque où je suis arrivé, il y avait nécessairement du désarroi : l'équivalent d'Areva NP consommait 500 millions de cash par an, notamment pour le contrat finlandais.
Malgré tout, une lueur : des personnes de très grande qualité, très attachées à leur entreprise et très engagées.
Quelles étaient les raisons de cette situation ? Vous avez cité les rapports ; ils sont nombreux. Nous étions des licenciés, ce qui veut dire que d'autres avaient pensé la capacité industrielle pour nous et que nous exécutions. Nous nous sommes transformés en designers, mais sans maîtriser, au départ, les processus d'un designer qui se préoccupe du volet industriel de son travail. Et puis, de toute façon, les programmes de nouvelles constructions se sont arrêtés. Les industriels concernés ont souffert. Certains se sont tournés vers d'autres activités ; on a coupé des plateformes industrielles en morceaux pour ne garder que le minimum, les autres morceaux partant dans d'autres groupes – le tout dans un contexte d'affaiblissement général du tissu industriel français. Certaines activités ont été conservées, moyennant beaucoup d'efforts, mais, pour beaucoup, à une taille sous-critique. Cela permettait-il encore de réaliser un programme ?
Au même moment, les exigences augmentaient, tirées par le souci de sûreté et les expériences faites en la matière dans le monde ainsi que par le développement des technologies, des méthodes de contrôle et d'instrumentation – par exemple, pour le traitement thermique de détensionnement. La coopération franco-allemande, qui a été un facteur de visibilité, a mobilisé beaucoup de gens, mais aussi introduit un élément de complexité supplémentaire.
Dans un tel contexte d'affaiblissement, les sociétés se protègent, et c'est ainsi que les juristes ont pris le pouvoir. Ne vous méprenez pas : j'ai beaucoup d'estime pour eux, ils sont très utiles ; mais, parfois, je leur dis gentiment que je n'ai pas encore vu de juriste construire et faire démarrer une centrale nucléaire. Il faut trouver le bon dosage. En l'occurrence, les relations étaient devenues très juridiques et vouées à la protection.
À cela se sont ajoutées des politiques d'achat de donneurs d'ordres très focalisées sur le prix, alors que, dans l'industrie, il faut des compétences, de la qualité et du délai, même si le coût est important.
Les rapports le disent et on sait ce qu'il faut pour mener à bien des programmes compliqués : des compétences, des programmes et une gouvernance claire, notamment une maîtrise d'ouvrage – cela a été mis en lumière dans le rapport Folz – et une maîtrise d'œuvre précises. Et, comme dans la défense avec la BITD (base industrielle et technologique de défense), il faut l'appui d'un tissu industriel, même si le nucléaire est plus ouvert à l'international ; or cet élément n'était pas suffisant.
Alors, que faire ? J'ai proposé au président d'EDF, au conseil d'administration de Framatome et, plus généralement, à l'actionnaire EDF cette stratégie assez simple : sûreté, sécurité, qualité.
La nécessité, en conséquence, de renforcer les compétences s'est traduite par le recrutement de 6 000 personnes au cours des cinq dernières années, pour remplacer les départs à la retraite, accroître les compétences techniques et reconstituer la pyramide des âges afin d'éviter désormais l'effet falaise. Il s'agissait également de ne pas vider la filière de sa substance. Cette année, nous avons déjà procédé à 1 700 recrutements, dont 25 % concernent des jeunes, apprentis ou alternants, 55 % des personnes venant d'autres industries et 20 % correspondant à une respiration de la filière. Nous avons hérité d'Areva une présence féminine importante, une diversité qui est à mon avis une force et que nous voulons accroître. Nous visons le recrutement de 25 % de femmes – plus si nous le pouvons, mais les filières ne produisent pas nécessairement assez de dames. Nous avons développé, à partir d'un benchmark, un programme de knowledge management, c'est-à-dire de transfert des savoirs, doté de 50 millions d'euros. Enfin, nous avons accru l'effort de recherche et développement, pour améliorer nos connaissances technologiques et stabiliser et structurer notre expertise. C'est aussi un moyen, alors que nous avons accès à des budgets, notamment aux États-Unis, de confirmer la souveraineté de nos technologies.
Le deuxième volet est industriel : il s'agit de faire entrer dans notre industrie, même si elle a ses particularités, les méthodes qui font la réussite des autres et que l'on appelle excellence opérationnelle. Nous avons ainsi lancé, en miroir du programme Excell d'EDF, un plan Excell in Quality et consenti un important effort de modernisation et d'amélioration de la capabilité de nos sites industriels, qui s'est traduit par un investissement d'un milliard d'euros dans nos usines, essentiellement en France, au cours des cinq dernières années. Compte tenu des programmes à venir, nous escomptons investir 1 milliard supplémentaire et recruter encore 6 000 personnes dans les quatre années à venir.
Le troisième volet est celui de l'agilité : nous devions respecter certaines trajectoires financières. Nous avons ainsi baissé les dépenses immobilières, notamment les frais de siège. Alors qu'elles s'élevaient à 469 millions d'euros, elles seront de 169 millions à la fin de l'année. Ces 300 millions de cash nous permettent d'investir, de recruter, de faire de la recherche et de préserver notre santé financière.
Si notre fonctionnement reste complexe, nous avons donc consenti des efforts importants.
Dès lors que l'on recrute, il faut faire travailler les gens pour qu'ils soient compétents. Pour ce faire, nous avons lancé le programme Excellence commerciale, visant à aller chercher des commandes. Le carnet s'élève à un peu plus de 12 milliards d'euros, en France et à l'international.
Nous avons visé un effet d'échelle au Canada, en Grande-Bretagne, en Europe centrale et au Moyen-Orient, notamment à travers des acquisitions ciblées nous donnant accès à certaines compétences et à certains marchés.
J'ai eu la chance, à mon arrivée, que le contrat d'Hinkley Point soit signé. Cela a donné une bouffée d'oxygène à nos sites de production de gros composants ; leur capacité de production a quasiment doublé au cours des quatre dernières années. Faire monter de nouveau en cadence ces sites pour les amener à leur taille critique représente un effort industriel important.
La question était de savoir ce qu'il se passerait après Hinkley Point. Nous ne voulions pas redescendre à une taille sous-critique. J'ai donc proposé il y a trois ou quatre ans au conseil d'administration et à EDF de lancer le programme Juliette. L'idée était la suivante : quand on dispose d'usines et de moyens industriels, il faut garder les compétences. Cela suppose non seulement de conserver les salariés mais de les faire travailler. L'objectif était donc d'acheter de l'acier, de faire fabriquer des pièces et, pour éviter que celles-ci ne finissent dans des musées, de standardiser les équipements. Outre le fait que des pièces utiles et plus efficaces sur le plan économique seraient ainsi fabriquées, cela permettrait aux ouvriers de s'améliorer par la répétition des gestes. Le programme devait s'accompagner d'une standardisation des ingénieries. Si des ajustements des standards devaient intervenir par la suite, ils auraient lieu en liaison avec les industriels. Ce plan a été accepté. Au printemps, le budget octroyé à Juliette a même été porté à 400 millions d'euros – la décision a été approuvée à l'unanimité par les administrateurs du groupe EDF.
Encore faut-il que les conditions réglementaires permettent de fabriquer des pièces utiles. Cela suppose des ajustements. Les Britanniques souhaitaient justement construire Sizewell C comme une réplication d'Hinkley Point. Cela a été une chance pour nous : l'autorité responsable a accepté que des pièces excédentaires d'Hinkley Point soient reconnues comme valables, au sens de la réglementation, si le projet Sizewell C était concrétisé. Le 28 novembre, la Grande-Bretagne a prononcé une government investment decision en faveur de Sizewell C. Cela s'est traduit, la semaine dernière, par la signature d'un early work agreement pour Framatome. Nous avons dit aux Britanniques que nous pouvions les faire bénéficier des effets de la réplication, mais que cela supposait de maintenir les conditions de production : si l'on attend dix ans pour refaire des pièces, il ne faut pas espérer qu'elles soient identiques aux précédentes – entre-temps, certains ouvriers seront partis à la retraite. Un contrat de 200 millions d'euros complétant le dispositif vient ainsi d'être signé.
Nous avons pour perspective la construction des deux réacteurs d'Hinkley Point C, des deux réacteurs de Sizewell C et des six réacteurs EPR 2 pour la France. Nous devons maintenant poursuivre la reconquête de nos bases industrielles, tout en sachant que les intentions à l'égard du nucléaire sont beaucoup plus positives qu'il y a cinq ans. Cela dit, nous ne sommes pas seuls : nous devons penser à nos fournisseurs – j'en reviens, à cet égard, à ce que je disais à propos de la BITD : l'existence d'une supply chain en France est la clé. Nous mesurons les conformités en millions d'heures travaillées, et la moitié, voire les deux tiers, viennent de notre supply chain, car elle-même n'a plus l'expérience suffisante. La filière s'est rassemblée au sein du Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen). C'est une première base de travail, mais il faudra continuer à identifier les partenariats permettant de mener à bien les programmes industriels. C'est un des aspects importants de mon travail.
Tout cela suppose du temps long. Vous avez évoqué le problème du couvercle de la cuve du projet de Flamanville 3 (FA3). Tout le monde s'est demandé pourquoi cette cuve n'était pas conforme à la réglementation relative aux équipements sous pression nucléaires (ESPN). Or, à l'époque où elle a été construite, la réglementation en question n'existait pas. La cuve était conforme à la réglementation de l'époque. Il faut intégrer la question du temps long, ce qui rend d'autant plus cruciales l'organisation, la gouvernance et la maîtrise d'ouvrage : il importe d'avoir un regard d'ensemble sur les conséquences des décisions prises et l'accompagnement nécessaire.
Le temps long impose l'humilité : vous pouvez être confronté à des problèmes qui se révèlent au bout de dix ans. Il faut les assumer et les régler. La reconstitution d'une base industrielle est un travail humble, fastidieux, mais qui mérite d'être fait. Je remercie tous mes collègues, qui sont très engagés dans ce projet. Nous sommes fiers d'appartenir à Framatome ; il reste du travail, mais vous pouvez compter sur l'engagement de nos équipes.
L'histoire de l'organisation industrielle du nucléaire en France, notamment au cours des vingt ou vingt-cinq dernières années, est complexe – je pense notamment à la tentative d'Areva d'exister en dehors d'EDF, à leur concurrence puis à l'échec d'Areva.
Comment appréhendez-vous l'organisation de la filière nucléaire en France, avec EDF, Framatome et Orano, ainsi que la répartition des rôles ? Comment qualifieriez-vous cette organisation par rapport à celle que l'on observe dans d'autres pays ? En Russie, par exemple, Rosatom semble être l'acteur essentiel d'un système complètement intégré.
Effectivement, Rosatom a tout intégré, mais la multiplicité existe à l'intérieur. C'est un autre modèle.
EDF s'est dotée d'une maîtrise d'ouvrage ; c'est très important. Il faut également clarifier les rôles s'agissant de la maîtrise d'œuvre. À cet égard, vous m'avez interrogé sur Edvance. Nous étions d'accord pour créer cette entreprise avant même la renaissance de Framatome. On peut toujours améliorer l'organisation ; l'important est qu'il y en ait une, que chacun connaisse son rôle et que les choses fonctionnent. Il faut se donner les moyens d'arbitrer pour garantir la réussite des projets plutôt que la préservation d'intérêts liés à tel ou tel type d'organisation. C'est surtout une question d'état d'esprit. On le comprend en écoutant les anciens : eux aussi rencontraient des difficultés, mais ils étaient animés par la volonté de faire fonctionner le système, et ils trouvaient des solutions de bonne foi pour y parvenir.
C'est la perspective de commandes qui donne de la stabilité et de l'efficacité à votre filière industrielle. L'entretien, la maintenance et la fourniture de combustible, autrement dit ce qui semble relever de la « routine » – tant que le parc nucléaire existera, ces opérations auront lieu –, vous permettent d'avoir des carnets de commandes bien remplis, alors que les constructions de centrales se font plutôt par à-coups.
Comment appréhendez-vous le marché de la construction de centrales dans les années qui viennent ? Surtout, quelles sont vos forces et vos faiblesses pour vous y projeter et décrocher des contrats ? Il semble que la France n'ait pas vendu beaucoup de centrales nucléaires au cours des dernières années… Cela va-t-il changer ?
Il y en a eu malgré tout – je pense à Flamanville en France, à Olkiluoto en Finlande. On peut penser ce que l'on veut de ces programmes, mais ils existent et ont contribué à la montée en compétences. On peut citer également les deux réacteurs de Taishan ; deux autres sont en cours de construction à Hinkley Point – à ce propos, je me réjouis de vous dire que la cuve de l'unité 1 d'Hinkley Point C est prête ; nous célébrerons l'événement le 15 décembre. Les deux réacteurs de Sizewell C et les six EPR en France ouvrent eux aussi des perspectives. Cela nous permettra de travailler à la standardisation et à la structuration ainsi que d'engranger les effets positifs en matière de stabilité du design et de qualité – s'agissant du temps et de la compétitivité, ces effets se feront sentir par la suite. Cela représente déjà un beau programme, qui nous prendra du temps.
L'important, pour nous, est de travailler à sécuriser les processus et à garantir notre capacité à livrer ces programmes, et ce en réussissant à nous redonner des marges de manœuvre au cas où des aléas surviendraient – car il s'agit de programmes complexes – et à accueillir de nouvelles affaires si elles se présentent. Il est sûr que, pour réussir à vendre un produit, il faut qu'il fonctionne d'abord chez soi… Les petits réacteurs modulaires (SMR) de nouvelle génération présentent un grand intérêt pour un certain nombre de stakeholders, qui en sont à un stade de développement plus ou moins avancé. Quand vous en êtes au stade du développement sur le papier, vous avez toutes les vertus du monde ; quand la maturité du projet augmente, vous êtes confronté aux problèmes technologiques. Des aléas surviendront donc certainement. Il faudra les juger à l'aune de la maturité technologique des projets, au lieu d'écouter les personnes qui prétendent qu'elles peuvent tout faire.
Vous évoquiez les règles d' export control américaines et la maîtrise des brevets. Vous y voyez l'un des éléments constitutifs de la souveraineté de ce pays. Avez-vous le sentiment que l'accompagnement réglementaire français et européen vous permet de sécuriser la détention de vos technologies quand vous exportez en dehors d'Europe ?
Oui. Les règles du jeu sont connues ; nous les respectons. Dans mon système de réflexion, le cadre est plutôt national qu'européen.
Nous devons être attentifs car un réacteur nucléaire est très complexe : il comporte 7 millions de composants. Le blocage de l'un d'entre eux bloque l'ensemble. Qui plus est, nous sommes dans le temps long ; les listes de composants soumis à l' export control peuvent varier. Il faut disposer de plans B et procéder à une analyse fine de la supply chain – ce que nous faisons.
Beaucoup de choses ont été écrites à propos de l'EPR de Flamanville, mais je voudrais connaître votre avis sur les étapes qui ont conduit à la situation actuelle, qu'il s'agisse du pilotage du projet, des coûts – même s'il ne s'agit probablement pas de la partie la plus intéressante à aborder avec vous – ou, surtout, de la partie technique : la décision de construire un seul réacteur, puis les choix techniques faits au fil des années. Quelle est la part de responsabilité des acteurs et celle qui incombe aux aléas ? Pensez-vous qu'il aurait fallu faire évoluer le projet ?
Je n'étais pas là à l'époque où certaines de ces décisions ont été prises. Je ne peux pas commenter des choses que je ne connais pas.
Quand j'étais cimentier et que je présentais à mon conseil d'administration un gros investissement, j'avais intérêt à savoir ce que je voulais construire : c'était très précis.
Le design n'était pas tout à fait achevé. Les questions d'organisation ont été évoquées dans le rapport Folz ; je n'y reviendrai pas. La réglementation a évolué – les règles ESPN sont entrées en vigueur. Areva et EDF ont décidé de les appliquer. Même si ces règles représentaient un progrès, leurs conséquences n'ont pas été suffisamment évaluées à l'époque. Il a fallu en faire l'apprentissage. J'en veux pour preuve les fameuses soudures qu'il a fallu refaire, et la question de l'exclusion de rupture. Il a été décidé de recourir à des tuyaux utilisés dans l'industrie et qui semblaient convenir.
Les experts avaient averti qu'il fallait être sûr de la réalisation industrielle, laquelle supposait un certain type de soudure, des tuyaux fabriqués d'une certaine manière, des matériaux d'apport, certains procédés de soudage, des soudeurs formés à les exécuter, des procédés de contrôle et des contrôleurs. Dans ces conditions, changer un seul paramètre, c'était prendre un grand risque. La chaîne de soudage n'était pas en place. Quand vous improvisez au moment même de la construction, le miracle serait que cela fonctionne… Cela me ramène à la question de la base industrielle. Régler une chaîne de soudage, cela prend trois ans. Ce sont les règles de la vie industrielle ; vous ne pouvez pas inventer quelque chose comme cela. Il faut être prêt et avoir une vue complète de la filière, sur l'ingénierie et le tissu industriel. C'est ce qui a fait défaut à ce moment-là. Il faut savoir si l'on est capable de réaliser une opération et d'anticiper certaines mesures – ce qui est toujours difficile car on ne dispose pas forcément du financement pour le projet.
En ce qui concerne ces soudures compliquées, nous avons décidé, chez Framatome, même si nous ne les faisions peut-être pas nous-mêmes sur le circuit secondaire, d'avoir une autre option à notre disposition. C'est la raison pour laquelle nous avons acheté l'une des divisions d'une société de soudage opérant notamment sur les sous-marins, qui comptait 400 personnes, dont 100 soudeurs-tuyauteurs. Nous voulions mettre au point un procédé nous permettant de réaliser les soudures en 2028 – en fait, nous sommes prêts à le faire dès cette année. Du reste, quand on a de bons soudeurs, on peut les utiliser n'importe où.
J'ai l'impression que vous nous dites, implicitement, que les réglementations ont été adoptées après une concertation limitée avec les acteurs de la filière, comme si l'on avait posé des exigences sans avoir conscience de leurs implications sur la capacité de la filière à effectuer ces travaux.
C'est une manière facile de présenter la chose pour les industriels. Ces derniers disposent d'ingénieries et de volets industriels. Ils sont partie prenante : les réglementations ne se font pas toutes seules. Les problèmes étaient dus à la capacité insuffisante de la partie industrielle à s'assurer de la faisabilité des opérations. Désormais, ce travail est fait : des architectes interviennent dans les ingénieries et des responsables des produits en sont chargés pour la partie industrielle. On peut toujours accuser la terre entière, mais chacun doit commencer par faire son travail de son côté. Les ingénieries doivent se préoccuper de la dimension industrielle. Il faut mettre en place des organisations adaptées. La standardisation y contribue. Si l'on dispose d'un pôle industriel plus puissant, celui-ci est capable d'expliquer pourquoi certaines choses sont faisables et d'autres moins. C'est son rôle légitime. La réglementation peut avoir une part de responsabilité, mais il est trop facile de l'accuser : les industriels doivent faire leur travail.
Vous expliquez donc la sous-évaluation ou, plutôt, la mauvaise anticipation des conséquences techniques et industrielles de la réglementation par une combinaison de raisons ? Ce sont à la fois les concepteurs de la réglementation et la faiblesse des capacités d'ingénierie qui sont en cause – même si, selon vous, celles-ci étaient plutôt fortes par rapport aux capacités techniques et industrielles dans la filière.
On peut trouver une solution d'ingénierie compliquée à un problème compliqué, mais si la partie industrielle est traitée comme une variable d'ajustement au moment où il faut agir, la situation devient vraiment difficile. On est obligé de justifier ce qu'on fait et de réaliser un tas de calculs.
Il faut être attentif à la base industrielle – elle s'était affaiblie, voire avait disparu dans certains cas. Dans le domaine de la défense, on se soucie de la BITD, parce qu'elle contribue à la souveraineté. La comparaison est d'autant plus intéressante que les bases sont souvent communes et que les technologies peuvent être de même nature.
La France a là, potentiellement, un point fort : le renforcement de notre base industrielle est à la fois un enjeu pour le programme nucléaire français et une opportunité formidable.
Si on se compare avec d'autres pays, comme la Finlande et la Chine, y a-t-il des différences importantes en ce qui concerne la capacité d'innovation, la capacité industrielle ou encore la capacité à prendre des décisions et à adapter les réglementations ? Si tel est le cas, quel est l'impact de ces différences ? Je pense en particulier à la construction des EPR et aux succès récemment enregistrés en Chine.
Leurs autorités sont également sévères : elles jouent leur rôle. Mais surtout leurs capacités industrielles, notamment en matière de construction, sont importantes : quand il faut mobiliser 10 000 personnes en une semaine, on le fait.
Il en a été question lors de la crise du covid, à propos de la construction d'hôpitaux. Vous dites que s'il faut mobiliser 10 000 personnes en une semaine, les Chinois sont capables de le faire. Est-ce une figure de style ou est-ce vraiment le cas ? Pouvez-vous nous en dire plus sur ce que vous avez constaté quant à leur capacité à construire, à trouver et déployer des solutions industrielles ? On en parle fréquemment, mais concrètement, comment cela se traduit-il ?
J'ai vu à Taishan la mobilisation de 20 000 personnes supplémentaires en moins d'un mois, ce qui était impressionnant. Les Chinois disposent du tissu industriel, des entreprises et des organisations nécessaires. On voit aussi que les décisions sont plus rapides dans ce pays : quand une question se pose, la décision est prise, proprement, et assumée en une semaine ou quinze jours. Chez nous, des groupes réfléchissent, on se concerte et les décisions peuvent prendre six mois. Quand on est en phase opérationnelle, il est certain que la vitesse de décision est un facteur important. Ce sujet a d'ailleurs été bien identifié dans le cadre du plan Excell d'EDF : ce sont les fameuses « boucles courtes » en matière de décision.
Oui. D'ailleurs, si vous décidez vite ce qui doit être décidé vite, cela vous laisse de la « bande passante » pour consacrer du temps aux sujets plus compliqués, pour y réfléchir : vous n'avez pas des milliers de questions qui encombrent le système et rendent plus difficile la détection des vrais sujets, à propos desquels des décisions doivent être prises.
Nous ne sommes pas là pour établir les responsabilités individuelles ; ce qui nous intéresse, c'est de comprendre le processus de décision et ce qui s'est produit. Pouvez-vous ainsi nous éclairer sur le type de relations qu'entretient le patron d'une entreprise telle que Framatome avec les pouvoirs publics ? Vous êtes un acteur industriel stratégique, qui a la capacité de produire à l'étranger mais qui a aussi besoin d'avoir certaines compétences et technologies essentielles en France.
Avez-vous des rendez-vous réguliers avec les autorités, et à quel niveau ? Leur faites-vous part d'alertes concernant votre propre situation industrielle ou celle du pays ? Enfin, comment de telles alertes sont-elles perçues ?
Nous sommes la filiale d'un groupe : c'est une dimension à prendre en compte. Notre conseil de surveillance se réunit quatre fois par an, le comité stratégique deux fois par an et le comité d'audit six fois par an. Je vois le président du groupe, qui est le président du conseil de surveillance, une fois par mois. Il y a également un suivi des grands projets, des Copil – comités de pilotage – Excell, des revues de performance, des comités stratégiques fournisseurs et des comités d'offre, avec EDF. L'APE – l'Agence des participations de l'État – intervient aussi. Nous avons avec elle des relations régulières et, je trouve, de bonne qualité, ce dont je la remercie. Par ailleurs, nous sommes sollicités de temps en temps par les pouvoirs publics, par les cabinets, et nous leur donnons donc notre avis.
Je n'ai pas nécessairement une fonction d'alerte, puisque j'ai moi-même une capacité d'action. Je suis un industriel : si j'ai un problème, je cherche à le traiter. Si je ne peux pas agir dans le cadre qui est le mien, j'en tire les conséquences. C'est comme cela que cela marche dans l'industrie.
Je vous ai indiqué mon analyse : selon moi, il faut faire monter en cadence l'industrie au lieu de faire du yo-yo, car c'est le plus sûr moyen de se retrouver avec un outil industriel incapable de produire. Si vous ne menez pas de programmes et si vous n'avez pas besoin d'usines, vous les fermez ; si vous avez des usines, en revanche, il faut qu'elles soient capables de réaliser des programmes. Sans préempter certaines décisions, je pense que si on veut garder une capacité à mener des programmes, il faut nous en donner les moyens.
Quand j'ai dit qu'il fallait 200 millions d'euros d'investissement par an, on a trouvé que c'était un peu cher, mais j'ai répondu que c'était ce qu'il fallait pour avoir des usines qui fonctionnent.
À mes actionnaires, et ils m'ont finalement laissé faire. J'ai dû trouver le cash-flow pour financer les investissements. J'ai la chance d'avoir un gros siège : je l'ai donc un peu réduit pour récupérer 300 millions d'euros qui ont aidé à financer un certain nombre d'investissements.
Vous avez indiqué, lors de votre propos introductif, que l'état des usines était discutable lorsque vous avez pris la direction de Framatome. Dans quel état se trouvent-elles aujourd'hui ?
Avec un milliard d'euros supplémentaire, cela va mieux… Nos usines ont maintenant l'ambition d'être des références mondiales. À Romans-sur-Isère, où nous fabriquons du combustible, de gros investissements de modernisation ont été réalisés. Nous avons doublé les cadences, ce qui n'est pourtant pas facile dans le monde industriel. À Saint-Marcel, nous produisons l'équivalent, en équipements, de 0,7 EPR par an, et nous allons poursuivre nos efforts pour pouvoir passer à 1,5 EPR, notamment grâce à de l'automatisation et en dégageant de l'espace pour les flux.
C'est une chose d'avoir les crédits nécessaires, mais il faut aussi des hommes et des femmes pour mener les programmes industriels. Notre trajectoire nous le permet. Par ailleurs, comme dans tout programme industriel, il y a des moments formidables, où on arrive à faire en six mois ce qui prenait auparavant trois ans, mais on rencontre aussi des plateaux, et il y a d'autres moments où on recule un peu. L'essentiel est d'avoir un cap et de pouvoir le suivre. La configuration dans laquelle nous nous trouvons nous permet de suivre un cap.
Je suis pragmatique. J'ai dit à des collègues que s'il n'y avait pas de programmes, nous ferions, avec nos pièces, un musée du maintien des compétences. Nous monterons peut-être ce musée, mais j'espère qu'il sera dépourvu de pièces parce qu'elles seront dans des réacteurs nucléaires.
Vos propos confirment ce que vous avez déclaré en 2021, à savoir que vous seriez prêts pour un scénario prévoyant la construction de six EPR en France.
Nous avons auditionné des responsables, anciens et actuels, du CEA, ce qui ne vous a peut-être pas échappé… À propos de l'instruction de la décision de lancer ou non le démonstrateur Astrid et de prolonger les recherches en la matière, l'actuel administrateur général du CEA a indiqué que les grands industriels du secteur et le CEA s'étaient réunis pour y réfléchir et qu'ils avaient soumis une proposition commune aux pouvoirs publics, qui était de ne pas construire de démonstrateur et de se concentrer sur des « travaux en chambre », si je puis m'exprimer ainsi. Voyez-vous les choses de la même façon ? Comment cela s'est-il passé ? Avez-vous été partie prenante ? Avez-vous donné votre avis et avez-vous ensuite suivi le processus ?
Je n'en ai pas de souvenir immédiat.
Framatome était concernée par la partie réacteur. Pour nous, Astrid représentait 30 millions d'euros par an et mobilisait 120 ingénieurs et techniciens de très haut niveau pour développer et entretenir les technologies. Astrid correspondait aussi à des programmes de design moderne des réacteurs. Ce projet s'arrêtant, la question était de savoir ce qu'on faisait des compétences et des technologies, dont le développement avait pris du temps et requis de l'argent. Comme il nous semble que le problème du cycle se reposera, notre posture a consisté à maintenir actives les compétences et les technologies.
Nous avons ainsi veillé, pendant un an, à clore proprement les dossiers, puis nous avons mis en place une école de design. Si nos réacteurs ont leur conception actuelle, c'est parce que nos anciens y ont beaucoup réfléchi : ils ont produit des maquettes et travaillé sur différentes possibilités. L'école de design vise à former l'élite de Framatome en utilisant le cas de la technologie des réacteurs à neutrons rapides, pour maintenir nos compétences en vie. Deux promotions sont déjà sorties.
Nous avons aussi créé une unité appelée Advanced Reactors Unit – unité des réacteurs avancés. Comme je voyais que beaucoup de capitaux étaient mobilisés au niveau mondial pour la création de SMR et de réacteurs modernes, j'ai demandé qu'on parte à la chasse, afin de vendre des briques technologiques et de nous faire payer pour renforcer nos compétences et nos technologies sur certains sujets. Cela nous permet d'être présents et d'être au courant de ce qui se passe : nous participons à une dizaine de projets dans le monde. Les médias ont ainsi parlé hier de la brique technologique que nous allons fournir à NuScale Power. Ce sont également ces équipes qui nous permettent d'avoir le vivier nécessaire pour venir en appui à Nuward, le SMR français. Cela représente 60 000 heures de travail cette année, et dans les 110 000 heures l'an prochain.
Voilà ce que nous avons fait pour maintenir nos capacités technologiques et nos compétences dans ce domaine où la France avait un atout.
S'agissant d'Astrid, si je comprends bien, vous n'avez pas été inclus dans la concertation pour la partie réacteur ?
Très franchement, je n'en ai pas le souvenir, mais cela ne me choque pas : nous nous occupions du réacteur qui devait fournir une solution à la question du cycle du combustible, mais pas de cette question en elle-même. Notre objectif est d'avoir les compétences nécessaires pour construire des réacteurs et d'être disponibles quand on a besoin de nous.
Avez-vous été associé à l'abandon du programme Astrid ou simplement informé de la décision qui a été prise ?
Je l'ai plutôt vécu comme une information dont j'ai pris acte. Je peux comprendre que les crédits ne sont pas infinis et qu'il faut faire des choix. Nous nous sommes alors demandé comment nous pouvions faire perdurer les compétences et les technologies au sein de Framatome – nous avons déjà formé trente jeunes pour renforcer nos troupes d'élite.
Cela entre un peu en contradiction avec ce qui nous a été dit hier. Sous réserve de vérifications, il me semble que l'administrateur général du CEA nous a expliqué que la décision d'arrêter Astrid avait été prise collégialement, avec EDF, Orano et Framatome – mais je ne suis plus sûr qu'il ait cité Framatome : il n'a peut-être évoqué que votre actionnaire principal.
Quand on est le fournisseur, on est en effet concerné, mais on est là pour fournir, par définition.
S'agissant de la construction de nouveaux réacteurs, comme Astrid et d'autres, vous vous présentez comme un fournisseur, mais vous détenez aussi des licences, ou bien est-ce EDF ?
C'est le CEA qui nous sollicitait et qui assurait les financements pour Astrid. Nous faisons partie, avec le CEA, de la filière française…
Est-ce Framatome ou EDF qui détient la licence pour les REP – réacteurs à eau pressurisée ?
Il n'y a plus de licence. Nous avons franchi cette étape : en ce qui concerne les réacteurs, Framatome est propriétaire des technologies.
Si un nouveau type de réacteur ayant vocation à être standardisé devait voir le jour, la logique voudrait donc, compte tenu de notre paysage industriel, que le détenteur de la technologie, pour les réacteurs, soit Framatome.
Nous nous présentons comme des chaudiéristes. On peut faire, jusqu'à un certain point, une analogie avec les moteurs d'avion. Nous nous employons à maîtriser nos technologies, qui sont exigeantes, et à les faire vivre. Nous en vivons nous-mêmes, grâce à leur valorisation mais aussi grâce aux services et à l'appui qu'il faut apporter, en matière de maintenance ou de combustible. Le chaudiériste, en fin de compte, est celui qui garantit que le combustible fonctionnera dans le réacteur. Voilà l'ossature du business model actuel de Framatome.
Framatome est un acteur international majeur de la filière nucléaire, dont les savoir-faire sont reconnus. Vous êtes d'abord, vous l'avez dit, un chaudiériste nucléaire : vos métiers de base sont industriels. Nous avons besoin de chaudronniers, d'usineurs et de soudeurs. Afin de remettre nos centrales en état de marche au plus vite, il a fallu faire appel à des soudeurs étrangers. Nous avons un peu perdu notre culture nucléaire et notre fierté dans ce domaine. Que faut-il faire pour changer le regard des jeunes sur les métiers industriels, en particulier ceux de votre filière ? C'est une question importante. En plus du transfert de savoir-faire que vous avez mis en place, il faut absolument redonner de l'attractivité aux métiers industriels.
Le chef de l'État a annoncé la construction de mini-centrales nucléaires, faisant appel à des réacteurs de nouvelle génération, en complément des grandes centrales. Vous avez déjà une grande expérience en la matière, grâce aux briques technologiques que vous avez évoquées, mais les États-Unis et la Chine ont apparemment un train d'avance sur nous. À ce stade, sommes-nous prêts ? La Commission européenne vient de nous accorder 50 millions d'euros d'aide pour développer les SMR. Vous appuierez-vous sur la technologie des réacteurs à neutrons rapides, qui représente une solution d'avenir durable dans le secteur du nucléaire ?
C'est Framatome qui a fait venir en France le plus de soudeurs, me semble-t-il. Nous avions terminé des programmes de remplacement de générateurs de vapeur au Canada et aux États-Unis, et nous avions donc des équipes rodées.
Il faut être conscient que le tissu industriel français n'est pas fait pour réparer la moitié des centrales nucléaires en même temps : les circonstances sont un peu particulières. Par ailleurs, les interventions à réaliser ont lieu en milieu dosant. Une personne ne peut pas faire plus de cinq postes, soit quarante heures de travail.
Les collègues nord-américains que nous avons décidé de faire venir en France, compte tenu de l'ampleur du défi, ont été formés – et nos méthodes ont été adaptées : Coca-Cola le matin et hot dog le midi !
L'attractivité de l'industrie et de nos filières en particulier est une question majeure. Il nous faut des ingénieurs, mais aussi des techniciens, des opérateurs. Beaucoup d'efforts sont déployés : nous envoyons notamment des ambassadeurs et des ambassadrices dans les écoles.
À Paimbœuf, où notre production est passée de 6 000 à 9 000 kilomètres de tubes par an, nous avons recruté grâce aux agences locales pour l'emploi. Des pâtissiers ont été reconvertis : ils font de très bons opérateurs pour l'usinage et la préparation des tubes. Des filières peuvent être mises en place et une fierté de réussir de telles opérations peut se développer.
Les alternants sont aussi une solution. Nous allons en embaucher un peu plus de 350 en France cette année – le volume global est plus important, car certains restent deux ans.
Nous menons, par ailleurs, des opérations portes ouvertes : il faut montrer ce que nous faisons, y compris à nos familles, à nos enfants. Au mois de juillet dernier, 1 300 personnes nous ont rendu visite.
Nous devons ouvrir nos portes, montrer notre travail, afficher notre fierté. Nous étions jusque-là sur la défensive, parce qu'il y a des choses qui ne marchent pas, mais nous avons de très bons soudeurs en France ! Pour ce qui est des soudures qu'il fallait reprendre à Flamanville, le taux de réussite linéaire de Framatome et de ses sous-traitants était supérieur à 99,5 %. Peu de gens dans le monde peuvent faire des choses pareilles. Oui, nous avons des problèmes, mais il ne faut pas oublier pour autant la qualité de nos équipes.
Il existe différents projets de nouveaux réacteurs ; il y a même des start-up – nous verrons ce qu'elles deviendront. Pour moi, ces projets ont en soi une très grande valeur : ils montrent le côté innovant du nucléaire, et c'est ce qui attire les nouvelles générations, donc nos futures élites. Ainsi, le nucléaire ne se résume pas à la grande époque racontée par nos grands-pères !
Il y a un foisonnement de projets, et nous ne savons pas ce qui en sortira. Dès lors, notre position est très simple : nous soutenons, du mieux que nous le pouvons, le projet Nuward en France, tout en étant présents dans d'autres programmes par des briques technologiques – très souvent les combustibles, mais cela peut être aussi le système de contrôle-commande ou un système de manipulation. Pour moi, l'histoire n'est pas encore écrite.
Merci, monsieur Fontana, pour vos éclaircissements.
Je reviens sur votre exposé liminaire. Lorsque vous avez pris vos fonctions en 2015, vous avez constaté – nous n'en sommes pas surpris – que la pyramide des âges était élevée et que Framatome n'avait pas poursuivi ses investissements, faute de commandes de la part d'EDF. Néanmoins, le manque d'investissements n'était-il pas très antérieur à 2015 ?
Par la suite, les investissements ont connu une accélération. Vous avez lancé récemment le programme Juliette, pour 400 millions d'euros. Ce programme n'est-il pas lié aux difficultés rencontrées sur le chantier de Flamanville ? Si EDF, actionnaire de Framatome à 75,5 %, l'a validé, ce n'est sans doute pas pour que vous mainteniez votre compétence, ni pour que vous fabriquiez des pièces destinées à un musée. Je pense qu'il y a un intérêt particulier : il s'agit d'envoyer rapidement ces pièces à Flamanville, pour que le chantier soit achevé en temps et en heure.
Framatome a une mission en matière de sous-marins nucléaires. J'espère qu'il n'y a pas, dans ce domaine, de désorganisation analogue à celle que nous avons constatée pour les réacteurs. Sinon, nous aurions de quoi être inquiets.
C'est TechnicAtome qui est le chaudiériste pour les sous-marins. Néanmoins, Framatome fournit des pompes ou des pièces forgées, par exemple pour les sous-marins de type Barracuda – il y en a un en mer en ce moment. Je vois donc une partie des programmes militaires, d'où les analogies que j'établis parfois avec la gestion de ces programmes. Nous avons d'ailleurs créé la marque Framatome Defense, car travailler pour la défense est pour nous un motif de fierté. Nous montrons ainsi notre engagement : nos préoccupations en matière de technologies et de maintien des compétences dans la durée répondent à des attentes des acteurs de la défense.
Les pièces que fabrique Framatome ne sont pas destinées à Flamanville – celles qui le sont ont été produites il y a longtemps. Il faut du temps, parfois sept ans, pour fabriquer nos pièces. Cela demande de l'expérience ; ce sont des gestes qui se transmettent. On ne peut pas faire varier du jour au lendemain les effectifs d'une usine de 1 000 personnes comme celle de Saint-Marcel.
Compte tenu des délais nécessaires pour fabriquer nos pièces, nous sommes généralement déjà sur le chemin critique au moment où un programme commence. L'idée est d'être capables de faire les gestes, ce qui implique de garder le personnel. Certes, cela coûte le prix de l'acier, mais ce n'est pas si cher que cela par rapport aux enjeux liés au maintien des compétences. Si les programmes se matérialisent, nous sommes prêts suffisamment tôt pour ne pas causer de retard. De plus, grâce à notre courbe d'expérience et de qualité, nous sommes beaucoup plus compétitifs que si nous devions réapprendre, ce qui pourrait prendre quatre ou cinq ans et retarder d'autant la livraison des pièces. Tel est le raisonnement sur lequel se fonde le programme Juliette, qui porte sur les équipements, alors que les enjeux à Flamanville concernent le chantier et le montage. Les expériences que nous acquérons à Hinkley Point ou Sizewell C sont excellentes, car les équipements sont presque les mêmes. En revanche, ces chantiers sont conduits par des Britanniques, et il y a là un point d'attention bien connu : il faut être capable de fournir de tels chantiers.
EDF n'avait pas laissé Areva NP sans rien faire. Par exemple, dans le cadre du grand carénage, il y a des générateurs de vapeur à remplacer, et EDF avait passé des commandes qui s'échelonnent jusqu'en 2032. Je les ai trouvées en arrivant à Framatome et je savais qu'elles me seraient utiles au cours des quinze années suivantes. Toutefois, EDF n'était pas en mesure de commander plus de pièces que celles dont elle avait besoin. Désormais, la question posée est celle de la capacité à développer un programme nucléaire.
Puisqu'il est question de la souveraineté de notre pays, il me semble important, dans le contexte géopolitique particulièrement tendu que nous connaissons, d'avoir des éclaircissements sur la dépendance de Framatome à l'égard de la Russie, en particulier de Rosatom.
On n'extrait plus d'uranium du sol français depuis le début des années 2000. La dépendance à l'égard de la Russie est-elle maîtrisée en la matière ? Framatome peut-elle honorer ses commandes de combustible sans recevoir d'uranium enrichi de Russie ? Quels clients achètent du combustible à Framatome ? Quels contrats lient Framatome à Rosatom pour le commerce de l'uranium ? Quels autres contrats lient Framatome à Rosatom ?
Rosatom était intéressée, semble-t-il, par la création d'une coentreprise avec Advanced Nuclear Fuels (ANF), filiale de Framatome. Une demande relative à un tel consortium a été adressée à l'État fédéral belge, puis retirée. Il a été envisagé que le consortium soit basé en Allemagne, à Lingen, puis en France. Où en est-on de ce projet ?
Le 2 décembre 2021, Framatome et Rosatom ont signé un accord de coopération à long terme. Quelles sont les activités concernées ? Quels sont les montants versés dans le cadre de cet accord depuis le début de l'invasion russe en Ukraine ?
Vous avez précisé ce qui explique à votre sens les défauts de fabrication constatés sur les composants de réacteurs nucléaires. Vous avez évoqué en outre la culture de sûreté. À l'issue d'une inspection réalisée en juin dernier, l'ASN indiquait : « les inspecteurs ont constaté que la culture sûreté au sein du site du Creusot est convenablement ancrée, mais qu'il convient de la maintenir et la consolider dans la durée et à tous niveaux ». Cela ne signifie-t-il pas qu'il existe une marge de progrès considérable ?
Il est légitime que votre logique soit celle d'un industriel, mais la question de la sûreté se pose avec davantage d'acuité dans le nucléaire que dans d'autres industries. Vous avez évoqué les contrôles auxquels doit procéder l'industriel tout au long de la chaîne logistique. Or ce n'est pas vous qui avez signalé les problèmes ; c'est chaque fois l'ASN qui les a révélés après des vérifications ou une inspection. Comment comptez-vous remédier à cela ? Il y a, semble-t-il, des marges de progrès. Vous avez relevé que la réglementation relative aux cuves et à la tuyauterie avait changé, mais ces manquements à la sûreté sur une fabrication industrielle sont inquiétants.
Vous financez à hauteur de 100 000 euros par an l'association Les Voix du nucléaire. Celle-ci a présenté récemment un scénario alternatif pour la transition énergétique, reposant notamment sur la prolongation, de soixante à soixante-dix ans, de la durée de vie des réacteurs actuels et sur la construction de vingt-deux nouveaux EPR. Soutenez-vous ce scénario ? Je suppose que oui, puisque vous financez les travaux ayant conduit à son élaboration.
Vous avez estimé qu'il fallait des commandes d'EPR pour garder une filière française du nucléaire et préserver notre souveraineté industrielle. Le financement de scénarios alternatifs est-il pour vous une manière d'influencer les pouvoirs publics, de sorte qu'ils s'engagent dans la commande de nouveaux réacteurs ? Cela fait-il partie de la stratégie de développement de Framatome ?
Je l'ai dit dans mon propos liminaire, la sûreté et la sécurité sont la priorité numéro un de Framatome, et ma priorité personnelle.
J'ai demandé que l'on place à l'entrée de chacun de nos sites une grande pierre où il est inscrit : Sûreté, Sécurité, Intégrité, notre « license to lead ». Chaque salarié la voit lorsqu'il rejoint son lieu de travail. Quand Framatome fait une acquisition, la première chose que nous faisons est d'installer cette pierre, et la première chose que je fais est de m'assurer de son état.
Au-delà, il m'a paru important que nous soyons tous formés à la culture de sûreté. Tous les nouveaux arrivants ont droit à une formation en la matière. Nous avons aussi décidé d'y former ou former de nouveau tous les employés de Framatome, par tranche de 25 % par an – à savoir 25 % l'année dernière, 50 % cette année, objectif que nous avons déjà dépassé, 75 % l'année prochaine et ainsi de suite.
Nous avons érigé en valeurs la sûreté et la sécurité, ainsi que le futur, la performance, l'intégrité et la passion. Nous disons les choses. L'acte refondateur de Framatome, en janvier 2016, quand s'est réunie pour la première fois l'équipe qui allait devenir le comité exécutif, a été la définition des valeurs.
Nous avons considéré l'avis de l'ASN comme un grand progrès, sachant que l'usine du Creusot avait cessé de produire pour le nucléaire français pendant presque trois ans et que nous y avons beaucoup investi, pour passer de 200 à 400 salariés et développer la structure. Il faut effectivement entretenir la culture de sûreté, et on peut toujours progresser. Les progrès accomplis doivent clairement être ancrés dans la durée.
C'est pourquoi nous avons créé au Creusot un centre d'excellence dédié à la sûreté, à la sécurité et aux compétences, notamment en matière de forge et de simulation. Nous voulons que ce campus devienne une référence mondiale, que ceux qui souhaitent travailler dans la forge pour le nucléaire viennent s'y former. Je vous invite à venir le visiter.
Nos salariés nous disent que, lorsque l'on parle du nucléaire, c'est souvent pour le critiquer ; ils aimeraient que d'autres gens prennent la parole. Nous avons effectivement versé une contribution à l'association Les Voix du nucléaire, dont je ne connais pas le montant exact. En revanche, les membres de l'association sont tout à fait libres. Ils ont effectivement établi un scénario ; j'ignore le nombre de réacteurs qui y figure. Ce sont souvent – mais pas uniquement – des anciens salariés de Framatome ou d'Areva. Ils éprouvent le besoin de dire qu'ils aiment le nucléaire, et d'avoir un accompagnement à cette fin. C'est plus facile désormais ; ce ne l'était pas tant que cela il y a quelques années. C'est pour cette raison que nous les avons soutenus.
Nous avions déjà avec Rosatom un accord-cadre – ce n'est pas un contrat – qui définissait nos relations. Il a été renouvelé le 2 décembre 2021 ; c'est le document que vous avez évoqué. Nos relations avec Rosatom sont de plusieurs natures.
Premièrement, les pays qui achètent des réacteurs exportés par la Russie demandent souvent que le système de contrôle-commande soit occidental. Ces systèmes étaient fournis auparavant par Siemens, désormais par Framatome. Nous assurons donc la maintenance du contrôle-commande, non pas pour les Russes, mais pour les clients dans les pays concernés. Quant aux réacteurs russes en construction, certains chantiers ont été arrêtés, comme à Hanhikivi en Finlande, tandis que d'autres continuent. Nos activités à cet égard ne sont pas touchées par les sanctions, mais l'envoi de documents étant désormais réglementé, elles sont pratiquement au point mort.
Deuxièmement, il y a la question des combustibles. Les Russes essaient de faire des copies des nôtres. Il est normal qu'ils tentent ainsi de placer leurs propres combustibles ; c'est le jeu de la concurrence. De son côté, Framatome développe des combustibles pour proposer une solution alternative aux nombreuses centrales nucléaires russes qui existent en Europe centrale. Les Russes avaient conscience que cette transition était nécessaire, même si elle n'était pas simple. Nous avions donc convenu à l'époque de nous associer avec Rosatom pour fabriquer, sur des sites de Framatome, des copies de combustibles russes. Il y avait un aspect pratique : quand vous fabriquez un combustible nouveau, il faut obtenir une licence, ce qui peut prendre dix ans ; quand vous fabriquez une copie, elle est sous licence, il faut simplement la qualifier. Telle est la situation que nous avons trouvée.
Désormais, les pays d'Europe centrale qui dépendent de la Russie pour les combustibles ont un choix : soit faire appel aux Américains, mais il faut alors obtenir une licence ; soit avoir accès aux copies que nous fabriquons sur nos sites, à partir de composants que nous stockons. Nous proposons cette option alternative en deux temps : d'abord, des copies pour ceux qui ont besoin d'une solution immédiate ; ensuite, la perspective d'une solution totalement souveraine. Pour cela, nous avions envisagé un site en Allemagne, celui que vous avez évoqué. Si cela se fait à terme – l'histoire le dira –, je pense que cela se fera plutôt en France, car c'est plus facile. En tout cas, nous continuons nos travaux pour développer des solutions totalement souveraines, notamment avec des alliages qui viennent de chez nous.
Vous avez évoqué l'uranium. En réalité, que faisons-nous, à Framatome, quand nous fabriquons des combustibles ? Nous achetons de la zircone, que l'on trouve par exemple en Australie ou en Afrique du Sud, et nous la traitons chimiquement pour produire des éponges de zirconium. Nous appliquons ensuite à ces éponges divers procédés de fonderie, à Ugine, puis de laminage – laminage à froid ou à plat à Rugles ; laminage à pas de pèlerin à Paimbœuf ou à Montreuil-Juigné, près d'Angers – pour obtenir des tubes. Avec l'uranium que nous récupérons, nous fabriquons des pastilles, que nous plaçons dans ces tubes, eux-mêmes assemblés en grilles. Enfin, nous faisons des calculs pour montrer à notre client que cela va fonctionner dans son réacteur nucléaire.
S'agissant de l'uranium, nous sommes agnostiques : en général, ce n'est pas le nôtre, il appartient à nos clients électriciens. Bien évidemment, nous travaillons en majorité sur celui d'Orano. Certains de nos clients ont eu des contrats de retraitement avec les Russes. Ils sont en train de se repositionner. Pour notre part, nous honorons nos contrats, mais ce n'est pas nous qui achetons cet uranium.
Pour ce qui est des combustibles, vous vendez davantage une prestation de services qu'une matière.
Oui. L'uranium étant très cher et stratégique, l'approvisionnement en uranium est traité directement par les électriciens. D'ailleurs, Areva avait essayé de regrouper les activités uranium et réacteur, mais les clients n'avaient pas suivi. Nous surveillons les restructurations en cours du marché pour voir si cela va changer. Pour l'instant, ce n'est pas le cas.
EDF est propriétaire de son uranium et vous le confie pour que vous le transformiez en combustible. Est-ce spécifique à EDF ? Ou bien les électriciens pour lesquels vous travaillez fonctionnent-ils tous de cette façon ?
Ils fonctionnent tous ainsi. Je n'ai qu'une seule exception à l'esprit : les opérateurs d'Europe centrale auxquels nous pourrions fournir des copies de substitution aux combustibles russes nous ont demandé si nous pourrions également, à titre exceptionnel, fournir l'uranium ; cela simplifierait les choses pour eux, car ils s'approvisionnaient en Russie. Si cela se fait, nous solliciterons Orano et verrons avec celui-ci comment monter le contrat.
Nous vous remercions, monsieur Fontana, de votre disponibilité et de la précision de vos réponses. Votre audition nous a permis de mieux cerner la structuration de la filière industrielle nucléaire et ses articulations en France.
Je saisis l'occasion pour remercier mes collègues de Framatome. Nous avons beaucoup de travail. Si vous aimez le nucléaire, sachez que Framatome recrute !
(Sourires.)
La séance s'achève à 11 heures 05.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, Mme Danielle Brulebois, M. Vincent Descoeur, M. Francis Dubois, Mme Julie Laernoes, M. Raphaël Schellenberger.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.