J'ai en effet publié l'année dernière un ouvrage intitulé Guerres d'influence. Ce phénomène m'est en effet apparu lorsque j'étais directeur de l'IRSEM, mais aussi à l'occasion de mes différents travaux universitaires et de mes déplacements. Cette recherche n'est d'ailleurs pas terminée et j'ai également pu observer à la fois l'intérêt que ce livre avait suscité de la part d'entreprises et l'existence de zones de flou qui demeurent encore à défricher.
En matière d'influence, il faut savoir de quoi l'on parle, ce qui n'est pas évident. Il importe de se montrer vigilant sur les définitions retenues pour éviter un problème courant dans nos démocraties libérales parfois enclines à s'enthousiasmer pour un sujet à la mode sans l'avoir préalablement défini. Tel a été le cas par exemple de la notion de prospective, utilisée sans avoir été clairement explicité.
La vigilance doit également s'attacher aux différentes postures. De nombreuses puissances qui ne nous veulent pas toutes du bien développent des moyens considérables pour exercer leur influence. Pour autant, il ne faut pas sombrer dans une forme de frénésie ou de panique : l'influence est partie intégrante de la compétition internationale contemporaine. Aujourd'hui, la plupart des pays mettent en œuvre une stratégie d'influence, et cela ne doit pas vous conduire à sonner le tocsin.
À titre d'exemple, un rapport parlementaire britannique s'est penché il y a quelques années sur une supposée immixtion russe dans l'élection présidentielle américaine de 2015 et le référendum sur le Brexit, qui avait eu lieu la même année. Après avoir listé les actions entreprises par les Russes, la conclusion du rapport était frappée au coin du pragmatisme : qu'on le veuille ou non, il s'agit du monde tel qu'il est aujourd'hui et il faut accepter l'existence de ces stratégies.
Pour cerner la question de l'influence, on peut revenir aux grands auteurs de sciences politiques comme Joseph Nye, connu pour avoir conceptualisé la notion de soft power. Celui-ci peut ainsi se résumer à la question suivante : comment obtenir un changement de comportement chez d'autres personnes, qu'il s'agisse de décideurs, de leaders d'opinion ou des opinions publiques ? Le premier moyen est l'usage de la force, de la menace, de la contrainte physique. Le deuxième est la rémunération ou la promesse d'une récompense. Cette dernière peut être d'ordre financier, mais elle peut également être plus subtile, comme l'introduction dans des réseaux ou l'adoubement par des cercles. Le troisième est la conviction, à laquelle peut naturellement être associée une forme de séduction, en établissant une confiance, en donnant le sentiment d'une légitimité, au point même que l'interlocuteur pourrait penser que cela vient de lui : il s'agit là du soft power.
À la lecture de la nouvelle feuille de route de l'influence française et du discours du 9 novembre 2022 du président de la République sur le sujet, on peut discerner trois éléments différents. Le premier concerne l'influence telle que je viens de la décrire, qui a pour but de faire changer des comportements. Il peut s'agir d'obtenir un vote favorable dans une enceinte internationale, une autorisation de prise de participation, l'ouverture d'un espace aérien, bref, des actes concerts.
Un élément différent concerne le rayonnement auquel correspond peu ou prou, pour les anglophones, le nation branding, qui consiste à donner à un pays une image repérable et positive, c'est-à-dire le fait d'être reconnu comme porteur de valeurs positives ou d'opportunités professionnelles. On agit ici plus sur une image, une reconnaissance, une perception positive, ce qui n'est pas la même chose que de demander à quelqu'un un acte précis.
Enfin, il convient d'évoquer la contre-influence, soit la résistance aux fake news et à la déstabilisation. L'objectif est ici de faire prendre conscience à une population qu'elle est susceptible d'être manipulée. Il s'agit donc d'une sorte de résistance à l'immixtion extérieure. Dans la mise en pratique de ces trois politiques publiques, les acteurs seront différents selon les champs d'intervention.
Dans le monde, il est possible de distinguer trois grandes familles de pratiques très différentes. La première est une pratique démocratique et libérale, fondée sur le modèle américain tel qu'il est développé depuis 1945. Plus précisément, cela concerne l'exposition d'un modèle que l'on veut séduisant, aussi bien pour des élites dont on attend le soutien que pour une opinion publique qui sera davantage séduite par une culture populaire. Cela peut se traduire d'une part par la délivrance de bourses dans les universités ou d'invitations pour les leaders d'opinion – ce que les États-Unis pratiquent depuis très longtemps – et d'autre part par la diffusion d'un mode de vie ou d'une culture – que l'on pense simplement à l'émission de Voice of America Jazz Hour, très suivie de l'autre côté du rideau de fer. Cette alliance projette un modèle que l'on veut séduisant dans le but de le transformer en soutien politique. Le modèle américain a connu des réussites incontestables dans ce domaine. Dans les décennies d'après-guerre, on se souvient par exemple que des intellectuels comme Raymond Aron ou Arthur Koestler soutenaient les États-Unis. Dans les débats publics, on appelait à défendre ce modèle, quels que soient ses défauts, au nom de la démocratie.
Le deuxième modèle est celui des pays autoritaires : il ne cherche pas tant à convaincre qu'à faire douter les démocraties. En sciences politiques, il est alors question de sharp power : le couteau remué dans la plaie pour mettre en évidence les maux des sociétés démocratiques. L'objectif est déployé à travers des médias, en insistant sur les mauvaises nouvelles et les dysfonctionnements.
Dans mon ouvrage, j'évoque enfin une troisième catégorie : celle de la « croyance rémunérée », souvent issue des monarchies du Golfe. Elle joue sur une fibre très mobilisatrice, la religion, pour s'adresser à des communautés spécifiques au lieu d'une large opinion publique. Ce jeu est ensuite rendu possible par la rente pétrolière.
Quelle est la situation de l'Europe et de la France en particulier ? Pendant très longtemps, les Européens ne semblaient pas apprécier le terme d'influence, qui était associé à la propagande et apparaissait comme contraire aux valeurs démocratiques. Les États-Unis n'avaient pas ces pudeurs, estimant qu'il s'agissait d'information. L'Union européenne n'aimait pas non plus mettre en avant ses propres réalisations : d'une certaine manière, il n'était pas digne d'agir de la sorte en démocratie.
La France redécouvre depuis quelque temps la notion d'influence, mais elle me semble toujours affectée par un certain nombre de petits défauts. Le premier tient à la confusion entre l'influence et le rayonnement. Ensuite, nous avons parfois tendance à considérer en France que l'influence est une fin en soi. Or l'influence est en réalité un outil, un moyen d'obtenir quelque chose en faveur de nos intérêts. Il importe donc de définir au préalable nos intérêts et nos objectifs.
Il me semble également que, si nous comptons beaucoup sur notre culture et la francophonie, nous éprouvons des difficultés à politiser cette adhésion culturelle. À cet égard, la situation de la France est d'ailleurs assez comparable à celle du Japon : notre culture est appréciée, mais elle n'entraîne pas nécessairement le soutien de nos positions et de nos intérêts géopolitiques. Les États-Unis, eux, y parviennent, ainsi que la Russie. En 1997, lors du sommet de la francophonie à Hanoï, Jacques Chirac avait d'ailleurs lancé ce débat, en suggérant de transformer cette adhésion culturelle en une adhésion politique, dans une forme de club qui pense différemment.
En guise de conclusion, je souhaite évoquer différents sujets qui font l'objet d'offensives d'influence. Il s'agit tout d'abord des milieux de l'expertise et des réseaux professionnels, qui peuvent susciter des tentatives de recrutement, par exemple sur LinkedIn. Il existe par ailleurs des pressions sur le monde intellectuel, qu'il s'agisse des universités, des think tanks ou du monde de l'édition, lequel fait également l'objet de luttes d'influence. Ainsi, la Chine a fait pression avec succès sur des maisons d'édition universitaires prestigieuses comme Cambridge University Press pour que certaines publications soient retirées de leur catalogue.
La dépendance financière des établissements universitaires à l'égard des étudiants étrangers mérite également d'être surveillée. Ces étudiants sont en effet parfois pris en main par leur ambassade et finissent par exiger le retrait ou la modification de certains thèmes d'étude – ne plus parler de Taïwan comme d'un pays mais comme d'une province chinoise, par exemple.
Le public jeune, y compris adolescent, doit être pris en compte, tant il peut être la cible d'influenceurs ou de chaînes particulières comme AJ+. Ces actions ciblent les très jeunes personnes pour façonner leur état d'esprit et les rendre extrêmement critiques à l'égard de la démocratie. Certains pays autoritaires ont lancé de réelles offensives pour convaincre ce type de public.