Mercredi 1er février 2023
La séance est ouverte à 14 heures 02.
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France en recevant aujourd'hui M. André Merlin, président d'honneur du Réseau de Transport d'Électricité (RTE). Monsieur Merlin, je vous remercie d'avoir accepté si rapidement notre sollicitation et nous pensons que cette audition pourrait être tout à fait intéressante pour nos travaux. D'une part, vous avez été un acteur des mutations qui ont eu lieu en matière de réseau électrique. Ces mutations ont été à la fois techniques et industrielles. Vous avez en effet occupé différentes fonctions au sein d'EDF et vous avez notamment eu la charge du réseau de transport et de distribution. Vous avez d'ailleurs assisté et participé à la constitution, en 2000, du RTE tel que nous le connaissons aujourd'hui, ainsi qu'à sa filialisation en 2005. Les représentants syndicaux siégeant au sein du comité économique et social central d'EDF se sont montrés à la fois nostalgiques de l'organisation intégrée d'EDF avant l'introduction des principes concurrentiels européens et critiques quant à cette séparation. D'autre part, vous avez présidé l'Association européenne des gestionnaires de réseaux de transport d'électricité (ENTSOE), dont l'existence semble liée au développement des interconnexions transfrontalières au sein du territoire européen.
Comment le réseau est-il gouverné au niveau européen ? Les interconnexions peuvent-elles présenter des risques en matière de sécurité d'approvisionnement ? Quelles sont les interconnexions avec les pays n'appartenant pas à l'Union européenne ? Comment les flux sont-ils alors organisés ? Comment les prévisions nationales sont-elles coordonnées ? Nous nous posons encore toutes ces questions. Enfin, cette commission d'enquête a déjà entendu trois de vos successeurs, à savoir MM. Maillard, Brottes et Piechaczyk. Au cours de ces auditions, nous avons abordé les questions liées à la sécurité des réseaux et à leur approvisionnement, les investissements importants nécessaires, notamment pour raccorder les centrales de production d'énergie intermittente, et les bilans prévisionnels et études prospectives, qui relevaient auparavant de travaux internes réalisés par EDF.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure . »
(M. André Merlin prête serment.)
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, vous me faites un grand honneur en m'invitant à m'exprimer devant votre commission. En effet, la question de la souveraineté énergétique et électrique de notre pays me tient particulièrement à cœur.
Je reviendrai sur mon parcours professionnel afin que vous puissiez bien situer mon domaine d'expertise. Je souhaite également traiter du grand réseau européen d'interconnexions d'électricité, celui-ci jouant un rôle majeur dans les échanges d'électricité entre les différents États membres et dans la construction du marché de l'électricité européen. Je parlerai également des sujets d'actualité, qui concernent directement les travaux menés par cette commission. Les risques de coupure d'électricité qui peuvent survenir cet hiver et les hivers suivants, les prix sur les marchés d'électricité ainsi que les dysfonctionnements apparents du marché européen de l'électricité sont en effet des sujets de première importance. D'ailleurs, les médias ont communiqué des informations sur ce dernier point et j'estime qu'elles ne correspondent pas tout à fait à la réalité. En outre, il me semble important d'aborder le sujet du mix à privilégier pour la France à horizon 2050, en relation avec le rapport produit par RTE à destination des pouvoirs publics. Je terminerai par évoquer le mix électrique tel qu'il peut être envisagé au niveau de l'Union européenne à horizon 2030.
Ma vie professionnelle a été entièrement consacrée à l'électricité et, plus précisément, au service public de l'électricité. Ma carrière a débuté en 1968 et a pris fin en 2016. J'ai également été élu local de 2014 à 2020, car j'ai été maire adjoint de ma commune de naissance, située aux confins du Cantal et de la Corrèze. À ce titre, j'ai d'ailleurs beaucoup œuvré à la réduction de la facture énergétique de la commune et du département, car j'ai aussi été le premier vice-président du syndicat départemental de l'énergie du Cantal.
Je suis rentré chez EDF, après mes études supérieures, au sein de la direction de la recherche et du développement. Je développais alors des outils d'aide à la décision pour la conduite en temps réel, la gestion prévisionnelle des systèmes électriques et le choix des investissements en matière de réseaux électriques, c'est-à-dire pour le transport et la distribution. Pour information, le transport regroupe les lignes à haute et très haute tension, tandis que la distribution concerne des lignes à moyenne et basse tension. J'ai commencé à travailler en tant qu'ingénieur chercheur avant d'évoluer vers le poste de chef de département. Avec des ingénieurs de très haut niveau, nous avons développé des outils qui sont maintenant diffusés dans le monde entier. Les outils de simulation et d'optimisation sont aussi utilisés partout en France. Cette époque correspond en quelque sorte à l'émergence de l'intelligence artificielle. Nous avions la chance, au sein de la direction de la recherche d'EDF, de disposer d'un centre de calcul parmi les plus puissants d'Europe, ce qui nous a permis de développer des algorithmes tout à fait originaux. Ces travaux étaient tout à fait passionnants, ce qui explique que je suis resté seize ans dans cette activité.
Par la suite, j'ai pris un poste de responsabilités au sein de la direction production transport d'EDF, d'abord comme chef du département automatisation des réseaux. Nous commencions à utiliser les technologies d'information et de communication pour la surveillance et la téléconduite des réseaux de transport ainsi que pour leur protection. Ensuite, j'ai été directeur régional du transport d'électricité et des télécommunications pour la région Auvergne-Rhône-Alpes avant d'être nommé numéro 2 de la direction de la recherche au niveau national. À ce moment, j'ai engagé des projets de développement tout à fait novateurs sur des câbles électriques à isolation synthétique, comme le câble à 400 000 volts. Nous travaillions alors avec Prysmian, anciennement Pirelli, et Nexans, anciennement Câbles de Lyon. Ces câbles sont maintenant largement utilisés pour la réalisation des interconnexions à la fois souterraines et sous-marines.
Je suis ensuite revenu pour diriger toute la partie non nucléaire de la production et du transport d'électricité d'EDF, qui regroupait 20 000 personnes. J'avais donc la charge de la production hydraulique, de la production thermique à flamme, du transport, de la gestion des flux d'électricité sur le réseau de transport et d'interconnexions ainsi que de la vente aux grands clients industriels.
En 1997, à la suite de l'adoption de la directive qui libéralisait le marché de l'électricité en Europe, le président et le directeur général d'EDF de l'époque m'ont chargé de préparer la mise en place du gestionnaire du réseau de transport d'électricité français. Ce travail devait être accompli pendant les trois années qui nous séparaient de la transposition de la directive dans le droit français. Cette tâche fût très importante et nous y avons consacré énormément de temps. La loi, dite « loi Pierret », ayant été votée en février 2000, la commission de la régulation de l'électricité a été créée au mois de mars et RTE, qui s'appelait autrement, a été créé au 1er juillet 2000. Christian Pierret m'a alors fait l'honneur de me nommer à la tête de cette organisation.
À travers ce processus, nous avons créé un objet juridique non identifié, car il constituait un service indépendant au sein d'un établissement public de caractère industriel et commercial (EPIC). La gestion de ce service devait effectivement être totalement indépendante du reste d'EDF et une séparation devait être mise en œuvre dans la gestion technique, comptable et financière de cet ensemble, ce qui a mené à une séparation de ses comptes et de son bilan de ceux d'EDF. Nous avons, à cette occasion et sur proposition de la commission de régulation, récupéré la moitié de la dette d'EDF, soit 8 milliards d'euros. À la fin de mon mandat, cette dette avait été réduite de 25 %, malgré les investissements importants que nous avions consentis au cours de ces sept années.
L'appellation de ce gestionnaire de réseau était extrêmement importante, car elle traduisait la prise d'indépendance de cette activité. J'ai donc proposé au PDG d'EDF, à savoir François Roussely, l'appellation « RTE », que ce dernier a immédiatement acceptée. Cette décision a d'ailleurs suscité certaines interrogations de la part du personnel d'EDF, qui n'a pas directement compris la signification de ce changement. Le statut d'EDF a donc évolué, car il est passé du statut d'EPIC à celui de société anonyme, ce qui induit une possibilité d'ouverture du capital. À cette occasion, RTE a été filialisé, EDF restant entièrement propriétaire des infrastructures de RTE. Lors du débat sur la loi de transposition de la directive, d'importants échanges ont eu lieu sur le fait d'intégrer ou non les infrastructures de transport et de ne pas se limiter à la gestion des flux d'électricité sur le réseau. J'ai d'ailleurs milité pour la réunion de la gestion des flux et des infrastructures à la fois pour leur maintenance et leur développement. Le rapporteur de la loi a finalement penché de mon côté.
Nous avons ensuite créé la bourse de l'électricité en 2001, à la demande de la commission de régulation. Cette bourse formant un marché spot a été opérationnelle dès 2001 et elle a constitué un élément très important pour la vision de la Commission européenne et des concurrents d'EDF sur le fonctionnement de RTE. Nous avions également subi les conséquences des deux tempêtes survenues à la fin de l'année 1999.
J'ai été conduit à quitter la présidence du directoire de RTE en 2007, car j'avais atteint la limite d'âge, et j'ai été nommé en tant que conseiller spécial du commissaire européen à l'énergie. J'étais également en relation directe avec Mme Neelie Kroes, la commissaire européenne à la concurrence, car je jouais le rôle de médiateur, à sa demande, pour un contrat commercial à long terme Exeltium qui avait été établi entre EDF et les électro-intensifs. Après deux ans de discussions intenses, nous avons obtenu le feu vert de la direction générale de la concurrence pour un contrat sur vingt années. J'ai aussi eu à donner mon avis sur l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH), ayant été auditionné par la commission Champsaur. J'avais d'ailleurs fait part de mes réserves quant à la proposition faite par l'administration française sur ce sujet.
À la fin de l'année 2009, M. Henri Proglio a fait appel à moi afin que je sois son conseiller dans le domaine des réseaux électriques et il m'a proposé de prendre la présidence de deux conseils de surveillance, à savoir ceux de RTE et d'ERDF, Électricité Réseau Distribution France devenue ENEDIS. Je l'ai directement assuré que je serais très attentif à son indépendance de gestion. M. Jean-Louis Borloo m'a ensuite demandé en 2011 de créer un consortium pour l'étude de la faisabilité technique et économique d'interconnexions électriques de grande capacité entre l'Europe du Sud et l'Afrique du Nord. Les études ont démontré qu'il était possible de construire des interconnexions, principalement sous-marines, entre l'Europe et le Maghreb. En 2016, j'ai mis fin à ma vie professionnelle, mais je suis devenu maire adjoint de ma commune de naissance. Je n'ai donc jamais exercé de responsabilités effectives dans le domaine du nucléaire. J'ai, par conséquent, une vision extérieure du parc nucléaire, ce qui ne m'empêche certes pas d'avoir mes propres opinions à ce sujet.
Par ailleurs, le grand réseau européen d'interconnexions électriques est l'un des plus importants au monde. Aujourd'hui, seul le réseau chinois peut être comparé au réseau européen. Celui-ci est le fruit du développement du réseau d'électricité pendant tout le XXe siècle. Le transport à haute et très haute tension a d'ailleurs commencé après la Première Guerre mondiale. Ce réseau est constitué de plusieurs niveaux de tensions. Nous pouvons d'ailleurs le comparer au réseau routier : le 400 000 volts correspond aux autoroutes ; le 225 000 volts représentent les routes nationales ; le 63 000 et le 90 000 volts peuvent quant à eux être apparentés aux routes départementales ou régionales ; les réseaux de distribution correspondent enfin aux routes communales. Ce système découle du fait que l'électricité ne se stocke pas, ou du moins elle ne peut être stockée qu'indirectement, sous différentes formes, gravitaire pour l'hydraulique, charbon pour les centrales à charbon, gaz pour les centrales au gaz, uranium pour les centrales nucléaires. De plus, elle se transmet instantanément, c'est-à-dire à la vitesse de la lumière. Pour rappel, un fil électrique conducteur est nécessaire pour la transmission de cette électricité : celui-ci génère des pertes selon l'effet Joule, qui se calcule en multipliant la résistance électrique par le carré de l'intensité. Lorsque nous étendons le réseau, la résistance s'accroît et, pour limiter les pertes, il est nécessaire d'augmenter la tension. La puissance transmise correspond au produit de la tension par le courant : par conséquent, lorsque nous augmentons la tension, le courant baisse. Les différents niveaux de tension ont donc vocation à réduire les pertes électriques. Enfin, pour opérer le changement entre ces niveaux de tensions, nous utilisons le courant alternatif.
Le courant alternatif permet, en utilisant le transformateur inventé par Nicolas Tesla, de monter ou de descendre en tension. Aujourd'hui, le courant continu présente à nouveau de l'intérêt à très haute tension pour les liaisons sous-marines ou souterraines. En Europe, nous utilisons du 50 hertz, tandis que les Américains ont opté pour le 60 hertz ; les Japonais utilisent quant à eux les deux modalités. Ce grand réseau électrique européen est géré de manière décentralisée, car chaque état membre dispose de centre de conduite. En France, il existe un dispatching national à Saint-Denis et il permet de coordonner l'ensemble des échanges. Ce dispatching national est donc en relation avec les dispatchings des autres pays. À ce sujet, l'Allemagne présente une particularité, car elle dispose de quatre dispatchings. Pour piloter ce réseau d'interconnexions, il est nécessaire de contrôler en temps réel trois grandeurs déterminantes, à savoir la fréquence, la tension et le courant. Si ce contrôle n'est pas effectué correctement et que la fréquence dévie trop par rapport à la fréquence de référence de 50 hertz, nous risquons de connaître un black-out. Celui-ci ne correspond pas à des coupures comme celles dont il est question actuellement et qui sont programmées. Le black-out constitue plutôt un effondrement du système électrique qui entraîne une coupure d'électricité instantanée pour tous les clients, qu'ils soient prioritaires ou non. La France en a connu deux à travers son histoire, dont un le 19 décembre 1978 qui a duré 24 heures. À cette occasion, tous les métros et tous les ascenseurs se sont arrêtés soudainement.
Le deuxième black-out survenu en France s'est produit en janvier 1987. La centrale à charbon de Cordemais avait été contrainte de s'arrêter brutalement, car une crise sociale venait d'être essuyée et des coupures importantes d'électricité avaient eu lieu. En sortant de cette crise sociale, nous avons connu un coup de froid et de la glace a obstrué la prise d'eau de la centrale de Cordemais, entraînant l'arrêt de celle-ci et une instabilité en tension sur toute la partie ouest de la France. Le black-out n'a finalement impacté que la moitié ouest de la France. Concrètement, il est assez imprudent d'affirmer que la France ne connaîtra jamais de black-out.
D'ailleurs, un black-out a été enregistré en Italie en 2003 en raison d'un immense court-circuit survenu sur une interconnexion entre la Suisse et l'Italie. Cette même année, les États-Unis et le Canada ont également été victime d'un black-out. Certaines parties du réseau n'ont pu être réalimentées qu'au bout de quarante-huit ou soixante-douze heures. Enfin, en novembre 2006, un paquebot très haut devait sortir d'un chantier naval pour aller sur la rivière Ems en Allemagne. Il était prévu de mettre hors tension une ligne qui surplombait cette rivière et du fait de l'anticipation de l'opération sur le calendrier, une erreur de coordination est survenue entre les deux gestionnaires de réseau allemands et la charge était beaucoup plus importante que prévu. La ligne a été mise hors tension et du fait des reports de charge, un phénomène de déclenchement en cascade de l'interconnexion s'est produit : le réseau européen a été séparé entre l'ouest et l'est. Nous importions 10 000 mégawatts à cette époque : immédiatement, la fréquence a chuté à moins de 49 hertz et nous avons alors connu un décrochage des moyens de production non pilotables. Nous avons donc perdu 7 000 mégawatts supplémentaires. Il a fallu rétablir très rapidement, en quelques secondes, l'équilibre entre la consommation et la production, ce qui a nécessité de faire appel à des relais de baisse de fréquence. Nous avons heureusement réussi à rétablir cet équilibre en baissant la consommation. Par ailleurs, le réseau ibérique a lui aussi été impacté, notamment car il était en avance en termes de production d'énergies intermittentes. Nous avions pu exporter 2 000 mégawatts grâce à l'hydraulique français qui présente une grande flexibilité et, sans cela, le réseau ibérique se serait effondré à l'image du réseau italien.
À cette époque où vous étiez à la tête de RTE, comment les bilans prévisionnels étaient-ils construits ? Quelle était la vision du rôle du travail prospectif à ce moment au sein de RTE ?
Pour pouvoir piloter un tel réseau d'interconnexions, il faut contrôler la fréquence, le courant et la tension. Pour ce faire, il est nécessaire de disposer de moyens pilotables. Dès lors, il est irréaliste d'envisager un mix électrique entièrement renouvelable sans stockage. Ce constat concerne à la fois la France et d'autres pays européens.
Par ailleurs, il est clair que, du fait de la loi de février 2000 qui crée RTE, celui-ci se voit confier la mission d'établir annuellement des bilans prévisionnels à dix ans. Ceux-ci correspondent d'abord à des prévisions de consommation qui relevaient des compétences d'EDF et, à la création de RTE, j'ai eu le souci de regrouper des ingénieurs économistes rompus à cette méthodologie. Dans ces prévisions de consommation d'électricité, deux paramètres étaient importants : les prévisions de produit intérieur brut fournies par les pouvoirs publics et les politiques publiques pour l'efficacité énergétique. Nous prévoyions évidemment une croissance de la consommation, de l'ordre de 1%, bien inférieure à ce que nous avions connu pendant les Trente Glorieuses, période qui enregistrait un doublement de la consommation tous les dix ans, soit 7% par an. Cependant, nous n'aurions jamais envisagé une baisse ou une stagnation de la consommation, mais plutôt une croissance de 1 % environ en moyenne. De surcroît, il est toujours préférable de se tromper par excès que par défaut dans ce domaine.
Toutefois, il ne revenait pas à RTE d'imaginer des scénarios de mix électriques. C'était la tâche de l'administration. Dans le bilan prévisionnel, nous faisions tout de même état des moyens de production disponibles, de ceux en projet et de ceux qui allaient être déclassés. Nous en tirions donc les risques de défaillance et la satisfaction du critère de trois heures en espérance.
Je ne pourrais vraiment le dire mais nous avions adopté une approche probabiliste grâce aux outils de calculs que nous avions développés. Lorsque j'ai pris la présidence de RTE, nous n'avions pas tellement de problème pour l'alimentation globale en consommation d'électricité de la France du fait du suréquipement du volet nucléaire, résultant d'une appréciation optimiste de la croissance de la consommation d'électricité dans les années 1970-1980. Il en est résulté une certaine surcapacité et les conséquences ont pu être limitées du fait de l'exportation de l'électricité engagée par la direction générale d'EDF vers les pays limitrophes, c'est-à-dire vers l'Italie ou le Royaume-Uni. En effet, nous avions mis en service une liaison sous-marine entre la France et le Royaume-Uni. Cet investissement a permis d'exporter 2 000 mégawatts, représentant pratiquement 8 milliards par an, et les Anglais nous rémunéraient avec un bonus, car cette électricité était décarbonée.
Vous avez plus ou moins abordé la question de la différence des réseaux de transport entre les pays européens. Concrètement, ces états ne semblent pas structurés de la même manière en matière de réseau de transport. La France est par exemple très structurée, ce qui semble moins le cas du voisin allemand. À travers vos fonctions à l'échelle européenne, cette préoccupation était-elle présente, notamment vis-à-vis des conséquences potentielles sur les interconnexions ?
En parallèle de mes activités à EDF, je me suis investi dans le Conseil international des grands réseaux électriques (CIGRE), qui est une ONG trop peu connue du grand public. Ce conseil a été créé en 1921, il réunit 18 000 experts issus de 100 pays et son siège est localisé à Paris. J'ai été président du conseil technique de cette organisation de 1996 à 2002, puis président au niveau mondial de 2008 à 2012. Cette organisation a vocation à être un organisme de pré-normalisation qui doit permettre, notamment, de normaliser les niveaux de tension qui peuvent atteindre 800 000 à 1 000 000 volts en Chine, sujet fondamental pour avoir des interconnexions. Ces questions sont discutées au sein de cette organisation, ce qui conduit à une normalisation des équipements. Les organisations ne sont donc pas très différentes entre les pays d'Europe. Avant l'ouverture des marchés, l'Allemagne disposait de quatre groupes exploitant et développant le réseau, alors que la France disposait d'une seule entreprise intégrée nationale. Après l'ouverture des marchés, les Allemands se sont donc retrouvés avec quatre gestionnaires de réseau. Les différences sont, par conséquent, expliquées par le volet historique.
L'incident majeur de 2006 a peut-être fait regretter qu'il n'y ait pas un seul centre de coordination en Allemagne. Outre cela, la structure est la même. Cependant, le réseau de répartition en 63 000 et 90 000 volts n'est pas harmonisé entre les pays, car il date de l'entre-deux-guerres. Cependant, les réseaux de 225 000 volts et 400 000 volts sont harmonisés, ce dernier résultant du développement du parc nucléaire.
Le réseau de transport français est très structuré autour des sites nucléaires. Lorsque vous étiez président de RTE, le débat commençait sur les énergies nouvelles, telles que l'éolien et le solaire. Une réflexion était-elle menée sur l'évolution du réseau que cette situation induit ? Une réflexion était-elle menée sur l'aménagement du territoire en prenant en compte la contrainte du réseau ?
Nous voyions arriver les énergies nouvelles à ce moment et, lors de son audition, l'ancien Premier ministre a indiqué que l'État s'était engagé vis-à-vis des premières éoliennes qui étaient construites en France avec une obligation de rachat par EDF, et donc par l'État, de l'électricité produite à hauteur de 55 centimes. Toutefois, le réel changement majeur s'est opéré au moment de la directive européenne de 2009. À ce moment, je travaillais auprès du commissaire européen à l'énergie, M. Andris Piebalgs. Auparavant, l'équipe dirigeante à la Commission européenne regroupait notamment une commissaire espagnole très francophile, Mme Loyola de Palacio, et un directeur général français qui avait été membre du cabinet de M. Jacques Delors, à savoir M. François Lamoureux. Ensuite, cette équipe a changé et il est clair que l'influence allemande nous a poussés dans cette direction. Les dispositifs qui s'appliquaient aux énergies nouvelles intermittentes avaient été mis en place par le chancelier Schröder dès le début des années 2000.
Lorsque je dirigeais RTE, nous étions davantage préoccupés par la sécurité d'approvisionnement de la Bretagne et, par conséquent, par le maintien de la centrale de Cordemais. J'avais d'ailleurs proposé aux pouvoirs publics, dès les années 2000, la construction d'une centrale à gaz à cycle combiné. Ce projet a connu de nombreuses vicissitudes et, finalement, la centrale de Landivisiau a été construite par Total. Notre seconde préoccupation portait sur la sécurité d'alimentation de la région Nice-Côte d'Azur, qui n'englobait aucun moyen de production. Nous avons donc renforcé l'axe entre Toulon et Nice et nous avions un projet de bouclage qui passait par le parc naturel du Verdon, mais après avoir obtenu la déclaration d'utilité publique (DUP), le Conseil d'État l'a annulée. Nous avons donc réalisé des liaisons souterraines en 225 000 volts. Enfin, les deux tempêtes en décembre 1999 avaient réellement mis à mal le réseau et trois millions de Français étaient dans le noir, ce qui constituait une troisième préoccupation. En effet, ces tempêtes avaient même arraché des pylônes de 400 000 volts.
Nous avons le sentiment depuis que nous menons ces auditions qu'il existait une forme d'acharnement de l'Union européenne envers le système d'électricité français et EDF, notamment via l'introduction de la concurrence. Au-delà de celle-ci, il semblait en effet exister un acharnement particulièrement ciblé sur EDF. Partagez-vous ce sentiment ? Si tel est le cas, pour quelle raison la France ne s'est-elle pas organisée autrement pour défendre ses positions au niveau de la Commission européenne ?
La vice-présidente de la Commission européenne m'avait demandé, au vu de mon expertise dans ce domaine, de créer l'Association européenne des gestionnaires de réseaux de transport d'électricité avec mon homologue norvégien. J'en ai été le président pendant deux ou trois ans. À cette époque, je participais au forum de Florence qui était organisé par la Commission européenne et qui avait vocation à définir l'organisation du marché de l'électricité en Europe avec toutes les parties prenantes. Cet événement était piloté par le directeur des marchés de l'électricité et du gaz de la direction générale transports et énergie, à savoir Dominique Ristori. Nous travaillions également avec le président de l'association des régulateurs européens de l'énergie.
Par ailleurs, je n'ai jamais senti, à travers tous mes échanges, une hostilité particulière vis-à-vis d'EDF et je pense que ce sentiment a été surestimé. Je n'étais évidemment pas très favorable à l'adoption de la directive qui cassait le monopole d'EDF, car ce monopole avait été géré remarquablement, notamment par Marcel Boiteux. La France s'est battue contre l'adoption de cette directive et elle avait proposé l'acheteur unique, mais les idées anglo-saxonnes se sont imposées, à savoir l'accès des tiers au réseau. Celui-ci exigeait une séparation entre ce qui était en concurrence, à savoir la production et la fourniture, et le réseau de transport et de distribution.
Le fait qu'EDF ait acquis des positions en Angleterre aurait pu contribuer à convertir EDF à cette vision anglo-saxonne des mécanismes de marché.
Comme l'a dit M. Lionel Jospin hier, nous avions l'obligation de mettre en place cette organisation qui résultait de la directive. Le président de la commission de régulation de l'énergie m'avait d'ailleurs demandé de mettre en place une bourse de l'électricité, ce qui a suscité certaines réactions chez des parlementaires. En outre, lorsque François Roussely, qui était alors président d'EDF, avait voulu acquérir la société allemande EnBW, des auditions avaient été menées au niveau de la Commission européenne. J'avais donc été amené à m'exprimer sur le fonctionnement du marché de l'électricité en France. Étant donné que nous avions un marché de l'électricité irréprochable du point de vue de son fonctionnement, la Commission européenne ne pouvait pas s'opposer à cette opération. Cependant, les décisions prises par la suite, telles que le tarif réglementé et transitoire d'ajustement au marché (TaRTAM), allaient à l'encontre de l'ouverture des marchés. Dès lors, nous nous sommes mis en position d'infraction lorsque nous avons voulu introduire un tarif réglementé.
Vous avez assumé diverses responsabilités chez EDF, notamment celle de directeur adjoint des études et des recherches entre 1992 et 1994, ce pour quoi j'aimerais vous poser diverses questions sur Superphénix. J'aimerais effectivement que vous nous livriez votre appréciation de la performance industrielle, technique et du point de vue de la recherche de l'annonce de l'arrêt de ce réacteur en 1997.
J'ai regardé l'audition que vous avez menée avec l'ancien Premier ministre et je dois avouer que je ne partage pas le fait que nous ayons considéré que Superphénix était un outil industriel et un prototype pour la construction d'une série de réacteurs à neutrons rapides. Au contraire, Superphénix était plutôt un démonstrateur qui devait permettre de valider l'option du sodium comme liquide caloporteur. Il n'est pas anormal qu'un démonstrateur tombe en panne et soit réparé. Les considérations de rentabilité économique n'avaient dès lors pas lieu d'être. L'investissement avait été réalisé et avait été supporté par EDF, et j'estime regrettable que ce moyen de production ait été mis à l'arrêt alors qu'il avait été prévu de le transformer en outil de recherche. En synthèse, il était normal qu'un tel réacteur de démonstration soit souvent indisponible, mais celui-ci ne participait pas à la garantie nécessaire pour la sécurité d'approvisionnement. En effet, nous nous trouvions dans une situation de suréquipement à cette époque.
Cette réponse converge avec de nombreuses autres que nous avons reçues. M. Jospin a indiqué, lors de son audition, qu'il avait acquis la conviction que le nucléaire n'était pas un outil énergétique qui permettait de gérer les pointes, ce pour quoi il devait être utilisé en base. En revanche, M. Cédric Lewandowski, qui a la charge du parc nucléaire chez EDF, nous avait plutôt indiqué que le parc nucléaire français était capable de modularité du fait des choix technologiques opérés dans les années 1980. J'aimerais donc avoir votre regard de scientifique et d'industriel sur le sujet.
Comme il l'a signalé lui-même, Lionel Jospin n'est pas ingénieur des mines. Les réacteurs à eau pressurisée PWR sont issus d'une licence Westinghouse et les réacteurs qui avaient été construits aux États-Unis ne permettent pas un suivi de charge. Dès lors, rendre ces réacteurs pilotables, notamment pour le suivi de charge, représente une innovation de la France. Il est, par conséquent, faux de dire que le nucléaire est uniquement utile pour la base. Toutefois, la flexibilité des réacteurs nucléaires est inférieure à celle des moyens de production hydraulique. Par conséquent, il y aurait un intérêt à construire des stations de transfert d'énergie par pompage. Certains sites existants ont été identifiés et, depuis vingt ans, rien n'est fait. Concrètement, lorsque nous faisons face à des variations très rapides, il est nécessaire de pouvoir utiliser des moyens plus flexibles que le nucléaire, c'est-à-dire l'hydraulique et les cycles combinés gaz.
Nous avons abordé les prévisions de consommation d'électricité au cours de nos auditions. Le « rapport Charpin-Dessus-Pellat » évoquait un certain nombre de scénarios assez précis sur les prévisions. Il aborde, entre autres, le fait que, si nous voulions nous conformer aux objectifs politiques de réindustrialisation du pays, la consommation énergétique allait augmenter. Partagiez-vous ces prévisions ? Nous avons le sentiment que ces idées se heurtent à l'idée d'une illusion surcapacitaire. Certains estimaient en effet que nous disposions de trop de capacités de production électrique et, par ailleurs, en voulant décarboner notre modèle économique et énergétique, il faudrait produire, à terme, plus d'électricité. Quel est votre point de vue sur cette situation ?
La préoccupation de décarbonation était évidemment moins prégnante à l'époque. Par exemple, nous n'envisagions pas la mobilité électrique, le chauffage par les pompes à chaleur ni la production d'hydrogène à partir d'électrolyseurs. De mémoire, les bilans prévisionnels de RTE prévoyaient une augmentation de la consommation, mais celle-ci était modérée. D'ailleurs, ces études dépendaient des prévisions de PIB. Il faut reconnaître qu'un certain suréquipement était lié à des prévisions assez optimistes réalisées dans les années 1980, ce qui rendait nécessaire l'exportation de l'électricité vers les pays voisins et explique la construction d'interconnexions avec l'Angleterre et l'Italie.
Je regrette cependant que le projet de ligne aérienne de 400 000 volts avec l'Espagne n'ait pas abouti, car la ministre de l'environnement de l'époque avait convaincu son Premier ministre d'y renoncer, alors que nous avions reçu toutes les autorisations. Cette décision a d'ailleurs coûté plusieurs milliards de francs au pays. EDF avait en effet signé un contrat commercial avec les groupes électriciens espagnols. Nous avons cependant pu reprendre le projet, mais celui-ci a coûté huit fois plus cher, via une liaison souterraine à travers les Pyrénées.
Je ne connais pas le rapport Charpin, mais je ne pense pas qu'il était nécessaire de disposer de nouvelles capacités. Je regrette par contre que le projet EPR n'ait pas été engagé un peu plus tôt. Chacun connaît les difficultés rencontrées dans le cadre de ce projet, qui ne pouvait d'ailleurs pas être réalisé en cinq ans. Par exemple, la tête de série du palier N4, qui était très innovante en termes de contrôle-commande, a nécessité dix ans avant pour être réalisée. De surcroît, l'EPR représentait un grand pas en avant en termes de sûreté et il était probable que des difficultés soient rencontrées dans la réalisation du projet. M. Henri Proglio a d'ailleurs expliqué que le groupe chargé du génie civil estimait pratiquement impossible de réaliser ce projet.
Nous avons échangé hier avec M. Jospin sur la possibilité de lancer un EPR sous le mandat 1997-2002. Avez-vous eu connaissance d'une possibilité de lancer un tel projet à cette époque ? EDF était-elle prête à lancer ce projet et à le concevoir ? Avez-vous eu un écho des décisions prises ou non à ce moment ?
Je ne faisais pas partie des échanges sur le sujet à ce moment-là. Je regrette, a posteriori, que l'on ait pas engagé un peu plus tôt la réalisation de ce projet et qu'un délai un peu plus long n'ait pas été octroyé à la réalisation de ce prototype industriel. En effet, ce réacteur représentait un saut technologique au vu de l'accroissement de sûreté qu'il amenait.
Il est difficile de comprendre ou de faire entendre, dans le débat public, la distinction entre les échanges financiers d'électricité et les échanges physiques, étant entendu que le marché européen de l'énergie permet une coordination entre les deux. En effet, des appels interviennent en dernière minute pour équilibrer le réseau au niveau français, mais en concertation avec l'ENSOE par exemple. Que comprenez-vous lorsqu'une « sortie du marché européen d'électricité » est évoquée aujourd'hui ? La pensez-vous réalisable, ou même souhaitable ?
Des idées fausses circulent sur ce sujet du marché européen de l'électricité. Pour rappel, il n'existe pas un marché unique de l'électricité en Europe. En effet, il existe un marché spot par État membre, car il existe des limitations physiques liées aux capacités d'interconnexions dans le cadre des échanges d'électricité. Nous avons développé, en 2006, un premier couplage des marchés à l'initiative de RTE et TenneT, son homologue hollandais, en accord avec le gestionnaire de réseau belge.
Lorsque vous formez le prix sur le marché français, vous prenez en compte les propositions d'importations d'électricité. Au départ, nous travaillions avec un prix horaire, qui était prévu du jour au lendemain. Ce couplage conduisait, lorsqu'il n'y avait pas de saturation de l'interconnexion, à avoir le même prix de l'électricité sur les bourses des deux côtés de la frontière. Lorsque l'interconnexion était saturée, un découplage du prix de l'électricité intervenait. Par conséquent, le prix du pays exportateur était inférieur au prix de l'électricité du pays importateur. Il en résulte la crise connue à l'automne dernier, qui s'explique également par la situation de l'Allemagne vis-à-vis du gaz russe. Les problèmes d'indisponibilité du parc nucléaire français se sont aussi ajoutés à ce phénomène. La France était alors importatrice d'électricité en provenance d'Allemagne notamment. Le prix sur le marché français découlait du prix proposé par l'Allemagne pour compléter l'offre et satisfaire la demande. Ce prix était donc corrélé, ou indexé, au prix du gaz et du charbon alors que la France dispose de moyens de production très compétitifs.
Dès lors que nous retrouverons une disponibilité satisfaisante du parc nucléaire, la France exportera à nouveau de l'électricité nucléaire et les prix de l'électricité diminueront. Cependant, le prix du gaz ne retrouvera pas les prix d'avant la crise, car nous importerons davantage de gaz naturel liquéfié, qui coûte beaucoup plus cher. Je prévois donc un écart significatif entre le prix de l'électricité sur le marché français et le prix de l'électricité sur le marché allemand. Cette situation est d'ailleurs redoutée par l'Allemagne depuis longtemps. En outre, celle-ci n'était pas réellement favorable à la mise en place de cette forme de marché de l'électricité.
J'ai été conseiller spécial du commissaire européen à l'énergie et j'ai été sollicité par Mme Neelie Kroes pour régler le différend qui subsistait entre la France et la Commission européenne sur l'adoption du contrat Exeltium. Nous avions obtenu l'accord moyennant des opt out, qui correspondent à la possibilité, donnée aux bénéficiaires d'Exeltium, de sortir prématurément. J'avais été auditionné par la commission Champsaur qui voulait mettre en place l'ARENH et j'avais indiqué que ce système nous mettait entre les mains de la direction générale de la concurrence. En effet, ce tarif était dérogatoire par rapport au droit de la concurrence. La direction générale de la concurrence n'a d'ailleurs donné son accord qu'en 2012. L'idée provient de l'administration française et elle découle de ce qui a été fait dans les télécoms, qui sont pourtant réellement différentes du sujet de l'énergie.
M. Patrick Pouyanné a justement indiqué que le défaut de l'ARENH réside dans l'absence de contrepartie demandée aux bénéficiaires de ce tarif. En outre, nous avons eu l'idée saugrenue d'augmenter, en pleine crise, la part de l'ARENH de 20 milliards de kilowattheures, ce qui a contraint EDF a racheté de l'électricité sur le marché au prix le plus élevé. Comme l'ARENH est prévu jusqu'en 2025, il est nécessaire de trouver un dispositif alternatif pour la suite. J'avais proposé la mise en place d'un contrat long terme entre EDF et ses concurrents, les alternatifs, du même type que celui que nous avions réussi à faire accepter par la Commission européenne. Il est en outre indispensable de prévoir, dans ce contrat à long terme, le financement du développement futur des moyens de production nucléaire à la hauteur de la demande faite par les alternatifs. Je ne comprendrais pas qu'ayant accepté le contrat Exeltium, la Commission européenne n'accepte pas un tel contrat pour remplacer l'ARENH.
À titre temporaire, si le prix du gaz explose à nouveau l'hiver prochain, je suis assez d'accord avec la proposition faite par le gouvernement français d'étendre l'exception ibérique à l'ensemble de l'Europe, à savoir plafonner le prix du gaz utilisé pour produire de l'électricité afin que les niveaux du prix de l'électricité soient davantage maîtrisés. Toutefois, l'Allemagne et les Pays-Bas n'y sont pas favorables. En Allemagne, la production d'origine fossile représente le tiers de la consommation d'électricité, soit 200 térawattheures, et cette mesure coûterait très cher à l'Allemagne. L'exécutif a donc proposé d'envisager une caisse de compensation au niveau européen. Cependant, la Commission européenne n'a pas vraiment retenu cette proposition. Je pense par ailleurs que nous ne pourrons pas renoncer à l'accès des tiers au réseau. Cependant, pour développer le nouveau nucléaire, nous devons avoir la possibilité de signer des contrats à long terme.
Vous avez évoqué la question du black-out et ce sujet nous paraissait assez lointain. Cette commission évalue l'indépendance et la souveraineté énergétiques. Cependant, j'ai des interrogations par rapport à notre dépendance à l'énergie et son évolution au fil des ans. Plus précisément, quel serait l'impact d'un black-out sur notre société étant donné que nous avons de plus en plus d'objets dépendant de l'électricité ? Existe-t-il des études ou une évaluation sur ce sujet ? Comment les systèmes assurent-ils la sûreté au quotidien ? En outre, comment envisagez-vous, à l'avenir, le transport de l'électricité et la possibilité de l'utiliser différemment, notamment dans la recharge de véhicules électriques ou dans la recharge sans fil ?
En 1978, nous nous trouvions dans une situation relativement analogue à celle que nous connaissons aujourd'hui. Un choc pétrolier était survenu et la décision avait été prise de ne plus construire de centrales au fioul en France au profit des centrales nucléaires. Nous nous sommes trouvés dans une situation de tension pour satisfaire la demande. Lorsque le black-out est survenu, nous importions de l'électricité depuis l'Allemagne et une rupture est intervenue sur le réseau au niveau de la Lorraine.
Nous ne nous trouvons toutefois pas dans une situation totalement identique aujourd'hui, car les gestionnaires de réseaux disposent de technologies beaucoup plus perfectionnées et celles-ci permettent de mieux gérer la complexité des systèmes électriques. Par exemple, il était impossible d'introduire le marché sans moyens informatiques sophistiqués. Toutefois, les lois de la physique liées au système électrique ne peuvent être modifiées, ce pour quoi il est nécessaire d'avoir des moyens pilotables. Je ne suis par ailleurs pas opposé à l'insertion de moyens éoliens ou solaires et j'ai toujours facilité l'introduction de ceux-ci lorsque j'étais à la tête de RTE. Cependant, ces systèmes présentent des limites et, au-delà de 50 % de moyens non pilotables dans le mix énergétique, je pense que nous courrons certains risques. Certains scénarios sur le mix énergétique à horizon 2050 dessinés par RTE me semblent aller beaucoup trop loin.
Par ailleurs, je me demande s'il n'est pas possible de s'affranchir de la contrainte industrielle dans une vision à 2050. En définitive, le mix électrique que je privilégierais pour la France, et même l'Europe, à horizon 2050 devrait être composé de 75 % d'électricité pilotable – nucléaire, hydraulique, biomasse – et de 25 % d'énergies non pilotables, ce qui représenterait un doublement de la puissance de ces moyens de production vis-à-vis de la situation actuelle. Jeremy Rifkin a imaginé une organisation décentralisée au niveau des réseaux de distribution et des échanges d'électricité entre ceux-ci. Au vu de l'expertise que j'ai dans ce domaine, je ne pense pas que ce soit envisageable, hors survenue d'une rupture technologique. Cependant, nous prendrions des risques en pariant sur une rupture technologique pour définir une stratégie d'alimentation en énergie
Que pensez-vous du pas de temps d'ici à 2035 ? En effet, le délai pour développer de nouveaux réacteurs est restreint et il est difficile d'avancer plus rapidement. Par rapport aux ENR et à la maîtrise de la demande, envisagez-vous que nous ayons à freiner la décarbonation notamment dans l'industrie ? La directrice Normandie et Île-de-France de RTE m'a dit récemment que plus de 2 000 mégawattheures de consommation avaient été ajoutés sur le réseau avec les industries existantes grâce au plan France Relance. Dès lors, pensez-vous que nous connaîtrons de réelles ruptures d'approvisionnement ? Serons-nous capables de produire suffisamment pour répondre à la demande d'ici 2035 ?
En outre, l'effet foisonnement serait envisagé si nous développions beaucoup d'énergies renouvelables, et notamment l'éolien off-shore. Pourriez-vous nous livrer votre vision sur cet effet foisonnement ?
Vous avez enfin souligné que vous ne pensiez pas réaliste d'exclure les opérateurs tiers du marché français de l'électricité. Toutefois, nous y sommes tout de même attachés et nous avons voté une proposition de loi en commission des finances afin de renationaliser totalement EDF. Puisque nous sommes exportateurs structurellement, comment envisagez-vous notre dépendance aux pays européens ? À quel point est-il problématique de ne pas s'entendre avec eux sur le fonctionnement du marché ?
La situation de pénurie d'électricité que nous connaissons actuellement conduit à envisager des risques de coupure pour cet hiver et ceux à venir. Lors d'un colloque au mois de mars, j'avais indiqué que nous courrions des risques élevés de coupure dès l'hiver prochain au vu des problèmes de corrosion sous contrainte. L'exécutif répondait que de l'électricité serait importée depuis les pays voisins. Entre 2013 et 2020, 12 gigawatts de production ont été fermés et démantelés pour la plupart. Le directeur de l'énergie de l'époque, Pierre-Marie Abadie, a d'ailleurs reconnu qu'il aurait peut-être fallu mettre ces moyens de production sous cocon, ce qui aurait permis de les redémarrer rapidement.
Cette situation nous a conduits à importer de l'électricité d'Allemagne ou des Balkans, qui est produite à partir du charbon et à des prix supérieurs. Dès lors, cette décision n'apparaît pas comme opportune. Évidemment, nous n'allons pas reconstruire les centrales au charbon qui ont été démantelées. Cependant, il faut lancer une opération de sobriété énergétique pour réduire la demande, notamment en période de pointe. L'idée d'EDF de mettre en œuvre un tarif réglementé de vente du type du tarif Tempo me paraît judicieuse et j'espère qu'elle sera proposée aux clients domestiques. Concrètement, ce système induit que les prix sont plus attractifs les jours où la consommation est moins importante. Il devrait générer une baisse de l'ordre de 6 gigawatts de la pointe de consommation.
Il est aussi possible d'augmenter les interconnexions pour importer davantage d'électricité quand la situation le nécessite. En revanche, l'idée de construire des éoliennes marines pour attendre la mise en service de réacteurs nucléaires ne me paraît pas tellement constituer une solution pour passer les pointes. En effet, les situations de pointe de consommation surviennent généralement quand il fait froid et en situation anticyclonique, périodes lors desquelles le vent est moindre. En outre, le foisonnement n'est pas très important. Un des représentants syndicaux a eu raison d'indiquer qu'il sera nécessaire de construire des cycles combinés gaz. Nous aurons en effet besoin de flexibilité tant que nous ne serons pas capables de construire des stations de transfert d'énergie par pompage.
Le problème est principalement politique. La France peut-elle se retirer du marché de l'électricité en Europe alors qu'elle a donné son accord pour adopter la directive de 1996 pour la libéralisation du marché ? Il a fallu six ans à la France pour l'adopter et quatre ans pour la transposer. Si nous sortions de cette directive, nous pourrions envisager la mise en place de l'acheteur unique en France. Toutefois, nous n'aurons pas l'accord d'une majorité des deux tiers. Nous pouvons cependant mettre l'accent sur des contrats à long terme pour les alternatifs et le nouveau nucléaire. Nous devons également maintenir les dispositions d'obligation d'achat après appel d'offres pour les énergies renouvelables.
La séance s'achève à 15 heures 55.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, Mme Alma Dufour, Mme Olga Givernet, M. Raphaël Schellenberger.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.