Il est important que nous puissions partager les besoins en santé psychiatrique des enfants accueillis à l'aide sociale à l'enfance (ASE). Je suis professeur de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, chef de service au centre hospitalier intercommunal de Créteil et directeur de la maison de l'adolescent du Val-de-Marne. Nous nous occupons des enfants et des familles, de la grossesse jusqu'au jeune adulte. Dans ce cadre, le développement de l'enfant et ses environnements relationnels sont fondamentaux.
La différence fondamentale entre l'humain et les autres espèces animales, c'est la néoténie. L'immaturité du système nerveux central chez le petit humain explique qu'il soit totalement immature et simultanément disponible pour pouvoir bénéficier des apports relationnels. Contrairement à Bambi, qui acquiert après quelques jours son autonomie sur la glace, le petit humain est dépourvu de cette compétence d'autonomie immédiate. De ce fait, il a une disponibilité pour la rencontre avec tous les systèmes relationnels. C'est toute la puissance de la culture : grâce à sa transmission, nous sommes tous des nains juchés sur les épaules de géants. Elle n'en crée pas moins une vulnérabilité extraordinaire, car ces rencontres avec des systèmes relationnels et environnementaux peuvent être dramatiques ou carencées. Donc, puissance et vulnérabilité.
C'est en protection de l'enfance que nous rencontrons les enfants les plus vulnérables, avec des liens d'attachement insécures. Ce sont ceux qui sont les plus affectés par l'adversité, souvent l'incohérence et l'imprévisibilité plus encore, qui est très destructrice, des relations familiales parfois chaotiques, des carences relationnelles et parfois des psychotraumatismes.
Je voulais souligner en guise de préliminaire cette conception relationnelle de la personne humaine : un enfant est d'abord constitué de ses premières relations, puis de toutes ses relations importantes. Vous savez que la maturation, en particulier celle du lobe frontal, se poursuit jusqu'à 25 ans. Ce constat n'est pas seulement négatif ; il est aussi très encourageant. Il invite en effet à se battre à tous les âges de l'enfance et au-delà. Les pathologies des jeunes enfants sont des pathologies des relations précoces ou des troubles de l'attachement. L'être humain est constitué de ses relations précoces, qui seront constitutives de ses appartenances et de ce qu'on appelle aussi les troubles identitaires. La pandémie de covid-19 nous a fourni un exemple de conséquences dramatiques sur ces systèmes relationnels chez les adolescents, qui font actuellement déborder nos urgences, sous l'effet de la dépression, des troubles du comportement alimentaire, etc. Cela nous procure un paradigme du système relationnel dans lequel baigne l'adolescent.
Ces enfants qui ont des besoins psychiques et relationnels majeurs, ce sont aussi ceux qui accèdent le moins aux soins dont ils auraient besoin. Ils ne peuvent pas être renvoyés au droit commun offert, dans chaque secteur, par un centre médico-psychologique. Il faudrait penser des dispositifs spécifiques pour que les enfants les plus malades puissent accéder à des soins. Or ils font actuellement l'objet d'une forte discrimination par rapport aux autres enfants. Les études montrent en effet qu'à pathologie égale, ils sont moins accueillis dans les centres médico-psychologiques, que la fréquence de leurs pathologies est supérieure et que leurs familles ont des troubles mentaux dont la fréquence est supérieure à celles des enfants de référence. Nous pouvons également étudier les conséquences du placement des enfants à l'aide sociale à l'enfance (ASE) : celui-ci est associé à une plus grande morbi-mortalité. En fait, nous avons intérêt à travailler en amont pour éviter ces placements. En Europe du Nord, le nombre de placements diminue fortement, en particulier ceux des bébés, qui nous permettent de bien nous représenter les besoins des enfants. Les signalements et interventions précoces sont plus nombreux, mais cela est associé à une diminution du nombre de décès d'enfants (un tous les trois ou quatre ans, alors qu'en France, nous en sommes à plusieurs par mois). C'est lié à un très fort soutien à la fois social, éducatif et thérapeutique. De plus, indépendamment de toute considération humaniste, les placements coûtent très cher et constituent une aberration économique. Au Canada, par exemple, les centres universitaires sociaux et de santé mentale réunissent des missions socio-éducatives et sanitaires de façon beaucoup moins séparée qu'en France.
Les conséquences pour ces enfants et la société sont majeures : crises suicidaires, troubles du comportement majeurs, addictions, conduites prostitutionnelles auxquelles nous assistons de façon massive actuellement. Quel est alors le rôle de la psychiatrie ? Diagnostiquer et traiter autant que possible dans le système relationnel de l'enfant, c'est-à-dire ne pas séparer les besoins psychiatriques des besoins sociaux et éducatifs. L'erreur consisterait à externaliser, en sortant ces enfants du système de l'ASE pour les confier aux hôpitaux, aller aux urgences la nuit et se transmettre la patate chaude entre l'éducatif et le sanitaire, de sorte que tous les systèmes de collaboration deviennent très impuissants.
Pour que vous compreniez mieux cette idée importante, je voulais vous présenter les principaux troubles de santé mentale qui affectent les enfants auxquels nous avons affaire, pour mieux réfléchir à ce qui peut leur être proposé.
Tout d'abord, il existe toutes les pathologies de la relation : troubles de l'attachement, troubles de la personnalité, etc. À partir de l'adolescence, on parle de troubles de la personnalité et auparavant de fonctionnements limites, du fameux état limite. Chez l'adulte, on pense plutôt à des troubles de la personnalité constitutive. Ces pathologies de la relation s'accompagnent de décompensations qui occupent les deux tiers des services concernés (SAMU, pompiers, etc. ) du fait de leur caractère bruyant et extrêmement urgent. Or les réponses précipitées sont rarement les bonnes.
Les psychiatres doivent aussi diagnostiquer, évaluer et orienter vers des soins des pathologies spécifiques : troubles autistiques, troubles du neurodéveloppement, par exemple. Comme chez tous les enfants, il existe des troubles des apprentissages, ce que l'on appelle les « dys » (dysphasie, dyscalculie, troubles de l'attention, hyperactivité, refus scolaire anxieux), qui sont très importants à repérer, et des psychotraumatismes, qui deviennent des motifs importants de consultation. Chez ces enfants, il s'agit rarement de psychotraumatismes simples, de sorte que les modèles simples ne peuvent être appliqués. Ils sont en effet apparentés à des troubles de la personnalité ou de l'attachement. Il existe aussi des syndromes de comorbidité : les syndromes dépressifs, les troubles du comportement, y compris les violences et les décompensations, ainsi que les addictions, les conduites prostitutionnelles, les grandes situations de crise et d'urgence (crises suicidaires, crises de violence, situations de maltraitance, de violence intrafamiliale) et, comme chez tous les enfants, des urgences psychiatriques (états délirants, hallucinations).
C'est pour répondre à tous ces besoins que nous avons développé, à la maison de l'adolescent du Val-de-Marne et dans le service universitaire de Créteil, des ressources d'accueil pour les enfants, dont certaines sont spécifiques à ceux de l'ASE. Ce sont tout d'abord des consultations à la maternité et à l'unité de parentalité parent-bébé, avec un hôpital de jour et des unités mobiles pour accompagner les mères et leur bébé à la sortie, en les gardant le moins longtemps possible hospitalisés. Des consultations précoces pour l'autisme sont aussi organisées, ainsi que des consultations pour les troubles des apprentissages. Nous avons conçu une unité mobile pour proposer des diagnostics de situation au sein de l'école, puisqu'un trouble de l'apprentissage doit et peut être diagnostiqué efficacement au sein du système relationnel et scolaire de l'enfant, car il peut avoir différentes origines, à la fois intrapsychiques, dues au climat scolaire et aux rapports des parents aux apprentissages, etc. Nous avons également développé des consultations familiales et maintenant des thérapies multifamiliales, dans le cadre desquelles plusieurs familles travaillent ensemble pour construire leurs compétences parentales. Il existe aussi des consultations de psychotraumatologie, de plus en plus sollicitées, une équipe de clinique transculturelle lorsque les enjeux culturels représentent un obstacle à l'accès aux soins et une consultation pour les mineurs de retour de zone de guerre (Syrie, Irak).
À la maison de l'adolescent du Val-de-Marne, nous avons développé une unité appelée Crisis. Elle accueille sans rendez-vous, parce qu'il nous faut être très disponibles pour éviter des hospitalisations et désamorcer ou exercer un effet thérapeutique rapide auprès des adolescents et des familles. Nous avons aussi développé l'unité mobile adolescents en partenariat avec la direction de la protection de l'enfance et de la jeunesse du Val-de-Marne pour intervenir dans les foyers de l'ASE de ce département. Il existe également une unité mobile « 15-30 » pour les jeunes adultes et en particulier ceux se retrouvent en situation de grande difficulté, car c'est un âge très difficile, à l'articulation entre les systèmes pour les enfants et les systèmes pour les adultes. C'est aussi à ce moment-là qu'apparaissent les grandes pathologies de l'adulte (troubles bipolaires, schizophrénie, troubles de la personnalité, etc.) C'est une période de vulnérabilité particulière qui expose à une question majeure : celle de l'accompagnement des jeunes confiés à l'ASE. Nous avons développé des groupes d'appui aux situations complexes, dans lesquels nous réunissons l'ensemble des partenaires concernés (vingt ou vingt-cinq parfois) avec des techniques comme la clinique de la concertation, qui permet lorsque c'est possible d'associer les familles et tous les professionnels engagés autour des adolescents. Un hôpital de jour pour adolescents, doté de dix-huit unités mobiles, a pour objectif d'éviter l'hospitalisation. Celle-ci est nécessaire dans certaines rares situations, mais dans le meilleur des cas il convient de travailler en amont, dans la continuité et hors les murs, en allant vers les adolescents dans les structures relationnelles, éducatives et sanitaires dans lesquelles ils évoluent. Nous avons également développé une unité d'accueil pédiatrique des enfants en danger (UAPED) en lien avec le service de pédiatrie et l'unité médico-judiciaire, munie d'une salle d'audition. Enfin, la maison de l'enfant et de la famille regroupe des professionnels du soin, de l'éducatif, du social, de l'éducation nationale, ainsi que des chercheurs, des associations, des patients et des familles. Nous avons ainsi recruté une mère de famille pour son savoir expérientiel parmi ce qu'on appelle maintenant les médiateurs de santé pairs, c'est-à-dire des familles ayant eu affaire à la psychiatrie et qui font bénéficier les autres de leur expérience.
Il faut de la psychiatrie, de la psychiatrie de l'enfant, mais pas de l'enfant seul, plutôt de l'enfant dans ses systèmes d'appartenance. Ce n'est pas dans le bureau d'un psychiatre, si compétent soit-il, que va se développer ou se réparer un enfant. C'est là un modèle de psychothérapie individuelle rarement opérant et presque toujours incompréhensible pour les adolescents. Nous pensons au contraire qu'il faut soutenir les systèmes relationnels mobilisés autour de l'enfant : sa famille, les éducateurs, l'école, les référents de l'ASE, les familles d'accueil, les psychothérapeutes quand il y en a, les animateurs selon les âges. Il faut les superviser, les coordonner, les hiérarchiser dans ce qu'on peut appeler un méta-système cohérent et orienté vers des objectifs lisibles et partagés par tout le monde. Il faut accompagner l'expérience de l'enfant de liens fonctionnels, sécures, fiables, lisibles dans la continuité, alors qu'il s'agit d'enfants qui n'ont jusqu'ici fait l'expérience que de liens imprévisibles, incohérents et de relations discontinues et chaotiques. Ces jeunes ne croient pas pouvoir s'appuyer sur des relations, car ils ont fait l'expérience que les adultes ne tiennent pas la route. Et il faut cinq à dix ans de travail avec eux pour qu'ils puissent intégrer d'autres schémas. Un adolescent disait à un éducateur : « ça ne sert à rien que je te raconte puisque, dans deux mois, tu ne seras plus là. » Il savait que les gens sont sympathiques, mais qu'il n'est pas possible de compter sur eux.
Nous proposons un diagnostic de situation associant un diagnostic individuel à un diagnostic relationnel de l'enfant. Cela autorise des interventions auprès de l'enfant et sur les systèmes relationnels qui sont pertinents autour de lui. Les professionnels doivent comprendre les résonances entre les pathologies individuelles et les dysfonctionnements institutionnels. De leur côté, les éducateurs doivent être formés pour analyser et réguler les réactions émotionnelles des adolescents. La validation émotionnelle est en effet cruciale pour gérer les colères et les frustrations des jeunes. Le soin psychique doit donc être intégré dans un système relationnel cohérent. Il n'y a pas de soins psychiques sans soins sociaux. Une pédopsychiatrie écosystémique, ancrée dans des structures modernes, est nécessaire pour répondre aux besoins des enfants de l'ASE. Les guichets spécifiques sont indispensables pour des soins adaptés, bien que coûteux, mais justifiés par les conséquences graves des pathologies non traitées. Les dispositifs de soins doivent être agiles et mobiles, avec des équipes mixtes composées de médecins, de psychologues, d'infirmiers, d'éducateurs et de parents expérimentés. La mobilité psychique est essentielle pour intervenir dans les différents contextes de l'enfant, comme les foyers, les familles et les écoles. Les principaux dysfonctionnements dans la prise en charge de la santé mentale des enfants incluent le turn-over des référents, l'instabilité des équipes et l'insuffisance de soutien pour les psychologues. Il est donc crucial de valoriser ces métiers, de fournir des formations pragmatiques et de construire une culture commune entre les équipes de soins et les éducateurs. Les urgences psychiatriques et les hospitalisations d'adolescents doivent quant à elles être limitées à des cas exceptionnels et inscrites dans un projet à long terme. Les jeunes adultes, particulièrement vulnérables, nécessitent des unités mobiles spécifiques pour les accompagner.
En conclusion, la pédopsychiatrie moderne doit intégrer des perspectives écosystémiques et assurer la continuité entre les interventions sanitaires, sociales et éducatives. La protection de l'enfance concerne tous les enfants et est essentielle pour construire l'avenir de notre République.