Commission d'enquête sur les manquements des politiques de protection de l'enfance

Réunion du mardi 4 juin 2024 à 17h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à dix-sept heures trente-cinq.

Sous la présidence de Mme Laure Miller, présidente, la commission d'enquête sur les manquements des politiques de protection de l'enfance s'est réunie en vue de procéder à l'audition de la Professeure Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn.

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Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de la Professeure Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn, maison des adolescents de l'hôpital Cochin. Madame la Professeure, vous accueillez dans votre service des adolescents et des familles à qui vous proposez des soins adaptés après une évaluation de leurs besoins, dans une approche pluridisciplinaire. À partir de votre expérience professionnelle, vous allez pouvoir éclairer nos travaux sur le suivi pédopsychiatrique dont bénéficient les jeunes faisant l'objet d'une mesure de placement, ainsi que sur les dysfonctionnements que vous identifiez dans la prise en charge de la santé mentale de ces enfants et adolescents.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale et que l'enregistrement vidéo sera disponible à la demande. Enfin, en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Pr Marie-Rose Moro prête serment.)

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Pr Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn

Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui. Je suis psychiatre de bébés, d'enfants et d'adolescents. La Maison de Solenn accueille d'ailleurs ces trois populations, et non uniquement les adolescents. Par ailleurs, j'ai conservé une activité avec les familles migrantes à l'hôpital Avicenne, où je travaillais au préalable en tant que cheffe de service. J'ai donc la chance d'intervenir sur deux territoires, de cerner les forces, mais aussi les difficultés de ce sujet, c'est-à-dire la bonne évaluation et prise en charge des enfants, dans leur intérêt.

D'une manière générale, ces enfants placés et ces familles cumulent une série de vulnérabilités, qui nous obligent à une grande rigueur pour bien les aider. Ces derniers temps, j'ai été confrontée à des situations difficiles qui conjuguent deux impératifs. D'abord, il s'agit d'agir le plus tôt possible : quand nous prenons en charge des bébés, des enfants, des adolescents qui se développent, nous agissons à la fois maintenant en diminuant une souffrance, en prenant une décision de protection, mais aussi pour l'avenir. Dès lors, si cette action n'est pas conduite dans la bonne temporalité, il faudra, plus tard, en traiter les conséquences, ce qui correspond à une forme de « double peine ». La question de la temporalité est donc très importante.

L'autre impératif concerne la pluridisciplinarité. J'agis sur la souffrance psychologique des enfants et des familles. Mais il faut également s'occuper du corps de ces enfants, de l'école, des lieux où ils vivent et même éventuellement de ce qu'ils mangent. En résumé, cette action doit être pluridisciplinaire ; elle suscite des interdépendances entre les différents acteurs, dont le juge des enfants, l'avocat, l'éducateur, le travailleur social, l'infirmière, le médecin, le psychiatre, l'enseignant. Lorsque nous parvenons à bien protéger ces enfants, les consoler puis les soigner, voire les guérir dans certains cas finalement assez nombreux, nous obtenons des résultats grâce à la mise en œuvre de l'ensemble des dispositifs. En agissant seuls, nous ne pouvons y arriver et nous ne menons pas une action de santé publique permettant de modifier le destin d'un enfant.

J'insiste particulièrement sur cette interdisciplinarité : si un seul des maillons manque ou est mis en difficulté, l'ensemble de la chaîne s'en trouve fragilisée. Par exemple, nous savons que la santé somatique de ces enfants placés est réellement très mauvaise. Des actions élémentaires ne sont pas conduites en matière de vaccination, de sommeil ou de nutrition. Dans le service, nous voyons ainsi des enfants boulimiques dont l'obésité morbide est extrêmement grave, mais n'a pas été prise en charge, pour une raison ou pour une autre, au sein de cette chaîne. La situation peut perdurer et demeurer reléguée au second plan jusqu'au moment où elle éclate au grand jour : les conséquences de cette obésité finissent ainsi par atteindre le cœur, les articulations et évidemment le fonctionnement psychique. Cette pluridisciplinarité constitue d'ailleurs la grandeur de nos métiers. Je ne me lasse pas de ce travail très collectif, qui engage les équipes et demeure particulièrement intéressant à réaliser.

Par ailleurs, le respect des droits de ces enfants et de leurs familles est essentiel, mais il fait très souvent défaut. Parfois, il peut s'agir de très petites choses. Récemment, une petite fille pleurait amèrement parce que ses parents n'avaient pu venir la voir, non pas le jour, mais même la semaine de son anniversaire. Le père n'était pas autorisé à venir par la justice, mais sa mère, ses frères et sœurs auraient pu être là. Il s'agit à la fois d'une question symbolique, mais aussi d'une question de droit. La loi définit naturellement une série de situations, mais ces enfants gardent des droits, de la même façon que leurs parents.

Un autre exemple, très différent, concerne des enfants dont la langue maternelle est différente du français. Quand les enfants sont placés, il s'agit d'une grande rupture, puisqu'ils changent de milieu de vie et d'interactions sociales. Mais plus encore, ils changent de langue maternelle. Cette situation est particulièrement violente pour eux. Dans le cadre de thérapies, nous faisons en sorte que ces enfants puissent avoir accès à des livres dans leur langue maternelle ou tout autre élément rattaché à celle-ci. Malheureusement, de telles actions manquent souvent, ce qui contribue à augmenter la violence du placement pour ces enfants.

J'ai évoqué plus tôt l'impératif de pluridisciplinarité, laquelle souffre effectivement de dysfonctionnements. S'il fallait en citer un seul, j'évoquerais le temps des mesures, la temporalité. Aujourd'hui, la plupart des mesures, sauf les mesures de grande urgence, sont prises dans une rupture de temporalité totale entre le moment où une évaluation est réalisée par différentes personnes, le transfert du dossier au juge et sa décision subséquente, et le temps où cette mesure sera exécutée. Compte tenu de ces différentes temporalités, lorsque la mesure est mise en œuvre, un très grand nombre de paramètres auront évolué, dont le développement de l'enfant. Les procédures interviennent ainsi à contretemps, ce que reconnaissent, par ailleurs, les équipes éducatives. En raison de la pénurie et du désordre, il est en quelque sorte impossible d'agir sur cette mécanique, qui augmente « l'embouteillage » et qui diminue l'impact, la crédibilité et l'efficacité de la mesure. J'utilise tout mon poids pour téléphoner, écrire, rencontrer les acteurs clefs comme le juge par exemple, mais il demeure extrêmement difficile d'intervenir. Tout se passe comme si le désordre appelait le désordre.

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Dans tous nos territoires, en métropole ou dans les outre-­mer, la maison des adolescents, quand elle existe, ne dispose pas de lits d'hospitalisation, en dépit des batailles qui ont pu être menées. L'ensemble du spectre qui couvre la santé du bébé, de l'enfant, de l'adolescent est un sujet majeur, mais qui n'est pas convenablement traité dans nos territoires. Existe-t-il un modèle qui serait reproductible ? Quels freins faudrait-il lever, à part ceux d'ordre purement financier, pour développer un tel modèle à l'échelle métropolitaine et dans les outre-mer ?

Dans la foulée de l'après-covid, les ordonnances de protection sur les enfants ont très fortement crû. En février 2020, vous aviez indiqué qu'il faudrait probablement construire un nouveau modèle concernant les bébés, afin d'accompagner les familles en grande difficulté dans la relation avec leur enfant. Ce modèle pourrait ainsi constituer une réponse, dans certaines situations. Je pense notamment à la pouponnière que j'ai récemment visitée dans le Puy-de-Dôme.

Nous avons auditionné M. Gautier Arnaud-Melchiorre, auteur du rapport « À (h)auteur d'enfants », qui avait déjà alerté, en 2021, la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) sur ces situations dans les pouponnières. Aucune évolution n'a été observée et nous observons le retour de syndromes de l'hospitalisme et des sureffectifs d'enfants importants par rapport au nombre de personnels disponibles. Les ratios se dégradent. Même si je salue naturellement les personnels qui s'occupent des enfants, la prise en charge de leur développement est loin d'être satisfaisante. Je suis très inquiète et déplore l'inaction des pouvoirs publics dans ce domaine. Existe-t-il des éclairages, des réponses permettant d'engager un véritable changement pour les tout-petits ? Je souligne l'urgence de la temporalité chez ces enfants, dans la mesure où le bien-grandir est encore plus fondamental pour eux.

Ensuite, il existe une très grande diversité dans l'accueil en matière de protection de l'enfance. Il semble que la formation initiale de base soit lacunaire s'agissant des compétences en matière de protection de l'enfance et de développement de l'enfant, particulièrement pour les classes d'âge allant de la petite enfance à l'adolescence. S'agissant des formations, nous souhaiterions disposer de propositions sur des classes d'âge de type 0-6 ans, 6-12 ans, 12-18 ans. Il s'agirait de disposer d'un modèle de formation initiale et continue permettant aux éducateurs de bénéficier d'un meilleur contenu de formation sur les problématiques auxquelles ils sont confrontés au quotidien, dans leur activité. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

Enfin, à l'étranger, les modèles de la protection de l'enfance sont toujours adossés au système universitaire, dans le cadre de recherches-actions. En France, il est difficile d'améliorer la protection de l'enfance, car elle n'est pas suffisamment mesurée. De fait, nous manquons de données. En conséquence, il est compliqué de construire des politiques publiques quand ces données sont parcellaires, ce qui n'est pas le cas à l'étranger. Pour quelles raisons la France se distingue-t-elle négativement dans ce domaine ? Quels sont les freins qui nous empêchent de produire des modèles ressemblant à ceux qui existent ailleurs, notamment en Belgique, en Allemagne, au Canada, au Québec ou aux États-Unis ? De tels modèles permettent d'éclairer la politique publique et offrent un meilleur accompagnement. Pouvez-vous mettre ces éléments en perspective ? Aujourd'hui, lors de leurs 1 000 premiers jours, les enfants sont extrêmement mal accueillis dans le cadre de la protection de l'enfance. Il existe ainsi des situations de grande souffrance, lesquelles engendreront de forts retentissements sur la santé des enfants en question.

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Pr Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn

Ces questions sont extrêmement importantes ; je vais m'efforcer d'être la plus directe et la plus explicite possible dans mes réponses. J'ai la chance de travailler dans l'une des rares maisons des adolescents disposant de lits d'hospitalisation ; cette dimension sanitaire permet de démultiplier l'efficacité de telles structures.

En réalité, il faut distinguer deux modèles en matière de maison des adolescents : le modèle médico-social et le modèle sanitaire. Dans le modèle sanitaire tel qu'il existe aujourd'hui, rien n'empêcherait en réalité une maison des adolescents sanitaire de disposer de lits. En effet, à partir du moment où elle est sanitaire, elle bénéficie d'une enveloppe globale de financement. Le modèle existe déjà, mais il doit être associé à une volonté de construire un parcours de soins permettant de recourir à ces lits, à partir d'indications bien définies.

La force des maisons des adolescents réside dans leur ouverture, les modalités d'évaluation et d'orientation. Simultanément, nous ne sommes pas allés au bout de la démarche, en complément de ce qui n'existait pas dans le dispositif, c'est-à-dire l'inter-secteur, les services d'hospitalisation, le système privé. Je souligne que les enfants de la protection de l'enfance bénéficient très rarement du système privé. En effet, ils cumulent de telles vulnérabilités qu'ils ne peuvent être pris en charge que dans des parcours de soins publics, qui assument cette complexité. En conséquence, il est très important d'établir un partenariat entre ces structures. Par définition, les maisons des adolescents disposent d'un très grand nombre de réseaux et de partenariats, qui doivent aller jusqu'à la pédopsychiatrie. De telles démarches pourraient être impulsées, à condition d'être véritablement portées politiquement.

Ensuite, vous m'avez interrogée sur la protection de l'enfance et les placements très précoces. Je vous avoue que ces situations m'empêchent de dormir. La maternité de Port-Royal est une référence. Elle accueille des mamans de l'ensemble de l'Île-de-France, voire de plus loin, qui viennent y accoucher car elles présentent des pathologies complexes ou des pathologies rares. En général, ces situations mêlent à la fois le médical, le social et le psychologique. De la même manière, de très jeunes mères viennent accoucher, car elles sont prises en charge dans les systèmes de pédopsychiatrie. Un certain nombre de ces mères vivent dans des situations de précarité absolue et nous avons très rarement des solutions à leur proposer. Au cas par cas, nous recherchons parfois pendant plusieurs jours des solutions pour les faire sortir et nos collègues de la maternité doivent accepter d'attendre pendant ce temps-là, ce qui n'est pas simple dans le système sanitaire actuel. Dans de telles circonstances, je sais par expérience que l'on est tenté de placer les enfants, plutôt que de prendre en charge l'ensemble de la situation.

Des enfants sont donc placés pour des raisons sociales, d'autres parce que les conditions matérielles et les conditions de vie ne permettent pas aux parents de les prendre en charge. Il s'agit là d'une tragédie à la fois pour les parents, mais aussi pour les enfants. Dans ces situations que nous connaissons par ailleurs à l'avance, il faudrait être capable de mettre en place des systèmes de prévention. Il s'agit par exemple de trouver une chambre ou des lieux assurant un minimum de sécurité aux enfants et aux mères, afin d'éviter ces placements. Par ailleurs, un accompagnement éducatif et social est parfois, voire souvent, nécessaire.

Nous parvenons à bricoler, dans un certain nombre de cas, des prises en charge avec nos partenaires, pour éviter des placements. De fait, il est toujours plus efficace d'agir de la sorte, plutôt que de commencer par placer les enfants avant de s'interroger sur la suite. Selon les études menées sur ces enfants placés dans de mauvaises conditions, c'est-à-dire pour de mauvaises raisons, leur devenir est très négatif et même funeste.

Dans ce domaine, il existe deux grandes études en France. L'une avait été menée dans le département de la Seine-Saint-Denis par le Professeur Serge Lebovici, dans le cadre d'une recherche-action-formation, un modèle très intéressant. En effet, la recherche permet d'agir immédiatement, par exemple sur un certain nombre de vulnérabilités, et de former les équipes en même temps. Une autre étude avait été réalisée dans le XIIIe arrondissement de Paris par l'équipe du docteur Myriam David, qui était une pionnière dans les pouponnières. Elle avait beaucoup travaillé sur les mères qui souffraient de difficultés psychologiques, et mettait en avant un modèle anglo-saxon de prise en charge. Dans les études d'implémentation de son travail, elle avait montré que le devenir des enfants placés avant l'âge de 3 mois était extrêmement négatif et qu'il fallait vraiment agir. Elle concluait que si l'enfant devait être placé, il fallait essayer de garder des liens et d'utiliser les ressources qui restaient aux parents pour justement protéger les enfants. Il s'agit en quelque sorte d'un système d'action éducative en milieu ouvert (AEMO), où l'on s'occupe des parents ou de la mère, mais aussi de l'enfant. Ce travail très pluridisciplinaire suppose des lieux d'accueil pour ces familles, mais ils sont très rares. Quand ils existent, ils produisent néanmoins un très bon travail.

Le troisième point concerne la formation initiale et continue de tous les professionnels qui interviennent. Ceux-ci doivent effectivement pouvoir disposer d'un minimum de connaissances sur le développement, la parentalité, les vulnérabilités sociales et culturelles. S'agissant des classes d'âge, il existe un problème de formation initiale et continue. J'ajoute que ces personnels qui exercent un travail dur doivent être supervisés par d'autres qui ne sont pas en contact direct avec les enfants, mais qui peuvent avoir du recul et proposer d'autres leviers.

Enfin, vous m'avez interrogée sur les obstacles aux études et la recherche-action ou la recherche-action-formation. Ces études sont difficiles à réaliser, elles doivent être conduites sur le long terme. Par ailleurs, la pédopsychiatrie n'est peut-être pas assez « sociale ». Il manque une articulation entre la médecine et les sciences humaines pour pouvoir conceptualiser un certain nombre de ces études. Ensuite, celles-ci doivent être très collaboratives et intégrer les éducateurs, les travailleurs sociaux, les infirmières, les médecins, les psychiatres. Elles doivent être très concrètes, pragmatiques. En France, les travailleurs sociaux ne sont certes pas assez informés, mais personne ne leur dit non plus qu'ils sont capables de mener des recherches. Par comparaison avec la Belgique ou la Suisse, pays avec lesquels nous avons beaucoup travaillé, nous ne sommes pas suffisamment collaboratifs pour conduire ce type d'études. Il importe donc d'agir à la fois en amont et en aval, sur les effets de ces actions, qui sont des actions sociales, éducatives, et pas seulement médicales. Elles ne sont pas assez soutenues.

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Je vous remercie pour votre présentation et pour vos travaux éclairants sur les pratiques. Notre commission d'enquête s'attache aux défaillances et aux manquements en termes de politique publique. J'aimerais connaître votre point de vue, en tant que Professeure, mais aussi femme de terrain, sur ces défaillances, qu'elles émanent des départements ou de l'État, qui sont tous deux compétents en matière de protection de l'enfance.

Vos travaux portent également sur l'interculturalité et l'accueil, notamment des publics migrants. Je pense particulièrement aux mineurs non accompagnés (MNA). J'ai observé une grande défaillance des départements. Je suis ainsi très inquiète du discours de cinq départements français qui ont annoncé ne plus prendre en charge les services d'accueil des MNA, en expliquant que les difficultés de la protection de l'enfance étaient justement liées à un afflux insupportable de MNA. Or les statistiques nous disent le contraire ; je souhaiterais connaître votre opinion à ce sujet. Je considère qu'il est particulièrement inquiétant d'opérer un tri selon la nationalité des enfants.

Enfin, puisque notre commission d'enquête consiste évidemment à formuler des propositions d'amélioration, quelles mesures phares proposeriez-vous pour améliorer à la fois la prévention – un grand manque des politiques publiques –, mais aussi l'accompagnement en tant que tel ? Vous avez évoqué des partenariats et des réseaux autour des enfants, afin de les protéger et surtout de permettre l'émancipation des enfants accompagnés et placés en protection de l'enfance.

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Vous avez parfaitement décrit les multiples vulnérabilités des enfants placés et des conséquences induites tout au long de leur vie, sur les plans psychologiques et de la santé. Que pensez-vous de la proposition consistant à reconnaître une affection longue durée (ALD) à ces enfants placés devenus majeurs, afin qu'ils puissent accéder plus facilement aux soins qu'ils devront suivre toute leur vie ?

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J'ai suivi avec intérêt vos travaux sur la psychiatrie transculturelle. Je retiens notamment vos propos sur la langue maternelle, sujet qui me renvoie aux enfants de mon département, La Réunion, dont beaucoup ont le créole pour langue maternelle. D'après une étude sortie le mois dernier, le créole est même la seule langue parlée par la moitié de la population. Les études concernant la protection de l'enfance menée sur l'ensemble du territoire prennent rarement en compte les enfants ultramarins. Pourtant, ils se retrouvent aussi dans des situations transculturelles. Pensez-vous qu'une adaptation des dispositifs de protection de l'enfance à destination des enfants ultramarins serait nécessaire ?

Je souhaite également revenir sur le cas des enfants de la Creuse. Selon l'étude de la transplantation des mineurs de La Réunion en France hexagonale, transmise à la ministre des outre-mer en 2018, entre le début de cette politique de transfert en 1962 et sa clôture en 1984, entre 1 630 et 2 150 mineurs réunionnais ont été déplacés. Parmi eux, près d'un enfant sur trois a été déplacé avant l'âge de 5 ans dans le cadre d'adoptions et de placements familiaux. Ces mineurs transplantés arrivant sur le territoire hexagonal ont été, pour nombre d'entre eux, touchés par un choc métropolitain, aggravé par le grand éloignement. Ils ont été déracinés d'une île de l'hémisphère sud située à plus de 9 000 kilomètres de leur territoire d'accueil, dans lequel l'adaptation a été rendue difficile par des différences objectives, comme le ressenti de couleur de peau, de langue, de culture, de paysages ou encore de températures. Les enfants issus de fratries ont été séparés de leurs frères et sœurs. Certains, alors pupilles de l'État, ont fait l'objet d'un changement d'état civil, procédure alors réservée aux enfants nés sous X ou à ceux dépourvus d'acte de naissance. L'étude de la politique de l'aide sociale à l'enfance (ASE) à l'origine des placements de ces enfants a fait ressortir une gestion administrative défaillante, des traitements inadmissibles, des manques affectifs et des violences éducatives. Dans certains foyers, les témoignages laissent imaginer des faits de harcèlement, d'esclavage et de violences physiques et sexuelles.

Avez-vous eu l'occasion de vous pencher sur le sujet et, si oui, quel est votre éclairage sur le vécu de ces enfants ? Les enfants de la Creuse ont maintenant grandi, mais vous savez qu'un tel crime contre l'enfance laisse des traces. Aujourd'hui encore, les familles ultramarines dont les enfants ont été placés dans l'hexagone dénoncent des situations de racisme et de différences culturelles non prises en compte. Qu'en pensez-vous ?

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Ma première question se situe dans le prolongement de celle posée par ma collègue Marianne Maximi sur les défaillances de notre système, notamment le manque de pédopsychiatres. Pouvez-vous évoquer ce sujet et l'effet particulier sur les enfants placés ? Existe-t-il des réponses particulières pour accompagner les enfants placés ?

Ensuite, certains enfants, placés dans plusieurs familles d'accueil, vivent plusieurs ruptures. Quels effets ces ruptures peuvent-elles entraîner ? Existe-t-il à chacune de ces ruptures un accompagnement, des entretiens avec les familles ?

Enfin, des professionnels évoquent le fait que certains enfants sont surmédicamentés et sédatés pour éviter des crises supposées. Ces mesures entraînent des conséquences catastrophiques pour leur santé. Quel regard portez-vous sur ce sujet ? Effectuez-vous les mêmes constats ? Quelles sont vos préconisations ?

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Pr Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn

S'agissant des défaillances, nous manquons effectivement de pédopsychiatres. En tant que Professeure de médecine, je m'occupe également de la formation des pédopsychiatres en Île-de-France, aux Antilles et en Guyane. Je ne pourrai pas rentrer dans le détail, mais sachez que de multiples facteurs expliquent notre carence grave en pédopsychiatres. L'un des facteurs sur lesquels il serait possible d'agir consisterait déjà à prévoir un professeur de pédopsychiatrie dans chaque région française, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Ce poste n'existe pas aujourd'hui aux Antilles, mais nous sommes en train d'en former un actuellement. De la même manière, jusqu'à récemment, il n'existait pas de professeurs de psychiatrie dans de nombreuses régions ou départements. Je pense notamment au Puy-de-Dôme où exerce le Professeur Lachal, qui s'est formé chez nous. Vous comprenez tous ce que peut signifier l'absence de professeur dans une université pour former les pédopsychiatres. Cette question commence à faire l'objet d'une prise de conscience, mais les changements interviennent trop lentement, ce qui n'est pas acceptable. En résumé, il est nécessaire que des professeurs de pédopsychiatrie soient présents sur l'ensemble du territoire métropolitain, mais aussi dans les outre-mer comme les Antilles, la Guyane ou la Nouvelle-Calédonie. Une telle démarche permettrait déjà d'augmenter la capacité de formation.

Ensuite, la pédopsychiatrie n'est pas totalement indépendante de la psychiatrie adulte. Il faudrait donc la reconnaître comme une discipline, mais aussi que la sécurité sociale rembourse de manière adaptée les actes des pédopsychiatres, comme c'est le cas en Suisse ou en Belgique, deux pays proches qui ont modifié radicalement leur offre de pédopsychiatrie. Par ailleurs, je souligne que la pédopsychiatrie n'est pas considérée comme une discipline en tension : quand un pédopsychiatre quitte un service, il n'est pas automatiquement remplacé.

Vous avez également évoqué les défaillances et dysfonctionnements de l'État et des départements, illustrés par le cas des MNA, qui sont très mal pris en charge. Il est exact que notre discipline est soumise à un très grand nombre de ruptures. À titre d'exemple, la semaine dernière, j'ai été informée du cas d'une petite fille qui devra quitter sa famille d'accueil parce qu'il est estimé que les liens entre celle-ci et la famille d'accueil actuelle sont trop proches. Naturellement, je m'y suis très fortement opposée, mais l'on m'a répondu que je n'étais pas Dieu sur terre.

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Pr Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn

En Seine-Saint-Denis, mais cela peut arriver partout. Ensuite, la rupture concerne les liens entre les parents et l'enfant, les frères et sœurs, mais aussi les substituts, c'est-à-dire tous ceux qui sont conduits à intervenir.

Des problèmes de surmédication peuvent effectivement exister par souci d'économie, même si je ne pense pas qu'il s'agisse d'un problème majeur. Les soins pédopsychiatriques sont complexes et le médicament peut parfois être utilisé comme une sorte de petite camisole.

Vous m'avez questionnée sur mes propositions. Je réitère l'idée de maisons des adolescents sanitaires offrant un dispositif pluridisciplinaire contextualisé et adapté. Il est également possible d'envisager des AEMO renforcées, c'est-à-dire des actions intensives réalisées en amont, pour éviter des placements ou des décisions à contretemps.

Les ALD doivent être prises en compte dans la mesure où un certain nombre d'enfants présentent des séquelles, mais au cas par cas. Je n'en ferai pas quelque chose de systématique. En revanche, une étude menée à Paris montre que les sorties sèches de l'ASE conduisent les enfants à se retrouver à la rue.

La prise en compte de la langue maternelle représente selon moi un droit fondamental des enfants. Dans mon laboratoire, l'équipe de Marion Feldman et Malika Mansouri conduit un travail sur La Réunion et les départements où vivent ces anciens enfants, placés dans le département de la Creuse, afin de retracer leur parcours, recueillir leur parole et effectuer un certain nombre de propositions. Ces faits constituent en effet un scandale absolu et attestent de la violence d'actes qui peuvent être effectués au nom de pseudo « bons sentiments », ce fameux intérêt supérieur de l'enfant, qui en vient à être totalement dévoyé. Ils placent non seulement l'enfant dans une situation de grande vulnérabilité, tout en étant éthiquement et politiquement inacceptables. En tant que spécialistes transculturels, nous observons que de telles situations ont en commun de nier l'être de l'enfant et ses liens d'attachement individuels, collectifs et sociétaux. En conséquence, il importe de travailler pour protéger les enfants en situation de grande vulnérabilité ou d'éloignement géographique. Aujourd'hui encore, nous recevons dans les hôpitaux spécialisés des enfants venant des Antilles ou de La Réunion.

Chaque fois que nous prenons une décision, il faudrait se demander quels sont les liens d'attachement et les systèmes de protection – qu'il s'agisse de la langue, de la religion, de la famille, notamment élargie –, plutôt que de renforcer les vulnérabilités des enfants par des mesures abstraites. À ce propos, nous organisons demain à Aubervilliers un colloque intitulé : « À qui appartiennent les enfants ? »

La séance s'achève à dix-huit heures trente.

Membres présents ou excusés

Présents. – Mme Alma Dufour, M. Charles Fournier, M. David Guiraud, Mme Christine Le Nabour, Mme Karine Lebon, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), Mme Marianne Maximi, Mme Laure Miller, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago, M. Hervé Saulignac, Mme Sarah Tanzilli

Excusés. – Mme Anne-Laure Blin, Mme Béatrice Descamps