Commission d'enquête sur les manquements des politiques de protection de l'enfance

Réunion du jeudi 16 mai 2024 à 11h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • ASE
  • diagnostic
  • enfance
  • mobile
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  • unité
  • équipe

La réunion

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La séance est ouverte à onze heures cinq.

Sous la présidence de Mme Ingrid Dordain, vice-présidente, la commission d'enquête sur les manquements des politiques de protection de l'enfance s'est réunie en vue de procéder à l'audition du Professeur Jean-Marc Baleyte, chef du service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'hôpital intercommunal de Créteil.

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Monsieur le professeur, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation dans des délais particulièrement brefs. Vous allez pouvoir éclairer notre commission sur le rôle des services psychiatriques en protection de l'enfance et plus particulièrement sur les équipes mobiles d'intervention dont vous êtes à l'origine.

Cette audition est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. L'enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jean-Marc Baleyte prête serment.)

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Pr Jean-Marc Baleyte, chef de service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'hôpital intercommunal de Créteil

Il est important que nous puissions partager les besoins en santé psychiatrique des enfants accueillis à l'aide sociale à l'enfance (ASE). Je suis professeur de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, chef de service au centre hospitalier intercommunal de Créteil et directeur de la maison de l'adolescent du Val-de-Marne. Nous nous occupons des enfants et des familles, de la grossesse jusqu'au jeune adulte. Dans ce cadre, le développement de l'enfant et ses environnements relationnels sont fondamentaux.

La différence fondamentale entre l'humain et les autres espèces animales, c'est la néoténie. L'immaturité du système nerveux central chez le petit humain explique qu'il soit totalement immature et simultanément disponible pour pouvoir bénéficier des apports relationnels. Contrairement à Bambi, qui acquiert après quelques jours son autonomie sur la glace, le petit humain est dépourvu de cette compétence d'autonomie immédiate. De ce fait, il a une disponibilité pour la rencontre avec tous les systèmes relationnels. C'est toute la puissance de la culture : grâce à sa transmission, nous sommes tous des nains juchés sur les épaules de géants. Elle n'en crée pas moins une vulnérabilité extraordinaire, car ces rencontres avec des systèmes relationnels et environnementaux peuvent être dramatiques ou carencées. Donc, puissance et vulnérabilité.

C'est en protection de l'enfance que nous rencontrons les enfants les plus vulnérables, avec des liens d'attachement insécures. Ce sont ceux qui sont les plus affectés par l'adversité, souvent l'incohérence et l'imprévisibilité plus encore, qui est très destructrice, des relations familiales parfois chaotiques, des carences relationnelles et parfois des psychotraumatismes.

Je voulais souligner en guise de préliminaire cette conception relationnelle de la personne humaine : un enfant est d'abord constitué de ses premières relations, puis de toutes ses relations importantes. Vous savez que la maturation, en particulier celle du lobe frontal, se poursuit jusqu'à 25 ans. Ce constat n'est pas seulement négatif ; il est aussi très encourageant. Il invite en effet à se battre à tous les âges de l'enfance et au-delà. Les pathologies des jeunes enfants sont des pathologies des relations précoces ou des troubles de l'attachement. L'être humain est constitué de ses relations précoces, qui seront constitutives de ses appartenances et de ce qu'on appelle aussi les troubles identitaires. La pandémie de covid-19 nous a fourni un exemple de conséquences dramatiques sur ces systèmes relationnels chez les adolescents, qui font actuellement déborder nos urgences, sous l'effet de la dépression, des troubles du comportement alimentaire, etc. Cela nous procure un paradigme du système relationnel dans lequel baigne l'adolescent.

Ces enfants qui ont des besoins psychiques et relationnels majeurs, ce sont aussi ceux qui accèdent le moins aux soins dont ils auraient besoin. Ils ne peuvent pas être renvoyés au droit commun offert, dans chaque secteur, par un centre médico-psychologique. Il faudrait penser des dispositifs spécifiques pour que les enfants les plus malades puissent accéder à des soins. Or ils font actuellement l'objet d'une forte discrimination par rapport aux autres enfants. Les études montrent en effet qu'à pathologie égale, ils sont moins accueillis dans les centres médico-psychologiques, que la fréquence de leurs pathologies est supérieure et que leurs familles ont des troubles mentaux dont la fréquence est supérieure à celles des enfants de référence. Nous pouvons également étudier les conséquences du placement des enfants à l'aide sociale à l'enfance (ASE) : celui-ci est associé à une plus grande morbi-mortalité. En fait, nous avons intérêt à travailler en amont pour éviter ces placements. En Europe du Nord, le nombre de placements diminue fortement, en particulier ceux des bébés, qui nous permettent de bien nous représenter les besoins des enfants. Les signalements et interventions précoces sont plus nombreux, mais cela est associé à une diminution du nombre de décès d'enfants (un tous les trois ou quatre ans, alors qu'en France, nous en sommes à plusieurs par mois). C'est lié à un très fort soutien à la fois social, éducatif et thérapeutique. De plus, indépendamment de toute considération humaniste, les placements coûtent très cher et constituent une aberration économique. Au Canada, par exemple, les centres universitaires sociaux et de santé mentale réunissent des missions socio-éducatives et sanitaires de façon beaucoup moins séparée qu'en France.

Les conséquences pour ces enfants et la société sont majeures : crises suicidaires, troubles du comportement majeurs, addictions, conduites prostitutionnelles auxquelles nous assistons de façon massive actuellement. Quel est alors le rôle de la psychiatrie ? Diagnostiquer et traiter autant que possible dans le système relationnel de l'enfant, c'est-à-dire ne pas séparer les besoins psychiatriques des besoins sociaux et éducatifs. L'erreur consisterait à externaliser, en sortant ces enfants du système de l'ASE pour les confier aux hôpitaux, aller aux urgences la nuit et se transmettre la patate chaude entre l'éducatif et le sanitaire, de sorte que tous les systèmes de collaboration deviennent très impuissants.

Pour que vous compreniez mieux cette idée importante, je voulais vous présenter les principaux troubles de santé mentale qui affectent les enfants auxquels nous avons affaire, pour mieux réfléchir à ce qui peut leur être proposé.

Tout d'abord, il existe toutes les pathologies de la relation : troubles de l'attachement, troubles de la personnalité, etc. À partir de l'adolescence, on parle de troubles de la personnalité et auparavant de fonctionnements limites, du fameux état limite. Chez l'adulte, on pense plutôt à des troubles de la personnalité constitutive. Ces pathologies de la relation s'accompagnent de décompensations qui occupent les deux tiers des services concernés (SAMU, pompiers, etc. ) du fait de leur caractère bruyant et extrêmement urgent. Or les réponses précipitées sont rarement les bonnes.

Les psychiatres doivent aussi diagnostiquer, évaluer et orienter vers des soins des pathologies spécifiques : troubles autistiques, troubles du neurodéveloppement, par exemple. Comme chez tous les enfants, il existe des troubles des apprentissages, ce que l'on appelle les « dys » (dysphasie, dyscalculie, troubles de l'attention, hyperactivité, refus scolaire anxieux), qui sont très importants à repérer, et des psychotraumatismes, qui deviennent des motifs importants de consultation. Chez ces enfants, il s'agit rarement de psychotraumatismes simples, de sorte que les modèles simples ne peuvent être appliqués. Ils sont en effet apparentés à des troubles de la personnalité ou de l'attachement. Il existe aussi des syndromes de comorbidité : les syndromes dépressifs, les troubles du comportement, y compris les violences et les décompensations, ainsi que les addictions, les conduites prostitutionnelles, les grandes situations de crise et d'urgence (crises suicidaires, crises de violence, situations de maltraitance, de violence intrafamiliale) et, comme chez tous les enfants, des urgences psychiatriques (états délirants, hallucinations).

C'est pour répondre à tous ces besoins que nous avons développé, à la maison de l'adolescent du Val-de-Marne et dans le service universitaire de Créteil, des ressources d'accueil pour les enfants, dont certaines sont spécifiques à ceux de l'ASE. Ce sont tout d'abord des consultations à la maternité et à l'unité de parentalité parent-bébé, avec un hôpital de jour et des unités mobiles pour accompagner les mères et leur bébé à la sortie, en les gardant le moins longtemps possible hospitalisés. Des consultations précoces pour l'autisme sont aussi organisées, ainsi que des consultations pour les troubles des apprentissages. Nous avons conçu une unité mobile pour proposer des diagnostics de situation au sein de l'école, puisqu'un trouble de l'apprentissage doit et peut être diagnostiqué efficacement au sein du système relationnel et scolaire de l'enfant, car il peut avoir différentes origines, à la fois intrapsychiques, dues au climat scolaire et aux rapports des parents aux apprentissages, etc. Nous avons également développé des consultations familiales et maintenant des thérapies multifamiliales, dans le cadre desquelles plusieurs familles travaillent ensemble pour construire leurs compétences parentales. Il existe aussi des consultations de psychotraumatologie, de plus en plus sollicitées, une équipe de clinique transculturelle lorsque les enjeux culturels représentent un obstacle à l'accès aux soins et une consultation pour les mineurs de retour de zone de guerre (Syrie, Irak).

À la maison de l'adolescent du Val-de-Marne, nous avons développé une unité appelée Crisis. Elle accueille sans rendez-vous, parce qu'il nous faut être très disponibles pour éviter des hospitalisations et désamorcer ou exercer un effet thérapeutique rapide auprès des adolescents et des familles. Nous avons aussi développé l'unité mobile adolescents en partenariat avec la direction de la protection de l'enfance et de la jeunesse du Val-de-Marne pour intervenir dans les foyers de l'ASE de ce département. Il existe également une unité mobile « 15-30 » pour les jeunes adultes et en particulier ceux se retrouvent en situation de grande difficulté, car c'est un âge très difficile, à l'articulation entre les systèmes pour les enfants et les systèmes pour les adultes. C'est aussi à ce moment-là qu'apparaissent les grandes pathologies de l'adulte (troubles bipolaires, schizophrénie, troubles de la personnalité, etc.) C'est une période de vulnérabilité particulière qui expose à une question majeure : celle de l'accompagnement des jeunes confiés à l'ASE. Nous avons développé des groupes d'appui aux situations complexes, dans lesquels nous réunissons l'ensemble des partenaires concernés (vingt ou vingt-cinq parfois) avec des techniques comme la clinique de la concertation, qui permet lorsque c'est possible d'associer les familles et tous les professionnels engagés autour des adolescents. Un hôpital de jour pour adolescents, doté de dix-huit unités mobiles, a pour objectif d'éviter l'hospitalisation. Celle-ci est nécessaire dans certaines rares situations, mais dans le meilleur des cas il convient de travailler en amont, dans la continuité et hors les murs, en allant vers les adolescents dans les structures relationnelles, éducatives et sanitaires dans lesquelles ils évoluent. Nous avons également développé une unité d'accueil pédiatrique des enfants en danger (UAPED) en lien avec le service de pédiatrie et l'unité médico-judiciaire, munie d'une salle d'audition. Enfin, la maison de l'enfant et de la famille regroupe des professionnels du soin, de l'éducatif, du social, de l'éducation nationale, ainsi que des chercheurs, des associations, des patients et des familles. Nous avons ainsi recruté une mère de famille pour son savoir expérientiel parmi ce qu'on appelle maintenant les médiateurs de santé pairs, c'est-à-dire des familles ayant eu affaire à la psychiatrie et qui font bénéficier les autres de leur expérience.

Il faut de la psychiatrie, de la psychiatrie de l'enfant, mais pas de l'enfant seul, plutôt de l'enfant dans ses systèmes d'appartenance. Ce n'est pas dans le bureau d'un psychiatre, si compétent soit-il, que va se développer ou se réparer un enfant. C'est là un modèle de psychothérapie individuelle rarement opérant et presque toujours incompréhensible pour les adolescents. Nous pensons au contraire qu'il faut soutenir les systèmes relationnels mobilisés autour de l'enfant : sa famille, les éducateurs, l'école, les référents de l'ASE, les familles d'accueil, les psychothérapeutes quand il y en a, les animateurs selon les âges. Il faut les superviser, les coordonner, les hiérarchiser dans ce qu'on peut appeler un méta-système cohérent et orienté vers des objectifs lisibles et partagés par tout le monde. Il faut accompagner l'expérience de l'enfant de liens fonctionnels, sécures, fiables, lisibles dans la continuité, alors qu'il s'agit d'enfants qui n'ont jusqu'ici fait l'expérience que de liens imprévisibles, incohérents et de relations discontinues et chaotiques. Ces jeunes ne croient pas pouvoir s'appuyer sur des relations, car ils ont fait l'expérience que les adultes ne tiennent pas la route. Et il faut cinq à dix ans de travail avec eux pour qu'ils puissent intégrer d'autres schémas. Un adolescent disait à un éducateur : « ça ne sert à rien que je te raconte puisque, dans deux mois, tu ne seras plus là. » Il savait que les gens sont sympathiques, mais qu'il n'est pas possible de compter sur eux.

Nous proposons un diagnostic de situation associant un diagnostic individuel à un diagnostic relationnel de l'enfant. Cela autorise des interventions auprès de l'enfant et sur les systèmes relationnels qui sont pertinents autour de lui. Les professionnels doivent comprendre les résonances entre les pathologies individuelles et les dysfonctionnements institutionnels. De leur côté, les éducateurs doivent être formés pour analyser et réguler les réactions émotionnelles des adolescents. La validation émotionnelle est en effet cruciale pour gérer les colères et les frustrations des jeunes. Le soin psychique doit donc être intégré dans un système relationnel cohérent. Il n'y a pas de soins psychiques sans soins sociaux. Une pédopsychiatrie écosystémique, ancrée dans des structures modernes, est nécessaire pour répondre aux besoins des enfants de l'ASE. Les guichets spécifiques sont indispensables pour des soins adaptés, bien que coûteux, mais justifiés par les conséquences graves des pathologies non traitées. Les dispositifs de soins doivent être agiles et mobiles, avec des équipes mixtes composées de médecins, de psychologues, d'infirmiers, d'éducateurs et de parents expérimentés. La mobilité psychique est essentielle pour intervenir dans les différents contextes de l'enfant, comme les foyers, les familles et les écoles. Les principaux dysfonctionnements dans la prise en charge de la santé mentale des enfants incluent le turn-over des référents, l'instabilité des équipes et l'insuffisance de soutien pour les psychologues. Il est donc crucial de valoriser ces métiers, de fournir des formations pragmatiques et de construire une culture commune entre les équipes de soins et les éducateurs. Les urgences psychiatriques et les hospitalisations d'adolescents doivent quant à elles être limitées à des cas exceptionnels et inscrites dans un projet à long terme. Les jeunes adultes, particulièrement vulnérables, nécessitent des unités mobiles spécifiques pour les accompagner.

En conclusion, la pédopsychiatrie moderne doit intégrer des perspectives écosystémiques et assurer la continuité entre les interventions sanitaires, sociales et éducatives. La protection de l'enfance concerne tous les enfants et est essentielle pour construire l'avenir de notre République.

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Je partage depuis longtemps l'avis du professeur Baleyte sur les travaux menés dans le Val-de-Marne, qui ont grandement aidé les équipes de protection de l'enfance. En concertation avec tous les écosystèmes concernés, vous avez mis en place des dispositifs essentiels. Vous avez évoqué la possibilité de transposer ce modèle à l'échelle nationale. Pensez-vous que l'on pourrait s'appuyer sur celui-ci dans le cadre des travaux de notre commission d'enquête ? Pourrait-il être mis en œuvre par les ministères, notamment celui de la santé ? Pouvez-vous estimer le coût de ce dispositif à l'échelle nationale, en tenant compte de votre expertise en santé ? Ce modèle pourrait offrir de nombreuses possibilités aux territoires qui en ont grandement besoin, notamment pour répondre aux besoins de santé des enfants protégés et pour améliorer la santé des enfants en général.

Vous avez également mentionné la question de l'autisme. De nombreux enfants porteurs de troubles autistiques nécessitent un repérage précoce et un accompagnement adéquat par les équipes de l'ASE et les services de santé en France. Malheureusement, notre pays intervient souvent trop tard dans le repérage et le diagnostic. Avons-nous la capacité de mettre en œuvre le modèle précédemment évoqué à l'échelle nationale ? Comment pouvons-nous améliorer la prise en charge des troubles de l'attachement et des besoins fondamentaux des enfants, sachant que cette prise en charge est inégale selon les territoires ? Le nombre d'enfants en bas âge pris en charge par la protection de l'enfance a augmenté ces dernières années. L'État promeut les mille premiers jours comme cruciaux pour la construction de l'enfant, mais la protection de l'enfance rencontre souvent des difficultés pour accompagner ces enfants, notamment ceux âgés de 0 à 3 ans, avec des normes inexistantes et des personnels parfois insuffisamment formés pour les troubles liés à la séparation ou à la maltraitance. Pouvez-vous nous proposer des solutions sur ce sujet ?

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Pr Jean-Marc Baleyte, chef de service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'hôpital intercommunal de Créteil

Cette question touche précisément à la spécificité des besoins des enfants qui sont souvent les plus vulnérables et qui accèdent moins aux soins. Cette situation nous a poussés à reconsidérer nos modèles d'intervention. La question est de savoir si la demande de soins d'un enfant doit être dissociée des constats dressés par les acteurs éducatifs, socio-politiques, ou si nous devons penser autrement. Il est crucial de reconnaître que ces enfants ont des besoins énormes auxquels nous ne répondons pas adéquatement, ce qui nous coûte cher. Nos services d'urgence sont débordés et notre inefficacité décourage et épuise les équipes. Nous ne pouvons pas imaginer la psychiatrie ou le soin psychique comme une solution magique externalisée. L'enfant grandit dans son système relationnel. Cela vaut aussi pour les difficultés d'apprentissage à l'école : si nous ne réfléchissons pas au soutien de l'équipe éducative, au climat scolaire, à la formation des encadrants et des parents, et au soutien social plus large, nous ne pourrons pas répondre adéquatement aux troubles d'apprentissage spécifiques. Les besoins de ces enfants doivent être considérés comme nécessitant un savoir-faire et des approches particulières. Investir dans ce domaine serait à la fois plus efficace et moins coûteux que de gérer les conséquences graves et inefficaces de dispositifs inadéquats.

La question se pose ensuite de savoir si nous avons la capacité de mettre en œuvre ces dispositifs spécifiques. Des acteurs compétents sont prêts à s'engager, comme les maisons des adolescents et les initiatives de maisons de l'enfant et de la famille, telles que celles créées à Créteil. Ces structures hospitalières ou ces centres médico-psychologiques volontaires pourraient s'engager dans ces expériences. En France, nous n'avons pas pris la mesure de ce besoin d'investissement. Les dispositifs de droit commun ne répondent pas à la spécificité des besoins de ces enfants. En cas de crise, il ne s'agit pas de proposer une psychothérapie hebdomadaire, mais d'intervenir immédiatement et de travailler avec l'enfant et l'éducateur sur ce qu'il s'est passé. Il faut apporter des réponses spécifiques aux besoins bien identifiés de ces enfants qui, comme tous les autres, peuvent être autistes, dyslexiques ou avoir des troubles de l'attention. Ils nécessitent un diagnostic et un accès à des structures qui se développent de mieux en mieux. Cependant, en raison des difficultés relationnelles et des discontinuités, ils accèdent moins aux soins et les diagnostics sont souvent tardifs, alors qu'il est crucial de diagnostiquer ces troubles le plus tôt possible pour éviter que des conditions d'accueil inadéquates ne retardent le diagnostic. Dans le Val-de-Marne, nous avons eu la chance de nouer un dialogue de qualité avec le département, la protection de l'enfance et l'éducation nationale. Nos unités mobiles ont souvent été construites dans une logique de partenariat, ce qui a convaincu les autorités de suivre ces initiatives. Pour nos partenaires, il était évident que ces structures étaient nécessaires pour les enfants dont ils s'occupaient.

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À combien estimeriez-vous le coût du déploiement de telles unités ?

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Pr Jean-Marc Baleyte, chef de service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'hôpital intercommunal de Créteil

Tout dépend de l'ambition du projet. Un projet à la hauteur des besoins de ces enfants doit inclure à la fois des dispositifs d'intervention et de formation. Un véritable travail de partenariat doit se construire avec une véritable ambition. On peut créer une unité mobile ici, un accueil sans rendez-vous là, ou un groupe d'appui aux situations complexes. Depuis vingt ans, nous bricolons avec les moyens du bord, en essayant d'inventer des dispositifs. Mais cela mériterait d'être formalisé dans un véritable projet. Je ne sais pas comment il faudrait l'appeler, par exemple une clinique de soins pour les enfants de l'ASE, hébergée dans une unité fonctionnelle d'un service de psychiatrie ou d'une maison des adolescents, qui inclurait toute une dimension de travail partenarial. Cela participerait largement à l'attractivité des métiers. Pour les professionnels, les infirmières, les psychologues, les éducateurs de l'ASE, les conditions de travail peuvent être décourageantes. Le turn-over n'est pas endogène : lorsqu'elles ressentent leur impuissance, des personnes très généreuses, engagées dans ces métiers, ont besoin de trouver du sens et du soutien pour que ces enfants évoluent et en tirent bénéfice.

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Ma première question porte sur la nécessité de ne pas séparer le sanitaire du social. Vous avez mentionné des systèmes fondés sur la pratique, comme les maisons et les unités mobiles, et l'idée de les généraliser me semble formidable. Pour aller dans ce sens, connaissez-vous l'UAPED d'Orléans ? Ce n'est pas exactement ce que vous décrivez, mais l'idée est similaire : centraliser dans une même maison des médecins et des gendarmes pour répondre aux besoins des mineurs victimes de maltraitance ou d'agressions sexuelles. Ce système fonctionne bien, car il sécurise le mineur. Il y a même un chien d'assistance pour libérer la parole de l'enfant. Cela procède du même esprit que votre projet, même si vous proposez aussi des équipes mobiles pour aller chercher l'information et recréer du lien et de l'amour pour former des adultes responsables demain.

Vous avez insisté sur le fait qu'une hospitalisation est la dernière des solutions, mais qu'elle était parfois nécessaire. Quand l'est-elle ? J'ai une inquiétude sur le fait de replacer l'enfant dans sa famille lorsqu'il y a de la maltraitance physique : n'est-ce pas alors une bonne solution que de l'hospitaliser ?

Aujourd'hui, il manque beaucoup de pédopsychiatres, même pour les enfants qui ne sont pas à l'ASE. Beaucoup de mères de famille me disent qu'elles attendent un an pour un rendez-vous. Pouvez-vous estimer le besoin actuel et futur en pédopsychiatres et psychologues, en tenant compte de votre projet ? Combien en faudrait-il par rapport à ceux dont nous disposons aujourd'hui ?

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Le bricolage, bien que noble, est devenu la norme en protection de l'enfance, ce qui est problématique. Vous nous avez partagé une expérience intéressante qui a eu lieu dans le Val-de-Marne, mais nous manquons d'une politique nationale cohérente, que ce soit en pédopsychiatrie ou en protection de l'enfance. Actuellement, il existe 101 politiques différentes en fonction des départements, ce qui complique l'évaluation de l'ASE. La situation est similaire pour les soins psychologiques et psychiatriques, qui dépendent des volontés locales et des partenariats avec les agences régionales de santé, les hôpitaux et les chercheurs. Cette absence de cohérence est insatisfaisante.

Je souhaite aborder la situation des pouponnières, notamment celle de mon département, le Puy-de-Dôme, qu'une délégation de la commission d'enquête visitera la semaine prochaine. Cette pouponnière, qui était mon lieu de travail, est en sous-effectif permanent depuis de nombreuses années, créant des conditions d'accueil déplorables et délétères pour le développement des enfants. Vos collègues pédopsychiatres et pédiatres ont alerté sur la réapparition des troubles de l'hospitalisme. Une enquête de Radio France montre également que la santé mentale des jeunes enfants se détériore dans ces lieux d'accueil, ainsi que dans les hôpitaux où ils restent faute de place, comme en Loire-Atlantique. Je sollicite votre avis sur cette situation.

Le turn-over professionnel crée des ruptures importantes pour les enfants, générant un sentiment d'insécurité et des liens dysfonctionnels. En extrayant les enfants en raison de liens d'attachement ambivalents ou insécures, on crée des troubles supplémentaires, ce qui est un échec profond et pousse les professionnels à quitter leur poste. Comment pouvons-nous améliorer l'accompagnement dans les pouponnières, tant au niveau de la formation que des métiers ? Je voudrais également aborder la situation des services de protection maternelle et infantile (PMI), qui sont en première ligne dans les départements. Ils ont perdu un quart de leur budget en quelques années et de nombreux médecins quittent ce secteur. Que faire pour améliorer la prévention ?

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Je tiens à excuser mon collègue Sébastien Peytavie, que je supplée ce matin. Cela m'a donné l'occasion de profiter de votre témoignage et de votre plaidoyer pour un accompagnement global et partenarial, ainsi que pour que la société puisse faire face à ses obligations vis-à-vis de tous ses enfants et de ses jeunes. Cela redonne de l'espoir et je vous en remercie. Je dois avouer que les témoignages d'enfants placés que j'ai pu entendre ou lire sont très loin des prises en charge que vous avez mises en place ou décrites. Nous en revenons fréquemment, comme vous le disiez, aux hospitalisations qui font plus de mal que de bien, aux parcours chaotiques, aux maltraitances institutionnelles. Faute de moyens, le fait de parer au plus pressé empêche de répondre aux besoins, voire de respecter les lois. Quelques exemples mettent en évidence des disparités. Comment les expliquer ? Pourquoi ce qui est possible chez vous ne l'est-il pas ailleurs ? Dans certains départements, il faut jusqu'à trois ans d'attente pour obtenir un rendez-vous dans un centre médico-psychologique. Nous sommes loin des unités de crise dont vous nous avez parlé. La loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant prévoit qu'un bilan de santé soit systématiquement réalisé pour chaque enfant placé. En 2019, selon le Défenseur des droits, seuls 44 % des conseils départementaux avaient mis en œuvre ce bilan de santé et 28 % seulement l'avaient rendu systématique.

Lors de précédentes auditions, des faits de résurgence du syndrome de l'hospitalisme chez les nourrissons ont été rapportés. Pourriez-vous préciser en quoi consiste ce syndrome et quelles sont ses conséquences sur le futur de l'enfant ? Confirmez-vous ce constat d'une augmentation de ce syndrome ? Enfin, des témoignages ont fait état d'une sur-médication de certains enfants placés, faute de place dans des structures adaptées et de professionnels disponibles. Confirmez-vous qu'il existe une tendance à la sur-prescription de médicaments tels que le Tercian, un neuroleptique pour les personnes schizophrènes, chez les enfants placés ?

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Pr Jean-Marc Baleyte, chef de service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'hôpital intercommunal de Créteil

Oui, il est crucial de ne pas séparer l'éducatif, le social et le soin dans le domaine de la psychiatrie. Cela ne signifie pas que nos modèles sont identiques. Je comprends bien ce que sont un soin psychiatrique et une action éducative. Nos actions sont extrêmement synergiques ou peuvent devenir contradictoires. Par exemple, si je travaille avec un enfant ayant des troubles de l'attachement, mon diagnostic de troubles de la personnalité et de dépression associée ne sera efficace que si j'aide les éducateurs à prendre en charge cet enfant, en tenant compte de ces observations. Il est essentiel d'aborder la dépression et les troubles de l'attachement en garantissant à l'enfant la solidité des structurations et des liens autour de lui. On lui annonce ce qu'on va faire, qui il va rencontrer, pourquoi il est dans ce lieu, et on assure de la continuité et de la cohérence par rapport à son parcours antérieur. De même, le psychiatre peut aider l'éducateur, le foyer ou l'équipe d'action éducative en milieu ouvert (AEMO). Ces équipes sont indispensables pour le psychiatre, surtout dans des situations complexes comme celles des pouponnières et des bébés. Il est essentiel d'engager des interventions psychologiques, éducatives et sociales, comme nous le faisons dans notre hôpital de jour, à l'unité de parentalité parent-bébé. Pendant les grossesses, les familles et les mères sont particulièrement disponibles, ce qui permet des interventions efficaces de psychologues, à condition que ceux-ci soient en nombre suffisant. Nous sommes souvent débordés par le nombre de situations psychopathologiques graves. Les mères et les familles nécessitant un accompagnement socio-thérapeutique peuvent bénéficier de notre unité de parentalité parent-bébé en hôpital de jour, avec des demi-journées d'accueil par semaine.

Nous cherchons à éviter les hospitalisations prolongées en favorisant un retour rapide dans l'environnement habituel grâce à l'aide des unités mobiles. Je n'ai pas de position a priori sur le retour des enfants dans leurs familles. Chaque cas est singulier et nécessite une évaluation fine. En France, nous sommes parfois trop attachés à la filiation biologique. Dans certains cas, il est nécessaire que la société prenne des décisions au nom des droits de l'enfant. Dans certaines situations, remettre un enfant dans sa famille d'origine après des années peut en effet être catastrophique. Le travail d'évaluation des unités mobiles est crucial pour un diagnostic de situation sans lequel on ne peut pas soigner efficacement un enfant. Les hospitalisations à temps complet ne sont pas idéales. Par exemple, un adolescent dans le Val-de-Marne a été exclu de plusieurs foyers et le service d'urgence du département ne voulait plus le reprendre parce qu'il avait blessé deux éducateurs. Nous avons mis en place un groupe d'appui aux situations complexes, réunissant vingt-cinq personnes de divers services pour travailler ensemble. Ce jeune va mieux maintenant et garde sa place dans un foyer grâce à des réunions trimestrielles avec tous les partenaires. Les hospitalisations doivent être pensées et travaillées en amont, avoir du sens pour les éducateurs, la famille d'accueil et le jeune lui-­même, et être de très courte durée.

Concernant l'UAPED, nous en avons une en cours de création grâce à des élus très actifs. Cette salle permet aux psychologues d'accompagner le recueil des dépositions des enfants et de leurs familles, et d'orienter vers des prises en charge appropriées.

Pour répondre à la question sur la démographie des professionnels de santé, nous sommes quarante-neuf professeurs de psychiatrie en France, avec un taux d'encadrement des futurs psychiatres d'un pour trente-cinq, contre un pour quatre ou un pour six dans d'autres spécialités. L'investissement dans la formation des professionnels manque. La situation change doucement, mais pas à la hauteur des besoins. Or la baisse de la démographie psychiatrique s'accentuera dans les dix prochaines années, tandis que les psychologues sont insuffisamment valorisés. Il faudrait créer des postes de psychologues coordonnateurs d'équipe pour valoriser les professionnels expérimentés. Il y a des bricolages de génie, mais ils dépendent trop souvent de la qualité des liens entre les personnes. Nous devons donc nous doter de lignes de conduite nationales et d'exigences valant dans tous les départements pour les dispositifs psychiatriques consacrés aux enfants de l'ASE. Il faut des politiques volontaristes et des référentiels clairs, incluant des dimensions d'intervention, de formation et de questionnement sur les modalités d'intervention. Les délais d'attente de trois ans dans certains centres médico-psychologiques sont inadéquats, surtout pour les bébés.

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Pr Jean-Marc Baleyte, chef de service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'hôpital intercommunal de Créteil

Je tiens à souligner à quel point il est important de ne pas oublier l'hospitalisme. La place de ces enfants n'est pas de rester à l'hôpital. L'hospitalisme, découvert après la guerre, concerne des enfants accueillis pendant de longues années. C'est ainsi que la pédopsychiatrie a presque vu le jour, en découvrant la dépression chez les nourrissons, forme de dépression dans laquelle l'enfant se laissait mourir faute de relations. L'être humain, et en particulier le bébé humain, a besoin de relations autant que d'air et de sucre. Il est crucial d'approfondir ce diagnostic et de mettre en place les réponses appropriées.

Soutenir et développer ces structures constitue un enjeu majeur pour la PMI. Nous avons la chance, dans notre pays, de bénéficier de services de PMI de grande qualité. Il est essentiel de soutenir leur attractivité et leur fonctionnement, car ils sont centraux et parfaitement complémentaires avec les réseaux construits autour de ces enfants.

Sur la question des médications, je me méfie des conclusions du rapport récent sur les sur-médications. Il est caricatural de dire que le médicament servirait de camisole chimique faute d'éducateurs. Ce discours existe, mais dans certains endroits, l'accès aux médicaments est insuffisant. De nombreux enfants ayant des troubles sévères n'ont jamais accès à un psychiatre ni aux médications qui leur sont nécessaires. Nous avons donc les deux extrêmes. Le fait que nous diagnostiquions mieux les dépressions chez l'enfant, les troubles de l'attention et l'autisme représente une avancée et les sur-médications dues à des partis pris idéologiques sont des débordements. Il faut rester prudent avant de conclure qu'elles pallient uniquement les manques éducatifs. Il est certain que nous ne prescrivons pas de médicaments pour que les adolescents se tiennent tranquilles, ce qui serait contraire à toute bonne pratique. J'espère que peu de collègues procèdent ainsi.

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Je tiens à exprimer ma gratitude au professeur Baleyte pour ses propos et son insistance sur une politique volontariste associée à des moyens adaptés, ainsi que sur une méthode d'intervention plus systémique. J'apprécie particulièrement votre évocation de l'importance du travail conjoint entre la psychiatrie, l'action éducative et l'éducation nationale. Trop souvent, chacun travaille dans son secteur, sans qu'il y ait suffisamment d'échanges au bénéfice de l'enfant.

La séance s'achève à douze heures trente.

Membres présents ou excusés

Présents. – Mme Ingrid Dordain, M. David Guiraud, Mme Christine Le Nabour, Mme Marianne Maximi, M. Jean-Claude Raux, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago, M. Hervé Saulignac

Excusés. – M. Frédéric Boccaletti, Mme Béatrice Descamps, Mme Laure Miller, Mme Astrid Panosyan-Bouvet