Jeudi 26 janvier 2023
La séance est ouverte à 9 heures
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
La commission visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France procède aujourd'hui à deux auditions : celle de monsieur Dominique Maillard, Président du directoire du Réseau de transport d'électricité (RTE) de 2007 à 2015, ce matin, et celle de monsieur Jean-Louis Borloo, ministre de l'écologie, de l'énergie, du développement et de l'aménagement durable de 2007 à 2012, cet après-midi. Monsieur Bruno Millienne assurera la présidence de la commission d'enquête cet après-midi.
Je vous remercie, monsieur Maillard, d'avoir répondu à notre sollicitation aussi rapidement. Nous avons entendu deux de vos successeurs, monsieur François Brottes ainsi que monsieur Xavier Piechaczyk, qui ont exercé les mêmes responsabilités que vous à la tête de RTE. Il nous a semblé utile de vous auditionner afin de donner davantage de profondeur historique et de perspective à nos travaux. Vous avez été président du directoire de RTE au cours de deux mandats après la constitution du RTE en société anonyme, filiale du groupe EDF. Vous avez été précédemment, de 1998 à 2007, directeur général de l'énergie et des matières premières au ministère chargé de l'industrie.
Avant de vous céder la parole, il me revient de vous demander de prêter serment. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose en effet aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Dominique Maillard prête serment.)
Comme vous l'avez rappelé, j'ai eu l'occasion de côtoyer les sujets relatifs à l'énergie pendant presque quatre décennies. J'ai commencé à servir dans l'administration de l'énergie en 1974, lors du premier choc pétrolier. J'ai d'ailleurs fait mes premières armes administratives à l'Agence pour les économies d'énergie, l'ancêtre de l'actuelle Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME).
J'ai ensuite poursuivi ma carrière marquée sous le sceau de l'énergie dans différentes fonctions au sein des ministères chargés de ces problématiques : à l'observatoire de l'énergie, à la direction du gaz, de l'électricité et du charbon, dont j'ai été le directeur, et à la direction générale de l'énergie et des matières premières, qui a précédé la direction générale de l'énergie et du climat.
J'ai également travaillé pendant trois ans dans le secteur ferroviaire comme directeur de la stratégie à la SNCF, ce qui m'a fourni une expérience de l'entreprise publique que j'ai également mise en pratique à la présidence du directoire de RTE à la fin de ma carrière exécutive.
J'ai retenu de cette période que la politique énergétique française, qu'elle soit initiée par les pouvoirs publics ou qu'elle soit menée par les entreprises du secteur, reposait sur des axes qui ont pu, au cours du temps, évoluer.
Au début de ma carrière, l'accent majeur était placé sur l'indépendance énergétique et la sécurité d'approvisionnement. C'est l'époque où nous avons reconstruit l'industrie énergétique française et bâti l'hydraulique ainsi que le programme nucléaire français, par le biais du plan Messmer et du lancement d'un vaste chantier nucléaire qui permet aujourd'hui à la France de figurer parmi les deux ou trois premiers pays possesseurs d'un parc nucléaire en état de marche.
Les entreprises publiques en situation de monopole dans les secteurs des charbonnages, de l'électricité ou du pétrole constituaient le fer de lance de cette politique d'indépendance énergétique. Le secteur pétrolier, à défaut d'être exclusivement entrepris par un secteur public, possédait des opérateurs importants, comme la Compagnie française des pétroles (CFP) ou Elf qui ont fusionné pour devenir Total.
Ce dispositif était encadré par un arsenal législatif et réglementaire très strict. Dans le domaine pétrolier, nul ne pouvait importer une goutte de pétrole sans être muni d'une autorisation décernée par la direction des carburants (DICA). Dans le secteur nucléaire, c'est le commissariat à l'énergie atomique (CEA) qui constituait et demeure très largement le pilote.
La préoccupation dominante portait sur la sécurité d'approvisionnement et l'indépendance énergétique, laquelle n'était que partiellement assurée. En effet, la France n'a jamais été une grande province minière ; même pendant les meilleures années, les importations de charbon restaient importantes, tandis que la production de pétrole était symbolique, à hauteur de 2 millions de tonnes par an, comme la production de gaz.
Sur chacune de ces filières, nous étions tributaires des approvisionnements extérieurs, ce qui conduisait à mener une politique relativement sélective. Le pétrole faisait l'objet d'un système de licence d'importation, tandis que le gaz faisait l'objet de contrats long terme destinés à sécuriser les consommateurs et les producteurs. En effet, ces derniers, et notamment ceux qui recouraient à la filière du gaz naturel liquéfié (GNL), devaient consentir des investissements conséquents. Garantir un débouché durable par le biais de contrats long terme était à ce titre perçu par les producteurs comme une sécurité. Il y avait ainsi une convergence entre les préoccupations des acheteurs et celles des vendeurs.
La préoccupation de l'indépendance énergétique a été intensifiée à l'occasion du premier choc pétrolier. En effet, il est alors apparu nécessaire de chercher à s'affranchir de la dépendance de la France à l'égard de certains pays producteurs, qui maniaient l'arme du prix de l'énergie. Cette prérogative a constitué l'un des puissants moteurs du lancement du programme Messmer.
En somme, de 1974 aux années 1980, la politique énergétique et la sécurité d'approvisionnement apparaissaient comme deux corollaires.
Nous avons ensuite vu poindre de nouvelles préoccupations. La préoccupation environnementale constituait la première de celles-ci. Les années 75 avaient déjà été marquées par l'apparition au sein du débat public des pluies acides, causées par les aérosols produits par le soufre résultant de la combustion de charbon de qualité médiocre ou de produits pétroliers à haute teneur en soufre.
Aux pluies acides a succédé la préoccupation des émissions de gaz à effet de serre. Le phénomène des gaz à effet de serre est connu par les physiciens depuis la fin du XIXe siècle, mais la possibilité que les émissions liées à l'énergie et à l'activité humaine puissent engendrer des conséquences a été perçue plutôt tardivement, d'abord aux États-Unis.
Ces préoccupations environnementales ont conduit à s'interroger sur le recours aux énergies fossiles. Paradoxalement, le nucléaire, qui n'émet pas de dioxyde de carbone, a quant à lui commencé à apparaître moins attrayant aux yeux de certains, en raison des déchets nucléaires et des risques mis en évidence, voire montés en épingle, après les accidents de Three Mile Island puis de Tchernobyl.
Une troisième préoccupation, relative à la mise en œuvre de la concurrence, est ensuite intervenue dans la conduite de la politique énergétique française. En effet, le secteur énergétique en France, mais aussi dans certains pays européens, était dominé par des entreprises publiques en situation de monopole. Sous la pression de la construction européenne est apparue l'idée de la nécessité d'introduire de la concurrence.
Pendant longtemps, l'énergie avait été considérée comme faisant partie des secteurs dits « exclus » aux côtés des transports et de la distribution d'eau, c'est-à-dire que les règles régissant la concurrence n'y étaient pas intégralement appliquées. Progressivement, sous la pression de la Commission européenne, qui était idéologiquement acquise aux bienfaits de la concurrence, et de certains États membres, tels que le Royaume-Uni, l'Allemagne et les pays nordiques, une série de dispositions et de directives a été concrétisée, en 1996 pour l'électricité et en 1998 pour le gaz.
Celles-ci ont cherché à introduire le principe selon lequel il n'était pas justifié que certains secteurs soient durablement exclus de la concurrence, qui constituait la norme. Elles étaient également mues par le raisonnement, voire le pari, selon lequel la concurrence est source de bienfaits en matière de prix, puisque la logique de marché serait concrétisée, d'innovation, puisque de nouveaux entrants chercheraient à pénétrer le marché avec de nouvelles conceptions, et de sécurité d'approvisionnement, puisque les acteurs supposés adopter des stratégies différentes se multiplieraient.
Cette introduction de la concurrence pouvait apparaître comme étant contradictoire avec l'organisation monopolistique retenue en France. La propriété des entreprises ne relève pas des compétences conférées à l'Union européenne par les traités, mais les monopoles et la domination des entreprises publiques au sein du secteur de l'énergie en France, mais aussi dans d'autres pays européens, ont fait l'objet d'attaques indirectes soutenues.
Ces dispositions se fondent sur le postulat que la politique énergétique européenne doit reposer sur trois piliers : la sécurité d'approvisionnement, la préservation de l'environnement et la mise en œuvre de la concurrence. Je regrette que nous ne nous soyons jamais véritablement interrogés sur la compatibilité de ces trois objectifs.
Si l'indépendance énergétique est privilégiée, les ressources nationales seront intensivement exploitées. Ainsi, l'Allemagne ou la Pologne ont continué de développer des mines de charbon, qui génèrent des émissions de dioxyde de carbone importantes. La compatibilité entre une politique d'indépendance énergétique et une politique de protection environnementale n'est par conséquent pas garantie.
De même, la concurrence s'est avérée ne pas assurer la sécurité d'approvisionnement. En effet, les différents acteurs, au lieu de chercher à diversifier, ont eu tendance à adopter un comportement « panurgiste », se précipitant sur toute source d'énergie, y compris s'agissant de la provenance géographique, moins onéreuse à un moment donné. Nous avons par conséquent continué d'être fortement dépendants des pays de l'OPEP, malgré les épisodes de hausse des prix. J'estime que la dépendance accrue des pays européens à l'égard de la Russie ces dernières décennies constitue également la traduction de cette recherche effrénée du meilleur prix à un moment donné.
Enfin, le recours aux énergies renouvelables a été retenu dans les directives européennes comme l'une des composantes essentielles de la préservation de l'environnement et se traduit par des objectifs de pénétration croissante de ces sources d'énergie dans les bilans énergétiques. Or, loin de respecter les lois du marché, nous avons fixé des conditions d'achat qui ne correspondaient pas aux prix du marché. Ainsi apparaît également une forme d'incompatibilité entre les préoccupations environnementales et le respect des principes de libre concurrence.
Il me semble que nous sommes progressivement passés d'une période caractérisée par des objectifs simples, voire peut-être simplistes, à une période où les objectifs n'ont cessé de croître en complexité, conduisant les politiques énergétiques française et européenne au tournant des années 2000 à perdre en lisibilité, voire en cohérence selon la dominante retenue. Alors que l'on se recommande de l'ouverture des marchés, certains textes de loi en France ont consisté à énumérer des objectifs qui étaient individuellement, certes, louables, mais dont la compatibilité avec les grands principes n'a pas été démontrée.
La considération des coûts de l'énergie a par ailleurs constitué l'arlésienne de cette politique énergétique. La loi de 2015 énumère des objectifs, y compris sur la part de nucléaire, indépendamment, à ma connaissance, de toute considération des prix. Or, privilégier ou, au contraire, stigmatiser une énergie peut se faire sur la base de plusieurs considérations, mais je ne pense pas que l'on puisse s'abstraire de considérations économiques. Selon moi, une bonne politique énergétique sait s'adapter à la conjoncture et n'est pas fixée indépendamment du contexte.
Vous décrivez une période charnière qui a fait basculer les préoccupations systémiques de notre système énergétique.
Le cadencement et la logique qui sous-tendent aujourd'hui la production des bilans prévisionnels de RTE sont compréhensibles de tous. Comment ces scénarii en matière de consommation d'énergie et de mix énergétique étaient-ils produits avant la mise en place de cette logique des bilans prévisionnels ? Comment celle-ci s'est-elle progressivement imposée ?
Je pense qu'elle s'est préférentiellement imposée sur l'électricité eu égard aux caractéristiques de cette énergie, qui impose une adéquation quasi instantanée entre l'offre et la demande. Il est donc crucial pour les différents acteurs de se doter d'une vision court, moyen et long terme de l'équilibre entre l'offre et la demande.
Avant la création de RTE en 2005 par le biais du détachement de la direction des transports d'EDF, EDF, qui était en situation de monopole, diligentait déjà des études. Cette préoccupation était alors latente, mais a été concrétisée car la réalisation de bilans prévisionnels a été incluse dans les missions dévolues à RTE au moment de sa création. Il est à noter que la responsabilité de RTE ne consiste pas à définir le scénario souhaitable ou probable, mais des scénarii possibles. Par conséquent, RTE explore, dans ces scénarii, des hypothèses contrastées, qui peuvent paraître trop restrictives ou, au contraire, trop ambitieuses.
Aujourd'hui, nous nous inscrivons plutôt dans un contexte où l'on considère que la consommation de l'électricité doit nécessairement poursuivre sa croissance, mais, à certaines époques, l'on considérait au contraire que celle-ci n'avait pas vocation à croître. L'existence de scénarii bas était alors dans l'air du temps.
Je fais référence à la période d'exercice de mes fonctions à RTE, de 2007 à 2015. Des réglementations opportunes sur l'isolation des logements ou des locaux tertiaires ont été mises en vigueur et ont progressivement renforcé l'exigence en matière d'isolation. Même aujourd'hui, certains scénarii tablent sur une régression de la consommation de l'électricité à la faveur d'économies d'énergie ou de substitutions.
Les éventails d'exploration de RTE pouvaient et devaient, selon moi, être larges. Il incombait à RTE, non pas de choisir le scénario à suivre, mais d'éclairer les acteurs de marché et les pouvoirs publics sur les différentes hypothèses possibles. En fonction des évolutions de la réglementation et de la législation, d'une part, et de la conjoncture, d'autre part, certains scénarii d'évolution très contrastés ont pu être produits. Les scénarii géopolitiques étaient, eux, très largement inconsidérés.
Le dialogue sur l'énergie entre le politique et le technique semble avoir profondément changé de nature à l'aune de ces scénarii. D'après vos propos, ceux-ci existaient déjà et étaient consubstantiels à la nature de l'électricité, à l'impossibilité de la stocker et à la nécessité de produire en permanence le niveau exact de consommation. Aujourd'hui, il est toutefois devenu normal de critiquer et de discuter ces travaux sur la place publique, alors que ceux-ci semblaient précédemment être confinés à un cercle de techniciens.
Cette assertion est largement vraie. RTE procède à de larges consultations sur les hypothèses économiques relatives à l'évolution de la croissance, des prix et de la demande qui appuient ses scénarii de consommation et de production de l'électricité, et est ainsi amené à utiliser les scénarii « officiels » produits par l'INSEE ou d'autres organismes et à consulter les différents acteurs pour sonder leur pensée. Il s'agit sans doute d'une évolution plutôt significative.
Auparavant, ces travaux sortaient moins d'un cercle technico-administratif, ce qui a souvent donné l'impression d'une absence de débats sur l'énergie. Or, il suffit de consulter les annales de l'Assemblée nationale pour savoir que des débats ont été organisés. Il existe un certain contraste entre ce leitmotiv qui argue de l'inexistence de débats sur l'énergie et la réalité. Ceux-ci n'ont peut-être pas trouvé un écho convenable, mais ils ont bel et bien existé.
La période allant des années 1998 à 2007 a constitué une période charnière, puisqu'elle a recouvert deux changements, notamment sur le volet électrique. Il s'agit de la période de mise en œuvre de la décision du premier grand arrêt, à l'échelle industrielle, du parc électronucléaire français, avec l'arrêt de Super Phénix, puis de Phénix.
Quelle fut à ce moment l'évolution de la perspective, au sein de l'administration, sur le cycle du combustible, sur les besoins de nouvelles technologies de production, nucléaires ou autres, et sur les autres technologies nucléaires disponibles ? D'autres technologies du nucléaire ont-elles été évoquées ou écartées ?
Le débat entre les tenants d'une diversification des filières nucléaires et les tenants d'une focalisation sur une filière a toujours existé, y compris au sein même du CEA. Les années 70 ont été marquées par le vaste débat, en France, qui opposait la filière dite française du graphite gaz, soutenue par le CEA, et la filière à eau pressurisée, soutenue et développée par les Américains, notamment. D'aucuns étaient partisans du recours parallèle aux deux filières.
La filière à eau pressurisée, et la filière unique, ont finalement remporté le débat. Cette victoire a été tempérée par la poursuite par le CEA des travaux sur la filière surgénération avec deux motivations importantes : celle du bouclage du cycle, c'est-à-dire le recyclage du combustible usé, et celle de la diversification.
Nous avons ensuite vu le conflit entre les tenants d'une filière unique et les tenants de la diversification réapparaître, d'autant que la filière surgénération est vite devenue la cible privilégiée des opposants au nucléaire, puisqu'elle montrait que celui-ci pouvait fonctionner et recycler ses déchets.
La focalisation de l'opposition écologiste sur la filière surgénératrice, conjuguée aux plâtres à essuyer inhérents à toute filière nouvelle, a fini par porter ses fruits avec l'arrêt de Phénix et de Super Phénix. Le moindre des incidents a en effet été monté en épingle et, en partie peut-être pour des raisons politiques, le gouvernement de Monsieur Jospin a jugé préférable d'arrêter Super Phénix. Cette décision s'est avérée être un gage donné aux opposants, lesquels sont passés à une autre demande : l'arrêt de Fessenheim.
Trois filières ont donc existé en France : la filière à l'uranium naturel graphite gaz (UNGG), la filière réacteur à eau pressurisée (REP) et la filière réacteur à neutrons rapides (RNR).
Un club international, incluant le Japon, la Russie et les États-Unis, s'intéressait – et s'intéresse encore – à cette dernière, ne serait-ce que parce que les investissements étaient coûteux et que la diversification des expériences et les échanges d'informations étaient utiles.
Nous avons aujourd'hui l'impression d'un foisonnement des questionnements et de la quête d'une technologie qui s'avérerait plus pertinente encore en termes de sécurité passive ou du cycle du combustible.
Cette réflexion s'est-elle poursuivie sur la période considérée ou estimait-on au contraire que l'on avait trouvé une perspective solide, cohérente et unique pour la filière nucléaire ?
Le choix de la filière REP s'est avéré opportun et efficace. Outre Three Mile Island, elle n'a en effet essuyé aucun incident majeur de l'ampleur de Tchernobyl. La volonté d'explorer les marges n'a toutefois jamais disparu. Dans les années 75, des projets d'utilisation thermique directe de l'énergie nucléaire ont été montés. Un projet d'installation d'une pile nucléaire à Saclay visant à alimenter le chauffage urbain de Paris a par exemple été envisagé, mais n'a finalement pas été retenu.
Dans les années 2010, Areva s'intéressait de près à des réacteurs de plus petite taille. Il existe un conflit entre deux enjeux : la performance intrinsèque et la possibilité d'exporter du matériel. En effet, les réacteurs de 1 000 ou 1 600 mégawatts, comme les réacteurs pressurisés européens (EPR), répondent correctement à des réseaux de la taille du réseau français, mais sont trop gros pour des réseaux de plus petite taille. Les industriels et les fabricants ont par conséquent toujours été animés par la préoccupation de s'armer d'une vitrine de petits réacteurs en France pour démontrer l'efficacité de ceux-ci à l'étranger et pouvoir les exporter.
Ainsi, la réflexion sur la diversification du secteur nucléaire s'est toujours poursuivie du côté des acteurs. En revanche, la position de l'administration de l'énergie et des ministres successifs en la matière consistait plutôt à privilégier une filière principale dès lors que l'efficacité de celle-ci était reconnue.
Tous les pays ne disposent pas d'une infrastructure de transport d'électricité aussi robuste que celle de la France. Pour autant, alors même que la Commission européenne introduit la notion de concurrence et s'attaque progressivement aux monopoles et aux entreprises publiques, elle apporte la solution technique des interconnexions comme salut de la sécurité d'approvisionnement.
Comment celles-ci fonctionnent-elles à l'aune de réseaux de nature très différente et de difficultés d'acheminement de l'électricité d'un coin de l'Europe à un autre causées par des infrastructures de transport manquantes ou sous-dimensionnées ? Nos interconnexions avec l'Allemagne sont par exemple relativement faibles et nous passons par d'autres pays voisins pour évacuer les flux de production allemands.
J'ai l'impression que les réseaux européens sont relativement homogènes en termes d'efficacité. Cette coopération n'est pas nouvelle ; les électriciens européens s'enorgueillissent d'ailleurs de l'antériorité de la communauté des opérateurs à la création du marché commun. Elle n'est, certes, pas totale, car des goulots d'étranglement subsistent, notamment en Espagne.
La France a la chance de jouxter de nombreux pays et bénéficie par conséquent d'interconnexions avec la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la Belgique, la Suisse, l'Italie, l'Espagne et, sans doute bientôt, avec l'Irlande. Nos interconnexions sont denses et offrent, en plus de l'avantage de la sécurité mutuelle, un avantage économique.
Si nous nous privions de ces échanges avec l'étranger et si nous souhaitions éviter de connaître des pannes, il faudrait dès lors être dotés d'une surcapacité considérable sur notre territoire pour faire face aux pointes, sachant que les installations déployées à cet effet ne seraient vraisemblablement sollicitées que quelques heures sur l'année, car les pointes sont fortement conjoncturelles.
Les interconnexions physiques peuvent encore être renforcées, et constituent une aubaine qui nous permet de nous secourir mutuellement et de profiter des disponibilités qui peuvent exister dans des pays voisins. L'électricité s'échange de proche en proche. Lorsque nous importons de l'électricité de l'Allemagne, il se peut qu'au même moment, l'Allemagne en importe de Pologne. L'existence de ces interconnexions conduit l'Europe à représenter un ensemble d'environ 400 000 mégawatts. Or, la plus haute puissance de pointe jamais appelée sur le réseau français, en 2012, s'élève à 102 000 mégawatts.
Ce réseau nous permet d'amortir les à-coups. La perte de 1 000 mégawatts sur un petit réseau, comme la Belgique, engendrerait certainement un black-out si le pays concerné était totalement isolé. Sur un réseau comme le réseau français, la perte de 1 000 mégawatts est absorbable, tandis qu'elle est imperceptible sur un réseau de 400 000 mégawatts.
Ces interconnexions physiques constituent un secours permanent et mutuel. Elles ne doivent en aucun cas être abandonnées et devraient même être renforcées. En France, elles sont difficiles à opérer d'un point de vue environnemental, puisqu'il faut traverser les Pyrénées, les Alpes ou le Rhin. Les lignes aériennes supposent de vaincre des oppositions très importantes. Les ouvrages souterrains sont possibles, mais sensiblement plus onéreux. La liaison France-Espagne a par exemple coûté environ 800 millions d'euros, là où une ligne aérienne n'en aurait coûté qu'une centaine.
En somme, j'estime que les avantages des interconnexions dépassent les inconvénients.
La question ne portait pas tant sur l'intérêt des interconnexions que sur le réseau auquel se connecter. Le réseau allemand éprouve des difficultés à évacuer des productions concentrées au nord vers le sud.
Les éoliennes sont concentrées dans le nord de l'Allemagne, tandis que les centrales nucléaires sont plutôt basées dans le sud. Le réseau interne de l'Allemagne n'était donc pas adapté au basculement de moyens de production qui s'est produit et les Allemands se sont heurtés à des difficultés environnementales de réalisation. Je pense que ces ouvrages finiront par être menés à bien et apporter leur contribution.
Certaines régions au sein même du territoire français sont très largement excédentaires ou déficitaires en matière de production. La nécessité de renforcer le réseau s'est par conséquent imposée. Le dispositif Ecowatt, que j'ai lancé dans les années 2010, était en premier lieu un système régional et se déclinait en Ecowatt Bretagne et Ecowatt PACA. En effet, le réseau breton et le réseau PACA n'avaient pas encore été renforcés ; en attendant la réalisation des liaisons, ce système d'alerte a été mis en œuvre et s'est avéré efficace.
Quels furent le questionnement et la place des énergies renouvelables, outre l'hydraulique, entre 1998 et 2007 ?
Au début des années 2000, les énergies éoliennes et solaires ont commencé à bénéficier de dispositifs d'obligation d'achat qui offraient une garantie de débouché, ce qui était contraire au fonctionnement traditionnel de la production de l'électricité, puisque les moyens de production avaient jusque-là été appelés par ordre du mérite. Ainsi, les moyens de production les moins coûteux étaient privilégiés et l'on mobilisait les moyens de production les plus coûteux uniquement en cas de nécessité. Si cette règle avait continué d'être appliquée, les énergies renouvelables, qui génèrent un certain coût de production, auraient sans doute été appelées beaucoup moins longtemps que leur période de production qui est, elle, liée à la météorologie, et non pas à l'état de la demande.
Dès que les conditions météorologiques sont favorables à la production d'énergie éolienne ou solaire, ces installations peuvent débiter sur le réseau et les conditions de rachat sont fixées par les pouvoirs publics à un tarif qui garantit, pour les investisseurs, une certaine rentabilité. Ce dispositif a été déployé avec la bénédiction de la commission de Bruxelles qui aurait, pourtant, pu trouver à y redire, car celui-ci était exorbitant du droit de la concurrence ordinaire. Dans la pondération relative des préoccupations, le recours aux énergies renouvelables l'a toutefois emporté sur la libre concurrence. En France, nous n'avons fait ni mieux, ni pire que dans la plupart des pays européens.
Comment l'opinion politique et administrative a-t-elle évolué au cours de cette période ? Votre période d'exercice en tant que directeur général de l'énergie et des matières premières a en effet recouvert deux alternances : l'arrivée au pouvoir de la Gauche plurielle en 1998, puis le retour de la majorité conduite par Jacques Chirac en 2002.
Je n'ai pas perçu de grande différence en matière de politique énergétique.
Oui. Je n'ai perçu aucune inflexion majeure, d'autant que ces dispositions s'inscrivaient dans le cadre d'objectifs liés aux directives européennes. Je crois que les gouvernements successifs ont toujours eu à cœur de respecter l'essentiel de celles-ci.
Cette période a été marquée à la fois par le coup de frein au nucléaire avec la fermeture de Super Phénix et la relance de construction d'un REP avec la décision de l'EPR. Comment la préoccupation de la relance de l'EPR s'est-elle construite en matière de filière, de maintien de compétences, etc. ?
L'EPR s'inscrit à la fois dans la continuité et l'extrapolation de la filière à eau pressurisée. En effet, l'architecture est similaire, mais l'on passe d'une puissance de 1 400 mégawatts pour les derniers réacteurs de la filière REP à 1 650 mégawatts, et même 1 800 dans la version initiale.
Aucun chantier de construction n'avait été lancé depuis une petite dizaine d'années, ce qui s'est traduit par un vieillissement, voire une disparition des équipes. La capacité à reconstituer des équipes opérationnelles efficaces a certainement été largement sous-estimée.
Entre temps, les normes et les préoccupations en matière de sûreté nucléaire n'ont quant à elles pas cessé de croître. Par conséquent, le cahier des charges que se doit de respecter le constructeur est devenu beaucoup plus lourd que celui qu'ont connu les derniers constructeurs de REP.
À la même époque, la Finlande a également commandé un EPR. Il est à noter que la Finlande est, parmi les pays européens, le pays dont la politique énergétique arbore le plus de similitudes avec la politique française, en termes de sécurité d'approvisionnement et d'indépendance, compte tenu de sa situation géographique. Le raisonnement alors adopté tablait sur la possibilité d'échanges entre les deux chantiers, du fait de la concomitance de ceux-ci. La France n'a d'ailleurs commandé qu'un seul réacteur car selon l'idée qui prévalait alors, la paire de réacteurs existait bien, répartie entre la France et la Finlande.
Ce raisonnement s'est avéré inexact ; les équipes ont été difficiles à reconstituer et l'hypothèse de réalisation de ce chantier en six ans n'a pas été tenue, et de beaucoup.
Vous avez évoqué dans votre propos liminaire la mise en place du marché européen de l'électricité sous l'aspect plus organisationnel et commercial que physique, tout en soulignant que de nombreux pays adoptaient, comme la France, une organisation monopolistique ou d'entreprises publiques. Quelle était la nature de l'organisation des secteurs électriques dans les pays qui ont poussé à cette mise en place ?
L'Allemagne et la Grande-Bretagne étaient prépondérantes au sein de l'Union européenne. La Grande-Bretagne était par nature acquise aux vertus de la libéralisation, tandis que l'Allemagne s'y est, à terme, convertie.
La Grande-Bretagne, avec le Central Electric Generation Borad ( CEGB), connaissait une organisation comparable à la France, à la différence près que le CEGB n'a, objectivement, jamais témoigné d'une grande efficacité. Par conséquent, les Anglais, indépendamment de leur analyse idéologique, considéraient qu'il était pertinent de s'en défaire et ont très tôt démantelé le CEGB, conduisant à la libéralisation de la production. Les Anglais ont alors plaidé en faveur du démantèlement d'EDF, puisqu'ils avaient fait de même chez eux et que le résultat avait été pour eux probant.
En Allemagne, le système était fédéral, organisé autour de cinq, puis quatre grands opérateurs, et non pas d'un opérateur unique. Pour les Allemands, il était naturel que davantage d'opérateurs coexistent, puisqu'eux-mêmes vivaient avec un tel système, sachant toutefois que chaque opérateur était doté de son domaine d'intervention propre.
Les Anglais, à la fois car ils ont été précurseurs avec le démantèlement de leur ancienne organisation et car ils étaient idéologiquement acquis à la libre concurrence, et l'Allemagne, dont le système était par nature fédéral, ont considéré que les Français devaient évoluer en ce sens. En Europe, les Italiens avaient un système comparable à EDF, avec l'Enel, de même que les Espagnols, quoique ces derniers aient plus suivi le mouvement que cherché à constituer avec la France un pôle de défense du statu quo.
La France nourrissait la volonté de préserver son organisation et le gouvernement français a, à plusieurs reprises, été amené à rappeler à la Commission européenne qu'elle n'avait pas à interférer avec la propriété publique, ou non, des entreprises, ce que celle-ci a admis. Néanmoins, la tentative de contourner cet obstacle institutionnel par des dispositions visant à démanteler le monopole et à introduire la concurrence a subsisté.
La loi de 1946 relative à la nationalisation de l'énergie avait laissé un petit secteur privé, notamment dans le petit hydraulique, où les producteurs indépendants étaient soumis à une limitation de mégawatts qui a ensuite évolué. Le transport était en situation de monopole, tandis que la distribution pouvait être opérée par des régies, qui constituaient souvent l'émanation des collectivités locales. La situation n'était toutefois en rien comparable à celle de l'Allemagne, où l'on a pu compter à une époque 1 000 opérateurs-producteurs-distributeurs d'électricité. Comme l'organisation était foncièrement différente, il n'existait aucune appétence particulière à voler au secours des Français.
Un ancien responsable politique partiellement responsable de la fermeture de Superphénix a affirmé que la réussite technique du projet était fortement compromise et qu'il avait pris sa décision sur la base d'éléments fonctionnels. Qu'en pensez-vous ?
Il est indéniable que Phénix et Super Phénix ont connu des incidents de fonctionnement. Il y a eu notamment des fuites de sodium qui a la caractéristique de s'enflammer au contact de l'air. Cela dit, c'est aussi le propre d'un prototype que de devoir essuyer ces difficultés. Selon moi, l'impossibilité de remédier à celles-ci n'a pas été démontrée, mais cette persévérance aurait eu un coût financier, voire politique. Le Premier ministre a arbitré.
Certains de nos interlocuteurs ont évoqué l'idée selon laquelle la situation de surcapacité de production électrique dans laquelle la France se serait trouvée aurait conduit au développement de nouveaux usages électriques, comme le chauffage électrique, qui auraient ensuite nui à notre capacité à assurer notre sécurité d'approvisionnement, puisque nous connaîtrions des pointes plus élevées que dans d'autres pays européens. En tant qu'ancien directeur général de l'énergie et des matières premières et ancien président de RTE, quelle est votre appréciation de ce raisonnement ?
La France a été pendant 40 ans exportatrice d'électricité, ce qui aurait été impossible en l'absence de capacités excédentaires par rapport à la demande interne. En effet, les prévisions qui ont appuyé le premier programme nucléaire ont été réalisées dans les années 1970 et tablaient sur la perpétuation d'une croissance économique de l'ordre de 6 %. Puisqu'il existe une forte corrélation entre la consommation d'électricité et la croissance du PIB, nous avions dimensionné le premier parc nucléaire sur une hypothèse de croissance de 5 à 6 % de la consommation d'électricité. Or, la production a continué de croître à un rythme moyen de 3 %. Le parc était par conséquent calibré à une évolution de la demande qui ne s'est pas concrétisée. Cette électricité excédentaire par rapport aux seuls besoins nationaux a toutefois pu être écoulée sur le marché européen et ainsi donner lieu à une profitabilité de ces investissements sur celui-ci, à défaut d'être assurée sur le marché intérieur.
Cette surcapacité a indéniablement conduit au développement de nouveaux usages de l'électricité. EDF a engagé des recherches sur le développement du chauffage électrique qui n'ont d'ailleurs pas toujours été encouragées par les pouvoirs publics. Des débats houleux sur le thème du chauffage électrique et sur son manque d'efficacité se sont déroulés de 1974 à 1980. Il est vrai que pour produire un kilowattheure électrique, il est nécessaire de consommer trois kilowattheures thermiques, soit un rendement total de l'ordre de 30 %, contre 80 % pour le fioul. Ramené à l'énergie primaire, le chauffage électrique génère un rendement discutable. Le véhicule électrique n'était alors pas considéré comme une filière, du fait des capacités de stockages, qui étaient perçues comme l'obstacle principal. Les axes de développement commercial d'EDF incluaient par conséquent le chauffage électrique et le développement des usages de l'électricité dans l'industrie.
Le développement du chauffage électrique en France, qui est sans équivalent dans les autres pays européens, a généré une très forte sensibilité du système électrique français à la température. Un degré de moins en période hivernale correspond à une demande de 2 400 mégawatts supplémentaires de demande. Le développement électrique en France a indubitablement induit un fort gradient thermique et, par extension, une forte sensibilité à la température qui n'existent pas dans les pays voisins. En effet, les systèmes de chauffage de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne, et même de l'Italie reposent sur les énergies fossiles. Lorsque l'Europe subit une vague de froid, la demande électrique est élevée en France, mais augmente beaucoup moins dans les pays voisins, ce qui nous permet d'importer.
En conclusion, je ne suis pas convaincu que le bilan soit si négatif.
En tant que directeur de l'énergie au début des années 2000, j'imagine que vous avez instruit de manière étroite la question de la construction d'un nouvel EPR. Pourriez-vous resituer les débats de l'époque ? Quelles raisons ont présidé à cette décision ? Comment l'avez-vous instruite s'agissant de la capacité de construire un réacteur d'un nouveau design, de l'intérêt d'en construire un seul et du besoin en capacité électrique ?
Les motivations revêtaient une dimension industrielle de deux natures. D'une part, l'analyse selon laquelle il était impossible d'être exportateur de technologie nucléaire sans en être soi-même un acteur prévalait. Les ambitions d'Areva visaient à ne pas limiter les exportations à la seule Finlande ; des concertations se sont, de fait, produites en Chine et en Grande-Bretagne.
D'autre part, la longévité du parc nucléaire donnait lieu à des discussions qui se poursuivent encore aujourd'hui. Au début des années 2000, une longévité de quarante ans semblait élevée, alors que les États-Unis octroyaient déjà des licences sur soixante ans. Ainsi, le prototype EPR permettait à l'époque également d'adresser l'impératif de remplacement de la première génération du parc nucléaire français.
Les cabinets ministériels ont-ils sondé votre opinion sur nos capacités à construire un nouveau réacteur sur le sol français et sur l'utilité d'en construire un ou deux ? Quelles discussions ont été menées à l'époque ?
J'étais convaincu qu'il s'agissait d'une initiative positive. Il fallait démontrer notre capacité de construire un EPR en France, d'une part, et préparer le renouvellement du parc nucléaire français, d'autre part.
La discussion s'est plus focalisée sur le site à retenir que sur le nombre de réacteurs à construire. Dans le programme nucléaire antérieur, la plupart des tranches étaient commandées par paire avec des tailles unitaires plus faibles. Je trouvais naturel, eu égard à la taille unitaire d'un EPR de 1 650 mégawatts, de construire un prototype unique, d'autant que des constructions similaires étaient engagées en parallèle à l'internationale.
L'ensemble des personnes auditionnées jusqu'ici a au contraire souligné que la construction de tranches en parallèle sur un même territoire est importante en termes de capacité et de flexibilité du chantier, car elle permet d'envoyer des ingénieurs d'un site à un autre en cas de besoin ou d'utiliser une pièce disponible sur un chantier pour un autre chantier.
Je pense que cet échange a eu lieu entre les équipes finlandaises et françaises d'Areva.
J'en déduis que l'argument qui impute le fiasco de la construction de l'EPR à la construction d'un seul réacteur ne vous paraît pas plausible.
Non. Si nous en avions construit deux, ils seraient tous deux en retard.
Quelle était votre vision, et quelle est votre vision rétrospective sur la décennie 2000 d'EDF ? L'ancien responsable d'EDF en poste sur cette période considère que les prix trop bas de l'électricité ont constitué l'une des principales raisons de l'affaiblissement d'EDF à cette époque, tandis que d'autres interlocuteurs ont par ailleurs évoqué les investissements et les « aventures » d'EDF à l'étranger.
Quelles étaient vos relations avec EDF et comment jugez-vous l'état d'EDF et l'évolution de la situation économique et financière d'EDF eu égard à ces choix d'investissement en France et à l'étranger ?
EDF a toujours nourri la tentation de s'intéresser au « grand large ». Plusieurs de ses présidents successifs ont été tentés par des investissements à l'étranger, parfois conséquents, en Amérique du Sud par exemple. Ceux-ci se sont, pour beaucoup, soldés par des échecs dont il me paraît difficile d'imputer la seule responsabilité à EDF.
L'électricité a toujours constitué, sur le plan international, la « chasse gardée » des gouvernements et des entreprises, souvent publiques. L'arrivée d'un grand opérateur sur le théâtre international a pu susciter des craintes, d'autant qu'il s'agissait d'une entreprise publique qui pouvait être perçue comme le bras armé du gouvernement français à l'étranger. Ces aventures, pour l'essentiel, se sont traduites par des échecs et ont dû laisser une ardoise, mais je ne pense pas qu'elles expliquent exclusivement la détérioration des comptes d'EDF.
EDF a longtemps vécu sous un régime de prix administrés. Bien que les gouvernements successifs aient sans doute été soucieux d'assurer un certain équilibre, ils n'ont, je crois, jamais souhaité faire en sorte qu'EDF puisse profiter de son monopole pour dégager des marges excessives. La rentabilité d'EDF était par conséquent limitée. En cas d'accidents de conjoncture, EDF, contrairement à d'autres entreprises non publiques et non monopolistiques, n'a jamais pu constituer des réserves et n'est pas munie de défenses financières.
Après la fermeture de Superphénix et Phénix, quel était votre état de connaissance et d'inquiétude sur la fermeture du cycle ? Avez-vous le sentiment que l'on a capitalisé correctement sur ce retour d'expérience et que l'on a continué de réaliser des recherches suffisantes ? Entreteniez-vous des échanges réguliers avec le CEA ? Les cabinets ministériels se sont-ils préoccupés de faire fructifier une expérience française très dense sur le sujet ?
La préoccupation existait, et ce pour plusieurs motifs. D'un point de vue industriel, il s'agissait de tester et expérimenter une filière qui pouvait s'avérer prometteuse, car elle permet de recycler les combustibles usés et concourt en ce sens à la sécurité d'approvisionnement. En effet, tout combustible qui peut être réutilisé est un combustible qu'il ne faudra pas importer ou fabriquer.
La préoccupation du bouclage du cycle était également importante, car la problématique des combustibles usés et des déchets nucléaires constitue l'un des talons d'Achille de la filière, notamment à l'égard de l'opposition environnementale. Pour apporter des éléments montrant qu'il existait des solutions, l'on travaillait alors sur deux pistes : l'enfouissement des déchets et la réduction de ceux-ci, en réutilisant et recyclant le combustible usé.
L'intérêt de Phénix, de Superphénix et d'Astrid résidait dans la possibilité de démontrer qu'il était possible d'utiliser efficacement le cycle nucléaire et que le nucléaire participait, à sa manière, à ce bouclage de cycle, dans une optique de recyclage. Ces décisions de fermeture m'inspirent principalement le regret que nous nous soyons privés de cette démonstration possible du bouclage du cycle nucléaire, ce qui me paraît aussi important que l'expérimentation d'une filière.
Pouvez-vous nous éclairer sur la notion de sortie du marché européen ? Comment la supervision de l'ensemble des réseaux nationaux sur le continent européen est-elle liée aux échanges économiques ? Serait-il selon vous envisageable, pour la sécurité d'approvisionnement et le bon échange d'énergie, de quitter le marché européen ? Au vu de l'existence d'interconnexions, l'échange de gré à gré serait-il possible et souhaitable ?
Je juge l'interconnexion physique positive. Je suis plus critique sur le fonctionnement économique et financier de ce marché, qui repose sur un fonctionnement de bourse, c'est-à-dire que le prix s'établit en confrontant l'offre et la demande. Comme cette question de l'équilibre est primordiale pour l'électricité, il faut que celui-ci soit rigoureux. Par conséquent, les prix de l'électricité sur le marché, à l'aune de ce mode de fonctionnement, peuvent varier entre des valeurs négatives et des valeurs très élevées, de – 500 euros à + 3000 euros, pour un prix de revient, selon les sources d'énergie, compris entre 12 et 150 euros le MWh.
Cette volatilité est de peu de conséquence pour les grands opérateurs qui vendent et achètent sur le marché pour des raisons d'ajustement, mais sensiblement plus délétère pour un opérateur qui est uniquement un trader et devrait alors revendre bien moins cher les kilowattheures qu'il a achetés à un prix élevé.
Si déconnexion à l'égard du marché européen il doit y avoir, celle-ci doit se produire entre les prix de marché et la formation des prix et des tarifs. L'on ne saurait fonctionner à l'aune d'une telle volatilité, à moins d'être un opérateur du type EDF, Enel ou Engie, disposant de son propre parc de production.
Pour protéger les acteurs, des dispositifs comme l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH) ont été imaginés et visent à garantir aux nouveaux entrants l'accès à des kilowattheures produits par l'opérateur historique à un prix fixé par le gouvernement. Ce système pouvait constituer une bonne solution pour permettre aux nouveaux acteurs de s'insérer sur le marché, mais aurait, selon moi, dû être provisoire et temporaire, avec une décroissance annoncée, de sorte à pousser ces nouveaux acteurs soit à développer leurs propres moyens de production, soit à se tourner vers des contrats long terme et des formules qui les protègent et protègent leurs clients de la volatilité des prix.
Peut-on sortir du système d'échange économique sans sensiblement affaiblir notre capacité à réaliser des échanges sur le court terme et à exporter ou importer l'électricité ?
Je ne connais pas suffisamment les nouvelles dispositions pour savoir ce qui est contraint ou, au contraire, négociable, mais je constate qu'avant l'existence des bourses européennes, des échanges d'électricité qui consistaient en des ajustements entre les différents réseaux se produisaient et se réglaient par solde et compensation.
Les échanges physiques sont essentiels pour la sécurité du réseau électrique et ne doivent pas être remis en cause. Pour autant, il existe des dysfonctionnements liés aux principes de fonctionnement de ces bourses, qui génèrent une trop grande volatilité. Pour mémoire, lors de la mise en place de ce dispositif, les prix avaient été plafonnés à 3 000 euros. Qu'est-ce qui interdirait de les plafonner à des valeurs différentes ? Je pense qu'il conviendrait de réformer le fonctionnement économique et financier du marché tout en préservant les échanges physiques.
Quel est votre avis sur la règle des trois heures ? Il s'est par ailleurs produit sous votre mandat chez RTE une évolution nette d'un regard sur la sécurité d'approvisionnement avec un solde d'échange nul à une appréciation qui prend acte de l'interconnexion et de son développement. S'est-il agi d'un choix de votre part que de considérer que la sécurité d'approvisionnement s'entend en prenant en compte les importations que nous sommes en mesure d'attendre en période de pointe ? Vous l'a-t-on demandé ? Comment la modification s'est-elle opérée ?
La prise en compte d'une marge liée aux importations possibles, soir 5 000 MW, et non pas à la capacité d'interconnexion totale, soit 15 000 MW, émane d'une proposition de RTE, soumise en prenant acte du développement des interconnexions avec les pays voisins dans un souci de meilleur ajustement économique. En effet, sans introduire ces dispositions, il faudrait a priori considérer que nous sommes en risque dès lors que la capacité installée sur le territoire national est inférieure à la demande possible. Or, ce postulat semblait excessif et, eu égard à la diversification géographique de nos interconnexions, l'introduction d'une petite dose d'importations me semblait relever d'un raisonnement économique viable. Celle-ci ne nous a pas été demandée par les pouvoirs publics ; il s'agit d'une proposition que nous avons formulée et qui a été entendue.
Vous aviez donc l'impression que cela ne péjorait pas significativement la souveraineté énergétique du pays et constituait un meilleur arbitrage du point de vue économique.
Oui. En outre, la règle des trois heures constitue le critère technocratique par définition selon lequel la valeur moyenne du temps de coupure ne doit pas dépasser trois heures en moyenne pour l'ensemble des consommateurs. Nos concitoyens ayant sans doute tendance à raisonner par tout ou rien, l'application stricte de ce critère serait socialement incompréhensible et serait considérée comme un déni de service public.
Nous avions émis des propositions pour que celui-ci évolue afin de trouver un principe avec une traduction concrète et opérationnelle. En effet, il existe d'autres critères de qualité du courant, comme le nombre de microcoupures ou la baisse de fréquence qui sont, du moins pour un opérateur, plus perceptibles.
Il me semble que ce critère correspond davantage à une préoccupation de structuration du réseau de distribution, de sécurisation et de bouclage, qu'à une vision systémique de raccord entre la capacité de production et le besoin de consommation. L'espérance moyenne du temps de coupure relève davantage de la question de la capacité, ou non, à empêcher qu'un village soit coupé lorsqu'un arbre tombe sur la ligne.
Oui. Ce critère est d'abord centré sur le fonctionnement du réseau et, s'agissant du réseau de transport, sur son maillage. Il dépend également, malgré tout, du parc de production. En effet, selon que celui-ci est composé de multiples points de production ou de gros nœuds de production, sa vulnérabilité n'est pas la même. Plus le parc de production est diffus, plus le secours local est possible, ce qui est de plus en plus le cas avec les raccordements des ENR qui s'opèrent directement sur le réseau de distribution. Ce critère, en plus d'être incompréhensible, devient de plus en plus difficile à mesurer et quantifier. Il conviendrait donc de le faire évoluer.
Vous évoquiez plus tôt l'existence d'une certaine continuité au-delà des alternances politiques. Jean-Louis Borloo s'est exprimé en 2008 selon les termes suivants : « Il faut que chaque région ait son autonomie énergétique. C'est la territorialisation : biomasse, solaire, photovoltaïque, marine, éolienne, chaque région doit avoir son propre plan. »
En tant que président de RTE, vous avez travaillé sur les conditions de possibilité du scénario de réduction de la part du nucléaire à 50 % voté en 2015. Quelle était votre appréciation sur la faisabilité de cet objectif ? Vous aviez alors affirmé que celui-ci était faisable. Nourrissiez-vous des doutes ? Avez-vous assorti ce scénario de conditions fortes ? Ont-elles été prises en compte, réalisées, ou non ?
J'ai toujours considéré que la responsabilité de RTE résidait dans le conseil à l'égard des pouvoirs publics, des décideurs et des acteurs, et non dans la prise de décision. Notre responsabilité consistait à confirmer ou infirmer la possibilité et la faisabilité d'un scénario. Je me suis toujours gardé de me prononcer sur la pertinence des différents scénarii et je me suis tenu à émettre un avis sur les conditions à réunir pour les atteindre.
Un scénario à 50 % de nucléaire était faisable, ne serait-ce que parce que de nombreux pays se situent largement en deçà de ce plafond. La question posée n'était pas : est-ce souhaitable ? En tant que responsable de RTE, j'ai confirmé la possibilité de ce scénario, sous réserve de remplir plusieurs conditions. Au vu de la configuration du réseau français, la diminution de la puissance nucléaire et son remplacement par d'autres moyens de production concentrés n'auraient posé aucun problème, turbines à gaz ou centrales à charbon implantés aux mêmes endroits. En revanche, si l'on remplaçait ces centrales nucléaires par des centrales de plus petite taille, diffuses et réparties, il n'était pas garanti que le réseau serait strictement adapté à cette nouvelle configuration. Les conditions qui avaient pu être annexées à la faisabilité du scénario comportaient une adaptation du réseau de transport et, a fortiori, du réseau de distribution.
Vous avez dit à l'époque dans la presse qu'il s'agissait d'un « scénario tendu ». J'imagine que vous étiez préoccupé et que vous avez dû vous en ouvrir auprès des décideurs politiques. Quelle était la nature de ces échanges et quelle réponse avez-vous obtenue ?
La première échéance de réduction était fixée à 2025. Le scénario était tendu au vu de la nécessité de tenir le calendrier de réalisation de nouveaux ouvrages et de nouvelles lignes, dont les délais de construction avaient pu m'alerter. Même vue de l'année 2015, l'échéance supposait de bien connaître où se trouveraient les nouveaux sites de production, d'en déduire les besoins de renforcement du réseau et de réaliser ce renforcement.
Avez-vous fait part de ces inquiétudes aux décideurs politiques ? Si oui, quelle était la nature de ces échanges et que vous a-t-on répondu ?
Je m'en suis ouvert aussi bien par écrit qu'à l'oral. La réponse a sans doute consisté à affirmer que les moyens nécessaires seraient mis en œuvre le moment venu. J'ai dit que ce scénario serait tendu, et non pas impossible.
Vous avez évoqué les délais de mise en place de telles interconnexions. Avez-vous observé que les moyens nécessaires à l'atteinte de cet objectif étaient réfléchis et mis en œuvre ? Vos propositions ont-elles été prises en compte et intégrées ? Existait-il déjà un plan d'investissement pour y répondre ?
RTE formule régulièrement des propositions d'investissement. Elles sont examinées par la commission de régulation de l'énergie (CRE) et recueillent régulièrement son approbation. S'agissant des délais, la réponse formulée a certainement consisté à affirmer qu'il faudrait sans doute simplifier les procédures administratives. Rétrospectivement, il ne me paraît pas certain qu'il était réaliste de penser que l'on parviendrait à raccourcir les délais. Ce n'est sans doute pas un hasard si deux lois sur la simplification des procédures, aussi bien sur les énergies renouvelables que sur le nucléaire, sont actuellement en discussion.
Vous avez plus tôt répondu de façon spontanée : « S'il y avait eu deux programmes en matière de nucléaire, les deux auraient été en retard. » Pourriez-vous étayer ?
S'agissant des scénarii de RTE, vous avez souligné la nécessité d'une compatibilité entre la production, la consommation et la croissance. Un choix de mix à 100 % d'énergie renouvelable vous paraît-il crédible dans l'évolution de notre société, notamment dans la perspective du développement du véhicule électrique ?
Par ailleurs, avez-vous l'impression que les scénarii que vous proposez au politique en matière de réseau trouvent une oreille moins attentive que le discours des ONG ? Le politique, selon vous, s'oriente-t-il préférentiellement vers des choix mus par des priorités politiques ou dogmatiques au détriment de choix pragmatiques visant à sécuriser réellement notre souveraineté et notre résilience électriques et énergétiques ?
L'interconnexion sur le marché européen et les réseaux revêtent en outre un caractère particulièrement intéressant. Vous avez affirmé que l'on était en mesure de compenser les pointes de consommation d'un pays à l'autre au vu des capacités disponibles, de l'existence d'interconnexions et de la possibilité d'échanges. Les responsables politiques chercheraient-ils à nous faire craindre le noir pour nous faire conformer aux scénarii qu'ils souhaiteraient, plus qu'à la réalité des interconnexions et des productions électriques européennes ?
Les choix politiques sont aujourd'hui axés sur l'éolien et le photovoltaïque plus que sur l'hydroélectricité. Les délais ne seraient-ils pas plus courts si l'on favorisait l'hydroélectricité, et notamment les stations de transfert d'énergie par pompage (STEP), au vu des réseaux existants aujourd'hui?
Enfin, estimez-vous que la suppression de l'ARENH suffirait pour rester dans un marché européen qui permettrait ces écarts de prix et notamment ces spéculations sur des lots d'électricité ?
J'ai affirmé que les deux EPR seraient sans doute en retard car les causes de celui-ci sont globalement génériques, comme les fissures décelées sur les traversées de l'enceinte. À la découverte de celles-ci, nous aurions vérifié l'autre réacteur, constaté les mêmes malfaçons et pris la même décision. Je pense que les principales raisons de ce retard sont génériques et liées à des problèmes de conception et d'ingénierie qui auraient été rencontrés simultanément. Même s'ils n'avaient été rencontrés que sur l'une des tranches, l'on se serait immédiatement préoccupé de vérifier la deuxième.
Lorsque j'étais président de RTE, nous ne nous sommes pas nécessairement penchés sur un scénario à 100 % d'énergie renouvelable, mais je pense qu'un tel scénario serait dans l'absolu difficile à tenir, sauf à disposer d'immenses capacités de stockage. En effet, la production des énergies renouvelables est liée à la météorologie. Il faut se doter d'une variable d'ajustement et je pense à ce titre qu'un scénario à 100 % est excessif. Un scénario à 60 % d'énergie renouvelable est déjà ambitieux et nécessiterait de grandes capacités de stockage.
Le rôle croissant des ONG est indéniable, que celles-ci soient strictement nationales ou internationales. Elles disposent d'une capacité d'analyse qu'il ne faut pas récuser ou négliger et surtout d'une audience médiatique qui est plus importante que celle dont jouissent les services de l'administration, voire les pouvoirs publics. La façon dont les décisions sont prises in fine échappe à ma compétence. J'établis une distinction entre les ONG qui défendent une position purement idéologique et celles qui appuient leur réflexion sur des analyses et des études, qu'il est de bon aloi de prendre en considération. Il faut toutefois sans doute être mesuré sur le poids qu'elles peuvent représenter dans les décisions finales.
S'agissant des risques sous-jacents au réseau européen, les structures de supervision de celui-ci permettent d'échanger avec les pays voisins et d'anticiper. Je pense par conséquent que les risques ont été réduits, sans pour autant être éradiqués ; nous sommes toujours à la merci d'un incident similaire à celui qui s'est produit en Allemagne en 2006, lorsqu'une ligne dans le nord du pays a été coupée sans que les pays voisins soient prévenus. L'électricité a donc cheminé autrement et a surchargé d'autres lignes qui étaient déjà en limite de capacité. De proche en proche, l'Europe de l'Ouest s'est séparée de l'Europe de l'Est. Or, le réseau était en surcapacité et a pu tenir même après son isolation, alors que le réseau ouest isolé était en déficit de production et s'est trouvé à la limite du black-out. Un tel incident de ce type, lié à un défaut de circulation de l'information, demeure inévitable, même si nous avons considérablement limité les risques.
Je nourris une très bonne opinion de l'hydroélectricité, ne serait-ce que parce qu'il s'agit du seul procédé massif de stockage de l'électricité dont nous disposons. Je suis plus pessimiste sur les possibilités d'un développement de masse de l'hydroélectricité, qui risque de se heurter à des difficultés liées à l'environnement local.
Enfin, supprimer l'ARENH ne résoudra pas tous les problèmes. Ce dispositif joue un rôle d'amortisseur de hausse, puisqu'il assure aux nouveaux entrants du marché un accès à l'électricité à un prix raisonnable et garanti. Par conséquent, ils ne sont pas contraints de s'adresser au marché européen très volatil. Selon moi, le plus dommageable dans le fonctionnement actuel du marché, c'est l'existence d'opérateurs qui sont uniquement des traders. En effet, lorsqu'ils sont obligés d'acheter le mégawattheure plus cher, ils sont tentés de le revendre aussi cher auprès de leurs clients. L'ARENH constitue un élément de modération dont il ne faudrait pas se défaire brusquement, mais dont il faudrait, à terme, envisager la dilution, de sorte à pousser ces nouveaux entrants à se doter de leurs propres moyens de production, ce qui leur garantira des kilowattheures à leur coût de production et leur permettra d'échapper à la volatilité du marché, ce qui serait une bonne chose pour le consommateur final.
Je préconise à ce titre une décroissance progressive du volume maximal affecté à l'ARENH, afin de laisser le temps à ces acteurs de développer des moyens de production de substitution. Ce dispositif très confortable est exorbitant du droit commun ; je ne connais aucun autre secteur où l'on demande à un concurrent de fabriquer les produits de ses propres rivaux. L'on ne saurait faire disparaître l'ARENH brutalement, mais il convient d'amener un sevrage progressif.
Le débat public sur l'énergie se cristallise quasi exclusivement autour de l'électricité. Il est vrai que les solutions de lutte contre les vulnérabilités et de protection de la souveraineté énergétique reposant sur le gaz ou le pétrole semblent plus aisées à mettre en œuvre que celles qui reposent sur l'électricité, qui est non stockable. Pour autant, il me semble que l'on se focalise beaucoup sur l'électricité car celle-ci représente un pari mono-technologique en matière de décarbonation. Elle apparaît en effet comme le bon moyen pour décarboner vite, puisqu'elle est immédiatement décarbonée dès lors qu'elle est produite à partir de nucléaire ou d'énergie renouvelable.
Ne sommes-nous pas en train de nous engager dans une impasse, qui nous conduira dans quelque temps à constater que nous serons incapables de produire les moyens de production d'électricité décarbonés nécessaires à la décarbonation de tous nos usages énergétiques ? Ne devrions-nous pas nous intéresser à d'autres manières de décarboner ?
Je pense que la focalisation sur l'électricité est excessive et que le problème énergétique forme un ensemble, d'autant qu'il existe une large substituabilité entre les différentes filières, comme le démontre le développement du véhicule électrique. Si l'on souhaite appréhender la politique énergétique, y compris à travers le prisme de l'indépendance et de la souveraineté, il est indispensable de ne pas se limiter à l'électricité. Cette focalisation sur l'électricité s'explique par plusieurs facteurs, et notamment par le nucléaire, qui ne laisse pas indifférent.
Les leviers entre les mains des pouvoirs publics sont importants pour appréhender cette question, comme en témoignent les débats actuels sur la disparition de l'objectif de réduction de la part du nucléaire, la question étant de savoir s'il appartient à un texte de loi de définir une part de nucléaire ou non. En France, nous avons historiquement considéré que les pouvoirs publics bénéficiaient d'un droit de parole à ce propos, mais cela ne saurait constituer l'alpha et l'oméga d'une politique énergétique. Les conditions d'utilisation de l'électricité sont également importantes et relèvent de la problématique des économies, de la sobriété et de l'efficacité énergétiques, sur lesquelles nous avons développé un corpus législatif et réglementaire conséquent. Enfin, le volet fiscal revêt également une certaine importance au sein du secteur de l'énergie.
La politique énergétique recouvre de nombreuses dimensions à la fois économiques, physiques, technologiques, politiques et internationales. Il appartient sans doute à cette commission d'explorer celles-ci dans leur intégralité, y compris la dimension fiscale, car elles ont une incidence sur la souveraineté énergétique.
Les travaux que nous menons visent avant tout à faire preuve d'humilité face aux défis que nous devons affronter. Or, le sentiment global qui se dégage de certaines auditions ou de l'observation de certaines décisions passées dont les conséquences peuvent se faire jour aujourd'hui, c'est que d'aucuns ont pu manquer d'humilité face au simple fait que la volonté ne suffit parfois pas à changer des règles physiques inaliénables.
L'environnement qui ceint celles-ci est également important et je pense que vous avez une contribution essentielle à apporter sur les enseignements à tirer des bonnes et mauvaises décisions qui ont pu être prises, parfois, au nom de grands sentiments.
Je pense principalement à la loi relative à la transition énergétique de 2015, qui, selon moi, est une mauvaise loi car elle consiste en une accumulation d'objectifs. Or, l'on ne s'est à ma connaissance jamais assuré de la cohérence de ceux-ci. Certains d'entre eux sont superfétatoires. Cette loi comprend un objectif en matière de réduction des émissions de dioxyde de carbone, auquel viennent s'adosser un objectif sur l'efficacité énergétique et un objectif sur les énergies renouvelables. C'est une mauvaise loi au sens de l'efficacité, et non pas de la pertinence. La somme de ces objectifs sombre quelque peu dans l'incantation.
Un juriste dirait que l'on ne cumule pas une obligation de moyens avec une obligation de résultat.
La séance s'achève à 11 heures 40.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, M. Francis Dubois, M. Raphaël Schellenberger.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.