Comme vous l'avez rappelé, j'ai eu l'occasion de côtoyer les sujets relatifs à l'énergie pendant presque quatre décennies. J'ai commencé à servir dans l'administration de l'énergie en 1974, lors du premier choc pétrolier. J'ai d'ailleurs fait mes premières armes administratives à l'Agence pour les économies d'énergie, l'ancêtre de l'actuelle Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME).
J'ai ensuite poursuivi ma carrière marquée sous le sceau de l'énergie dans différentes fonctions au sein des ministères chargés de ces problématiques : à l'observatoire de l'énergie, à la direction du gaz, de l'électricité et du charbon, dont j'ai été le directeur, et à la direction générale de l'énergie et des matières premières, qui a précédé la direction générale de l'énergie et du climat.
J'ai également travaillé pendant trois ans dans le secteur ferroviaire comme directeur de la stratégie à la SNCF, ce qui m'a fourni une expérience de l'entreprise publique que j'ai également mise en pratique à la présidence du directoire de RTE à la fin de ma carrière exécutive.
J'ai retenu de cette période que la politique énergétique française, qu'elle soit initiée par les pouvoirs publics ou qu'elle soit menée par les entreprises du secteur, reposait sur des axes qui ont pu, au cours du temps, évoluer.
Au début de ma carrière, l'accent majeur était placé sur l'indépendance énergétique et la sécurité d'approvisionnement. C'est l'époque où nous avons reconstruit l'industrie énergétique française et bâti l'hydraulique ainsi que le programme nucléaire français, par le biais du plan Messmer et du lancement d'un vaste chantier nucléaire qui permet aujourd'hui à la France de figurer parmi les deux ou trois premiers pays possesseurs d'un parc nucléaire en état de marche.
Les entreprises publiques en situation de monopole dans les secteurs des charbonnages, de l'électricité ou du pétrole constituaient le fer de lance de cette politique d'indépendance énergétique. Le secteur pétrolier, à défaut d'être exclusivement entrepris par un secteur public, possédait des opérateurs importants, comme la Compagnie française des pétroles (CFP) ou Elf qui ont fusionné pour devenir Total.
Ce dispositif était encadré par un arsenal législatif et réglementaire très strict. Dans le domaine pétrolier, nul ne pouvait importer une goutte de pétrole sans être muni d'une autorisation décernée par la direction des carburants (DICA). Dans le secteur nucléaire, c'est le commissariat à l'énergie atomique (CEA) qui constituait et demeure très largement le pilote.
La préoccupation dominante portait sur la sécurité d'approvisionnement et l'indépendance énergétique, laquelle n'était que partiellement assurée. En effet, la France n'a jamais été une grande province minière ; même pendant les meilleures années, les importations de charbon restaient importantes, tandis que la production de pétrole était symbolique, à hauteur de 2 millions de tonnes par an, comme la production de gaz.
Sur chacune de ces filières, nous étions tributaires des approvisionnements extérieurs, ce qui conduisait à mener une politique relativement sélective. Le pétrole faisait l'objet d'un système de licence d'importation, tandis que le gaz faisait l'objet de contrats long terme destinés à sécuriser les consommateurs et les producteurs. En effet, ces derniers, et notamment ceux qui recouraient à la filière du gaz naturel liquéfié (GNL), devaient consentir des investissements conséquents. Garantir un débouché durable par le biais de contrats long terme était à ce titre perçu par les producteurs comme une sécurité. Il y avait ainsi une convergence entre les préoccupations des acheteurs et celles des vendeurs.
La préoccupation de l'indépendance énergétique a été intensifiée à l'occasion du premier choc pétrolier. En effet, il est alors apparu nécessaire de chercher à s'affranchir de la dépendance de la France à l'égard de certains pays producteurs, qui maniaient l'arme du prix de l'énergie. Cette prérogative a constitué l'un des puissants moteurs du lancement du programme Messmer.
En somme, de 1974 aux années 1980, la politique énergétique et la sécurité d'approvisionnement apparaissaient comme deux corollaires.
Nous avons ensuite vu poindre de nouvelles préoccupations. La préoccupation environnementale constituait la première de celles-ci. Les années 75 avaient déjà été marquées par l'apparition au sein du débat public des pluies acides, causées par les aérosols produits par le soufre résultant de la combustion de charbon de qualité médiocre ou de produits pétroliers à haute teneur en soufre.
Aux pluies acides a succédé la préoccupation des émissions de gaz à effet de serre. Le phénomène des gaz à effet de serre est connu par les physiciens depuis la fin du XIXe siècle, mais la possibilité que les émissions liées à l'énergie et à l'activité humaine puissent engendrer des conséquences a été perçue plutôt tardivement, d'abord aux États-Unis.
Ces préoccupations environnementales ont conduit à s'interroger sur le recours aux énergies fossiles. Paradoxalement, le nucléaire, qui n'émet pas de dioxyde de carbone, a quant à lui commencé à apparaître moins attrayant aux yeux de certains, en raison des déchets nucléaires et des risques mis en évidence, voire montés en épingle, après les accidents de Three Mile Island puis de Tchernobyl.
Une troisième préoccupation, relative à la mise en œuvre de la concurrence, est ensuite intervenue dans la conduite de la politique énergétique française. En effet, le secteur énergétique en France, mais aussi dans certains pays européens, était dominé par des entreprises publiques en situation de monopole. Sous la pression de la construction européenne est apparue l'idée de la nécessité d'introduire de la concurrence.
Pendant longtemps, l'énergie avait été considérée comme faisant partie des secteurs dits « exclus » aux côtés des transports et de la distribution d'eau, c'est-à-dire que les règles régissant la concurrence n'y étaient pas intégralement appliquées. Progressivement, sous la pression de la Commission européenne, qui était idéologiquement acquise aux bienfaits de la concurrence, et de certains États membres, tels que le Royaume-Uni, l'Allemagne et les pays nordiques, une série de dispositions et de directives a été concrétisée, en 1996 pour l'électricité et en 1998 pour le gaz.
Celles-ci ont cherché à introduire le principe selon lequel il n'était pas justifié que certains secteurs soient durablement exclus de la concurrence, qui constituait la norme. Elles étaient également mues par le raisonnement, voire le pari, selon lequel la concurrence est source de bienfaits en matière de prix, puisque la logique de marché serait concrétisée, d'innovation, puisque de nouveaux entrants chercheraient à pénétrer le marché avec de nouvelles conceptions, et de sécurité d'approvisionnement, puisque les acteurs supposés adopter des stratégies différentes se multiplieraient.
Cette introduction de la concurrence pouvait apparaître comme étant contradictoire avec l'organisation monopolistique retenue en France. La propriété des entreprises ne relève pas des compétences conférées à l'Union européenne par les traités, mais les monopoles et la domination des entreprises publiques au sein du secteur de l'énergie en France, mais aussi dans d'autres pays européens, ont fait l'objet d'attaques indirectes soutenues.
Ces dispositions se fondent sur le postulat que la politique énergétique européenne doit reposer sur trois piliers : la sécurité d'approvisionnement, la préservation de l'environnement et la mise en œuvre de la concurrence. Je regrette que nous ne nous soyons jamais véritablement interrogés sur la compatibilité de ces trois objectifs.
Si l'indépendance énergétique est privilégiée, les ressources nationales seront intensivement exploitées. Ainsi, l'Allemagne ou la Pologne ont continué de développer des mines de charbon, qui génèrent des émissions de dioxyde de carbone importantes. La compatibilité entre une politique d'indépendance énergétique et une politique de protection environnementale n'est par conséquent pas garantie.
De même, la concurrence s'est avérée ne pas assurer la sécurité d'approvisionnement. En effet, les différents acteurs, au lieu de chercher à diversifier, ont eu tendance à adopter un comportement « panurgiste », se précipitant sur toute source d'énergie, y compris s'agissant de la provenance géographique, moins onéreuse à un moment donné. Nous avons par conséquent continué d'être fortement dépendants des pays de l'OPEP, malgré les épisodes de hausse des prix. J'estime que la dépendance accrue des pays européens à l'égard de la Russie ces dernières décennies constitue également la traduction de cette recherche effrénée du meilleur prix à un moment donné.
Enfin, le recours aux énergies renouvelables a été retenu dans les directives européennes comme l'une des composantes essentielles de la préservation de l'environnement et se traduit par des objectifs de pénétration croissante de ces sources d'énergie dans les bilans énergétiques. Or, loin de respecter les lois du marché, nous avons fixé des conditions d'achat qui ne correspondaient pas aux prix du marché. Ainsi apparaît également une forme d'incompatibilité entre les préoccupations environnementales et le respect des principes de libre concurrence.
Il me semble que nous sommes progressivement passés d'une période caractérisée par des objectifs simples, voire peut-être simplistes, à une période où les objectifs n'ont cessé de croître en complexité, conduisant les politiques énergétiques française et européenne au tournant des années 2000 à perdre en lisibilité, voire en cohérence selon la dominante retenue. Alors que l'on se recommande de l'ouverture des marchés, certains textes de loi en France ont consisté à énumérer des objectifs qui étaient individuellement, certes, louables, mais dont la compatibilité avec les grands principes n'a pas été démontrée.
La considération des coûts de l'énergie a par ailleurs constitué l'arlésienne de cette politique énergétique. La loi de 2015 énumère des objectifs, y compris sur la part de nucléaire, indépendamment, à ma connaissance, de toute considération des prix. Or, privilégier ou, au contraire, stigmatiser une énergie peut se faire sur la base de plusieurs considérations, mais je ne pense pas que l'on puisse s'abstraire de considérations économiques. Selon moi, une bonne politique énergétique sait s'adapter à la conjoncture et n'est pas fixée indépendamment du contexte.