Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Réunion du mardi 9 mai 2023 à 13h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Mardi 9 mai 2023

La réunion est ouverte à 13 H 35.

Examen du rapport sur les lois de programmation militaire et l'innovation (Huguette Tiegna, députée, et Ludovic Haye, sénateur, rapporteurs)

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. - Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue à cette nouvelle réunion de l'Office. L'unique point à l'ordre du jour est l'examen du rapport préparé par Huguette Tiegna et Ludovic Haye sur les lois de programmation militaire et l'innovation. Je cède immédiatement la parole aux rapporteurs pour qu'ils nous présentent le résultat de leurs travaux.

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. - Mes chers collègues, au printemps 2023 sera examiné au Parlement un projet de loi de programmation militaire pour la période 2024-2030. Les lois de programmation militaire (LPM) définissent la programmation pluriannuelle du budget de l'État destiné aux forces armées françaises.

En amont de l'examen de ce projet de loi, la commission de la défense et des forces armées de l'Assemblée nationale a saisi l'Office en décembre dernier pour établir un état des lieux de l'innovation de défense dans le cadre des lois de programmation militaire, avec un éclairage particulier sur la récente réforme de la gouvernance et sur la dualité civil-militaire.

Pour les Armées, bénéficier de technologies de pointe permet de disposer d'une supériorité technologique sur l'adversaire. Cela favorise aussi la compétitivité des industriels français de l'armement sur le marché mondial et à l'exportation, notamment vers l'Europe. L'innovation de défense représente donc un atout à la fois stratégique et économique pour notre pays.

Le rapport que nous présentons aujourd'hui explore principalement les questions suivantes : en termes d'innovation défense, la France se donne-t-elle les moyens de l'ambition affichée dans le projet de LPM 2024-2030 ? À quelles conditions la France sera-t-elle porteuse d'innovations de rupture ? La dualité forte affichée par le système français est-elle source de dépendance à l'innovation civile ? Le modèle français est-il unique dans le paysage européen ?

Pour tenter d'apporter des réponses, nous nous sommes penchés, dans un premier temps, sur la politique d'innovation mise en place récemment par le ministère des Armées.

Cette politique passe par une impulsion budgétaire qui s'est consolidée au fil de la dernière LPM. En 2022, le budget innovation défense était de 1 milliard d'euros (Md€) par an et la prochaine LPM prévoit 10 Md€ consacrés à l'innovation sur la durée 2024-2030 – soit plus d'1 Md€ par an. Ce budget sera réparti sur différents domaines d'intérêt afin d'« offrir aux armées la maîtrise des nouveaux champs de conflictualité (espace, fonds marins, champ informationnel, cyber) à l'horizon 2030, que ce soit en captant des technologies civiles ou en explorant des nouvelles technologies de rupture ».

L'émergence de nouvelles menaces et leur multiplicité ne doivent cependant pas inciter à la dispersion de l'écosystème d'innovation. Il faudra opérer des choix précis lors de chaque actualisation de la LPM en fonction de l'évolution des menaces, des progrès technologiques réalisés et des points forts de l'innovation française.

Cet effort budgétaire a été accompagné d'une réforme de la gouvernance avec la création de l'Agence de l'innovation de défense (AID) en 2018. L'AID a pour rôle de piloter et mettre en œuvre l'innovation défense française, sous l'autorité du délégué général de l'armement.

Le milliard d'euros dédiés chaque année à l'innovation est donc principalement géré par l'AID dans le but d'accompagner un changement de stratégie globale : il ne s'agit pas simplement de poursuivre, avec plus de moyens, la politique d'innovation précédemment mise en œuvre par la Délégation générale de l'armement (DGA) mais bien de changer de paradigme à l'égard de l'innovation.

En effet, les programmes d'armement menés par la DGA sont complexes par nature, accompagnés d'investissements massifs (souvent plusieurs dizaines de milliards d'euros pour un seul programme) et s'inscrivent dans le temps long, avec une planification stricte. Ce mode opératoire garantit le respect des lignes budgétaires, permet le développement de projets d'ampleur et surtout limite les risques. Il ne laisse cependant que peu de place à l'innovation qui peut apparaitre ou s'avérer utile au cours du développement d'une technologie.

Avant la réforme de 2018, certains projets d'innovation gérés par la DGA étaient confrontés à une vraie difficulté de mise en œuvre liée une prise de risque insuffisante et à la complexité du processus permettant à l'innovation de « sortir du laboratoire ». Ce problème trouvait son origine dans un manque de moyens – financiers et humains – mais aussi dans une culture insuffisante de l'innovation.

La culture de minimisation des risques en vigueur à la DGA ne doit pas se retrouver dans le traitement des projets à l'Agence de l'innovation de défense puisque, par nature, l'innovation est risquée. Cela passe par l'accompagnement du « passage à l'échelle » des projets afin de faciliter la sortie du laboratoire de certaines recherches très fondamentales vers la conception de prototypes de qualité industrielle. Il s'agit moins d'en faire un mode de fonctionnement systématique que de consolider la capacité à certifier rapidement en temps de paix l'innovation ouverte de manière à être réactif en cas de conflit.

Plus généralement, l'accompagnement de l'innovation est nécessaire pour créer un cadre favorable à celle-ci et attirer de nouveaux acteurs. Il s'agit aussi de favoriser l'émergence de technologies de rupture sur le territoire national, comme cela est d'ailleurs spécifié dans la présentation du projet de LPM 2024-2030.

Pour accompagner le renforcement de la politique en faveur de l'innovation, l'AID dispose de différents leviers. Elle a d'abord pour mission de se positionner en tant que « guichet unique » face à l'écosystème d'innovation militaire et civil, en mettant à disposition des acteurs plusieurs moyens de financement définis en fonction du type de projet.

Quelques années après sa création, l'AID montre un certain succès et a une bonne visibilité auprès des parties prenantes. Il est cependant trop tôt pour tirer un bilan complet de cette réforme de la gouvernance de l'innovation, d'autant que certaines évolutions sont toujours en cours.

Un point de vigilance peut néanmoins déjà être soulevé : « organisation du ministère à compétence nationale », placée sous l'autorité du délégué général de l'armement, l'AID n'a pas d'autonomie juridique. Sa mutation vers un type de structure plus agile, ouvert et capable de réagir rapidement – tel que cela avait été pensé initialement – nécessitera de réfléchir à l'évolution de son statut à court ou moyen terme.

L'écosystème d'innovation défense compte aussi la base industrielle et technologique de défense (BITD). Ce terme désigne l'ensemble des industries nationales prenant part aux activités de défense. La DGA collabore en permanence avec les maîtres d'œuvre industriels français de la BITD, notamment par le biais de contrats pour la réalisation et l'exportation de systèmes d'armes.

La BITD française compte au total près de 2 000 entreprises dont une grande majorité de petites et moyennes entreprises sous-traitantes.

Pourtant, 70% des crédits d'innovation sont fléchés vers les huit plus grands groupes industriels que sont Airbus, Arianegroup, Dassault Aviation, MBDA, Naval group, Nexter, Safran et Thales. Dans ce contexte, il est plus difficile pour les PME de trouver leur place et de compter dans le paysage d'innovation, même si les budgets obtenus par les grands groupes sont aussi destinés à alimenter l'écosystème dans sa globalité.

Pour la BITD, l'État joue à la fois le rôle de client, d'actionnaire et de régulateur. Ainsi, à travers sa stratégie de défense, l'État conduit aussi une politique industrielle. Si l'innovation est considérée comme un outil stratégique et économique par les pouvoirs publics, ce paradigme doit alors se retrouver dans la gouvernance de la BITD.

Du fait de la restructuration récente de la gouvernance de l'innovation et de la création de l'Agence de l'innovation de défense, l'écosystème industriel a dû rééquilibrer ses demandes entre le guichet traditionnel de la DGA et les différents programmes de financement de l'AID, notamment pour les grands projets d'innovation programmée.

La situation est plus complexe pour les entreprises de taille intermédiaire (ETI). Certaines ne se reconnaissent ni dans les appels à projets de la DGA (projets d'ampleur, soutien de plusieurs milliards d'euros) ni dans le fonctionnement plus agile de l'AID, dont le soutien à l'innovation a surtout visé, dans ses débuts, les petites structures de type start-up.

Au-delà des grands programmes d'armement et des financements du ministère des Armées et de la DGA, la BITD fait aussi de l'innovation sur fonds propres en suivant globalement les grandes orientations définies par le ministère des Armées. Programmer des financements et des axes de priorité sur le temps long, environ 7 ans, comme le fait la LPM permet de donner de la visibilité et de conforter les projets, mais aussi de renforcer l'attractivité du secteur pour le recrutement d'ingénieurs de haut niveau, par exemple.

Concevoir des équipements de pointe permet aux entreprises de la BITD d'honorer les contrats domestiques mais surtout de rester compétitives à l'export. En effet, le seul marché français reste insuffisant pour assurer le modèle économique des industriels de défense et pour amortir les coûts de R&D et R&T nécessaires pour résister à la compétition technologique mondiale. Il est donc indispensable pour les industriels français d'être performants à l'exportation.

La dynamique reste cependant assez vertueuse puisque les revenus d'exportation sont très souvent réinvestis dans l'innovation afin de maintenir la place de la France sur le marché mondial, c'est-à-dire au 3e rang pour les exportations d'armes.

Dans ce contexte, certaines PME ou ETI se sont ouvertes à des capitaux étrangers (avec des pays considérés comme partenaires, en Europe ou aux États-Unis) afin d'élargir leur marché. Elles restent éligibles aux dispositifs de soutien à l'innovation de la DGA et de l'AID mais doivent passer par des procédures plus complexes. Elles se tournent alors souvent vers les nouveaux dispositifs de soutien disponibles à l'échelle européenne, comme le Fonds européen de défense.

Face à l'intensification et à l'accélération de la compétition mondiale, avec une montée en puissance budgétaire et technologique des États-Unis et de la Chine, l'Union européenne a créé le Fonds européen de défense (FED) en 2021. Sur la période 2021-2027, le Fonds bénéficie d'un budget pluriannuel de 7,9 Md€. L'objectif est de financer les programmes de recherche et développement des industriels européens de la défense, dans un esprit de coopération pour consolider la BITD européenne.

L'intérêt est double : d'une part, accroitre l'autonomie stratégique européenne en faisant émerger des acteurs européens de taille critique susceptibles de rivaliser avec ceux des grandes puissances sur la scène internationale ; d'autre part, améliorer l'interopérabilité des équipements européens.

Environ 5 % du budget global du FED est consacré au développement ou à la recherche de technologies de rupture susceptibles de déboucher sur des innovations déterminantes dans un contexte de défense.

L'outil a donc réussi à s'imposer dans le paysage national même si l'articulation avec les projets et les soutiens nationaux doit encore se préciser.

Face à la multiplication des acteurs, il faut maintenant mutualiser ces guichets de financement de manière vertueuse. Solliciter différents guichets et multiplier les acteurs est consommateur de temps – temps pendant lequel les forces ne bénéficient pas des technologies sur les théâtres d'opération.

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Ludovic Haye, sénateur, rapporteur

. - Dans un second temps, nous avons examiné l'évolution de la dualité à la française et comment elle conditionne l'écosystème d'innovation de défense aujourd'hui.

De la Seconde Guerre mondiale aux années 1970, le contexte géopolitique a amené les grandes puissances à mettre en place d'importants programmes d'armement et d'innovation, à la fois dotés de budgets conséquents et soumis à des délais de développement très brefs. Il en est résulté un développement rapide de technologies de rupture qui ont trouvé de nombreuses applications civiles.

Cette synergie entre les fins civiles et militaires de l'innovation est appelée dualité. Elle consiste « à tirer parti de l'exploitation de compétences, de technologies, de produits, de procédés pour satisfaire des besoins exprimés à la fois sur des marchés civils et militaires ». On peut penser par exemple aux grands programmes d'exploration spatiale ou au développement de la force nucléaire pendant la guerre froide.

La dislocation du bloc soviétique en 1989 a provoqué une baisse tendancielle des financements des programmes militaires pendant toute la décennie 1990. De ce fait, l'innovation militaire a globalement ralenti et ses déclinaisons vers le secteur civil se sont atténuées.

Dans un contexte économique plus concurrentiel et un marché militaire français devenu trop étroit, la dualité est alors apparue nécessaire pour l'industrie de défense. Elle suppose de réfléchir au double usage, militaire et civil, d'une technologie dès les débuts de sa conception afin d'élargir l'éventail de ses possibles applications et d'accroître son potentiel de rentabilité.

Les cycles d'innovation dans le monde civil connaissent depuis un quart de siècle une accélération sensible portée par des investissements privés massifs, alors que les investissements de défense ont diminué. Ce phénomène résulte pour une large part de l'essor des technologies de l'information et de la communication, où les GAFAMs occupent une place dominante.

L'écosystème d'innovation militaire s'est adapté à cette nouvelle donne et la dualité a pris une nouvelle orientation entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. Ce phénomène s'observe dans le monde entier, notamment en France où l'Agence de l'innovation de défense a développé une politique active pour promouvoir la dualité.

Cependant, la politique nationale en matière de dualité ne doit pas consister à se placer dans le sillage des écosystèmes d'innovation privée, que ce soit celui des start-up ou celui des grands acteurs mondiaux du numérique.

Les grandes lignes de l'innovation civile sont aujourd'hui dictées par des acteurs non français et marquées par une forte prédominance des technologies numériques. Certes, l'intelligence artificielle, la cybersécurité, le spatial ou les technologies quantiques sont des champs d'innovation cruciaux pour la défense et la sécurité nationale. Mais il ne faut pas pour autant négliger les autres domaines d'innovation, plus classiques, tels que la science des matériaux, les sciences hydro- et aérodynamiques, la chimie, l'électronique ou encore la santé, qui restent tout aussi fondamentaux pour donner à la France les moyens de garantir sa souveraineté.

C'est pourquoi la puissance publique doit également mobiliser la recherche publique et les organismes de recherche duale.

Par exemple, le Ministère des Armées exerce ou participe à la tutelle de l'État sur quatre établissements de recherche : le CEA (Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives), le CNES (Centre national d'études spatiales), l'ONERA (Office national d'études et de recherches aérospatiales) et l'ISL (Institut franco-allemand de recherches de Saint-Louis). Ces établissements conduisent des recherches duales, tant fondamentales qu'appliquées.

Ces établissements sont le bras armé de l'État pour la définition d'objectifs, de priorités et de projets dans les champs scientifiques et technologiques ayant des implications majeures pour la défense : dans le domaine spatial et aéronautique avec le CNES et l'ONERA, dans les projectiles hypervéloces avec l'ISL, dans le calcul à haute performance avec le centre de calcul de la direction des applications militaires (DAM) du CEA, situé à Bruyères-le-Châtel et dédié à la simulation de la dissuasion nucléaire française.

Les spécificités de la recherche publique, notamment l'absence d'impératif de rentabilité, permettent une certaine liberté d'exploration sur le long terme, dans le respect des orientations fixées par la puissance publique et des programmes décidés par leurs organes de direction. Ceci offre un cadre favorable à l'innovation, qu'elle soit incrémentale ou de rupture. Il convient donc de continuer à soutenir l'écosystème de recherche publique français – qui, par ailleurs, ne vit pas en vase clos et a développé des politiques actives de connexion avec le monde des start-up.

La BITD participe aussi à la démarche de dualité. On distingue deux types d'entreprises : celles qui sont duales par nature et celles dont l'activité est exclusivement militaire.

Dans le premier cas, les activités civiles et militaires sont souvent complémentaires et la dualité s'inscrit dans une sorte d'équilibre naturel. Par exemple, les entreprises du secteur aéronautique investissent massivement dans l'innovation civile depuis quelques années pour répondre aux besoins de décarbonation de l'aviation. Cela s'inscrit dans une démarche de sobriété et d'optimisation des ressources dont peuvent tirer profit les forces aériennes : un avion qui consomme moins de carburant peut accomplir des missions de plus longue durée et sur de plus longues distances ; une force aérienne capable de déployer des unités plus sobres peut mieux couvrir l'espace aérien.

Au contraire, des entreprises comme Nexter, NavalGroup ou MBDA ont une activité entièrement orientée vers la défense. Elles financent leur R&D interne via les dispositifs de la DGA ou de l'AID mais aussi grâce aux recettes tirées de leurs activités d'exportation. Pour détecter, capter et adapter les innovations du secteur civil, ces entreprises n'ont d'autre choix que de nouer des partenariats avec l'écosystème civil de R&D : PME, universités, laboratoires de recherche, etc.

Quels que soient leur profil et leur secteur d'activité, les industriels de la BITD inscrivent presque systématiquement leur R&T et leur R&D dans une démarche de dualité plus ou moins développée. Le lien entre les écosystèmes de recherche et d'innovation civils et militaires est donc bien réel grâce aux efforts des acteurs concernés, sachant que le principal moteur est la contrainte financière.

De manière générale, le modèle français et son évolution récente – sur les plans budgétaire et organisationnel, mais aussi en matière de soutien ouvert à la dualité – est souvent décrit comme s'inspirant du modèle américain.

Le modèle d'innovation militaire américain repose principalement sur la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), agence spécialisée chargée de la R&D au sein du Département américain de la défense (DoD). Son budget propre ne s'élève qu'à 3 milliards de dollars, mais il ne s'agit que d'un budget de fonctionnement d'administration. En effet, la DARPA ne développe aucun projet de R&D en interne mais contractualise tous ses projets d'intérêt avec différents partenaires externes (publics, privés, laboratoires, industriels) en mobilisant les financements conséquents du DoD. La DARPA bénéficie d'une forte autonomie et fait preuve d'un réel « appétit pour le risque » qui lui ont permis d'être à l'origine de nombreuses technologies de rupture aux répercussions mondiales, telles que l'ARPANET (ancêtre de l'internet) ou le GPS.

Depuis quelques années, les pays européens ont entamé une réflexion autour de leur modèle d'innovation défense.

La France s'inspire du modèle américain sur quelques aspects précis : ouverture vers les acteurs privés ou civils, hausse des financements, création d'un fond d'investissement ; elle a cependant décidé de placer son agence d'innovation sous l'ombrelle de la DGA.

Le projet de loi LPM 2024-2030 prévoit que seront mises en place des « coopérations au service de l'autonomie stratégique européenne » en citant « l'Italie, l'Espagne, […] l'Allemagne et le Royaume-Uni [comme] partenaires privilégiés ». De par leurs spécificités, les modèles d'innovation défense de ces pays présentent des avantages et des inconvénients qu'il est utile de connaitre.

En Allemagne, la R&D à destination militaire ne présente presque aucune dimension duale pour des raisons historiques, ce qui contraint un écosystème qui dispose pourtant d'un fort potentiel.

En Espagne et en Italie, des actions nationales en faveur de l'innovation de défense commencent doucement à se mettre en place, en complément des projets déjà initiés via le Fonds européen de défense et les partenaires européens.

Enfin, dans le cadre de cette étude, nous nous sommes déplacés au Royaume Uni pour explorer de plus près son modèle d'innovation défense. Nous avons pu rencontrer différents acteurs de cet écosystème : le Ministère de la défense, la recherche académique à Cambridge, et deux industriels, Marshall Group et Babcock. En définitive, il nous semble que le modèle britannique réunit peu ou prou les mêmes acteurs que l'écosystème français, même si son organisation n'est pas totalement transposable : Ministère de la défense, entité spécifique chargée des projets R&D, BITD avec une forte activité duale et d'exportation, recherche publique. Ces similitudes en font a priori un partenaire à privilégier pour des coopérations d'innovation défense dans le cadre de la LPM.

Au vu de tous ces éléments, nous formulons les recommandations suivantes :

– mieux assumer la prise de risque inhérente à toute innovation de rupture, notamment en améliorant les instruments et les processus qui permettent d'accompagner le « passage à l'échelle » des projets ;

– ouvrir la possibilité de faire évoluer le positionnement de l'Agence de l'innovation de défense, sur la base d'une analyse de ses réalisations à l'occasion d'un bilan à mi-parcours de la prochaine LPM ;

– accompagner la dynamique contemporaine de la dualité civil-militaire en approfondissant la logique de détection-captation-adaptation de l'innovation civile, tout en veillant à ne pas enfermer la défense dans une dépendance au civil, notamment par la mobilisation de la recherche académique et des organismes publics impliqués dans la recherche duale ;

– tirer parti de la proximité entre les modèles d'innovation défense français et britannique pour faire du Royaume Uni un partenaire privilégié de l'innovation défense ;

– à moyen terme, resserrer le nombre d'axes d'innovation prioritaires. Cela pourra passer par une actualisation de la LPM à mi-parcours.

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. - Je vous remercie pour cette présentation et je salue l'étendue du travail que vous avez fourni pour présenter ce rapport, notamment pour ce qui concerne les comparaisons avec les États-Unis et nos partenaires européens.

Vous signalez l'ouverture plus importante des acteurs militaires vers les activités civiles. Nous avons tout à gagner à une coopération plus étroite entre le civil et le militaire, mais le cadre de la souveraineté doit rester maîtrisé. Vos interlocuteurs vous ont-ils fait part d'alertes quant aux risques que soient divulguées de façon intempestive des avancées techniques ? Quels enjeux de souveraineté s'attachent à cette récente ouverture vers le civil ?

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. - Ce sujet a été abordé lors des auditions. Les financements de l'État étant trop faibles, les budgets de R&D doivent être abondés, voire sécurisés par les recettes tirées de l'exportation et des activités civiles. Donc l'ouverture vers les marchés civils est essentielle à l'équilibre financier des firmes industrielles.

Celles-ci peuvent également tirer profit de recettes tirées de leur propriété intellectuelle, comme les redevances de brevets, mais il n'est parfois pas possible de déposer de brevet si les fondamentaux techniques sont très sensibles, très stratégiques, et nécessitent une confidentialité élevée.

Globalement, les acteurs industriels de la défense parviennent à concilier toutes ces exigences.

En matière de souveraineté, les liens étroits entre le secteur industriel de la défense et la DGA permettent de sécuriser certaines technologies. Pour ce qui est des collaborations avec des partenaires étrangers, des dispositions sont prises pour assurer la protection de la propriété intellectuelle.

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Ludovic Haye, sénateur, rapporteur

. - L'articulation est néanmoins complexe. L'audition de l'AID a montré que deux questions sont en toile de fond : comment peut-on repérer une « pépite » civile ? Comment les militaires peuvent-ils communiquer sur leurs besoins ? L'AID est au cœur de cette articulation et elle est une interface entre les deux mondes civil et militaire. Ses missions incluent le repérage des innovations civiles, d'où un lien étroit avec le marché français de l'innovation.

Il faut prendre conscience que le développement d'un produit n'est pas toujours effectué pour répondre spécifiquement à un besoin de la défense. Mais le dynamisme des entreprises technologiques nationales fait que, grâce au repérage fait par l'AID, la France a une bonne carte à jouer.

La principale difficulté pour les garanties de souveraineté est l'achat des start-up par des acteurs économiques plus importants. Notre mission au Royaume-Uni nous a montré que l'attractivité générale du pays est un paramètre à prendre en compte pour éviter les départs et faciliter les retours.

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. - Je remercie nos collègues pour ce travail très intéressant. Il montre à nouveau que l'Office est utile au Parlement. C'est le cas ici, bien sûr, dans la perspective de l'examen du projet de loi de programmation militaire, mais c'est aussi le cas dans de nombreux autres domaines, comme la bioéthique ou, plus près de nous, sur le sujet de l'éventuelle fusion entre l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Le degré de maturité d'une technologie est généralement évalué sur l'échelle dite « TRL ». L'innovation civile et l'innovation militaire progressent-elles à la même vitesse sur cette échelle TRL ? Si c'est le cas, ce phénomène peut-il freiner ou contrarier leur capacité à se nourrir l'une l'autre ?

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. - C'est très variable selon les situations. Pour des innovations purement militaires, la vitesse de maturation de la technologie est surtout liée à la disponibilité du financement, car le substrat scientifique existe et il est performant. Ceci étant, les innovations civiles peuvent être très rapides – c'est notamment le cas pour les technologies numériques. L'enjeu pour les autorités de défense est alors surtout de ne pas laisser passer une opportunité, d'où l'importance de l'effort qu'il faut consacrer à la détection.

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Ludovic Haye, sénateur, rapporteur

. - Le président de la République a dit récemment qu'avec la prochaine LPM, on passera d'une logique de « réparation » à une logique de « rénovation et de transformation ». Une telle approche acte le fait que les phénomènes de maturation technique sont souvent plus rapides dans le civil que dans le militaire. Les armées ont besoin de matériel performant, mais la performance est ici une notion globale qui suppose que le matériel ait fait ses preuves. L'innovation intègre donc souvent le champ militaire vers la fin du processus de maturation technique.

Dans ces conditions, l'enjeu consiste à savoir quel domaine il faut privilégier, ce qui implique de travailler sur les différenciations dans les degrés de maturité.

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. - Dans ce processus d'intégration de l'innovation civile par les armées, les recherches se font-elles en parallèle ou en série ? En matière de drones, l'armée semble avoir pris le produit final issu de l'innovation civile pour l'intégrer dans une boucle propre d'innovation militaire.

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. - Les deux situations sont observées. Par exemple, dans le domaine aéronautique, l'entreprise Ratier-Figeac, que nous avons visitée, a une activité duale : de nombreux développements visent le marché civil, mais un contrat avec la DGA conduit à prendre en compte des spécifications « défense » dans le développement de certains produits finaux. De même, la technologie des drones est maintenant mature dans le domaine civil, mais les armées expriment des besoins spécifiques qui appellent des développements spécifiques.

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Ludovic Haye, sénateur, rapporteur

. - Comme je l'ai dit précédemment, le secteur militaire arrive souvent en fin de processus pour ce qui est de la maturation des technologies, donc la logique est généralement celle d'une adaptation au cahier des charges de la défense. Pour accélérer, il faut chercher à intégrer le militaire plus tôt dans le processus de développement ; c'est justement le rôle de l'AID.

Il y a beaucoup de lourdeurs dans l'organisation, donc le fonctionnement de la recherche. Il s'y ajoute une forte concurrence entre les laboratoires : certains publient beaucoup et ont de la visibilité, d'autres concentrent leur énergie sur la réalisation des travaux de recherche, mais font moins de publications et ont donc moins d'accès aux financements.

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. - Nous prenons bonne note du message que vous passez sur la nécessité d'une plus grande ouverture entre civil et militaire.

Je remarque par ailleurs que certains établissements publics de recherche fortement impliqués dans les activités de défense – je pense à l'ONERA et à l'ISL – font preuve d'une grande discrétion. On les connaît fort peu. Il serait intéressant de savoir si leurs activités de recherche ont été évaluées par le Hcéres.

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. - Il faut donc y voir une combinaison peu courante entre un haut niveau de recherche et une faible valorisation publique.

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Ludovic Haye, sénateur, rapporteur

. - J'approuve ce qu'a dit Philippe Bolo quant à l'utilité de l'Office pour le Parlement. Il faut en profiter pour dire que de nombreux éléments du débat qui nous occupe sont positifs, comme la qualité de la recherche et le dynamisme de l'innovation de défense. Les ingrédients du succès sont là, il suffit de mieux s'organiser pour bien les exploiter. Le message global vers nos collègues parlementaires doit être positif.

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. - Je tiens à souligner que toutes les entreprises, petites, moyennes ou grandes, qui travaillent dans nos territoires à l'innovation de défense contribuent à renforcer le lien armée-nation. C'est extrêmement important pour assurer un recrutement pérenne et de qualité, tant pour les industriels que pour les armées. Il est très heureux que, dans la politique de réindustrialisation voulue par le Gouvernement, la partie relevant de la défense tienne une place si éminente.

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. - Vos propos et le travail que vous venez de présenter confirment que l'Office assume avec efficacité sa mission d'information du Parlement. Je m'en réjouis et je vous remercie pour la qualité du débat que vous nous avez proposé aujourd'hui.

L'Office adopte le rapport sur « Les lois de programmation militaire et l'innovation » et en autorise la publication.

La réunion est close à 14 H 30.

Membres présents ou excusés

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Réunion du mardi 9 mai 2023 à 13 h 30

Députés

Présents. - M. Philippe Bolo, M. Pierre Henriet, Mme Huguette Tiegna

Excusé. - M. Jean-François Portarrieu

Sénateurs

Présent. - M. Ludovic Haye

Excusés. - Mme Annick Jacquemet, Mme Florence Lassarade, M. Gérard Longuet, Mme Michelle Meunier