Mardi 24 janvier 2023
La séance est ouverte à 16 heures.
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
La commission auditionne MM. Bernard Doroszczuk, Président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et Olivier Gupta, Directeur général.
Je remercie Messieurs Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et Olivier Gupta, directeur général, de venir aujourd'hui devant notre commission d'enquête. L'ASN a été créée par la loi du 13 juin 2006 au terme d'une longue gestation et constitue une autorité indépendante dont les compétences s'étendent bien au-delà des centrales nucléaires.
Les auditions organisées dans le cadre de nos travaux ont pour la plupart rendu hommage à l'institution que vous pilotez. La qualité de ses travaux, son utilité et son indépendance sont reconnues. Cependant, des interrogations apparaissent ici ou là, notamment sur certaines alertes, l'extrême rigueur des garanties exigées et les délais d'instruction. Je rappelle par ailleurs qu'un texte actuellement examiné par le Sénat vise à simplifier les procédures relatives à la construction des centrales nucléaires.
Par ailleurs, la sécurité et la sûreté nucléaires relèvent non seulement de règlementations nationales mais doivent également respecter des prescriptions européennes et internationales.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure . »
(MM. Bernard Doroszczuk, Président de l'ASN, et Olivier Gupta, Directeur général, prêtent serment.)
( ASN). Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les Députés, je vous remercie de nous accueillir aujourd'hui. En compagnie d'Olivier Gupta, nous couvrons une partie de la période d'activité dans le champ de votre enquête, mais pas entièrement.
Pour ma part, je suis président de l'ASN depuis novembre 2018 et je n'ai pas été amené auparavant à intervenir dans ses prises de position ou dans ses décisions. Depuis novembre 2018 et au regard des sujets évoqués par votre commission, j'ai été impliqué dans trois principales décisions ou prises de position sur lesquelles nous serons vraisemblablement amenés à revenir. En premier lieu, il s'agit de la prise de position de l'ASN en juin 2019 concernant la réparation des soudures en exclusion de rupture du circuit secondaire du réacteur de Flamanville, qui a conduit à un programme d'ampleur de réparation de ces soudures et à un report conséquent de la mise en service de l'EPR.
En deuxième lieu, je pense à la décision de février 2021 relative à la partie générique du quatrième réexamen des réacteurs de 900 mégawatts (qui concerne l'ensemble des trente-deux réacteurs), complétée ensuite par une partie spécifique de réexamen pour chaque réacteur au moment de sa visite décennale. En cours de réalisation, elle s'échelonnera jusqu'en 2034 sur les réacteurs de 900 mégawatts.
En troisième lieu, il convient enfin de mentionner la prise de position de l'ASN en juillet 2022 sur la stratégie de contrôle et de réparation des réacteurs d'EDF affectés de corrosion sous contrainte.
Je souhaite tout d'abord effectuer un bref rappel des missions de l'ASN, autorité de sûreté indépendante créée en 2006. L'ASN est ainsi chargée du contrôle de la sûreté des installations nucléaires civiles et de la radioprotection dans les secteurs médicaux, industriels et du transport des matières radioactives. Elle n'est en revanche pas compétente pour le contrôle des installations nucléaires militaires, qui sont du ressort de l'autorité de sûreté nucléaire de défense (ASND), service rattaché au ministère des Armées. Par ailleurs, contrairement à la quasi-totalité de ses homologues dans le monde, l'ASN n'a pas la charge du contrôle de la sécurité des installations nucléaires civiles contre les actes de malveillance (intrusions ou cyberattaques), laquelle est du ressort, en France, du haut fonctionnaire de défense du ministère de la Transition écologique.
Par la loi, l'ASN a pour seule mission le contrôle de la sûreté et de la radioprotection pour la protection des personnes et de l'environnement, ainsi que l'information du public. L'ASN n'a donc aucune mission ou compétence en matière de définition de la politique énergétique.
L'ASN exerce en revanche cinq misions particulières : réglementer, c'est-à-dire définir les règles générales applicables en relation avec les ministères compétents ; autoriser les activités et installations, en précisant les prescriptions spécifiques applicables aux installations et aux activités ; contrôler le respect des règles générales et des prescriptions particulières ; informer le public ; participer à la gestion des situations d'urgence par les pouvoirs publics.
L'ASN s'appuie sur des ressources propres réparties à peu près à part égale entre son siège et ses onze divisions territoriales : nous sommes en effet la seule autorité administrative indépendante (AAI) à disposer d'un réseau territorial d'intervention, compte tenu des spécificités de sa mission de contrôle.
L'ASN bénéficie principalement de l'appui technique de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et des groupes permanents d'experts placés auprès d'elle. Elle rend compte directement au parlement, notamment aux diverses commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat et surtout à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).
Enfin, l'ASN est très impliquée et reconnue dans les réseaux de régulateurs nucléaires en Europe et dans le monde, en raison de son expérience, de l'importance du parc nucléaire français et du niveau de sûreté et de radioprotection appliqué en France.
Je tiens à présent à formuler quelques remarques du point de vue de l'ASN sur l'indépendance et la souveraineté, pour souligner deux points principaux à la lumière des missions de l'ASN.
Le premier point concerne l'intégration des enjeux de sûreté et de radioprotection dans la politique énergétique. Comme je l'ai précisé, l'ASN n'a pas à se prononcer sur la politique énergétique du gouvernement. Néanmoins, elle peut être conduite à prendre des positions et à s'exprimer publiquement sur les enjeux de sûreté qui peuvent conduire ce dernier à les intégrer dans les politiques publiques et contribuer ainsi au renforcement de l'indépendance et de la souveraineté de la France en matière énergétique.
À cet égard, depuis plusieurs années, l'ASN souligne en particulier deux enjeux principaux. Le premier a été évoqué de façon récurrente depuis le milieu des années 2000 de manière informelle, puis de manière formelle dans son avis du 16 mai 2013 rendu dans le cadre du débat sur la politique énergétique. Il concerne le besoin de conserver des marges dans le système électrique pour pouvoir faire face aux enjeux de sûreté en cas d'événement générique sur le parc.
De tels événements se sont déjà produits par le passé ; par exemple pendant l'hiver 2016-2017, durant lequel l'ASN a été amenée à demander le contrôle de douze réacteurs. Il s'agissait ainsi de les contrôler sur une période de trois mois pour des questions d'excès de carbone qui pouvaient entraîner des risques de rupture brutale sur certains générateurs de vapeur. Aucun événement n'a eu cependant l'ampleur de la découverte fin 2021 de la corrosion sous contrainte sur les circuits auxiliaires de sûreté des réacteurs d'EDF, qui aurait pu concerner l'ensemble du parc.
Le second enjeu, déjà évoqué en 2013, mais précisé et étendu depuis 2019, concerne le besoin d'anticipation des enjeux de sûreté et de radioprotection. Il porte sur la durée de fonctionnement des installations nucléaires en service, les risques de saturation des capacités d'entreposage des matières ou des déchets nucléaires et, plus récemment, les incidences du réchauffement climatique sur les installations nucléaires actuelles et futures.
Ces enjeux restent particulièrement d'actualité et devraient selon l'ASN être intégrés de manière globale et systémique dans les réflexions en cours sur la future politique énergétique de la France, en anticipant en termes de sûreté et de radioprotection les besoins au regard du dimensionnement du système électrique.
Le second point que je souhaite évoquer concerne la présence en France d'une infrastructure de contrôle compétente et reconnue, disposant, avec son appui technique, des ressources et de l'expertise nécessaires pour assurer sa mission de contrôle de la sûreté en toute autonomie. C'est à la fois important pour son indépendance, mais aussi nécessaire en termes de souveraineté pour notre pays.
Contrairement à certains de ses homologues, l'ASN est en mesure de s'appuyer sur des groupes d'experts de haut niveau, de procéder à sa propre analyse et de définir des règles adaptées à la situation de notre pays. Elle n'a pas besoin de faire appel à des experts étrangers ou à des autorités étrangères pour prendre ses décisions. Ainsi, l'ASN et les règles qu'elle contribue à définir constituent une référence au niveau international et inspirent bien souvent les démarches et les processus de convergence ou d'harmonisation, en Europe comme dans le monde. Citons par exemple les éléments suivants : les stress tests qui ont été définis au niveau européen sur la base des propositions françaises, après l'accident de Fukushima ; les objectifs de sûreté harmonisés pour les nouveaux réacteurs nucléaires, publiés en 2010 par l'association WENRA des responsables d'autorités de sûreté d'Europe de l'Ouest qui étaient inspirés de ceux définis par l'ASN pour le réacteur EPR ; la révision de 2014 de la directive Euratom qui fixe comme principe de prendre les objectifs de sûreté des nouveaux réacteurs comme objectifs de référence pour les réexamens périodiques de sûreté ; la déclaration de Vienne de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) de 2015 qui incite les Etats à tendre autant que possible vers une convergence entre les réacteurs nouveaux et les réacteurs en service, dans le cadre des revues périodiques de sûreté des réacteurs existants.
Cette capacité à fédérer et à faire travailler ensemble les autorités étrangères autour de sujets communs s'exprime par exemple en ce moment sur le niveau de sûreté à définir pour les réacteurs innovants SMR (Small Modular Reactors) ou AMR (Advanced Modular Reactors). Pour ces réacteurs, l'ASN a pris l'initiative inédite d'associer dans la validation des options de sûreté du projet NUWARD d'EDF ses homologues finlandais et tchèques, pays cibles au vu des informations d'EDF sur les potentialités de marché en Europe pour ce réacteur.
Ce type d'initiative contribue à la convergence des avis des autorités sur des projets à visée internationale. Le maintien, voire le renforcement des capacités et des compétences de l'ASN constituent à mes yeux également un enjeu de souveraineté.
J'ai travaillé à l'ASN de 1999 à 2011 et occupé plusieurs postes dans le domaine du contrôle des réacteurs nucléaires, avant de devenir directeur général adjoint de Météo-France de 2011 à 2016, dans des fonctions d'opérateur. Je suis depuis septembre 2016 directeur général de l'ASN et préside depuis fin 2019 l'Association des responsables d'autorités de sûreté d'Europe.
J'ai connu depuis 1999 plusieurs cycles de grâce et de disgrâce du nucléaire, avec les prises de position qui les accompagnent, oscillant entre excès de sûreté et déficience de sûreté. À l'ASN, nous cherchons constamment à ancrer le contrôle sur quelques principes fondamentaux internationalement reconnus : le principe de responsabilité première des exploitants dans le contrôle; le principe de proportion du contrôle et des décisions aux enjeux ; le principe d'un dialogue technique approfondi avec les industriels.
Ce dernier point est particulièrement important, car le dialogue approfondi permet de parvenir au meilleur équilibre possible dans la décision. Ainsi, le meilleur niveau de sûreté raisonnablement atteignable s'obtient par la confrontation, au sens positif, des arguments relevant de la technique et de la faisabilité industrielle.
Ensuite, j'ai toujours été convaincu qu'il était essentiel de travailler en lien étroit avec nos homologues étrangers, non seulement pour s'inspirer des bonnes pratiques en usage ailleurs, mais aussi pour promouvoir les pratiques françaises en matière de sûreté nucléaire, en Europe et au-delà.
L'influence de l'ASN a par exemple été majeure pour l'adoption en 2010, à l'échelle européenne, d'objectifs de sûreté pour les nouveaux réacteurs qui sont très semblables ̶ y compris dans leur formulation ̶ à ceux fixés par l'ASN pour le réacteur EPR. Elle l'a été tout autant dans la définition du cahier des charges des stress tests post Fukushima, qui ont été déployés dans l'ensemble des pays d'Europe et ont servi de base à la définition des améliorations de sûreté à fournir aux réacteurs.
Enfin, plus récemment, l'ASN a joué un rôle majeur dans la mobilisation préventive des autorités de sûreté à l'échelle européenne pour pouvoir, en cas d'événement sur une installation nucléaire ukrainienne, assister de manière coordonnée les pouvoirs publics.
Ma première question est d'ordre organisationnel. Si je comprends bien, votre expertise est externalisée auprès de l'IRSN. Ce choix est-il toujours optimal ? Faudrait-il internaliser des compétences de base ?
L'IRSN est effectivement l'expert technique privilégié de l'ASN. La situation est différente à l'étranger, où trois types de configuration peuvent être distinguées. En premier lieu, des autorités de sûreté peuvent disposer d'expertises intégrées, notamment aux États-Unis avec la NRC (Nuclear Regulatory Commission) ou au Japon. Le deuxième modèle est construit sur des entités séparées, mais l'expert est placé sous la tutelle de l'autorité, par exemple en Belgique, ce qui n'est pas le cas en France. Enfin, certains pays consacrent une séparation entre l'autorité et plusieurs experts, dont l'autorité est commanditaire. Elle les choisit selon leurs compétences et peut en outre faire appel à des experts à l'étranger, notamment pour des contre-expertises. Ce cas de figure se rencontre en Grande-Bretagne ou en Corée du Sud.
Le modèle français est distinct de ces trois modèles et implique un expert unique, l'IRSN, dont la qualité technique des avis est reconnue tant en France qu'à l'étranger. Parfois, comme c'est le cas aujourd'hui, il peut manquer de moyens ou de ressources pour réaliser la totalité des expertises que nous demandons. Le recrutement et la formation prenant du temps, des difficultés dans le traitement de dossiers peuvent voir le jour. Nous définissons ainsi avec l'IRSN les dossiers prioritaires, ce qui peut conduire à allonger certains délais.
La relation exclusive entre l'ASN et l'IRSN est donc unique au monde. Elle repose sur une expertise réelle, mais elle peut poser parfois difficulté : nous n'avons pas la maîtrise du budget d'expertise, qui est dévolue aux services de l'État.
Un second débat semble animer la communauté du nucléaire. Lors des auditions successives, des questions ont été posées sur la pertinence de l'organisation bicéphale entre le CEA et le Haut-Commissaire à l'énergie atomique. Quel est votre point de vue sur l'organisation bicéphale entre l'ANS et le haut fonctionnaire à la défense ?
Compte tenu de la spécificité des installations de défense, le contrôle de celles-ci est assuré par un service placé sous l'autorité du ministère des Armées, comme c'est souvent le cas à l'étranger. Cette situation ne fait pas débat, à la différence du contrôle exercé par les autorités homologues qui inclut la sûreté et la sécurité des installations civiles. En revanche, certaines installations, notamment celle du CEA, passent au cours de leur vie du régime militaire au régime civil. C'est notamment le cas quand une installation militaire de défense cesse son activité et rentre dans une phase de démantèlement. Dans ce cas, une transition anticipée s'opère entre l'ASND et l'ASN.
Mais peut-être ai-je confondu. Parliez-vous de l'ASND ou du HFDS ?
Je vous prie de m'excuser. Nous devons effectivement gérer des interactions avec le haut fonctionnaire de défense chargé de la sécurité des installations civiles (HFDS). Dans ce cas, la situation peut paraître paradoxale en raison de l'existence de sujets communs, qui doivent être traités ensemble car ils concernent à la fois la sécurité et la sûreté. Par exemple, au titre la sûreté nous pouvons être conduits à privilégier l'évacuation rapide d'une zone accidentée ou à risque, tandis que le haut fonctionnaire de défense peut vouloir retarder l'accès à cette zone, pour des motifs de lutte contre l'intrusion.
Au titre de la démonstration de sûreté, lorsque nous étudions l'incidence d'un impact extérieur, notamment un avion, sur le dôme d'un réacteur, nous estimons que cet accident est fortuit. L'impact en termes d'énergie n'est donc pas le même que celui pris en compte par le HFDS, qui étudie le même sujet - la résistance du dôme -, mais au titre d'un acte de malveillance qui vise à provoquer de plus gros dégâts. Le degré de résistance dépend pourtant de données identiques, comme le dimensionnement de l'enceinte et les éléments raccordés à celle-ci.
Ce sujet doit être envisagé de manière globale, mais il est pourtant examiné de manière successive aujourd'hui. Nous estimons donc de manière continue qu'il ne devrait y avoir qu'une seule autorité compétente sur la sécurité et la sûreté des installations civiles en France.
Vous avez évoqué le regard des institutions internationales sur l'ASN et sa capacité d'entraînement. Au-delà de l'excellence de l'ASN, l'existence d'un exploitant unique renforce-t-elle la crédibilité de la filière française et joue-t-elle un rôle dans le travail quotidien de l'ASN ?
L'existence d'un exploitant unique pour 56 réacteurs permet d'accumuler de l'expérience plus rapidement. Cette première spécificité française est en revanche une faiblesse en termes de risque de défauts génériques.
Une seconde spécificité est liée à la chaîne d'industriels du nucléaire, qui couvre la totalité du système nucléaire en France. Cette panoplie complète et notre capacité de recherche nous différencient de certains de nos homologues étrangers. Dans le domaine de la gestion des déchets, le projet Cigéo témoigne ainsi de notre capacité à gérer des projets et à engager des discussions pour aboutir à une solution technique. Nous sommes d'ailleurs parmi les trois pays au monde les plus avancés dans ce domaine.
Nos homologues sont fréquemment intéressés par nos retours d'expérience, par exemple dans le domaine de la corrosion sous contrainte. EDF a de ce point de vue une approche très transparente.
Vous avez tous deux souligné l'influence de l'ASN pour produire ou influencer la norme internationale en matière de sûreté. Nous pouvons donc être surpris du décalage existant entre notre crédibilité en la matière et les difficultés éprouvées pour faire comprendre notre système électrique fondé en grande partie sur le nucléaire, notamment en Europe. Voyez-vous des différences d'organisation majeures entre la filière de la sûreté et celle, peut-être plus politique, de la production ?
Les autorités de sûreté ne sont pas des autorités politiques. Elles s'appuient sur des éléments rationnels ; les échanges techniques entre experts sont parfois plus faciles.
De nombreuses instances internationales se sont créées grâce à des cercles de discussion. Les autorités discutent fréquemment de manière libre, sans mandat explicite de leur pays, ce qui permet de trouver des positions communes plus facilement.
Au cours de nos auditions, nous avons entendu l'ensemble des grands industriels français de la filière. Ceux-ci semblent prendre conscience de la nécessité de rehausser la technicité industrielle et de consentir à de lourds investissements. Quel regard portez-vous sur l'ensemble de la filière, notamment amont ?
Il est indéniable que l'industrie nucléaire française a souffert, pendant une vingtaine d'années, de l'absence de grands projets. En outre, les quelques projets lancés à partir des années 2000 – l'EPR de Flamanville, le Réacteur de recherche Jules Horowitz (RJH), le Réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER) – ont connu des difficultés dans leur déroulement. La raison principale, au-delà de l'absence d'effet de masse qui aurait permis d'accumuler de l'expérience et du fait qu'une tête de série relève d'une conception nouvelle, relève de la perte de compétence liée à la désindustrialisation de notre pays à partir des années 1990. Selon les déclarations de la filière elle-même, le rythme possible de construction de nouveaux réacteurs aujourd'hui ne pourra pas être le même que celui des années 1980.
Ensuite, nos difficultés ont été liées à des défaillances dans la gestion des projets. Le rapport de Jean-Martin Folz souligne ainsi le manque de rigueur de gestion de projet dans le cas de Flamanville. La filière en a pris désormais conscience et elle est aujourd'hui mobilisée, à travers notamment le groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (GIFEN) et le plan d'excellence de la filière nucléaire, le plan Excell.
Cette mobilisation était particulièrement indispensable dans les opérations de grand carénage associé à la quatrième visite décennale. EDF estime par exemple qu'entre 2020 et 2026, les travaux de grand carénage conduisent, pour la filière mécanique (les échangeurs, les pompes, le soudage, la tuyauterie), à mettre en œuvre un facteur six en matière d'appel aux compétences. Ce facteur six conduit à des investissements en moyens techniques et en ressources à qualifier pour les industriels de la filière, qui seront très utiles pour la période de nouvelles constructions. Mais le véritable redimensionnement sera l'éventuelle mise en place du programme de construction de nouveaux réacteurs, qui impliqueront d'autres corps de métiers comme le génie civil.
À ce titre, il existe trois grands sujets de vigilance, dont la filière a d'ailleurs conscience. Le premier porte sur l'attractivité de celle-ci, car elle devra recruter dans les cinq ans à venir la moitié du personnel dont elle aura besoin en 2030, soit 150 000 personnes dont 3 000 ingénieurs par an pendant plusieurs années de suite. L'enjeu, immense, consistera à attirer des compétences dans la filière, au moment même où le vivier diminue, compte tenu de la perte d'attrait pour les formations scientifiques et techniques. Une génération complète devra ainsi être formée pour accompagner ce programme d'une ambition hors norme, s'il est effectivement décidé.
Le deuxième défi est d'ordre financier et le troisième concerne la gestion de projet, qui embarque la totalité de la filière. Il faut lui donner de la visibilité, afin qu'elle puisse investir, mais également l'associer davantage dans la connaissance des exigences à respecter.
L'ASN estime qu'elle doit prendre parti sur ces sujets, car la qualité de la conception, de la fabrication et du contrôle représente la première ligne de défense en matière de sûreté.
L'un des éléments mis en évidence dans les défaillances du projet EPR de Flamanville est lié à l'évolution progressive du projet alors même que les travaux avaient débuté. Dans quelle mesure l'évolution normative a-t-elle affecté le projet en cours de chantier ?
Ensuite, le parti pris français portait par ailleurs sur le meilleur niveau de sûreté disponible, là où les Américains évaluent la situation de sûreté par rapport à la situation initiale. Comment qualifieriez-vous ce parti pris français ?
Ces deux sujets méritent d'être abordés en profondeur pour bien comprendre le mécanisme de définition des exigences et leur impact sur les projets.
Depuis ma prise de fonction, j'ai souvent entendu dire que les évolutions réglementaires en cours de projet avaient conduit à des difficultés lors de sa réalisation. Je pense notamment à l'arrêté de 2005 relatif aux équipements nucléaires sous pression. Mais celui-ci, pris après le démarrage du projet, n'est pas le fait d'une initiative de l'ASN, il résulte de la transposition d'une directive européenne.
Cet arrêté prévoyait une période de mise en œuvre de dix ans, jugée à l'époque suffisante pour achever les projets établis sur l'ancienne réglementation de 1974. Les industriels français ont quant à eux décider de l'appliquer immédiatement. Cette réglementation est fondée sur le principe dit de la « nouvelle approche » : les exigences sont définies de manière très générale ̶ comme des objectifs à atteindre et les moyens d'y parvenir ̶ par les codes et les industriels eux-mêmes.
L'exigence portait donc sur la qualification technique des procédés utilisés. Le temps a passé et les industriels français ont éprouvé des difficultés pour justifier la qualification technique, en premier lieu de la cuve de l'EPR. Areva a ainsi pris du temps pour aboutir à une telle qualification technique, dont les résultats ont mis en évidence un risque de concentration carbone excessif au fond et dans le couvercle de la cuve. En effet, le procédé utilisé pour l'EPR différait de celui employé auparavant dans tous les autres réacteurs. Il y avait là un sujet industriel mais l'application de la réglementation a donc permis de découvrir cette ségrégation carbone. En résumé, la mise en application de l'arrêté de 2005 n'est pas à l'origine des retards, qui sont plutôt liés à un manque de rigueur industriel.
Ensuite, un consensus européen et international recommande de viser le niveau de sûreté le plus récent à l'occasion du réexamen périodique. Cette décision figure à la fois dans la directive Euratom et dans la déclaration de Vienne de l'AIEA. Nous l'appliquons et les autres autorités de sûreté en font plus ou moins de même, en fonction du contexte local. Quoi qu'il en soit, nous ne sommes pas les seuls à adopter cette position.
Le quatrième réexamen de sûreté des réacteurs représentait une échéance emblématique, puisque les réacteurs d'EDF avaient été conçus pour une durée d'exploitation de quarante ans. À l'approche de cette échéance, une quatrième visite décennale étant programmée pour 2018, un débat s'est instauré entre EDF et l'ASN. Le président de l'ASN de l'époque a ainsi écrit à EDF en juin 2010 pour indiquer qu'il ne lui paraissait pas judicieux d'avoir deux niveaux de sûreté sur le parc nucléaire français, alors que l'EPR était en construction. Personnellement, je pense que cette décision était sage, notamment à la lumière des débats actuels sur la prolongation de fonctionnement des réacteurs sur un horizon de soixante ans, voire au-delà.
Cette décision est également le résultat d'une acceptation par le public d'un passage au-delà de quarante ans. N'oublions pas que l'accident de Fukushima a eu lieu en 2011, bien avant le réexamen de 2018.
Vous avez souligné que les missions de l'ASN portent exclusivement sur l'appréciation de la sûreté des installations nucléaires. J'ai donc du mal à comprendre le contenu des alertes que vous formulez depuis 2013 sur la capacité de la France à disposer de marges pilotables. En effet, il s'agit de fait d'un avis sur la politique énergétique du pays.
Lorsque l'ASN a rendu en 2013 un avis sur la future politique énergique et le besoin de marges pour faire face à des besoins génériques, elle avait en tête la mise en tension du système de décision publique entre d'une part une mise en concurrence d'une décision de sûreté et d'autre part une décision publique de préserver un autre intérêt général, celui de disposer d'une alimentation électrique pour l'ensemble du pays.
Pour pouvoir y faire face, nous pensions, et nous pensons toujours qu'il faut disposer de marges suffisantes dans le système électrique, précisément pour éviter cette mise en concurrence. Nous sommes ici dans notre rôle : la loi nous confie cette responsabilité de signaler le risque avéré en matière de sûreté. Si ce risque est imminent, nous pouvons aller jusqu'à décider de la mise à l'arrêt. Pour éviter cette situation, il est préférable de disposer de marges dans le système électrique.
Il s'agit d'un risque pour lequel une probabilité forte existe. Notre seule mission, définie par la loi, porte sur le contrôle de la sûreté, pour la protection de la population et de l'environnement, et ne prend pas en compte d'autres enjeux que ceux-là.
Pour autant cette mise en concurrence n'est pas appliquée dans vos propres décisions ; vous ne mettez pas en balance la sûreté des installations avec la disponibilité du parc et le besoin de production d'électricité sur le sol français. Vous privilégiez systématiquement la sûreté des installations, quel que soit le niveau de sûreté.
Ce n'est pas tout à fait le cas : notre mission consiste à prendre des décisions proportionnées aux enjeux. Ainsi, nous examinons chaque fois la situation, notamment en utilisant des avis extérieurs et en dialoguant avec des experts et l'exploitant. Ensuite, l'appréciation de la situation est effectuée de manière collégiale et peut nous conduire à prendre une décision relative à la sûreté, mais encore une fois cette décision est à chaque fois proportionnée aux enjeux de sûreté.
Vous indiquez donc bien que cette décision est proportionnée aux enjeux de sûreté et non aux enjeux de disponibilité. Je m'explique : votre appréciation sera la même quelle que soit la capacité de production du parc.
La décision est proportionnée : elle ne sera pas la même en fonction des enjeux de sûreté.
Une ancienne ministre en charge de l'énergie a récemment fait part de son inquiétude sur la sûreté actuelle des installations nucléaires par comparaison à la situation qui prévalait il y une vingtaine d'années. Quel est votre état d'inquiétude ?
J'ai récemment indiqué que l'état de sûreté du parc nucléaire nous paraissait satisfaisant, malgré les phénomènes inédits qui se sont produits ces dernières années. Finalement, le niveau de sûreté de nos installations nucléaires a même progressé par rapport à celui qui existait lors de la mise en service, grâce au principe de réexamen périodique tous les dix ans, et nous visons chaque fois un niveau de sûreté supérieur, ce qui n'est pas le cas des États-Unis.
Vous battez donc en brèche l'argument d'une sûreté défaillante en raison d'un parc vieillissant.
Cette amélioration n'est pas exclusivement liée aux réexamens, mais ces derniers y contribuent notablement. Ensuite, la maintenance réalisée par les exploitants est essentielle dans le maintien d'un haut niveau de sûreté. Dans une installation nucléaire, de nombreux composants sont changés, lorsque l'exploitant l'estime nécessaire. De fait, une installation nucléaire évolue dans le temps. Lorsque nous nous interrogeons sur la perspective de poursuite de l'exploitation des réacteurs au-delà de cinquante ou soixante ans, nous focalisons notre attention sur les éléments difficilement remplaçables. Nous faisons donc en sorte que les exploitants déterminent bien les plans de maintenance qu'ils doivent réaliser pour détecter les risques de vieillissement et faire en sorte que des modifications soient apportées. Ceci est industriellement gérable.
Vous avez évoqué la maintenance courante, mais aussi celle du grand carénage. Rétrospectivement, selon vous, aurait-il été possible de mieux anticiper la superposition des visites décennales et donc les indisponibilités à des moments clés ? Cette anticipation aurait-elle pu être conduite d'une meilleure manière ? La règle décennale devrait-elle évoluer ?
Ma deuxième question porte sur la sous-traitance. La dispersion des compétences au sein de sous-traitants a-t-elle affecté la qualité d'entretien du parc ?
En 2008, soit dix ans avant la première échéance de 40 ans, EDF a fait part de son souhait d'aller au-delà de quarante ans et des objectifs ont été fixés d'un commun accord en 2010, qui a donné lieu à des études préparatoires. En 2011, la survenue de Fukushima a changé les données du problème, nous conduisant à réintégrer dans le programme de réexamen décennal un certain nombre de paramètres.
Le calendrier des échéances de visite décennale a débuté en 2018 et la dernière visite sur le dernier réacteur interviendra en 2034. Cet étalement sur seize ans tient compte de la soutenabilité industrielle de l'opération. À cet effet, deux lots ont été distingués pour les modifications à réaliser. Le lot A correspond aux modifications relatives aux plus forts enjeux de sûreté à conduire lors de la visite décennale. Le lot B concerne les modifications à mener dans les cinq ans qui suivent.
En conséquence, le lot B du dernier réacteur interviendra en 2034. Nous priorisons et tenons compte de la capacité industrielle, avec suffisamment d'anticipation. Un travail remarquable a été réalisé par EDF pour mobiliser la filière et présenter le programme. Il a conduit à l'estimation des charges de travail, segment par segment.
Dans le cadre de la décision générique de 2021, nous avons demandé à EDF de réaliser chaque année un bilan et de nous signaler l'existence de difficultés particulières. Pour le moment, le bilan des onze opérations déjà conduites (onze réacteurs sur le lot A, sur trente-deux) ne montre pas de difficultés particulières. Le programme est donc soutenable.
Par ailleurs, il ne faut pas confondre les modifications liées aux réexamens de sûreté avec le grand carénage, dont le programme est plus vaste et plus long. Dans son rapport sur le sujet, la Cour des comptes estime que dans l'ensemble des coûts attachés au grand carénage, 25 % correspondent à des mesures d'exploitation et 75 % à des mesures d'investissement. En outre, sur ces 75 %, la moitié est liée à des mesures de sûreté et l'autre moitié à des raisons industrielles. Le principe du grand carénage est appliqué dans diverses industries.
La sous-traitance est un choix de politique industrielle, tout à fait respectable, lié à l'existence de compétences pointues. En termes de sûreté, lorsqu'il est fait recours à la sous-traitance, l'ASN s'attache à ce que l'exploitant exerce son rôle de responsable de la sûreté et soit donc en mesure de spécifier les opérations à réaliser, de surveiller les opérations et, le cas échéant, de nous en rendre compte. Or les fragilités ont précisément porté ces dernières années sur le cahier des charges et la surveillance des prestataires par EDF, par exemple sur les soudures du chantier de Flamanville 3. EDF doit clairement progresser dans ce domaine.
Je souhaite maintenant examiner l'adaptation du parc au changement climatique. Quel est l'état des connaissances sur le sujet ? Quel impact imaginez-vous à très court terme ?
Les effets potentiels du dérèglement climatique sont pris en compte dans le cadre des réexamens décennaux. Ainsi, nous révisons les aléas, notamment les agressions externes ̶ comme les événements climatiques ̶ en demandant à EDF de les réajuster à la hausse. Pour y parvenir, nous nous appuyons sur des études, notamment celles du GIEC. Nous demandons ainsi à EDF de se projeter sur la révision des aléas à trente ans.
Aujourd'hui, compte tenu des perspectives d'un nouveau programme nucléaire et de la possibilité d'une période d'exploitation plus longue des réacteurs existants, l'anticipation doit être encore plus prononcée, de manière globale, à l'échelle des bassins versants et des ressources en eau. Nous voulons que cette réflexion soit adossée à celle que nous demandons à EDF sur l'exploitation à long terme et l'évaluation des impacts climatiques sur le nouveau programme.
Par exemple, une paire d'EPR 2 pourrait être construite sur le Rhône, en plus des centrales déjà existantes. À l'été 2022, nous avons été obligés de mettre en place des dérogations pour assurer le fonctionnement des centrales en période estivale. Jusqu'à présent ; cette période était assez peu en tension mais la situation devrait changer au fil du temps, avec l'électrification des usages. Nous devons ainsi estimer les impacts cumulés des centrales actuelles et des deux EPR 2 sur le Rhône, qui seraient vraisemblablement équipés d'aéroréfrigérants et entraîneraient une pression cumulée sur la ressource en eau et donc des conflits d'usage.
Nous pourrions également assister à des rejets plus élevés de matières chimiques et radioactives. Nous souhaitons donc une projection à plus long terme, plus globale et territoriale, car nous devons être capables de voir si nous pouvons faire évoluer les installations, anciennes comme nouvelles. Certains évoquent par exemple des dispositifs de refroidissement qui seraient moins consommateurs en eau.
Venons-en à présent aux sujets relatifs à l'aval du cycle. Vous avez formulé à plusieurs reprises des inquiétudes sur le retard du projet EDF pour augmenter la capacité d'entreposage à La Hague. Avez-vous une idée des délais qu'il faudrait tenir ? Ensuite, quel regard portez-vous sur une éventuelle quatrième génération d'EPR et leur impact sur la réduction des déchets nucléaires ?
Depuis plusieurs années, nous avons appelé de nos vœux la réalisation de la piscine d'entreposage centralisée, dans le cadre du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs. En effet, les combustibles usés sortant des centrales et en attente de refroidissement dans les piscines de la Hague sont proches de leur saturation. Le projet a pris du retard et nous attendons le dépôt d'une demande d'autorisation de création par EDF dans le courant de l'année. La mise en service interviendrait à l'horizon 2034.
Compte tenu du risque de saturation avant 2034, nous avons donc demandé à EDF et Orano de réfléchir à des parades. Trois scénarios sont envisageables : la densification des piscines (la méthode la plus avancée à ce jour), l'entreposage à sec des combustibles dans des emballages de transport et une augmentation du retraitement, en utilisant plus de mox dans les réacteurs d'EDF. Ces trois parades sont en cours d'examen mais elles ne doivent en aucun cas retarder le projet, car elles sont temporaires et non pérennes.
Dans les années 2010, l'ASN avait étudié le projet Astrid. Ces réacteurs de quatrième génération présentent l'avantage d'offrir une réduction des déchets les plus hautement radioactifs par rapport aux réacteurs dits à neutron thermique. Pour autant, des déchets demeureront. L'ASN a commencé à examiner ce dossier puis le projet a été abandonné. La France détient encore un certain nombre de compétences sur la filière rapide à sodium, mais cela est moins le cas sur les filières à spectre rapide.
Vous avez évoqué la prolongation du parc au-delà de soixante ans. Celle-ci nécessite-t-elle des moyens supplémentaires pour le fonctionnement de l'ASN ? Ensuite, pouvez-vous évoquer la méthode probabiliste dans l'évaluation des risques, par opposition à la méthode déterministe ? Enfin, nous nous interrogeons sur l'intérêt pour l'ASN d'adopter une logique de partenariat pour instruire en amont des projets de R&D permettant de gagner du temps par rapport aux procédures classiques.
Lors de la présentation des vœux de l'ASN, j'ai illustré la nécessité de prévoir une vision à long terme, en parallèle aux examens décennaux. Les Américains utilisent un pas-de-temps de vingt ans. De mon point de vue, il faut conserver le pas-de-temps de dix ans. À cet égard, n'oublions pas que la corrosion sous contrainte a été détectée à l'occasion de contrôles réalisés dans le cadre des visites décennales.
Néanmoins, le système n'est pas adapté à la perspective de long terme. Nous allons donc mener les deux démarches en parallèle ; d'une part procéder à un réexamen décennal pour toutes les installations ; et d'autre part voir jusqu'où nous pouvons aller, de manière raisonnable, sur les quelques composants identifiés comme sensibles.
Ensuite, nous avons effectivement besoin de moyens, compte tenu du nombre inédit de sujets (prolongation du parc, SMR, Cigéo). J'espère que les parlementaires nous aideront à convaincre le gouvernement de nous en donner davantage.
En termes de méthodes, les Américains adoptent une approche probabiliste et acceptent des situations à très faible probabilité d'occurrence, que nous n'acceptons pas. Cependant, nous avons par ailleurs de nombreuses convergences avec les Américains.
Avec le résultat de la recherche et des expériences conduites à l'étranger, il est envisageable de nous demander si les paramètres utilisés dans les méthodes de justification françaises peuvent être révisés. Cette question mérite d'être posée, de manière séquencée. Si une évolution doit voir le jour, je souhaite qu'EDF nous propose une évolution des méthodes, afin qu'elles soient expertisées et débattues.
Enfin, nous devons prendre en compte les spécificités du parc français, qui diffèrent de celles présentes aux États-Unis. Je pense notamment à la question du fonctionnement en suivi de charge, de ses effets éventuels sur le vieillissement.
Nous souhaitons qu'EDF prennent en charge ces éléments d'ici à la fin 2024, afin de pouvoir prendre une position après instruction, à la fin de l'année 2026. Quoi qu'il en soit, notre avis sera certainement nuancé.
Les méthodes, comme celles des études d'accident, évoluent régulièrement, à l'initiative de l'exploitant, de l'ASN ou de l'IRSN. Cette évolution se réalise sans concession en matière de sûreté.
Ensuite, la vérification de la sûreté des installations nucléaires et en particulier des centrales, repose à la fois sur des méthodes dites déterministes, mais aussi conjointement sur des évaluations probabilistes, depuis un long moment. Le sujet est plus questionnable de notre point de vue sur des composants supposés non ruptibles, c'est-à-dire pour lesquels les conséquences de la rupture ne sont pas gérées par des systèmes permettant de la compenser.
Enfin, en matière d'innovation, il est généralement question des procédures visibles, c'est-à-dire appelées par la réglementation, comme les dossiers d'options de sûreté ou les demandes d'autorisation de création. Mais un dialogue entre l'ASN et les industriels intervient en amont sur les très grands projets comme Cigéo ou EPR 3.
De fait, l'instruction des nouveaux projets dotés de technologies innovantes devra naturellement être réalisée très en amont, avec les porteurs de projets. Ces discussions ne portent pas uniquement sur les réacteurs mais aussi sur l'ensemble du cycle du combustible, qui devra être fabriqué de manière spécifique.
La France peut s'enorgueillir d'avoir une autorité de sûreté indépendante et exigeante. Ma première question porte sur la prise en compte de la corrosion sous contrainte par EDF, dont les équipes semblent avoir réagi rapidement pour identifier le problème.
Des remises en route de réacteurs avaient été annoncées pour le mois de septembre 2022, mais un décalage a été constaté. Cela est-il dû à des raisons techniques d'autorisation de la part de l'ASN ?
Ensuite, au-delà des défaillances dans la gestion de projet de l'EPR, pensez-vous que les difficultés sont également liées aux choix techniques retenus qui devraient donc être revus ?
Par ailleurs, la France présente la singularité de retraiter les déchets. Estimez-vous que la filière mox est suffisamment sûre, à la lumière des évènements intervenus à l'usine d'Orano Melox ?
En outre, quelles sont les spécificités en matière de sûreté concernant la filière à sodium ? Enfin, lorsque vous évoquiez les filières à spectre rapide différentes, faisiez-vous référence aux combustibles à sels fondus ? Là aussi, quelles sont les spécificités en matière de sûreté ?
La corrosion sous contrainte est un sujet sérieux, qui a traité comme tel par EDF. Le phénomène était inattendu à cet endroit du réacteur, compte tenu des matériaux utilisés pour fabriquer les tuyauteries. Dès la découverte fortuite de la corrosion sous contrainte, EDF a réagi immédiatement et n'a pas hésité à immobiliser des réacteurs pour effectuer les contrôles via des découpes. Une douzaine de réacteurs ont ainsi été concernés au premier semestre 2022. Il n'existait pas de procédés de contrôle non destructifs alors.
En juillet 2022, EDF a proposé une stratégie de priorisation, que nous avons accepté, en identifiant seize réacteurs susceptibles d'être plus affectés sur les cinquante-six du parc. Nous n'avons à aucun moment différé l'action d'EDF. Le processus a été en réalité retardé par la disponibilité industrielle, qu'il s'agisse des opérateurs et soudeurs qualifiés, ou des matières premières.
À l'heure actuelle, la proposition d'EDF consiste à réparer les lignes les plus affectées. Sur les seize réacteurs concernés, sept ont déjà fait l'objet de réparations ; trois sont encore en cours de contrôle et de réparation et six seront contrôlés et réparés d'ici à la fin de l'année 2023, à l'occasion des arrêts programmés.
Existe-t-il des choix techniques justifiant le retard du projet EPR ? La complexité du projet EPR est liée à la manière dont le projet avait été imaginé au départ, c'est-à-dire un projet franco-allemand supposé unir le meilleur des deux mondes ; mais dans le cadre d'une conception différente des projets précédents. Entretemps, le partenaire allemand s'est retiré et il a donc fallu gérer seul des choix qui avaient été établis à deux.
Le retour d'expérience des autres EPR, en Chine notamment, a permis de revenir sur un certain nombre de conceptions choisies pour l'EPR de Flamanville, notamment pour les vibrations dans le cœur du réacteur. Certaines modifications proposées par EDF ont été validées par l'ASN et seront mises en place dès la mise en service de l'EPR de Flamanville. D'autres seront différées.
Le choix du retraitement est un choix de politique énergique au sens large. Le rôle de l'ASN consiste à contrôler la sûreté des installations du cycle, la radioprotection des travailleurs et vérifier qu'il n'existe pas d'impasses en matière de sûreté, notamment dans la gestion des déchets.
Le point de vigilance actuel concerne l'usine de Melox, puisque sa capacité de fabrication de combustibles mox a été très largement diminuée ces dernières années. Ceci a notamment contribué à l'engorgement des piscines de La Hague. Orano a pris des mesures et une nouvelle technologie de fabrication de la poudre a été mise en œuvre. La capacité de fabrication de l'usine Melox s'est améliorée, même si des progrès demeurent à accomplir.
L'expérience française en matière de réacteurs rapides à sodium est matérialisée par Superphénix. Cependant, le sodium pose un certain nombre de difficultés intrinsèques, comme sa réaction face à l'eau. De plus, il peut s'enflammer au contact de l'air et il est difficile de contrôler des tuyauteries remplies de sodium. A contrario, son avantage réside dans le spectre rapide, c'est-à-dire sa capacité à mieux utiliser le combustible et à mieux gérer les déchets.
En revanche, les retours d'expérience sont moins nombreux sur les sels fondus. Des compétences doivent être reconstruites dans ce domaine, à la fois pour les porteurs de projets mais aussi pour l'ASN et l'IRSN.
Vous avez évoqué le temps d'une génération pour former les personnes compétentes dans le domaine nucléaire, ce qui m'inquiète, compte tenu des besoins. La longueur de la durée de révision n'est-elle pas justement due au manque de personnels compétents dans ces domaines ? Ne faut-il pas envisager un véritable « Plan Marshall » cohérent pour multiplier les forces ?
En matière de recyclage, n'est-il pas envisageable de trouver des solutions répondant à la réduction des déchets, notamment dans le projet Astrid aujourd'hui abandonné ? Enfin, habitant à proximité de la centrale de Golfech, je sais que celle-ci a souffert de problèmes d'eau cet été et que cette situation devrait se reproduire.
Je le redis : l'attractivité de la filière et le recrutement constituent le défi principal pour faire face au programme extrêmement ambitieux, qui se déroulera sur plusieurs années. J'ai mentionné un effet sur une génération car les projets s'étaleront au moins jusqu'en 2050, si les perspectives annoncées se matérialisent. Pendant cette période, il sera nécessaire de compléter les ressources par de nouveaux entrants, de manière continue.
Il faudra ainsi attirer une nouvelle génération dans les métiers du nucléaire ; ce qui ne se décrète pas : l'établissement d'un grand programme électronucléaire ne suscitera pas en soi des vocations. Par ailleurs, il convient distinguer les métiers du nucléaire, selon qu'il s'agisse des métiers d'ingénierie, des métiers de fabrication de composants en usine et des métiers sur site. Or l'attractivité de ces derniers métiers est plus difficile à mettre en lumière, compte tenu des contraintes qui y sont attachées.
En résumé, un immense travail en profondeur doit être mené, en lien avec l'État, l'éducation nationale et les collectivités territoriales. C'est la raison pour laquelle j'ai moi-même utilisé l'expression de « Plan Marshall » pour qualifier ce plan de reconquête industrielle.
Les industriels doivent décider des projets qu'ils veulent réaliser. Nous nous tenons à la disposition des porteurs de projets de type SMR et AMR, avec lesquels nous avons déjà engagé des discussions.
Vous nous avez alertés sur l'insuffisance des marges de production, qui peut être problématique compte tenu des risques, notamment ceux liés au changement climatique. Les problèmes de corrosion sous contrainte nécessitent par ailleurs une maintenance plus appuyée. Les populations ne risquent-elles pas d'être mises en danger ?
Je m'interroge en outre sur la question de la fin du cycle du nucléaire. Quel est votre avis, en tant qu'autorité de sûreté, sur le projet Cigéo, que l'on peut considérer comme le chantier le plus grand dans l'histoire de l'humanité ? Quelles sont vos recommandations ?
Nous sommes attachés à disposer de marges suffisantes dans la production du système électrique pour éviter un risque de mise en conflit entre l'intérêt général de fourniture d'électricité et l'intérêt général de sûreté. Depuis plus de dix ans, nous avons alerté sur ce sujet qui, à l'évidence, n'a pas été entendu en 2013. Les décisions retenues ont ainsi conduit à une tension sur les capacités de production électrique toutes filières confondues, particulièrement cet hiver.
Nous avons conscience de la finitude du parc. Le travail sur les marges prendra du temps ; pendant les dix ans à quinze prochaines années, nous ne disposerons pas de réacteurs nouveaux. De fait, il faudra bien récupérer des capacités de production d'une autre manière.
Indépendamment de la question de la marge, se pose la question de l'anticipation. En effet, le parc actuel connaîtra bien une fin, qui se produira vraisemblablement après l'horizon 2050. Il y aura là une marche d'escalier extrêmement importante : les réacteurs actuels ont été construits sur une courte période de temps, mais leur mise à l'arrêt entraînera la disparition de 63 gigawatts de puissance sur un laps de temps très court.
Nous devons donc nous saisir des questions relatives à l'étalement et aux capacités qui permettront d'assurer un relai. N'ayant pas de responsabilité en matière de politique énergique, je n'évoquerai pas tel ou tel scénario. Cependant, il faut en avoir conscience dès aujourd'hui : le débat ne doit pas se limiter à définir une perspective à l'horizon 2050 dans le domaine nucléaire, mais il doit également s'intéresser à l'horizon ultérieur.
Il faut distinguer différents types de déchets radioactifs, qui n'ont pas tous la même durée de vie. Les déchets très faiblement actifs seront traités en surface, dans des stocks de gestion. Les déchets dont s'occupe Cigéo ont la durée de vie la plus longue, qui se mesure à l'échelle des temps géologiques. Cigéo vise ainsi à gérer le stockage de ces déchets dans une couche d'argile située à cinq cents mètres de profondeur et qui évolue sur la même échelle de temps que les déchets eux-mêmes.
L'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) a préparé le dossier Cigéo, qui vient d'être déposé pour instruction. Ce dossier doit démontrer en quoi un déchet radioactif stocké à cinq cents mètres sous terre dans cette couche d'argile pourra être suffisamment isolé pour protéger les populations et l'environnement. La vitesse de dégradation des ouvrages de stocks des déchets et de migration des radioéléments y est particulièrement étudiée.
Nous allons instruire ces questions dans le cadre de l'examen de la demande d'autorisation ; en sachant qu'un certain nombre de sujets ont été déjà examinés lors du stade des options de sûreté, et un avis favorable a été donné aux propositions de l'ANDRA.
Je vous remercie pour vos propos. Vous avez clairement indiqué que les normes réglementaires n'étaient pas à l'origine de défaillances et des retards subis, par le projet de Flamanville. L'ASN joue un rôle majeur dans l'acceptabilité du prolongement des centrales actuelles et dans la mise en route de nouveaux réacteurs, par définition dangereux.
Mme Lepage a indiqué lors de son audition qu'en cas d'accident nucléaire en France, la responsabilité du président de l'ASN était engagée, en tant que personne physique. Le confirmez-vous ?
Je ne pense pas que cela soit exact. L'ASN est une autorité administrative indépendante et fait partie de l'État. En matière de sûreté, la responsabilité est assumée par l'État. En revanche, d'autres formes de responsabilité pourraient être engagées, notamment dans les décisions prises par le collège. Mais je vérifierai.
Vous avez mentionné les risques liés au changement climatique, notamment ceux liés aux conflits d'usage. Certaines centrales se trouvent en zones inondables, comme les celles de Gravelines et de Penly.
Je m'interroge également sur les risques attachés à la centrale de Zaporijjia en Ukraine, dans le contexte de la guerre actuelle. De quelle manière l'ASN travaille sur les risques de conflit armé et la résistance de nos centrales ?
S'agissant de la prolongation des centrales, l'ASN indiquait dans son rapport de 2021 ne pas pouvoir conclure sur la prolongation des réacteurs au-delà de cinquante ans. Avez-vous identifié des risques de sûreté spécifiques ?
Estimez-vous crédible le scénario le plus nucléarisé de RTE, qui s'appuie sur la prolongation du parc au-delà de soixante ans ?
Dans l'éditorial du rapport 2021 de l'ASN, vous indiquez que « la qualité et la rigueur de la conception, de la fabrication et du contrôle des installations nucléaires n'ont pas été au niveau attendu dans les derniers grands projets nucléaires engagés en France ». Quelles sont les raisons de ce manque de rigueur ? Ont-elles trait aux exigences de rentabilité d'EDF ? Au recours à la sous-traitance ? Je pense notamment à une usine en Italie.
Vous avez mentionné, lors de votre audition, les trois scénarios concernant les piscines d'entreposage de La Hague. Néanmoins, il semble exister un fort manque d'anticipation de leur saturation. Les « parades » envisagées sont-elles réellement sérieuses ?
Dans le même rapport de 2021, vous indiquez que, « d'ici la fin de la décennie au plus tard, le gouvernement devrait se prononcer sur la poursuite ou non du retraitement des combustibles usés à l'horizon 2040 pour en anticiper les conséquences » et les investissements. Quelle est votre position sur le sujet en termes de sûreté, si vous êtes autorisé à en formuler une ? Pensez-vous qu'il soit judicieux de poursuivre cette activité ?
Mon dernier point porte sur le design de l'EPR 2. Une des évolutions conceptuelles mises en avant porte sur la conception par EDF d'une simple enceinte remplaçant la double enceinte de confinement. Quel est l'avis de l'ASN ? Pouvez-vous affirmer que cette deuxième enceinte de confinement n'est pas nécessaire ? Avez-vous déjà validé ce design ?
Les impacts du changement climatique nous conduisent à prendre en compte deux phénomènes : l'élévation de la montée des eaux et les éléments climatiques pouvant conduire à des vagues de submersion marine. Ces deux risques d'aléas sont évalués afin de protéger les centrales, notamment par la mise en place de digues, par exemple au Blayais ou à Gravelines. Ce sujet a donc été bien identifié, mais doit faire l'objet d'une réflexion plus large : s'il est toujours possible de construire des digues de plus en plus hautes, il faut également s'interroger sur l'environnement dans lequel elles se situent. Il importe de disposer une vision à long terme des risques, de manière territorialisée.
Les installations nucléaires sont sans doute celles qui résistent le mieux aux situations de guerre. Pour autant, aucune installation nucléaire n'est conçue pour résister à tous les moyens de destruction à disposition de telle ou telle armée. Notre sujet de préoccupation au sujet de la situation en Ukraine est plutôt d'ordre organisationnel et humain, c'est-à-dire le risque que les équipes ne soient pas dans les conditions de sérénité propices à l'accomplissement des bons gestes, et les conditions dans lesquelles les informations sont échangées entre les équipes de terrain et la direction de la centrale.
Les éléments fournis par EDF à ce stade ne justifient la poursuite d'exploitation des réacteurs les plus anciens que jusqu'à cinquante ans. Nous ne disposons donc pas de visibilité au-delà de cette période pour le moment et c'est pourquoi nous souhaitons en avoir.
Dans son scénario le plus nucléarisé, RTE postule une durée d'exploitation de soixante ans pour la majorité des réacteurs, voire au-delà pour certains d'entre eux. Nous considérons que rien ne justifie ce scénario : nous ne voulons pas que la politique énergétique soit fondée sur des hypothèses structurantes qui ne soient pas étayées ou vérifiées. Il ne faudrait pas que la poursuite d'exploitation des réacteurs nucléaires soit la variable d'ajustement d'une politique énergétique qui aurait été mal calibrée. En résumé, il importe d'anticiper, sur la base d'argumentations solides, que nous pouvons instruire. Nous souhaitons que ceci soit inscrit dans les obligations de l'exploitant, dans le cadre de la prochaine programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE).
Ensuite, nous avions effectivement pointé du doigt dans notre rapport les défaillances dans la rigueur de conception, la fabrication et le contrôle. Le rapport de Jean-Martin Folz indique ainsi clairement que le lancement du projet EPR de Flamanville a eu lieu alors que les études de conception détaillées n'étaient pas encore achevées. La perte de compétences, d'expérience et de rigueur explique également la mise en œuvre de procédés industriels sans qualification préalable et sans métier. Enfin, la détection n'a pas été réalisée comme elle aurait dû l'être.
A contrario, dans le cadre de leur projet d'EPR, les Finlandais ont découvert des problèmes sur les soudures de traversées enceintes, à peu près au même stade où se trouvait la construction du réacteur de Flamanville : le reste des circuits n'avait pas été installé ou connecté. Ils ont immédiatement pris le parti de la remplacer et ont pu gérer le problème en neuf mois.
En résumé, des défaillances ont eu lieu en termes de conduite de projet, de qualité et de rigueur de fabrication, de contrôle et de décision. Le pari de la justification a posteriori est un pari hasardeux, qui ne doit pas être pris lorsque l'on construit du nucléaire. Il me semble que les retours d'expérience ont désormais été réalisés pour agir de manière très différente pour la conception de l'EPR 2.
Il aurait naturellement été préférable que la piscine d'entreposage du combustible usé eût été prête à temps. Ensuite, les parades envisagées sont sérieuses. Nous allons examiner les dossiers avec rigueur, pour nous assurer qu'il n'y ait pas de régression en termes de sûreté.
Le retraitement des combustibles usés est, je le redis, un choix de politique énergétique. Notre rôle consistera à vérifier que ce choix est cohérent dans son ensemble. Ensuite, dossier après dossier, nous examinerons la sûreté des installations constituant ce cycle, qu'il s'agisse d'un cycle de mono recyclage, de multi recyclage en réacteur à neutrons thermiques, d'un cycle incluant un parc de réacteurs à neutrons rapides ou d'un cycle ouvert.
Enfin, l'ASN a pris position sur les options de sûreté de l'EPR 2 et ne voit pas d'objection sur le design tel qu'il est envisagé, en tout cas pour ce qui relève de la partie que nous instruisons.
Nous avons mis en avant la poursuite du retraitement, dans une optique d'anticipation. La PPE actuelle prévoit l'installation de retraitement de La Hague jusqu'en 2040. Pour aller au-delà, si une décision politique de poursuite de retraitement devait être prise, il faudrait procéder a minima à un grand carénage, voire réaliser une nouvelle installation. La question des piscines actuelles se posera de toute manière. Or ce sujet prend beaucoup de temps ; il faut donc se positionner sur la poursuite ou non du projet dans les trois années à venir. Si à l'inverse l'arrêt du retraitement devait être décidé, il faudrait dix ans pour trouver une solution alternative.
En conclusion, la réflexion d'anticipation doit donc porter sur toutes les composantes du système nucléaire : nous sommes dans une approche systémique.
Vous avez mentionné le retour d'expérience dont nous pourrions profiter, notamment l'expérience américaine. D'autres points vous semblent-ils intéressants dans ce dialogue international, notamment avec les États-Unis ?
Tous les retours d'expérience du fonctionnement des installations ̶ c'est-à-dire les incidents qui se produisent ici et là sur les différents réacteurs dans tel ou tel pays ̶ sont sources d'enseignement. Des discussions sont également menées sur les méthodes de contrôle. Par exemple, la formule des inspections de revue de l'ASN sur une semaine avec une vingtaine d'inspecteurs est directement inspirée du dialogue avec nos homologues. Au-delà des cercles internationaux, nous entretenons également de nombreuses relations bilatérales.
Ce retour d'expérience n'est pas unilatéral : nous inspirons également nos homologues. Dans le domaine de la poursuite d'exploitation, nous avons par exemple estimé que les coudes moulés qui sont fixés à la cuve du réacteur constituaient un composant particulièrement fragile, difficile à remplacer, et nous avons mis en lumière cet élément auprès de nos homologues américains, qui ne l'avaient pas encore identifié.
Une opération de décontamination du circuit primaire est en cours à la centrale de Fessenheim. Envisagez-vous ce sujet dans la perspective d'un éventuel maintien ou d'une prolongation du parc ?
Les réacteurs de Fessenheim sont dans une phase de pré-démantèlement, qui consiste à préparer les opérations plus lourdes qui interviendront par la suite. Parmi ces opérations figure celle qui consiste à éliminer au maximum la matière radioactive qui a été fixée par le métal lui-même et qui conduit nécessairement à une diminution de son épaisseur. Cette approche est fondée sur un retour d'expérience de démantèlement de réacteur à eau sous pression, qui a déjà été menée à l'étranger. L'opération a été conduite sur le premier réacteur de Fessenheim et le sera bientôt sur le deuxième.
Cette opération demeure malgré tout agressive. Elle peut se concevoir dans une étape préalable à un démantèlement, mais est totalement exclue dans une installation en fonctionnement.
Lors d'une précédente audition, il nous a été indiqué qu'EDF accordait une attention particulière à un certain nombre de composants qui étaient jusque-là hors scope. Travaillez-vous sur l'identification de ces éléments ?
Cela paraît être une bonne pratique.
Dans son discours généraliste sur la stratégie énergétique il y a quelques semaines, Elisabeth Borne a indiqué réfléchir en lien avec EDF et l'ASN pour identifier les réacteurs dont la durée de vie ne dépassera pas cinquante ans. Cette formulation va plutôt à rebours de vos démonstrations qui se concentrent sur les jalons. Y a-t-il un biais dans la présentation ? Ai-je mal compris ?
Il convient de distinguer la démarche générale de la nécessité de s'interroger sur d'éventuels cas particuliers. Pour le moment, la durée de vie autorisée des réacteurs est de cinquante ans.
Parmi les cas particuliers figure par exemple le site de Bugey. Il s'agit d'un site CP0, celui des premiers réacteurs mis en service encore en activité, qui dispose d'un palier différent des autres réacteurs de 900 mégawatts. La question peut se poser de savoir si ce réacteur devrait faire l'objet d'un examen particulier dans le cas de la poursuite d'exploitation au-delà cinquante ans. De même, une expertise particulière sur le site de Cruas peut se justifier par séisme du Teil survenu à proximité de celui-ci.
Quel est votre avis sur la possibilité d'élargir les missions de l'ASN et d'intégrer d'autres enjeux ? Ensuite, ne serait-il pas utile que les recommandations de l'ASN intègrent non seulement une partie relevant de la sûreté mais aussi des enjeux énergétiques et notamment l'impact de la fermeture de tel ou tel réacteur sur l'environnement ? Pour prendre un exemple caricatural, si la fermeture d'une tranche implique l'importation d'électricité produite par du charbon, une conséquence environnementale mérite d'être relevée.
À ce stade, à part la sécurité des installations nucléaires, nous n'avons pas de demandes particulières pour élargir nos missions au-delà de la sûreté des personnes et de l'environnement. Nous devons rester prudents sur le positionnement institutionnel et les prises de position de l'ASN. Toutes les autres autorités sont centrées sur le sujet de la sûreté et du contrôle de la radioprotection, conformément à la réglementation internationale qui édicte une séparation stricte entre la fonction de contrôle de sûreté et d'autres fonctions en relation avec la politique énergétique ou d'autres considérations.
Ensuite, vous avez signalé que l'arrêt d'un réacteur conduirait à la fourniture d'électricité par des moyens plus impactant pour le réchauffement climatique ; mais cette question peut se poser pour n'importe quel moyen, pas seulement pour le nucléaire. Nous n'abordons pas ces sujets ; telle n'est pas notre mission. Nous devons conserver le cœur de notre activité sur le contrôle de la sûreté et de la radioprotection.
La séance s'achève à 19 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, M. Christophe Bex, Mme Annick Cousin, M. Francis Dubois, Mme Julie Laernoes, Mme Natalia Pouzyreff, M. Raphaël Schellenberger, M. Lionel Vuibert.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.