La réunion

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Jeudi 19 janvier 2023

La séance est ouverte à dix-huit heures quinze.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

La commission auditionne enfin M. Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité.

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Nous accueillons M. Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université de Paris Cité, cofondateur et ancien directeur de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM).

Monsieur le professeur, votre plus récent ouvrage, intitulé Guerres d'influence – Les États à la conquête des esprits, présente un intérêt tout particulier pour notre commission d'enquête, tant il démontre que la frontière est ténue entre influence et ingérence.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Frédéric Charillon prête serment.)

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

J'ai en effet publié l'année dernière un ouvrage intitulé Guerres d'influence. Ce phénomène m'est en effet apparu lorsque j'étais directeur de l'IRSEM, mais aussi à l'occasion de mes différents travaux universitaires et de mes déplacements. Cette recherche n'est d'ailleurs pas terminée et j'ai également pu observer à la fois l'intérêt que ce livre avait suscité de la part d'entreprises et l'existence de zones de flou qui demeurent encore à défricher.

En matière d'influence, il faut savoir de quoi l'on parle, ce qui n'est pas évident. Il importe de se montrer vigilant sur les définitions retenues pour éviter un problème courant dans nos démocraties libérales parfois enclines à s'enthousiasmer pour un sujet à la mode sans l'avoir préalablement défini. Tel a été le cas par exemple de la notion de prospective, utilisée sans avoir été clairement explicité.

La vigilance doit également s'attacher aux différentes postures. De nombreuses puissances qui ne nous veulent pas toutes du bien développent des moyens considérables pour exercer leur influence. Pour autant, il ne faut pas sombrer dans une forme de frénésie ou de panique : l'influence est partie intégrante de la compétition internationale contemporaine. Aujourd'hui, la plupart des pays mettent en œuvre une stratégie d'influence, et cela ne doit pas vous conduire à sonner le tocsin.

À titre d'exemple, un rapport parlementaire britannique s'est penché il y a quelques années sur une supposée immixtion russe dans l'élection présidentielle américaine de 2015 et le référendum sur le Brexit, qui avait eu lieu la même année. Après avoir listé les actions entreprises par les Russes, la conclusion du rapport était frappée au coin du pragmatisme : qu'on le veuille ou non, il s'agit du monde tel qu'il est aujourd'hui et il faut accepter l'existence de ces stratégies.

Pour cerner la question de l'influence, on peut revenir aux grands auteurs de sciences politiques comme Joseph Nye, connu pour avoir conceptualisé la notion de soft power. Celui-ci peut ainsi se résumer à la question suivante : comment obtenir un changement de comportement chez d'autres personnes, qu'il s'agisse de décideurs, de leaders d'opinion ou des opinions publiques ? Le premier moyen est l'usage de la force, de la menace, de la contrainte physique. Le deuxième est la rémunération ou la promesse d'une récompense. Cette dernière peut être d'ordre financier, mais elle peut également être plus subtile, comme l'introduction dans des réseaux ou l'adoubement par des cercles. Le troisième est la conviction, à laquelle peut naturellement être associée une forme de séduction, en établissant une confiance, en donnant le sentiment d'une légitimité, au point même que l'interlocuteur pourrait penser que cela vient de lui : il s'agit là du soft power.

À la lecture de la nouvelle feuille de route de l'influence française et du discours du 9 novembre 2022 du président de la République sur le sujet, on peut discerner trois éléments différents. Le premier concerne l'influence telle que je viens de la décrire, qui a pour but de faire changer des comportements. Il peut s'agir d'obtenir un vote favorable dans une enceinte internationale, une autorisation de prise de participation, l'ouverture d'un espace aérien, bref, des actes concerts.

Un élément différent concerne le rayonnement auquel correspond peu ou prou, pour les anglophones, le nation branding, qui consiste à donner à un pays une image repérable et positive, c'est-à-dire le fait d'être reconnu comme porteur de valeurs positives ou d'opportunités professionnelles. On agit ici plus sur une image, une reconnaissance, une perception positive, ce qui n'est pas la même chose que de demander à quelqu'un un acte précis.

Enfin, il convient d'évoquer la contre-influence, soit la résistance aux fake news et à la déstabilisation. L'objectif est ici de faire prendre conscience à une population qu'elle est susceptible d'être manipulée. Il s'agit donc d'une sorte de résistance à l'immixtion extérieure. Dans la mise en pratique de ces trois politiques publiques, les acteurs seront différents selon les champs d'intervention.

Dans le monde, il est possible de distinguer trois grandes familles de pratiques très différentes. La première est une pratique démocratique et libérale, fondée sur le modèle américain tel qu'il est développé depuis 1945. Plus précisément, cela concerne l'exposition d'un modèle que l'on veut séduisant, aussi bien pour des élites dont on attend le soutien que pour une opinion publique qui sera davantage séduite par une culture populaire. Cela peut se traduire d'une part par la délivrance de bourses dans les universités ou d'invitations pour les leaders d'opinion – ce que les États-Unis pratiquent depuis très longtemps – et d'autre part par la diffusion d'un mode de vie ou d'une culture – que l'on pense simplement à l'émission de Voice of America Jazz Hour, très suivie de l'autre côté du rideau de fer. Cette alliance projette un modèle que l'on veut séduisant dans le but de le transformer en soutien politique. Le modèle américain a connu des réussites incontestables dans ce domaine. Dans les décennies d'après-guerre, on se souvient par exemple que des intellectuels comme Raymond Aron ou Arthur Koestler soutenaient les États-Unis. Dans les débats publics, on appelait à défendre ce modèle, quels que soient ses défauts, au nom de la démocratie.

Le deuxième modèle est celui des pays autoritaires : il ne cherche pas tant à convaincre qu'à faire douter les démocraties. En sciences politiques, il est alors question de sharp power : le couteau remué dans la plaie pour mettre en évidence les maux des sociétés démocratiques. L'objectif est déployé à travers des médias, en insistant sur les mauvaises nouvelles et les dysfonctionnements.

Dans mon ouvrage, j'évoque enfin une troisième catégorie : celle de la « croyance rémunérée », souvent issue des monarchies du Golfe. Elle joue sur une fibre très mobilisatrice, la religion, pour s'adresser à des communautés spécifiques au lieu d'une large opinion publique. Ce jeu est ensuite rendu possible par la rente pétrolière.

Quelle est la situation de l'Europe et de la France en particulier ? Pendant très longtemps, les Européens ne semblaient pas apprécier le terme d'influence, qui était associé à la propagande et apparaissait comme contraire aux valeurs démocratiques. Les États-Unis n'avaient pas ces pudeurs, estimant qu'il s'agissait d'information. L'Union européenne n'aimait pas non plus mettre en avant ses propres réalisations : d'une certaine manière, il n'était pas digne d'agir de la sorte en démocratie.

La France redécouvre depuis quelque temps la notion d'influence, mais elle me semble toujours affectée par un certain nombre de petits défauts. Le premier tient à la confusion entre l'influence et le rayonnement. Ensuite, nous avons parfois tendance à considérer en France que l'influence est une fin en soi. Or l'influence est en réalité un outil, un moyen d'obtenir quelque chose en faveur de nos intérêts. Il importe donc de définir au préalable nos intérêts et nos objectifs.

Il me semble également que, si nous comptons beaucoup sur notre culture et la francophonie, nous éprouvons des difficultés à politiser cette adhésion culturelle. À cet égard, la situation de la France est d'ailleurs assez comparable à celle du Japon : notre culture est appréciée, mais elle n'entraîne pas nécessairement le soutien de nos positions et de nos intérêts géopolitiques. Les États-Unis, eux, y parviennent, ainsi que la Russie. En 1997, lors du sommet de la francophonie à Hanoï, Jacques Chirac avait d'ailleurs lancé ce débat, en suggérant de transformer cette adhésion culturelle en une adhésion politique, dans une forme de club qui pense différemment.

En guise de conclusion, je souhaite évoquer différents sujets qui font l'objet d'offensives d'influence. Il s'agit tout d'abord des milieux de l'expertise et des réseaux professionnels, qui peuvent susciter des tentatives de recrutement, par exemple sur LinkedIn. Il existe par ailleurs des pressions sur le monde intellectuel, qu'il s'agisse des universités, des think tanks ou du monde de l'édition, lequel fait également l'objet de luttes d'influence. Ainsi, la Chine a fait pression avec succès sur des maisons d'édition universitaires prestigieuses comme Cambridge University Press pour que certaines publications soient retirées de leur catalogue.

La dépendance financière des établissements universitaires à l'égard des étudiants étrangers mérite également d'être surveillée. Ces étudiants sont en effet parfois pris en main par leur ambassade et finissent par exiger le retrait ou la modification de certains thèmes d'étude – ne plus parler de Taïwan comme d'un pays mais comme d'une province chinoise, par exemple.

Le public jeune, y compris adolescent, doit être pris en compte, tant il peut être la cible d'influenceurs ou de chaînes particulières comme AJ+. Ces actions ciblent les très jeunes personnes pour façonner leur état d'esprit et les rendre extrêmement critiques à l'égard de la démocratie. Certains pays autoritaires ont lancé de réelles offensives pour convaincre ce type de public.

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Les deux précédentes auditions ont insisté sur la dimension du secret, de la dissimulation, pour établir une distinction entre influence et ingérence. Y attachez-vous la même importance ?

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

La subtilité des nouvelles stratégies d'influence tient au fait qu'elles n'ont plus nécessairement besoin d'être secrètes. L'ingérence peut se définir comme une immixtion dans des réseaux pour essayer de changer le cours d'une politique. L'influence a un champ d'action plus large, qui peut s'adresser à des publics sans forcément essayer de pratiquer l'entrisme, en agissant sur le temps long. De fait, l'influence peut faciliter l'ingérence : il y a un continuum. Si un public tient pour acquis que son système est mauvais et que d'autres sont plus justes, il sera d'autant plus manipulable par des stratégies d'ingérence qui lui demanderont ensuite différents services.

Il est également possible de considérer que l'influence relève plus du soft power et l'ingérence de l'espionnage. Le modèle d'analyse MICE utilisé dans le monde de l'espionnage et de l'intelligence résume ainsi les leviers utilisables pour conduire quelqu'un à trahir son pays et travailler avec un autre : le M correspond à l'argent, le I à l'idéologie, le C à la contrainte et le E à l'ego. Quelqu'un qui se laissera convaincre par un certain nombre d'influences ouvertes sera d'autant plus facilement manipulable par des actions beaucoup moins publiques.

Je le répète : certaines activités sont plus répréhensibles que d'autres, mais il existe une réelle continuité entre l'influence et l'ingérence.

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Vous évoquez le retard de l'Europe par rapport aux États-Unis ; j'estime que l'on peut même parler de naïveté. Vous avez également souligné que le rapport parlementaire britannique sur ce sujet concluait que l'influence faisait partie du jeu international et mettait en lumière l'existence de moyens pour obtenir un changement de position des acteurs.

Parmi ceux-ci figure la force. On peut penser ici aux assassinats et tentatives d'assassinat perpétrés par une puissance étrangère au Royaume-Uni. Le même mode d'action a également été employé en Turquie et la France a aussi fait l'objet de coups de force ou de pressions, notamment sur les librairies. Vous avez en outre parlé de la question de la rémunération directe et des différentes formes de rémunération indirecte.

Dans ces domaines, la « règle du jeu » ne semble pas respectée. Je souhaite revenir sur cette naïveté : en tant qu'expert, estimez-vous qu'il existe des méthodes d'identification solides pour isoler les personnes, les surveiller et le cas échéant les mettre hors d'état de nuire, en les traduisant en justice, en retirant leur influence ou en les soumettant à du name and shame ? Le moyen le plus rapide pour retirer une influence publique à une personnalité, un think tank ou toute entité consiste en effet à le compromettre publiquement.

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Vous avez raison de le souligner : les stratégies d'influence font de plus en plus fréquemment usage de l'intimidation. Il existe en effet de plus en plus de manières subtiles de pousser à la violence ou à l'intimidation sans se rendre soi-même coupable de violence.

Par exemple, le fait de stigmatiser un universitaire ou un intellectuel qui aurait écrit un ouvrage ne plaisant pas différents pays, jusqu'à exciter une communauté sur les réseaux sociaux, est difficilement prouvable ou opposable. La personne incriminée pourra toujours plaider la liberté d'expression pour se défendre. Pour autant, elle aura réussi à faire passer à l'acte violent d'autres personnes via les réseaux sociaux, dans une forme de manipulation.

Il est donc nécessaire d'apporter des réponses nouvelles. Le fait de vouloir faire taire quelqu'un ou d'empêcher la tenue d'un débat via des procédures bâillons entraîne un affaiblissement. L'intimidation peut prendre la forme de procès pour diffamation qui n'ont aucune chance d'aboutir mais gâchent la vie de la personne et dissuadent ses collègues de la soutenir de manière publique. Simultanément, il est possible d'exciter sur les réseaux sociaux une multitude d'individus anonymes.

Il existe des dispositifs juridiques pour poursuivre de tels agissements, par exemple l'incitation à la haine. Mais certains intervenants y échappent, dans le cadre du jeu subtil de l'influence, notamment lorsqu'elle est anonymisée. Pour autant, nous connaissons des personnes qui sont d'excellents manipulateurs sur les réseaux sociaux et qui font peser in fine sur la cible un sentiment de crainte, par exemple lorsque celle-ci est reconnue et abordée dans la rue, comme cela est déjà arrivé à certains de mes collègues.

Pouvons-nous isoler des « meneurs » ? Disposons-nous d'un arsenal juridique suffisant ? Il est difficile de répondre, car la liberté d'opinion peut facilement être évoquée. Exprimer un désaccord dans un débat est une chose ; laisser entendre que ce que dit une personne est ignoble et qu'elle n'a pas le droit de le dire en est une autre. Dans ce cas, je crois qu'il faut se montrer un peu plus ferme.

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Vous avez mentionné la différence de perspective entre les pays européens et les États-Unis en matière d'influence. Cela m'amène à évoquer l'affaire Alstom. Les justices américaine, suisse et britannique avaient mis en cause des pratiques de corruption « classique » de la part de cette entreprise, telles les rétrocommissions. Celles-ci ont donné lieu à des mesures de rétorsion de la part des États-Unis, qui en ont profité pour établir une stratégie d'influence.

Pour reprendre vos propos, deux visions de l'influence ont cours. L'une paraît en voie d'extinction dans les démocraties occidentales : la corruption active « à l'ancienne ». L'autre a plus trait à des mesures d'influence pour obtenir des avantages économiques et industriels.

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Les stratégies de corruption par l'argent existent toujours, comme l'illustrent les exemples récents au sein du Parlement européen, mais la rémunération peut également être indirecte. Je pense par exemple à la création de think tanks par certains pays qui nomment ensuite à leur tête des experts ou des chercheurs particulièrement bien rémunérés. Le fait de confier un statut particulier à certaines personnes peut les inciter à changer d'avis. J'ai pu le constater dans certaines régions du monde : des personnes très hostiles à un pays voisin peuvent modifier brusquement leur discours après une nomination, associée à une rémunération confortable et à d'autres avantages symboliques ou matériels comme des déplacements fréquents dans de très bonnes conditions d'hébergement ou des invitations à des événements de prestige. De telles pratiques sont de plus en plus fréquentes et il importe d'y prendre garde.

Les pressions économiques et les menaces de sanction représentent à la fois une forme d'influence et d'intimidation. Les États-Unis peuvent par exemple afficher des valeurs et estimer publiquement que ceux qui ne les partagent pas n'auront plus accès à certains avantages ou réseaux. Les pratiques se diversifient et deviennent également de plus en plus subtiles. Dans ce cadre, il semble pertinent de revoir nos instruments de résistance ou de contre-attaque. Pour ma part, j'ai déjà été approché par des pays qui m'ont indiqué qu'un de leurs concurrents directs mettait en place un think tank à Paris et qui me proposaient de jouer un rôle dans une structure similaire qu'ils envisageaient de créer – et il était évident que ce ne serait pas du bénévolat. La discussion n'est pas allée plus loin.

Ces pratiques sont en apparence anodines et non répréhensibles – on a le droit de créer un institut de recherche –, mais elles ont néanmoins pour objet d'acheter des loyautés. Ceci passe notamment par le repérage et l'identification de personnes estimées comme vulnérables. Il peut s'agir de personnes encore très influentes, de réels leaders d'opinion, mais qui peuvent à certains moments de leur vie éprouver une déception professionnelle ou redouter de ne plus exercer des fonctions de premier plan. Elles peuvent donc être sensibles à des approches leur offrant la possibilité de continuer à rayonner, de voyager et d'être reçues dans de bonnes conditions.

De telles manœuvres sont plus subtiles que la simple remise d'une valise de billets et elles sont de plus en plus répandues.

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Vous avez parlé du repérage de personnes affectées par une faiblesse temporaire ou de longue durée. À l'inverse, existe-t-il une forme de contre-repérage ? Des services garants de la sécurité nationale et des intérêts de la France vous ont-ils interrogé pour savoir si vous aviez été approché ? Les services se renseignent-ils pour évaluer les fragilités de certains ?

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Il me semble qu'un travail est réalisé assez régulièrement dans ce domaine pour mesurer d'éventuelles tentatives extérieures.

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Je ne suis pas forcément un bon client pour des tentatives d'influence extérieures. En effet, je ne suis pas un expert géographique, je me concentre sur la politique étrangère de la France et sur les relations internationales. Or les pays étrangers sont particulièrement intéressés par les expertises régionales.

L'influence peut cibler des enseignants-chercheurs ou des étudiants particulièrement intéressés par un pays ou une civilisation et il est extrêmement difficile de faire prendre conscience à ceux-ci qu'ils peuvent faire l'objet d'approches intéressées. De nombreux étudiants qui s'intéressent aux relations internationales sont incités par leurs enseignants à prendre des initiatives pour organiser des événements. Ils peuvent par exemple être reçus par une ambassade, qui peut leur proposer de financer une journée d'étude en leur fournissant une assistance logistique ou des intervenants. Il n'est pas aisé de leur dire qu'ils ont été naïfs ou manipulés quand ils sont parvenus à monter un colloque sur un sujet d'étude précis. Cette difficile sensibilisation doit être réalisée bien en amont, dans la mesure où nos étudiants détestent précisément avoir le sentiment d'être manipulés. Cette démarche doit être de leur fait : il ne faut pas qu'ils aient l'impression d'être accusés de naïveté, d'autant plus qu'ils sont tout sauf stupides. Il faut leur rappeler que le contenu des débats ne doit en aucun cas être modifié du fait des cadeaux ou des soutiens apportés. Des actions sont menées, mais elles exigent des effectifs nombreux car les tentatives d'influence sont fréquentes. J'imagine qu'il est impossible de surveiller chaque manifestation scientifique ou chaque initiative organisée dans les universités.

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Vous nous avez présenté les trois grandes familles d'influence et fourni une grille de lecture très opérationnelle. Par-delà le travail d'approche général de la thématique, cette commission d'enquête a l'intention d'œuvrer par grandes zones géographiques : la Russie et certains pays de l'ex-URSS, la Chine et les pays du Golfe.

Avez-vous constaté une accélération ou une modification des stratégies d'influence de la part des pays de ces grandes trois zones ? Leurs approches sont-elles différentes ? La stratégie que vous qualifiez de stratégie de « croyance rémunérée » menée par les monarchies du Golfe est-elle spécifique ?

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

L'intensification est réelle. Dans le Golfe, la crise ouverte entre le Qatar et l'Arabie Saoudite en 2017 a par exemple suscité une forte compétition pour gagner des relais d'opinion.

Ensuite, les savoir-faire sont différents selon les zones géographiques et l'antériorité de l'expertise. À l'évidence, la Russie dispose d'une pratique plus ancienne et parfois plus subtile de ce genre de manipulations.

Parmi ces puissances, il peut également être utile d'identifier celles qui se lancent dans un débat plus ouvert et celles qui opèrent de manière plus brutale, en achetant des loyautés. Certains pays ont compris que, pour être influents, ils devaient tolérer une certaine dose de critiques. D'autres pays ne sont pas encore en mesure de l'accepter et adoptent des postures plus rigides, ne souffrant aucune remise en question : ils payent quelqu'un pour dire quelque chose et il ne faut surtout pas que la personne s'en écarte. De fait, les régimes les plus autoritaires ne peuvent pas réellement développer une stratégie de soft power s'ils refusent d'entendre la moindre note discordante et exigent systématiquement une obéissance totale.

C'est peut-être pour cette raison que des pays comme le Qatar ont innové, avec des chaînes de télévision comme Al Jazeera, en montrant qu'ils étaient capables de produire un débat plus ouvert, quand d'autres voisins du Golfe n'étaient pas forcément prêts à l'accepter. Même RT, de temps en temps, ouvre un peu le débat.

Certains pays ont clairement indiqué dans les documents de doctrine relatifs à leur action extérieure que leur diplomatie publique allait désormais se lancer dans une compétition d'influence, laquelle s'est clairement intensifiée lors des dernières années. De fait, la France, au même titre que d'autres pays, a fini par accepter cet état de fait et par consentir à descendre dans l'arène.

Des instruments ont donc été mis en place et accompagnés de moyens importants dans des pays qui ont érigé certaines priorités. Des administrations et des institutions entières sont créées et se voient allouer des budgets importants. L'intensité des initiatives pourra varier. Elles pourront parfois être mobilisées de manière très agressive. Lors du conflit qui l'a opposé à l'Arabie Saoudite, le Qatar s'est trouvé isolé un moment avant de mobiliser ses relais pour contre-attaquer.

Comment pouvons-nous répondre ? La création de tels types d'instrument ne figure pas dans notre ADN et une démocratie libérale comme la nôtre n'a pas vocation à propager des fakes new s. Mais lors de notre histoire récente, nous avons malgré tout ressenti qu'il nous fallait nous soucier de ces questions. L'année 2003 a été à ce titre remarquable, au plus fort du French bashing aux États-Unis. À cette occasion, nous nous sommes aperçus que nous ne disposions pas d'un caucus français à Washington : nous étions l'un des rares pays européens à ne pas avoir un réseau de personnes prêt à nous défendre au sein des institutions américaines, comme le Congrès par exemple ; personne n'était là pour rappeler aux Américains que nous étions malgré tout des alliés et non des traîtres, que nous continuions de coopérer étroitement dans la lutte antiterroriste, etc.

Il faut donc prendre la mesure de l'effort déployé par certains États pour mettre au point ces instruments. Des priorités politiques ont justifié à leurs yeux l'attribution de moyens financiers et humains élevés, accompagnés d'un suivi constant de la part des plus hautes autorités de l'État. Il ne s'agit pas de tomber dans la paranoïa, mais d'être conscients de ce qui est mis en œuvre dans d'autres pays pour agir sur les esprits, influencer des leaders d'opinions et faire passer des messages.

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Votre exposé décrit très bien l'existence de ce continuum entre l'influence et l'ingérence. Je suis frappée par vos propos concernant l'inexistence d'un caucus français en 2003, que je rattache aux certitudes erronées dont nous pouvons faire preuve. C'est une erreur de penser que tout le monde sait qui nous sommes et ce que nous défendons. Il convient de procéder autrement et d'agir avec plus d'humilité.

Vous avez évoqué le cas des étudiants et des moyens pour leur permettre de se poser les bonnes questions afin d'éviter de se trouver piégés. Les universités sont supposées être dotées de commissions sur l'intégrité scientifique. Des formations ne pourraient-elles pas être délivrées à ce moment-là pour mettre en garde les étudiants ?

De plus, le procédé n'est-il pas le même avec les élus, qu'il s'agisse des parlementaires, des maires ou des conseillers départementaux ? En tant qu'élus, nous sommes par exemple assaillis de demandes de stage qui sont parfois très suspectes. Avez-vous connaissance de formations à destination des élus pour les aider à discerner les tentatives d'approche de la part de puissances étrangères ?

Vous avez mentionné le cas des chaînes de télévision. Je travaille actuellement sur la réglementation européenne et la diffusion via Eutelsat d'outils d'influence hostiles à la France, soit à partir de notre territoire, soit à destination de notre territoire.

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

L'influence et la contre-influence ne s'improvisent pas et ne se décrètent pas : elles s'entretiennent à long terme. Il importe de sensibiliser, de la manière la plus intelligente possible. À ma connaissance, il n'existe pas de formations spécifiques pour aider les élus, qui, vous avez raison, peuvent rencontrer les mêmes situations que les étudiants – des groupes d'amitié, par exemple, existent aussi, de manière plus ou moins informelle, dans les universités. En revanche, il serait sans doute possible de décliner une expérience qui a déjà été menée. Ainsi, en 2017, j'étais coordinateur pour les questions internationales à l'ENA et un groupe de parlementaires nouvellement élus nous avait sollicités. Issus de la société civile, ils souhaitaient recevoir une formation aux questions internationales et stratégiques. Nous avons coordonné pour eux un programme sur plusieurs semaines. Cette expérience s'est avérée particulièrement enrichissante pour tous, enseignants comme parlementaires. Il ne s'agit pas de tomber la paranoïa – le contact avec l'étranger est toujours une bonne chose, y compris, dans les moments difficiles –, mais de discuter régulièrement des interactions que tout un chacun peut avoir avec différents pays.

Il me semble en effet important de prolonger vos travaux par des mises en œuvre concrètes, à travers un dialogue avec l'ensemble des acteurs. En France, un défaut habituel consiste à penser qu'il suffit de décréter pour agir, en matière d'influence comme sur d'autres sujets, et l'on considère parfois, les institutions aidant, que le Président de la République est le principal facteur d'influence de la France. La thématique de l'intelligence économique a par exemple souffert de ce phénomène il y a une vingtaine d'années. D'autres pays ont mis en place des mécanismes beaucoup plus précis et concrets dont nous pourrions nous inspirer.

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Vous avez évoqué les différentes offensives médiatiques ayant eu lieu sur différents canaux, notamment à travers les influenceurs et la chaîne AJ+. Cette chaîne diffuse d'ailleurs des contenus qui ne seraient pas tolérés dans son pays d'origine.

Vous avez également expliqué que les stratégies de contre-influence sont difficiles à mettre en œuvre. Notre culture démocratique est plutôt d'essence positive : nous ne cherchons pas à combattre les fakes news par d'autres fakes news ou par la mauvaise foi. Malgré tout, nous risquons de perdre face à des stratégies qui cherchent à miner notre société. Comment faire pour renverser la vapeur, descendre dans l'arène et combattre ces médias au sens large ? Cela doit-il passer par une interdiction ? Je dois vous faire part de ma grande inquiétude à cet égard, par exemple lorsque je rencontre une classe d'élèves dont la moitié ont pour ambition de devenir influenceurs…

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Les publics les plus vulnérables sont en réalité en quête de révélations. Ils ont l'impression qu'on leur cache des choses, que le langage médiatique traditionnel est trop convenu. Ce sentiment les rend sensibles à des messages plus sulfureux. Il y a là une carte à jouer pour les démocraties : nous n'avons pas besoin de mentir pour être attractifs ; il suffit de dire la vérité car c'est à cela que le public est sensible.

Je souhaite évoquer un exemple. Plusieurs de mes étudiants russes se montraient extrêmement méfiants lorsque les autorités américaines expliquaient – dans une stratégie de communication du renseignement inédite ̶ que l'invasion russe en Ukraine était imminente à la fin février 2022. Or, quand celle-ci s'est déroulée conformément aux alertes américaines, j'ai pu observer l'immense désarroi qui s'est emparé d'eux : on ne leur avait pas menti.

La grande force des médias d'influence réside dans leur promesse de dire la vérité quand tous les autres mentiraient. Si l'on arrive à démontrer que nos médias sont transparents et fiables, voire si l'on produit des informations qu'en d'autres temps on aurait préféré garder confidentielles, le public peut se retourner en faveur des démocraties. Les jeunes ont envie qu'on leur dise les choses que l'on ne leur disait pas auparavant. Le combat n'est donc pas complètement perdu, parce que les régimes autoritaires ne fonctionnent pas sur un modèle de vérité.

Ensuite, faut-il interdire les médias étrangers ?

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Nous l'avons fait pour certains d'entre eux. Nous avons interdit RT.

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

C'est exact. En la matière, je défends le principe de réciprocité : à partir du moment où certains de nos médias sont interdits dans certains pays, je ne vois pas pourquoi nous n'en ferions pas de même. Au-delà, je pense qu'il faudrait réaliser une étude objective pour cerner les raisons de l'audience et la rapidité du succès des médias comme RT ou AJ+.

Par ailleurs, la question de l'audiovisuel extérieur est un vieux débat en France : nous n'avons toujours pas réussi à créer notre CNN à la française. Pour autant, nous disposons d'un certain nombre d'instruments, à l'instar des instituts français de recherche à l'étranger (UMIFRE), un réseau international de vingt-sept instituts de recherche en sciences humaines et sociales, souvent situés dans des pays et des villes difficiles. Je pense par exemple au CEDEJ au Caire, mais nous avons aussi des entités en Iran, à Moscou, à Bangkok ; l'Institut français du Proche-Orient a dû se replier de Damas à Beyrouth, mais il conserve des antennes à Erbil, à Jérusalem, à Aman. Ces structures souvent anciennes bénéficient encore d'une réelle légitimité et d'une image très positive dans ces pays. Ce sont des lieux de débat et de discussion qui apportent une bouffée d'oxygène aux populations.

Je souhaiterais donc que ces instituts, que l'on laisse parfois se décrépir, profitent d'un réel coup d'accélérateur, en améliorant leur budget de fonctionnement, en étoffant les équipes et en élargissant le recrutement. Nous avons là des structures qui sont enviées par beaucoup d'autres pays et qui pourraient servir une stratégie d'influence assumée. Il existe une demande forte – à laquelle peuvent également répondre les centres culturels français, les services culturels des ambassades, les alliances françaises –, et le public qui va bien au-delà des seuls diplômés francophones. Je pense aussi à la Nuit des idées, initiative du quai d'Orsay qui rencontre un vrai succès.

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Le succès de RT a été en grande partie lié au mouvement des gilets jaunes.

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Certes. Encore une fois, sans aspirer à vouloir reproduire leurs recettes, il faut essayer de comprendre les raisons du succès de ces médias. Pourquoi la moindre requête sur Google apporte-t-elle tant de renvois à Sputnik ?

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Le succès d'audience de ces médias sur internet est dû en grande partie aux usines à bots.

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Pour rester dans le champ européen, les fondations allemandes ont plus de succès que nos instituts de recherche.

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Elles disposent aussi de ressources financières bien plus importantes.

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

En effet. Cette question épineuse doit être évoquée à un moment.

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Considérer qu'il suffit de dire la vérité pourrait s'entendre si le public cible ne vivait pas en silos, dans des bulles cognitives. Les médias comme RT ou AJ+ fonctionnent surtout grâce aux algorithmes des réseaux sociaux : une personne qui pense que la terre est plate aura à sa disposition de nombreuses vidéos qui renforceront sa croyance. Il n'y a plus d'information communément admise et partagée. En réalité, je suis assez inquiet pour l'avenir dans ce domaine.

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Le contenu du message et le vecteur doivent être distingués. Je tiens d'ailleurs à vous faire part d'une anecdote qui m'a frappé : au début de l'affaire ukrainienne, une influenceuse de poids a communiqué auprès de son public – plusieurs millions de followers – pour rappeler qu'il s'agissait là de l'invasion d'un pays par un autre et a en quelque sorte fait œuvre d'éclairage de sa communauté.

Cela pose d'ailleurs un vrai problème : un certain public en plein désarroi ne nourrit plus son sens critique et s'en remet à des personnalités qu'il considère comme fiables et légitimes. Peut-être est-il possible de retourner le phénomène des influenceurs à l'avantage des démocraties, ne serait-ce que parce que celles-ci laissent beaucoup plus de liberté d'expression. Je suis certes inquiet, mais je ne suis pas encore désespéré.

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Vos propos sur l'achat des loyautés par des propositions gratifiantes me semblent particulièrement intéressants. Dans l'industrie, c'est une chose contre laquelle on met fortement en garde. Je souhaiterais vous interroger sur les éventuelles stratégies d'influence de deux pays dont vous n'avez pas parlé : Israël et l'Arménie. Pourriez-vous nous éclairer sur celles-ci ?

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Israël conduit une stratégie d'influence, que j'évoque d'ailleurs dans mon livre. J'ai notamment interrogé des personnes considérées comme des relais d'Israël et qui ne s'en cachent pas. À cet égard, il y a sans doute là une différence majeure entre les démocraties et les pays autoritaires : les personnes qui défendent les démocraties dans le débat public avancent à visage découvert.

De nombreux travaux universitaires ont d'ailleurs été menés sur la question de la stratégie d'influence d'Israël. Je pense notamment au célèbre livre Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine de John Mearsheimer et Stephen Walt, que l'on ne peut suspecter d'antisémitisme. Ces derniers ont ainsi décortiqué les mécanismes de cette influence tout en démystifiant un certain nombre de fantasmes. L'action des réseaux n'est d'ailleurs pas univoque : dans le cas d'Israël, les lobbys AIPAC et J Street sont plus attachés à des partis politiques qu'à l'État d'Israël à proprement parler.

La Turquie a également mis au point une stratégie d'influence à travers la gestion du culte musulman, qui tourne parfois à l'intimidation. Je pense tout particulièrement aux actions de la Diyanet, qui jouit d'une visibilité et de moyens financiers importants.

Tout le monde n'est pas à armes égales face à ces stratégies, d'autant que les alliances peuvent être mouvantes. Jusqu'à peu, les pays du Golfe faisaient par exemple bloc au sein du Conseil de coopération du Golfe. À partir de 2017, le Qatar a été soumis à un blocus sous les accusations de plusieurs pays dont l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. La Turquie a longtemps été associée au Qatar, mais depuis quelque temps, le rapprochement d'Erdogan avec le régime saoudien entraîne des dissensions. Pour étudier et suivre ce paysage changeant, il faudrait disposer d'un observatoire. De la même manière, certains pays dont on parle peu, comme les pays scandinaves ou l'Australie, réussissent en toute discrétion à élaborer une excellente stratégie d'influence, notamment dans les instances internationales. En Afrique, un pays comme le Rwanda a également réussi à obtenir des positions importantes, notamment dans les opérations de maintien de la paix.

Le Maroc mène de son côté une stratégie intéressante : les MEDays de Tanger étaient initialement des journées stratégiques orientées comme leur nom l'indique vers la Méditerranée, mais leur objet s'est progressivement élargi pour concerner aujourd'hui l'ensemble de l'Afrique subsaharienne. En réalité, presque tous les pays conduisent aujourd'hui une stratégie d'influence à leur mesure, qu'il s'agisse d'enjeux liés seulement à la sécurité nationale ou d'ambitions plus larges.

Pour en revenir à votre question, l'Arménie mène aussi une telle stratégie, même si elle paraît aujourd'hui plus impuissante face à l'alliance turco-azérie en raison du moindre intérêt de la Russie. En résumé, quand on y regarde de plus près, on découvre une palette de stratégies nationales d'influence qui méritent d'être étudiées avec attention. Au sein de l'Union européenne, des pays moins puissants que la France en termes politiques, démographiques ou militaires sont parvenus à des résultats notables à Bruxelles. Je pense notamment au Portugal qui est devenu très influent au sein de l'Union dans les années 1990 et 2000.

On pourrait évoquer à loisir d'autres réussites, à l'image de la Corée du Sud et même de la Nouvelle-Zélande dans certains secteurs – c'est aujourd'hui le nouvel Eldorado des étudiants.

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Lors des trois auditions de ce jour, le sujet de l'ingérence auprès des décideurs, des relais d'opinion ou du personnel politique en France a été très peu évoqué. Il ne vient pas spontanément lors des présentations. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Je ne sous-estime pas le phénomène. Le problème n'est naturellement pas uniquement français, il suffit de penser par exemple à Gerhard Schröder en Allemagne. L'exemplarité peut faire défaut et nécessiterait probablement un cadrage plus strict.

Simultanément, il est tout à fait acceptable que des personnalités politiques souhaitent soutenir un pays ou émettent un avis. Il est difficile de le leur interdire : cela fait partie du débat géopolitique normal. En revanche, des règles strictes sont souhaitables en matière d'interférences financières, même si celles-ci ne sont pas forcément faciles à détecter.

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L'objet de la commission n'est évidemment pas de mettre en cause le soutien à tel ou tel pays dans le débat public, mais bien de discerner ce qui relève de l'ingérence. En tant qu'expert, estimez-vous que le cadre actuel suffit ou pensez-vous que cette commission devrait se pencher sur un cadre plus strict ?

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Je pense qu'un cadre plus strict serait utile. Les éléments qui choquent porte sur les liens financiers mais il faut aussi s'interroger sur les liens entretenus avec certains pays. À ce titre la fréquence des contacts et des séjours doit être évoquée. La tolérance doit être plus faible, ce qui n'obère en rien la liberté d'expression : toute personne a le droit de dire pourquoi elle défend telle ou telle cause. Le Congrès américain est par exemple très attaché à la transparence des soutiens et des financements accordés à ses membres.

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Des obligations de transparence existent déjà, mais j'entends aisément l'exigence d'une plus grande transparence et d'une plus grande responsabilité, ce que les Anglo-Saxons qualifient d' accountability.

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Cet aspect doit être concilié avec le principe du respect de la vie privée.

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Nous ne remettons pas en cause les principes de liberté de conviction et de respect de la vie privée. Il est cependant important d'avoir un avis tranché, pour qu'une autorité compétente, notamment les services, nous assure que telle ou telle personne est clean.

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Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l'université Paris Cité

Cela est pratiqué pour d'autres responsables publics. Lorsque j'étais directeur de l'IRSEM, cela aurait posé un problème que j'aille dix fois par an en Russie.

La séance s'achève à vingt heures cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Ian Boucard, Mme Clara Chassaniol, Mme Caroline Colombier, M. Pierre-Henri Dumont, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Anne Genetet, Mme Constance Le Grip, Mme Anna Pic, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusés. – M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Hélène Laporte, M. Charles Sitzenstuhl.