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Intervention de Huguette Tiegna

Réunion du mardi 9 mai 2023 à 13h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHuguette Tiegna, députée, rapporteure :

. - Mes chers collègues, au printemps 2023 sera examiné au Parlement un projet de loi de programmation militaire pour la période 2024-2030. Les lois de programmation militaire (LPM) définissent la programmation pluriannuelle du budget de l'État destiné aux forces armées françaises.

En amont de l'examen de ce projet de loi, la commission de la défense et des forces armées de l'Assemblée nationale a saisi l'Office en décembre dernier pour établir un état des lieux de l'innovation de défense dans le cadre des lois de programmation militaire, avec un éclairage particulier sur la récente réforme de la gouvernance et sur la dualité civil-militaire.

Pour les Armées, bénéficier de technologies de pointe permet de disposer d'une supériorité technologique sur l'adversaire. Cela favorise aussi la compétitivité des industriels français de l'armement sur le marché mondial et à l'exportation, notamment vers l'Europe. L'innovation de défense représente donc un atout à la fois stratégique et économique pour notre pays.

Le rapport que nous présentons aujourd'hui explore principalement les questions suivantes : en termes d'innovation défense, la France se donne-t-elle les moyens de l'ambition affichée dans le projet de LPM 2024-2030 ? À quelles conditions la France sera-t-elle porteuse d'innovations de rupture ? La dualité forte affichée par le système français est-elle source de dépendance à l'innovation civile ? Le modèle français est-il unique dans le paysage européen ?

Pour tenter d'apporter des réponses, nous nous sommes penchés, dans un premier temps, sur la politique d'innovation mise en place récemment par le ministère des Armées.

Cette politique passe par une impulsion budgétaire qui s'est consolidée au fil de la dernière LPM. En 2022, le budget innovation défense était de 1 milliard d'euros (Md€) par an et la prochaine LPM prévoit 10 Md€ consacrés à l'innovation sur la durée 2024-2030 – soit plus d'1 Md€ par an. Ce budget sera réparti sur différents domaines d'intérêt afin d'« offrir aux armées la maîtrise des nouveaux champs de conflictualité (espace, fonds marins, champ informationnel, cyber) à l'horizon 2030, que ce soit en captant des technologies civiles ou en explorant des nouvelles technologies de rupture ».

L'émergence de nouvelles menaces et leur multiplicité ne doivent cependant pas inciter à la dispersion de l'écosystème d'innovation. Il faudra opérer des choix précis lors de chaque actualisation de la LPM en fonction de l'évolution des menaces, des progrès technologiques réalisés et des points forts de l'innovation française.

Cet effort budgétaire a été accompagné d'une réforme de la gouvernance avec la création de l'Agence de l'innovation de défense (AID) en 2018. L'AID a pour rôle de piloter et mettre en œuvre l'innovation défense française, sous l'autorité du délégué général de l'armement.

Le milliard d'euros dédiés chaque année à l'innovation est donc principalement géré par l'AID dans le but d'accompagner un changement de stratégie globale : il ne s'agit pas simplement de poursuivre, avec plus de moyens, la politique d'innovation précédemment mise en œuvre par la Délégation générale de l'armement (DGA) mais bien de changer de paradigme à l'égard de l'innovation.

En effet, les programmes d'armement menés par la DGA sont complexes par nature, accompagnés d'investissements massifs (souvent plusieurs dizaines de milliards d'euros pour un seul programme) et s'inscrivent dans le temps long, avec une planification stricte. Ce mode opératoire garantit le respect des lignes budgétaires, permet le développement de projets d'ampleur et surtout limite les risques. Il ne laisse cependant que peu de place à l'innovation qui peut apparaitre ou s'avérer utile au cours du développement d'une technologie.

Avant la réforme de 2018, certains projets d'innovation gérés par la DGA étaient confrontés à une vraie difficulté de mise en œuvre liée une prise de risque insuffisante et à la complexité du processus permettant à l'innovation de « sortir du laboratoire ». Ce problème trouvait son origine dans un manque de moyens – financiers et humains – mais aussi dans une culture insuffisante de l'innovation.

La culture de minimisation des risques en vigueur à la DGA ne doit pas se retrouver dans le traitement des projets à l'Agence de l'innovation de défense puisque, par nature, l'innovation est risquée. Cela passe par l'accompagnement du « passage à l'échelle » des projets afin de faciliter la sortie du laboratoire de certaines recherches très fondamentales vers la conception de prototypes de qualité industrielle. Il s'agit moins d'en faire un mode de fonctionnement systématique que de consolider la capacité à certifier rapidement en temps de paix l'innovation ouverte de manière à être réactif en cas de conflit.

Plus généralement, l'accompagnement de l'innovation est nécessaire pour créer un cadre favorable à celle-ci et attirer de nouveaux acteurs. Il s'agit aussi de favoriser l'émergence de technologies de rupture sur le territoire national, comme cela est d'ailleurs spécifié dans la présentation du projet de LPM 2024-2030.

Pour accompagner le renforcement de la politique en faveur de l'innovation, l'AID dispose de différents leviers. Elle a d'abord pour mission de se positionner en tant que « guichet unique » face à l'écosystème d'innovation militaire et civil, en mettant à disposition des acteurs plusieurs moyens de financement définis en fonction du type de projet.

Quelques années après sa création, l'AID montre un certain succès et a une bonne visibilité auprès des parties prenantes. Il est cependant trop tôt pour tirer un bilan complet de cette réforme de la gouvernance de l'innovation, d'autant que certaines évolutions sont toujours en cours.

Un point de vigilance peut néanmoins déjà être soulevé : « organisation du ministère à compétence nationale », placée sous l'autorité du délégué général de l'armement, l'AID n'a pas d'autonomie juridique. Sa mutation vers un type de structure plus agile, ouvert et capable de réagir rapidement – tel que cela avait été pensé initialement – nécessitera de réfléchir à l'évolution de son statut à court ou moyen terme.

L'écosystème d'innovation défense compte aussi la base industrielle et technologique de défense (BITD). Ce terme désigne l'ensemble des industries nationales prenant part aux activités de défense. La DGA collabore en permanence avec les maîtres d'œuvre industriels français de la BITD, notamment par le biais de contrats pour la réalisation et l'exportation de systèmes d'armes.

La BITD française compte au total près de 2 000 entreprises dont une grande majorité de petites et moyennes entreprises sous-traitantes.

Pourtant, 70% des crédits d'innovation sont fléchés vers les huit plus grands groupes industriels que sont Airbus, Arianegroup, Dassault Aviation, MBDA, Naval group, Nexter, Safran et Thales. Dans ce contexte, il est plus difficile pour les PME de trouver leur place et de compter dans le paysage d'innovation, même si les budgets obtenus par les grands groupes sont aussi destinés à alimenter l'écosystème dans sa globalité.

Pour la BITD, l'État joue à la fois le rôle de client, d'actionnaire et de régulateur. Ainsi, à travers sa stratégie de défense, l'État conduit aussi une politique industrielle. Si l'innovation est considérée comme un outil stratégique et économique par les pouvoirs publics, ce paradigme doit alors se retrouver dans la gouvernance de la BITD.

Du fait de la restructuration récente de la gouvernance de l'innovation et de la création de l'Agence de l'innovation de défense, l'écosystème industriel a dû rééquilibrer ses demandes entre le guichet traditionnel de la DGA et les différents programmes de financement de l'AID, notamment pour les grands projets d'innovation programmée.

La situation est plus complexe pour les entreprises de taille intermédiaire (ETI). Certaines ne se reconnaissent ni dans les appels à projets de la DGA (projets d'ampleur, soutien de plusieurs milliards d'euros) ni dans le fonctionnement plus agile de l'AID, dont le soutien à l'innovation a surtout visé, dans ses débuts, les petites structures de type start-up.

Au-delà des grands programmes d'armement et des financements du ministère des Armées et de la DGA, la BITD fait aussi de l'innovation sur fonds propres en suivant globalement les grandes orientations définies par le ministère des Armées. Programmer des financements et des axes de priorité sur le temps long, environ 7 ans, comme le fait la LPM permet de donner de la visibilité et de conforter les projets, mais aussi de renforcer l'attractivité du secteur pour le recrutement d'ingénieurs de haut niveau, par exemple.

Concevoir des équipements de pointe permet aux entreprises de la BITD d'honorer les contrats domestiques mais surtout de rester compétitives à l'export. En effet, le seul marché français reste insuffisant pour assurer le modèle économique des industriels de défense et pour amortir les coûts de R&D et R&T nécessaires pour résister à la compétition technologique mondiale. Il est donc indispensable pour les industriels français d'être performants à l'exportation.

La dynamique reste cependant assez vertueuse puisque les revenus d'exportation sont très souvent réinvestis dans l'innovation afin de maintenir la place de la France sur le marché mondial, c'est-à-dire au 3e rang pour les exportations d'armes.

Dans ce contexte, certaines PME ou ETI se sont ouvertes à des capitaux étrangers (avec des pays considérés comme partenaires, en Europe ou aux États-Unis) afin d'élargir leur marché. Elles restent éligibles aux dispositifs de soutien à l'innovation de la DGA et de l'AID mais doivent passer par des procédures plus complexes. Elles se tournent alors souvent vers les nouveaux dispositifs de soutien disponibles à l'échelle européenne, comme le Fonds européen de défense.

Face à l'intensification et à l'accélération de la compétition mondiale, avec une montée en puissance budgétaire et technologique des États-Unis et de la Chine, l'Union européenne a créé le Fonds européen de défense (FED) en 2021. Sur la période 2021-2027, le Fonds bénéficie d'un budget pluriannuel de 7,9 Md€. L'objectif est de financer les programmes de recherche et développement des industriels européens de la défense, dans un esprit de coopération pour consolider la BITD européenne.

L'intérêt est double : d'une part, accroitre l'autonomie stratégique européenne en faisant émerger des acteurs européens de taille critique susceptibles de rivaliser avec ceux des grandes puissances sur la scène internationale ; d'autre part, améliorer l'interopérabilité des équipements européens.

Environ 5 % du budget global du FED est consacré au développement ou à la recherche de technologies de rupture susceptibles de déboucher sur des innovations déterminantes dans un contexte de défense.

L'outil a donc réussi à s'imposer dans le paysage national même si l'articulation avec les projets et les soutiens nationaux doit encore se préciser.

Face à la multiplication des acteurs, il faut maintenant mutualiser ces guichets de financement de manière vertueuse. Solliciter différents guichets et multiplier les acteurs est consommateur de temps – temps pendant lequel les forces ne bénéficient pas des technologies sur les théâtres d'opération.

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