Jeudi 19 janvier 2023
La séance est ouverte à 15 heures 05
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
Nous reprenons aujourd'hui nos travaux de la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France. M. Philippe de Ladoucette, vous avez présidé la commission de régulation de l'énergie (CRE) de 2006 à 2017. La CRE, créée en 2000, est une autorité administrative devenue indépendante et elle est née de l'ouverture des marchés de l'électricité et du gaz. Son rôle consiste à veiller au bon fonctionnement de ceux-ci, à garantir l'indépendance des gestionnaires des réseaux, à apporter son expertise, à participer aux instances de l'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER) et à entretenir un débat nourri avec les pouvoirs publics chargés de la politique énergétique. La CRE s'appuie sur deux organes indépendants : son collège, qui rend ses décisions en s'appuyant sur l'expertise de ses services, et son comité de règlement des différends et des sanctions (CoRDiS), car la concurrence est devenue une source de contentieux. La CRE, bien que peu connue du grand public, rend des décisions ou des avis dont les conséquences sont importantes, non seulement pour les entreprises productrices, consommatrices et distributrices, mais aussi pour les ménages et les collectivités publiques. En effet, l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH), les tarifs régulés ou réglementés, les charges de service public, les tarifs d'utilisation des réseaux et la manière dont les marchés réagissent constituent le cœur de l'activité de la CRE.
Pouvons-nous considérer que la CRE est garante de la souveraineté et de l'indépendance énergétique de la France ? Quelles ont été les évolutions les plus significatives de ce point de vue ? M. Lévy, ancien PDG d'EDF, a évoqué le « poison » que constituait l'ARENH pour EDF et M. Proglio n'était pas moins virulent sur ce sujet. Nous comptons sur vous, M. Philippe de Ladoucette, pour nous apporter votre éclairage, car vous avez présidé la CRE pendant onze années et vous avez produit un travail académique de qualité sur la régulation indépendante des marchés de l'énergie.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Philippe de Ladoucette prête serment.)
L'association française de droit de l'énergie (AFDEN) nous a quelque peu devancés, car elle avait prévu d'organiser, avant la fin de l'été 2022, son colloque annuel sur le thème de la souveraineté énergétique. Il en est ressorti que ce sujet n'avait pas beaucoup de sens dans le contexte dans lequel nous nous trouvions et que la souveraineté ne pouvait se traduire qu'en termes de sécurité d'approvisionnement. Par ailleurs, la souveraineté, si elle peut exister, ne peut être qu'européenne.
En effet, l'ouverture des marchés de l'énergie en Europe, c'est-à-dire de l'électricité puis du gaz, avec respectivement la directive de 1996 transposée par la loi de 2000 et la directive de 1998 transposée par la loi de 2003, s'est fondée essentiellement sur l'approche juridique, d'abord au travers de l'Acte unique européen, et, ensuite, au travers du droit de la concurrence. Pour rappel, la Commission européenne dispose d'une compétence partagée avec les états dans le domaine de l'énergie depuis le traité de Lisbonne de 2008.
La France s'est considérablement battue, avant la première directive de 1996, contre l'idée même de l'ouverture des marchés. En effet, les parlementaires étaient opposés au principe d'ouverture à la concurrence du marché de l'électricité, puis de celui du gaz. Cette position s'explique par la volonté de la Commission européenne de présenter un modèle allant à l'encontre du système tel qu'il existait en France. En 1995, EDF avait effectivement atteint un niveau de production qui lui permettait de revendre de l'électricité en Europe en quantité importante et de racheter des entreprises dans différents pays, et la réciprocité n'était pas vérifiée. De nombreux colloques européens organisés entre les années 1995 et 2000 traduisaient une forme d'agacement vis-à-vis de ce phénomène, notamment car il était impossible de pénétrer le marché français. Il n'existait, par conséquent, pas d'équivalence entre la France et le reste des pays d'Europe.
La première directive de 1996 s'est traduite tardivement dans la loi en 2000 et, à partir de ce moment, on ne peut pas dire que l'exécutif français a consenti d'importants efforts à la mise en œuvre de cette directive qu'il avait approuvée. Au début, Tout se passait à peu près bien. Jusqu'en 2005, les prix étaient très bas sur le marché de gros et le tarif réglementé était largement supérieur au coût des énergies fossiles, et les entreprises voulaient aller sur le marché. La situation s'est modifiée en 2004, car une hausse considérable des prix est survenue. À cette époque, le Parlement avait pris l'initiative de créer le Tarif réglementé et transitoire d'ajustement au marché (TaRTAM) sans concertation avec la Commission européenne, qui allait d'ailleurs ouvrir un contentieux vis-à-vis de la France sur les tarifs réglementés vert et jaune. L'ensemble des évènements compris entre 2005 et 2006 a conduit l'exécutif à mettre en place la « commission Champsaur », qui devait réfléchir à la manière de répondre à cette situation, car les conséquences d'une condamnation par la Commission européenne auraient été non négligeables pour EDF, éventuellement sur sa structure même. Par ailleurs, l'ARENH n'est pas une initiative bruxelloise, mais il découle des travaux de cette commission constituée de deux parlementaires et de trois économistes.
À partir de ce moment, nous avons commencé à réfléchir au contenu de l'ARENH, qui est une initiative française discutée au sein du Parlement, et à sa méthode de calcul. François Fillon, qui était alors Premier ministre, avait entamé des réflexions avec les commissaires européens à l'énergie et à la concurrence sur certaines actions capables de stopper la procédure. Dans un échange de lettres du 15 septembre 2009, la Commission européenne estimait que, si les éléments indiqués étaient rapidement mis en œuvre, la procédure en cours prendrait fin : la procédure s'est officiellement arrêtée en 2012. Ensuite, l'ouverture à la concurrence s'est déroulée progressivement, c'est-à-dire à partir de 1999 pour les grosses entreprises, à partir de 2004 pour les petites et moyennes entreprises et à partir du 1er juillet 2007 pour l'ensemble des consommateurs domestiques. Les résultats étaient faibles, quelque 870 000 consommateurs s'étant orientés vers le marché dans le domaine de l'électricité.
La problématique était relativement différente pour le sujet du gaz. En effet, EDF occupe une place particulière dans le monde de l'énergie européen. J'ai souvent répété que l'exécutif n'avait pas joué franc jeu pour l'ouverture du marché à cette époque alors que nous demandions simplement que la loi soit respectée et que les tarifs couvrent les coûts. Or les propositions tarifaires du Gouvernement, après avis de la CRE, étaient très couramment inférieures à la réalité de la couverture des coûts. De plus, les fournisseurs alternatifs attaquaient les arrêtés devant le Conseil d'État qui, en général, les a cassés. Il a ensuite fallu mener un travail de régulation juridique par le Conseil d'État afin de parvenir à proposer des évolutions tarifaires correspondant à la loi.
Par ailleurs, le principe de la couverture des coûts, qui était celui des tarifs réglementés, en vigueur jusqu'à l'existence de l'ARENH a été modifié par un amendement parlementaire, qui supprimait ce principe de la couverture complète des coûts comptables. La loi de nouvelle organisation du marché de l'électricité (NOME) ne reprenait que le principe de la « prise en compte » des coûts. J'avais alors demandé quel était le sens réel de cet amendement et il m'avait été répondu qu'il était prévu de prendre en compte les coûts, mais dans leur totalité. Nous voulions alors maîtriser l'évolution des tarifs réglementés, dans un contexte de prix élevés. À cette époque, il existait un risque vis-à-vis de la situation de gestion de l'endettement d'EDF, dans la mesure où les tarifs ne couvriraient plus les coûts.
La loi prévoyait qu'à l'issue de trois ans après la promulgation de celle-ci, un décret définirait la méthode de calcul employée par la CRE pour les évolutions annuelles de l'ARENH. Ce décret n'est finalement jamais passé devant le Conseil d'État alors que la CRE avait remis un avis positif sur le projet de décret du 21 juillet 2014. La procédure s'est arrêtée à stade. Entre 2012 et l'évolution récente du prix de l'ARENH, nous n'avons pas enregistré de modification de ce dernier. Cette situation explique le nombre de questions envoyées par la Commission européenne en lien avec ce projet de décret. Il a été très souvent difficile de répondre à celles-ci et, à ce moment-là, les prix de gros du marché de l'électricité étaient tombés, ce qui amoindrissait l'intérêt du prix de l'ARENH. Les négociations ont ensuite pris fin en 2015. Je suppose d'ailleurs que le sujet de la nouvelle régulation du nucléaire suscite les mêmes questions de la part de la Commission européenne et il est probable que l'exécutif rencontre les mêmes problèmes pour y répondre.
Je vous remercie de ces propos particulièrement factuels. J'aimerais maintenant que vous nous décriviez, à la lumière de votre mandat et de la situation actuelle, les principaux objectifs de la loi NOME et les résultats atteints ainsi que ceux qui ne l'ont pas été.
La loi devait permettre aux fournisseurs alternatifs d'électricité d'EDF de se trouver dans des conditions de concurrence équivalentes afin de constituer un prix qui serait le reflet des conditions connues par les entreprises alternatives. En synthèse, la loi visait le développement de la concurrence sur un marché qui était alors relativement peu ouvert.
Dans sa lettre du 15 septembre 2009, le Premier ministre indiquait la chose suivante : « […] il s'agit de donner aux fournisseurs alternatifs un droit d'accès à la production électrique de base d'EDF (ci-après "accès régulé à la base"), aux conditions économiques du parc nucléaire historique, en fonction de leur portefeuille prévisionnel de clients en France, dans des conditions équivalentes à celles dont dispose EDF. […] S'agissant d'une régulation asymétrique d'un acteur dominant, le dispositif d'accès à la base régulée aurait vocation à être proportionné à l'objectif de développement de la concurrence, c'est-à-dire à traiter uniquement l'avantage incomparable dont bénéficie l'opérateur dominant. Dans cette perspective, le dispositif doit être globalement plafonné ». Il a été plafonné à 100 TWh, la commission européenne, dans l'échange de lettres avec le Premier ministre, évoquant un plafonnement au moins égal à 100 TWh.
Cette ouverture des marchés n'a pas démarré facilement, car elle pouvait intervenir uniquement si les tarifs étaient contestables, le Parlement ayant demandé un temps de latence pour ce faire. La loi prévoyait qu'à partir du 1er janvier 2016, la CRE prendrait la responsabilité d'adresser la proposition d'évolution tarifaire. Ensuite, le Gouvernement disposait d'un délai de deux mois pour s'y opposer. Le développement de la concurrence était extrêmement lent pendant le déroulement de cette procédure. Concrètement, des retards sur les tarifs entre 2011 et 2015 ont eu lieu, car les gouvernements n'étaient pas enclins à faire passer des évolutions tarifaires trop importantes, notamment pour les consommateurs domestiques.
Par ailleurs, un accord avait été passé entre les fournisseurs alternatifs et le ministre chargé de l'énergie. Il prévoyait l'application de trois évolutions tarifaires en trois ans pour rééquilibrer les tarifs réglementés vis-à-vis de la réalité des coûts.
La troisième évolution n'a pas abouti, car Madame Royal estimait qu'il était préférable, du moins du point de vue politique, de passer directement à un système d'empilement des tarifs, qui amenait une augmentation moindre. Par conséquent, la mécanique concurrentielle a vraiment débuté à partir de 2015.
Nous pouvons reconnaître qu'aujourd'hui, le marché est ouvert. Par ailleurs, certains débats assez divergents avaient lieu au sujet de la courbe d'endettement d'EDF de 2011 à 2025 et le mode de calcul entre, d'un côté, les interlocuteurs d'EDF et, de l'autre, la CRE et les économistes. Jean-Bernard Lévy s'était présenté devant la CRE et il avait expliqué qu'EDF rencontrait un problème de financement de ses besoins d'investissements au regard du prix de l'ARENH. Par exemple, un point de désaccord portait sur le niveau des tarifs d'utilisation des réseaux de transport et de distribution, à savoir le TURPE. Concrètement, M. Lévy avait besoin que ce niveau soit suffisamment élevé pour qu'un dividende puisse être payé à la maison mère. Nous avions eu un réel différend sur le sujet, tant avec la ministre, qu'avec EDF et ERDF. Cette situation a finalement abouti devant le Conseil d'État, qui nous a donné raison à 98 %.
En conclusion, la problématique de l'ARENH avait répondu à une grande partie des objectifs fixés initialement. J'ai par ailleurs été quelque peu surpris par le discours des uns et des autres sur le « poison » de l'ARENH pour EDF, qui fait face à un faisceau de problématiques. L'ARENH n'était cependant pas déployé pour aider EDF puisqu'il allait entraîner une perte de clients. Toutefois, il était nécessaire, dès l'année 1996, de réfléchir à la manière dont EDF allait répondre à la problématique de la concurrence et des investissements. Une partie de ces sujets ont été résolus par la remontée des prix de l'électricité lors des quatre premières années suivant la première directive. En tant que citoyen plutôt que régulateur, j'estime qu'EDF aurait dû réformer son système de fonctionnement dès les premières années pour s'adapter à une situation de concurrence. Pour ce faire, l'exécutif aurait cependant peut-être dû laisser EDF travailler plus librement.
Je comprends que les calculs de la CRE, qui concordait avec ceux de la direction générale de l'énergie de l'époque, aboutissaient à la conclusion que le tarif fixé de l'ARENH permettait à EDF de supporter le coût de maintenance et de renouvellement de son parc.
Certes, mais le prix ne s'élevait pas à 42 euros, car il évoluait plutôt entre 36 euros et 39 euros.
De plus, l'ancien directeur général de l'énergie a indiqué que l'écart entre 40 euros et 42 euros pouvait être comblé par les coûts afférents aux travaux post-Fukushima.
Ce calcul manquait de structure lorsque l'exécutif nous l'a présenté. Cependant, nous n'avions pas remis d'avis négatif à cette époque, même si les débats étaient très vifs au sein du collège qui a seulement pris acte. Nous étions profondément convaincus que le tarif de 42 euros ne se justifiait pas, mais nous ne voulions pas être accusés de favoriser une situation de risque au niveau du nucléaire. Si le prix de l'ARENH avait évolué annuellement, les investissements consentis dans ce domaine, qui ont ensuite pris le nom de grand carénage, auraient parfaitement pu entrer dans ce tarif.
Les anciens responsables d'EDF nous ont dit que la quasi-totalité des difficultés de l'entreprise était due à l'ARENH, tandis que les syndicats du CSE d'EDF ont indiqué qu'un tiers de l'endettement d'EDF était justifié par l'ARENH. En revanche, vous soutenez que l'ARENH n'a pas été un facteur d'affaiblissement de l'entreprise. J'en déduis qu'elle s'est affaiblie à cause de ses propres décisions, qui étaient toutefois prises sous contrainte des consignes de l'exécutif.
Vous pouvez effectivement le formuler de la sorte. Par ailleurs, l'introduction de la prise en compte des coûts dans la loi NOME, et non de la couverture complète des coûts, pouvait poser un problème sur la couverture sèche des coûts d'EDF.
Ce problème était seulement théorique, car d'après vos calculs, le tarif de l'ARENH excédait cette couverture.
Lorsque nous avions réalisé les calculs, nous n'avions pas tenu compte du principe de la non-couverture totale des coûts comptables d'EDF, car la loi n'était pas encore votée.
Vous semblez vous satisfaire du marché européen tel qu'il a été conçu ainsi que de sa mise en œuvre, même si vous l'avez longtemps jugée tardive et incomplète. Les trois arguments qui ont présidé à l'ouverture à la concurrence et à la mise en place d'un marché européen de l'énergie étaient les suivants : la baisse des prix ; la capacité de préserver, maintenir et renouveler le parc nucléaire historique ; le développement des énergies renouvelables. Cependant, nous n'avons pas l'impression que les objectifs ont été particulièrement atteints.
Dès lors, nous nous demandons pour quelle raison un marché a été ouvert à la concurrence pour un bien qui n'est pas une marchandise comme une autre. En outre, cette évolution est intervenue dans un pays qui fabriquait plus de 75 % de son énergie à partir de production décarbonée nucléaire et qui disposait d'une production hydraulique.
La France n'a jamais voulu s'inscrire dans cette dynamique, contrairement aux autres pays, qui ont été suivis par la Commission européenne. Dès lors, la baisse des prix a été mise en œuvre à destination du consommateur européen, qui s'est vérifiée, plutôt que du consommateur français. Il était évident qu'en installant un marché physique, par les interconnexions, entre différentes places de production, la moyenne des prix allait remonter. Concrètement, le prix moyen global serait forcément favorable à certains et défavorable à d'autres. Il est cependant arrivé que les prix négatifs, résultant de la production issue des énergies renouvelables en Europe, fassent baisser le prix moyen en France, le prix de marché de gros ayant été très bas, de l‘ordre de 30 euros, en 2012, 2013 et 2017. Toutefois, le consommateur, soumis au tarif réglementé, n'en voyait pas réellement les conséquences.
Lorsque les interconnexions ne sont pas saturées, les prix convergent complètement. Cependant, en cette situation de baisse de la production nucléaire, les prix français sont plus élevés que les prix allemands, belges ou luxembourgeois. Si nous parvenons à équilibrer l'exportation et l'importation, nous bénéficions alors de prix équivalents. Dans ce domaine, il est donc difficile d'identifier une vérité absolue. Lors de mon parcours, j'ai d'ailleurs appris à ne pas établir de prévisions dans le domaine de l'énergie et à éviter les propos expéditifs.
Vous expliquez que la France était opposée à l'ouverture à la concurrence, mais vous sembliez plutôt favorable à celle-ci en 2017. En effet, vous avez dit, en 2017, que la France avait un problème avec la concurrence et vous semblez regretter que l'ouverture des marchés à la concurrence n'ait pas été plus importante. Dès lors, j'aimerais savoir si vous pensez que l'ouverture à la concurrence a pu nuire aux intérêts énergétiques et nationaux français ou si vous avez plutôt l'impression que les raisons de l'affaiblissement de notre système énergétique ne sont pas à chercher dans l'ouverture du marché à la concurrence.
J'ai effectué cette déclaration au moment de mon départ et nous n'avions pas tous la même position au sein du collège de la CRE. Pour respecter les sensibilités de tous, je n'exprimais pas toujours mon point de vue individuel. À titre personnel, j'étais totalement favorable à l'ouverture du marché et, ayant dirigé un monopole, je ne suis pas convaincu que ce modèle est d'une efficacité totale en termes économiques, même si je ne nie pas les problèmes qui ont pu être rencontrés en France. J'ai toujours pensé que l'idée d'un marché européen représentait une solution positive, car je fais partie de cette génération qui reconnaît une véritable valeur à l'Europe. La CECA était d'ailleurs une initiative française. Actuellement, le marché fonctionne très bien, même si les résultats peuvent être désagréables. Avant la guerre en Ukraine, divers évènements avaient d'ailleurs déjà pesé sur les prix de l'énergie – non-disponibilité de certains réacteurs nucléaires, demande de gaz de la Chine, baisse de l'hydraulicité en Norvège, etc. – et le marché de l'énergie n'est pas plus obsolète aujourd'hui qu'il ne l'était à l'époque.
Plusieurs spécialistes de l'électricité et l'achat de l'énergie se sont toujours opposés à la mise en place d'un marché de gros de l'électricité, car il pose d'importants problèmes, notamment aux grandes entreprises françaises. Certaines personnes soutiennent des arguments opposés à l'existence d'un tel marché : pour ma part, j'y étais favorable et je trouvais dommage que ce que nous avions signé ne fût pas respecté.
Plusieurs déclarations contradictoires sont intervenues au sujet des flux électriques et financiers. Dès lors, pouvez-vous nous réexpliquer comment a été pensé le marché d'échange de l'électricité au niveau européen et vous semble-t-il possible d'en sortir ? Plus précisément, est-il possible de sortir du dispositif d'échanges économiques sans nuire à la capacité de superviser les échanges sur l'ensemble du réseau européen ? Comment abordez-vous les critiques lancées contre le marché européen de l'énergie ainsi que les souhaits et déclarations qui assurent qu'il est possible d'en sortir sans déséquilibrer l'offre et la demande au niveau européen ?
La question est complexe, car il existe une différenciation entre les échanges physiques sur les réseaux et les échanges commerciaux. En effet, les électrons ne se transportent pas selon une ligne droite, mais ils se dirigent vers la moindre résistance sur les réseaux. De plus, pour se déplacer d'un endroit à l'autre, les électrons transiteront par différents pays. Cette trajectoire ne correspond donc pas à l'échange commercial, qui répond à des prévisions réalisées à vingt-quatre heures et qui fonctionne principalement grâce à deux bourses de l'électricité, à savoir Epex Spot et Nord Pool Spot. Les offres et les demandes s'équilibrent sur ces deux marchés et, d'ailleurs, EDF en profite très largement et bénéficie des prix du marché. L'ensemble de ce fonctionnement est bâti sur des règlements juridiques. Il n'est donc pas possible de décider sur le seul plan politique d'opérer de manière différente. Par ailleurs, RTE pourra toujours réaliser l'équilibre entre offre et demande, même si nous ne savons pas si nous trouverons toujours des vendeurs lorsque nous en aurons besoin. En effet, dans des moments de tension couplés à des moments de pointe, nous devons faire appel à nos voisins pour importer de l'électricité. Pour rappel, nous avions connu une période de grand froid en février 2012 et nous avions eu besoin des autres pays afin d'éviter un potentiel black-out. Il est maintenant très facile de dire que nous souhaitons sortir de ce marché, car il ne nous est pas favorable.
Des discussions entre l'exécutif français et la Commission européenne portent aussi sur l'introduction d'une notion qui reviendrait à dire que nous n'avons pas à payer une électricité carbonée alors que nous produisons de l'électricité décarbonée. Ce concept n'existait pas par le passé et il n'avait jamais été évoqué à l'époque, car l'idée de transition énergétique est arrivée plus tard. En effet, ce sujet a pris de l'ampleur grâce au Grenelle de l'environnement et aux promesses formulées par la France sur les objectifs fixés à horizon 2020. La CRE n'avait cependant pas de responsabilités sur le mix énergétique et elle ne participait, dans le domaine des énergies renouvelables, qu'au calcul de la contribution au service public de l'électricité (CSPE), à l'organisation des appels d'offres voulus par le gouvernement et à la remise d'un avis sur les tarifs de rachat proposés par celui-ci. La CRE a d'ailleurs souvent donné des avis négatifs sur les propositions tarifaires de rachats. Elle avait alerté sur la possibilité de crise qui s'est produite en 2010 sur le photovoltaïque. Ensuite, la part de la CRE dans la transition énergétique s'est modifiée après mon départ, car celle-ci effectuait de la sous-traitance pour le gouvernement. Il me semblait cependant que nous n'avions pas les moyens de mener l'ensemble de ces travaux à ce moment.
Vous avez dit que vous teniez compte des coûts d'investissements pour l'entreprise EDF dans le prix que vous aviez défini. Cependant, ceux-ci n'ont pas été pris en compte dans le cadre de la loi NOME. Dans le montant de 39 euros que vous avez évoqué, les coûts d'investissements étaient-ils inclus ?
Ils étaient effectivement compris dans ce tarif. Nous avions alors expliqué que le coût de production du parc nucléaire historique se divisait selon les postes suivants : les charges d'exploitation à couvrir chaque année ; les investissements de maintien en condition opérationnelle et d'allongement de la durée d'exploitation ouverts dès qu'ils sont consentis chaque année; les capitaux investis par le passé et encore immobilisés qu'il s'agirait de rembourser et de rémunérer avant 2025, année correspondant au 40ème anniversaire du parc ; les provisions pour les charges fixes de long terme. Cette dernière composante pouvait être répercutée dans l'ARENH par les annuités qui peuvent être réparties de différentes manières entre 2011 et 2025. Les capitaux investis par le passé, c'est-à-dire la base d'actifs à rembourser et à rémunérer, comprendraient quant à eux le coût de construction du parc et la valeur nette comptable de celui-ci. Pour information, l'investissement qui n'était pas encore amorti s'élevait à 15 milliards d'euros à l'époque. La Cour des comptes avait obtenu des résultats différents, car elle envisageait le coût du nucléaire comme il pourrait être aujourd'hui. En revanche, nous avions pris en compte la valeur comptable de l'investissement amorti. De plus, les provisions pour les charges fixes de long terme appelaient à la constitution d'un portefeuille d'actifs pour 18 milliards d'euros en 2011 concernant les démantèlements.
En définitive, dans la logique de couverture de l'ensemble des coûts sur la période de régulation jusqu'en 2025, il paraissait raisonnable que le prix de l'ARENH permette de rembourser d'ici 2025 les quinze quarantièmes du montant approvisionné, soit 7 milliards d'euros. Avec des hypothèses prudentes, le prix pourrait ressortir à 39 euros sur la période de régulation. En 2011, le tarif se décomposait entre 25 euros pour les charges opérationnelles, 8 euros pour les investissements futurs et 6 euros pour le remboursement du capital immobilisé par le passé. Compte tenu de la méthode proposée par construction en fin de durée de vie du parc nucléaire, la dette afférente aux investissements passés et à ceux consentis d'ici 2025 devrait être résorbée. De même, les intérêts devraient être payés et les fonds propres remboursés et rémunérés.
Je comprends de votre discours que Madame Ségolène Royal a proposé un empilement de tarifs.
La loi NOME prévoyait de passer, au plus tard au 1er janvier 2016, à un nouveau système de calcul des tarifs réglementés, basé sur un empilement. Celui-ci comprenait le prix de l'ARENH, 20 % de complément sur le marché, les frais de commercialisation et le TURPE. Ségolène Royal n'a pas inventé ce système, mais elle a anticipé cette mesure à la fin de l'année 2014, car il amenait une évolution tarifaire moindre que celle qui aurait été appliquée si la méthode de calcul précédente des tarifs réglementés avait été retenue.
J'ai demandé au PDG de TotalEnergies quelle aurait été sa position s'il existait un ARENH sur les carburants. Il a répondu qu'il avait proposé un ticket sur l'investissement au gouvernement.
Lorsque j'occupais mes fonctions à la CRE, Total n'avait pas encore racheté Direct Energie et je pense que cette proposition est intervenue après mon départ.
Les positions sur l'appréciation de la nocivité de l'AREN divergent selon les personnes auditionnées. Il me semble que, pour que le dispositif soit vertueux, il aurait été judicieux d'indexer le prix de l'ARENH sur l'inflation. Cependant, certaines personnes nous ont indiqué que cette question n'avait pas réellement été abordée à l'époque. Vous avez pourtant souligné qu'un décret devait permettre de réfléchir à nouveau sur la question du prix. Par ailleurs, comment expliquez-vous que nous n'ayons pas réussi à convaincre la Commission européenne de se pencher a minima sur la question de l'inflation ?
En outre, l'asymétrie du dispositif pose certaines questions. Pensez-vous que cette dimension aurait dû être prévue afin de ne pas connaître les difficultés rencontrées aujourd'hui ? Enfin, vous avez indiqué que les 100 térawattheures représentaient un plancher plutôt qu'un plafond. Visiblement, il n'a pas été question du prorata de la production nucléaire en France. En effet, lorsque la production s'élève à 400 térawattheures, il est nécessaire de céder un quart de la production. Cependant, lorsque la production s'élève à 250 ou 300 térawattheures, estimez-vous raisonnable d'en céder une centaine, voire 120 ?
Si les différents éléments étaient levés, nous pourrions entendre qu'il devenait nécessaire d'instaurer un équilibre qui permettrait aux fournisseurs alternatifs d'évoluer dans des conditions de concurrence correctes. Celles-ci devaient leur permettre de vendre de l'électricité à leurs clients à des prix concurrentiels et de bénéficier d'une santé financière suffisante pour développer des outils de production. Je me demande si tout le monde envisageait que les outils de production soient également développés par les fournisseurs alternatifs ou si ce sujet n'a pas été évoqué. Prochainement, nous allons devoir nous pencher sur le renouvellement de l'ARENH. En regard du prix des énergies renouvelables (ENR), le dispositif de l'ARENH, avec un rehaussement du tarif à hauteur de 50 euros environ, est-il encore utile alors que les fournisseurs alternatifs auront la possibilité de se fournir auprès de fournisseurs d'énergies renouvelables à des prix totalement similaires ?
Par ailleurs, je n'ai pas réellement compris pour quelle raison la France s'est tournée vers ce dispositif alors que la Commission européenne ne l'a pas imposé.
Enfin, lorsque les discussions se sont tenues autour des directives concessions de la Commission européenne, l'Allemagne s'est battue pour que l'eau bénéficie d'un régime dérogatoire. Cependant, nous ne nous sommes pas mobilisés sur la question des concessions hydro-électriques, qui auraient certainement pu également bénéficier de cette dérogation dans l'annexe.
La France s'est engagée dans cette voie alors que d'autres options pouvaient être retenues, mais elles avaient été écartées. Pour rappel, les parlementaires ont voté la loi, car le projet avait été proposé par le Gouvernement et largement amendé par le Parlement. Il revenait donc à celui-ci d'ajouter des éléments supplémentaires, potentiellement sur le sujet de l'inflation. Cependant, celui-ci n'était pas central à cette époque, car l'inflation n'atteignait pas des niveaux extraordinaires. De plus, l'idée de la révision annuelle de l'ARENH faisait partie de la loi elle-même. En effet, trois ans après sa promulgation, un décret devait définir les éléments de calcul afin de déterminer le prix de l'ARENH. Celui-ci devait faire l'objet d'une proposition de la CRE à l'exécutif et le contenu de ce décret est mentionné dans la délibération de la CRE du 21 juillet 2014, mais il a ensuite disparu. L'absence de la revalorisation annuelle du prix de l'ARENH a finalement engendré un problème relativement important pour EDF à partir du moment où les prix sur le marché de gros ont augmenté. Par conséquent, cette question relève plutôt de l'exécutif et de la Commission européenne.
À l'époque des négociations relatives à la loi NOME, une réflexion avait porté sur l'introduction de l'hydraulicité dans le dispositif. Celle-ci n'avait été jugée utile, car les barrages allaient être ouverts à la concurrence. Le sujet de l'eau fait d'ailleurs encore l'objet de difficultés de compréhension entre l'exécutif français et la Commission européenne.
Par ailleurs, il est probable que, si nous avions imaginé, ce qui n'avait pas été le cas, peut-être par manque d'anticipation, une baisse considérable de la production nucléaire, nous aurions pu introduire une mesure de proportionnalité à la production dans la loi. À cette époque, EDF ne rencontrait aucun problème de production nucléaire et exportait largement de l'électricité, raison pour laquelle la proportionnalité n'avait pas été envisagée à l'époque.
Pour quelle raison n'arrivions-nous pas à nous faire entendre auprès de la Commission européenne sur ce sujet ? D'ailleurs, nous n'y parvenons pas davantage aujourd'hui. En effet, la CRE a validé une proposition de revalorisation entre 49 euros et 50 euros, mais les discussions n'aboutissent pas.
Dans le cadre des discussions de la loi NOME, l'introduction des deux productions de base, à savoir le nucléaire et l'hydraulique, avait été envisagée. Cependant, l'hydraulique a été abandonné, car il avait été intégré à un autre dispositif, très nocif à mes yeux. J'avais plutôt l'impression que les discussions sur l'ARENH étaient quant à elles soumises à une volonté forte qu'elles aboutissent. D'ailleurs, j'ai le sentiment, comme d'autres, que la conclusion sur l'ARENH est intervenue au détriment du sujet des concessions hydro-électriques.
Il m'est difficile de vous répondre sur ce sujet, car je ne faisais pas partie des échanges directs entre le cabinet du Premier ministre et la Commission européenne. Dès lors, je ne peux ni confirmer ni démentir vos propos et je m'appuie uniquement sur les échanges écrits entre les deux parties.
Vous avez notifié que la loi prévoyait qu'un décret paraisse trois années après la promulgation de la loi. Dès lors, quel rôle la CRE devait-elle jouer en 2014 lorsque ce décret n'a pas vu pas le jour ?
La CRE ne jouait aucun rôle de ce point de vue. En effet, sa mission porte sur les conditions techniques du fonctionnement de l'ARENH, et non sur l'évolution de son prix, le décret prévu n'ayant pas été pris.
Quel intérêt un nouvel ARENH ou un nouveau dispositif présente-t-il au moment où le prix des énergies renouvelables est identique au prix de l'électricité issue du nucléaire ?
Cette question devrait plutôt être posée aux fournisseurs alternatifs. Toutefois, la production des énergies renouvelables est, par définition, fluctuante.
Je me demande si la CRE a le pouvoir de rappeler à l'État que cette actualisation est obligatoire si nous souhaitons que le producteur ne soit pas déséquilibré.
Nous avons souvent posé cette question à l'exécutif et à l'administration entre le 21 juillet 2014 et les deux ans et demi qui ont suivi. Ensuite, les discussions se sont taries et nous n'avions pas le pouvoir d'interpeller le Gouvernement. Vous pourrez cependant poser cette question à Mme Royal.
La CRE joue donc un rôle sur le marché, qui est défini par deux composantes, à savoir le volume et la répartition de ce volume. Dès lors, meniez-vous un travail prospectif sur le sujet du volume ? En effet, nous constatons que le sujet de la projection dans le temps de l'évolution du marché est assez instable. Autrement dit, quel regard la CRE portait-elle entre 2006 et 2017 sur les différents scénarios relatifs à l'évolution du volume du marché ?
Nous nous fondions uniquement sur l'expertise de RTE, qui disposait de la compétence d'établir les scénarios en fonction des différentes évolutions. Entre 2006 et 2017, ceux-ci pouvaient évidemment se modifier selon les décisions politiques prises relativement au développement des énergies renouvelables et à la part du nucléaire dans le mix énergétique. La PPE, qui est sortie en 2015, prévoyait la réduction du nucléaire à 50 % à horizon 2025, alors que tout le monde savait que cette mesure était irréalisable. Dès lors, il était difficile pour RTE d'établir des scénarios au regard d'une situation si fluctuante. La CRE n'avait quant à elle pas d'expertise particulière dans ce domaine.
Jusqu'en 2016, nous nous sommes posé la question de la prise en compte de la prolongation des centrales nucléaires jusqu'à 40 ans ou 60 ans. Le président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) nous avait alors expliqué qu'il était prématuré d'imaginer de tels scénarios avant de mener les examens de la situation des centrales en 2018 et 2019. Nous avions cependant toujours su que des problèmes de renouvellement se poseraient entre 2000 et 2025. Toutefois, seule l'ASN avait un pouvoir sur le prolongement des centrales. Par ailleurs, les obligations prescrites par l'ASN aux exploitants de centrales nucléaires, à savoir EDF, sont très différentes de celles qui ont cours aux États-Unis. En effet, les Américains se demandent uniquement si le réacteur correspond à la situation de sécurité qui était celle lors de sa mise en fonctionnement. La France estime quant à elle qu'il est nécessaire d'adapter la situation de sécurité à toutes les nouvelles conditions, comme celles qui ont été édictées après l'accident de Fukushima.
Le tarif fixe de rachat des produits des énergies intermittentes constitue une autre contrainte atypique du marché de l'énergie. Quel regard portez-vous sur l'évolution de ce sujet dans le temps ? Certains se satisfont que ce tarif fixe bénéficie à l'État, tandis que d'autres s'en gaussent. Ce tarif fixe est en effet supérieur à ce que les producteurs identifient comme le coût de production de cette énergie. Ce tarif peut aussi apparaître problématique lorsqu'il génère sur le marché des prix négatifs et constituer une dimension déterminante du réseau européen. En définitive, les prix fixes mettent à mal l'idée même d'un marché.
Je suis plutôt d'accord avec vous. Cependant, il n'a pas existé de réelle coordination entre la direction générale de l'énergie et la direction générale du climat en 2009, c'est-à-dire lorsque le grand plan européen sur le climat a été lancé. Les promoteurs du plan climat avaient alors effectué une présentation devant les régulateurs de l'énergie et le système était en cours de mise en œuvre. Le premier système, qui dépendait d'un interventionnisme étatique, a rencontré le second, quant à lui basé sur la logique de marché.
Nous finissons de payer aujourd'hui les prix fixés dans les années 2006 à 2009 pour le photovoltaïque. En effet, le prix arrêté avait été fixé aux alentours de 580 euros par mégawattheure alors que le prix moyen du marché évoluait vers 50 euros en moyenne. Cette mesure correspondait à une volonté politique de développer les énergies renouvelables et un pari avait donc été lancé sur l'évolution des prix de gros : il s'est réalisé aujourd'hui, mais il n'avait pas cours dans le début des années 2010. Pour cette raison, la CRE était plus favorable aux appels d'offres qu'aux prix de marché garantis. Je pense d'ailleurs que ceux-ci devraient disparaître progressivement.
Il est aussi nécessaire de prendre en compte la difficulté posée par le moyen de financer le nouveau nucléaire.
Ce sujet est tout à fait différent. En effet, je pense profondément que le nouveau nucléaire n'est pas compatible avec le marché. Concrètement, aucun privé n'investira dans des projets aussi lourds, longs et risqués. Il est donc nécessaire de mettre en place un système proche de celui retenu pour la centrale nucléaire d'Hinkley Point en Angleterre, pour laquelle la Commission européenne a accordé une dérogation. Il s'agit effectivement de la seule manière de développer le nucléaire en restant dans un système européen.
À première vue, le gaz semble être une marchandise ou un produit assez différent de l'électricité, car il peut être stocké à une échelle qui permet de structurer un marché. J'aimerais donc savoir quel était le regard que vous portiez à l'époque sur les capacités de stockage françaises et européennes. En effet, il me semble que le déséquilibre en la matière exerce une influence dans l'explosion du prix du marché du gaz.
La France avait des capacités de stockage dont ne disposaient pas d'autres pays. Pour rappel, les prix du gaz évoluaient selon le gré à gré et une régulation est intervenue à partir de 2017. En outre, le remplissage des stocks s'est très bien déroulé pendant la crise et le travail effectué par les réseaux ainsi que le gestionnaire de stockage a été excellent. Une question portait cependant sur le mode de stockage, c'est-à-dire à un niveau national ou européen. Finalement, nous avons maintenu un équilibre national pour le stockage et les terminaux méthaniers ont été grandement développés. La baisse du prix du gaz avait rendu les investissements plus difficiles et les terminaux méthaniers construits en dernier, comme celui de Dunkerque, étaient extrêmement peu utilisés. Un commissaire à l'énergie avait d'ailleurs indiqué que le marché nécessitait de surinvestir dans les infrastructures afin de disposer d'une diversité d'offres. Aujourd'hui, nous avons de nombreux terminaux méthaniers, dont une partie est régulée et l'autre non. Nous avons par ailleurs grandement développé le réseau de transport et de distribution en France. Désormais, la place de marché est beaucoup plus fluide et la solution retenue représente une forme d'équilibre, car elle permet d'éviter les goulots d'étranglement.
Par ailleurs, le sujet d'une liaison entre l'Espagne, la France et le reste de l'Europe avait fait l'objet d'importants échanges à partir de l'année 2008, mais il avait finalement été abandonné par les régulateurs, car il n'était pas considéré comme rentable et car le prix de l'investissement pesait en grande partie sur les industriels français. Il semblerait être à nouveau d'actualité, même si le dispositif serait relativement différent. En effet, il est question d'une liaison entre Barcelone et Marseille, mais il est sans doute encore un peu prématuré pour la mettre en œuvre.
L'ouverture du marché du gaz est maintenant réalisée et les tarifs réglementés disparaîtront à la fin du mois de juin 2023. Il existait toutefois une autre manière de répondre à la problématique posée par la Commission européenne en 2009. En effet, les tarifs réglementés auraient pu être supprimés, même si cette option était très difficile à porter politiquement.
Vous expliquiez, dans votre propos liminaire, que la question de la souveraineté énergétique devait être posée au niveau européen en regard de la réalité des infrastructures. Cependant, pensez-vous que la question de la sécurité d'approvisionnement et des vulnérabilités fait réellement l'objet de préoccupation au niveau européen et à l'échelle du pilotage des marchés européens ? En effet, l'affolement connu ces derniers mois laisse suggérer que ce sujet n'était pas une préoccupation essentielle.
La direction générale de l'énergie au niveau européen a tout de même une préoccupation relative à la sécurité d'approvisionnement. Cependant, il existe des problématiques de souveraineté nationale dans chaque pays. En effet, la délégation des éléments de sécurité d'approvisionnement à un niveau supranational peut amener certains problèmes. Après la première grise gazière en Ukraine en 2008 et 2009, la direction générale de l'énergie avait souhaité prendre en compte ce sujet de la sécurité d'approvisionnement et elle avait demandé aux régulateurs de s'en charger. La France s'y était opposée en estimant que cette responsabilité relevait du régalien et non du régulateur. À ce moment, la CRE était partie prenante du groupe de travail sur la sécurité d'approvisionnement gazière au niveau européen, mais elle ne l'était pas dans le système français.
La personne en charge au niveau français faisait-elle partie des discussions au niveau européen ?
Cette personne répondait à la Commission européenne lorsqu'une question lui était posée. Une des précédentes personnes auditionnées avait observé qu'un des grands problèmes de la France résidait dans le fait qu'elle n'avait jamais suffisamment investi dans la Commission européenne et je trouve ce constat parfaitement exact. L'exécutif et l'administration française ont toujours rencontré beaucoup de difficultés à traiter avec la Commission européenne. Or il est toujours possible de travailler avec celle-ci, même s'il convient de lui poser des questions préalablement aux projets plutôt que d'agir sans la consulter.
Je vous remercie, M. Philippe de Ladoucette, d'avoir apporté un nouvel éclairage sur nos travaux lors de cette audition.
La séance s'achève à 17 heures 55.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Francis Dubois, M. Alexandre Loubet, M. Raphaël Schellenberger.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.