Intervention de Ludovic Haye

Réunion du mardi 9 mai 2023 à 13h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Ludovic Haye, sénateur, rapporteur :

. - Dans un second temps, nous avons examiné l'évolution de la dualité à la française et comment elle conditionne l'écosystème d'innovation de défense aujourd'hui.

De la Seconde Guerre mondiale aux années 1970, le contexte géopolitique a amené les grandes puissances à mettre en place d'importants programmes d'armement et d'innovation, à la fois dotés de budgets conséquents et soumis à des délais de développement très brefs. Il en est résulté un développement rapide de technologies de rupture qui ont trouvé de nombreuses applications civiles.

Cette synergie entre les fins civiles et militaires de l'innovation est appelée dualité. Elle consiste « à tirer parti de l'exploitation de compétences, de technologies, de produits, de procédés pour satisfaire des besoins exprimés à la fois sur des marchés civils et militaires ». On peut penser par exemple aux grands programmes d'exploration spatiale ou au développement de la force nucléaire pendant la guerre froide.

La dislocation du bloc soviétique en 1989 a provoqué une baisse tendancielle des financements des programmes militaires pendant toute la décennie 1990. De ce fait, l'innovation militaire a globalement ralenti et ses déclinaisons vers le secteur civil se sont atténuées.

Dans un contexte économique plus concurrentiel et un marché militaire français devenu trop étroit, la dualité est alors apparue nécessaire pour l'industrie de défense. Elle suppose de réfléchir au double usage, militaire et civil, d'une technologie dès les débuts de sa conception afin d'élargir l'éventail de ses possibles applications et d'accroître son potentiel de rentabilité.

Les cycles d'innovation dans le monde civil connaissent depuis un quart de siècle une accélération sensible portée par des investissements privés massifs, alors que les investissements de défense ont diminué. Ce phénomène résulte pour une large part de l'essor des technologies de l'information et de la communication, où les GAFAMs occupent une place dominante.

L'écosystème d'innovation militaire s'est adapté à cette nouvelle donne et la dualité a pris une nouvelle orientation entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. Ce phénomène s'observe dans le monde entier, notamment en France où l'Agence de l'innovation de défense a développé une politique active pour promouvoir la dualité.

Cependant, la politique nationale en matière de dualité ne doit pas consister à se placer dans le sillage des écosystèmes d'innovation privée, que ce soit celui des start-up ou celui des grands acteurs mondiaux du numérique.

Les grandes lignes de l'innovation civile sont aujourd'hui dictées par des acteurs non français et marquées par une forte prédominance des technologies numériques. Certes, l'intelligence artificielle, la cybersécurité, le spatial ou les technologies quantiques sont des champs d'innovation cruciaux pour la défense et la sécurité nationale. Mais il ne faut pas pour autant négliger les autres domaines d'innovation, plus classiques, tels que la science des matériaux, les sciences hydro- et aérodynamiques, la chimie, l'électronique ou encore la santé, qui restent tout aussi fondamentaux pour donner à la France les moyens de garantir sa souveraineté.

C'est pourquoi la puissance publique doit également mobiliser la recherche publique et les organismes de recherche duale.

Par exemple, le Ministère des Armées exerce ou participe à la tutelle de l'État sur quatre établissements de recherche : le CEA (Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives), le CNES (Centre national d'études spatiales), l'ONERA (Office national d'études et de recherches aérospatiales) et l'ISL (Institut franco-allemand de recherches de Saint-Louis). Ces établissements conduisent des recherches duales, tant fondamentales qu'appliquées.

Ces établissements sont le bras armé de l'État pour la définition d'objectifs, de priorités et de projets dans les champs scientifiques et technologiques ayant des implications majeures pour la défense : dans le domaine spatial et aéronautique avec le CNES et l'ONERA, dans les projectiles hypervéloces avec l'ISL, dans le calcul à haute performance avec le centre de calcul de la direction des applications militaires (DAM) du CEA, situé à Bruyères-le-Châtel et dédié à la simulation de la dissuasion nucléaire française.

Les spécificités de la recherche publique, notamment l'absence d'impératif de rentabilité, permettent une certaine liberté d'exploration sur le long terme, dans le respect des orientations fixées par la puissance publique et des programmes décidés par leurs organes de direction. Ceci offre un cadre favorable à l'innovation, qu'elle soit incrémentale ou de rupture. Il convient donc de continuer à soutenir l'écosystème de recherche publique français – qui, par ailleurs, ne vit pas en vase clos et a développé des politiques actives de connexion avec le monde des start-up.

La BITD participe aussi à la démarche de dualité. On distingue deux types d'entreprises : celles qui sont duales par nature et celles dont l'activité est exclusivement militaire.

Dans le premier cas, les activités civiles et militaires sont souvent complémentaires et la dualité s'inscrit dans une sorte d'équilibre naturel. Par exemple, les entreprises du secteur aéronautique investissent massivement dans l'innovation civile depuis quelques années pour répondre aux besoins de décarbonation de l'aviation. Cela s'inscrit dans une démarche de sobriété et d'optimisation des ressources dont peuvent tirer profit les forces aériennes : un avion qui consomme moins de carburant peut accomplir des missions de plus longue durée et sur de plus longues distances ; une force aérienne capable de déployer des unités plus sobres peut mieux couvrir l'espace aérien.

Au contraire, des entreprises comme Nexter, NavalGroup ou MBDA ont une activité entièrement orientée vers la défense. Elles financent leur R&D interne via les dispositifs de la DGA ou de l'AID mais aussi grâce aux recettes tirées de leurs activités d'exportation. Pour détecter, capter et adapter les innovations du secteur civil, ces entreprises n'ont d'autre choix que de nouer des partenariats avec l'écosystème civil de R&D : PME, universités, laboratoires de recherche, etc.

Quels que soient leur profil et leur secteur d'activité, les industriels de la BITD inscrivent presque systématiquement leur R&T et leur R&D dans une démarche de dualité plus ou moins développée. Le lien entre les écosystèmes de recherche et d'innovation civils et militaires est donc bien réel grâce aux efforts des acteurs concernés, sachant que le principal moteur est la contrainte financière.

De manière générale, le modèle français et son évolution récente – sur les plans budgétaire et organisationnel, mais aussi en matière de soutien ouvert à la dualité – est souvent décrit comme s'inspirant du modèle américain.

Le modèle d'innovation militaire américain repose principalement sur la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), agence spécialisée chargée de la R&D au sein du Département américain de la défense (DoD). Son budget propre ne s'élève qu'à 3 milliards de dollars, mais il ne s'agit que d'un budget de fonctionnement d'administration. En effet, la DARPA ne développe aucun projet de R&D en interne mais contractualise tous ses projets d'intérêt avec différents partenaires externes (publics, privés, laboratoires, industriels) en mobilisant les financements conséquents du DoD. La DARPA bénéficie d'une forte autonomie et fait preuve d'un réel « appétit pour le risque » qui lui ont permis d'être à l'origine de nombreuses technologies de rupture aux répercussions mondiales, telles que l'ARPANET (ancêtre de l'internet) ou le GPS.

Depuis quelques années, les pays européens ont entamé une réflexion autour de leur modèle d'innovation défense.

La France s'inspire du modèle américain sur quelques aspects précis : ouverture vers les acteurs privés ou civils, hausse des financements, création d'un fond d'investissement ; elle a cependant décidé de placer son agence d'innovation sous l'ombrelle de la DGA.

Le projet de loi LPM 2024-2030 prévoit que seront mises en place des « coopérations au service de l'autonomie stratégique européenne » en citant « l'Italie, l'Espagne, […] l'Allemagne et le Royaume-Uni [comme] partenaires privilégiés ». De par leurs spécificités, les modèles d'innovation défense de ces pays présentent des avantages et des inconvénients qu'il est utile de connaitre.

En Allemagne, la R&D à destination militaire ne présente presque aucune dimension duale pour des raisons historiques, ce qui contraint un écosystème qui dispose pourtant d'un fort potentiel.

En Espagne et en Italie, des actions nationales en faveur de l'innovation de défense commencent doucement à se mettre en place, en complément des projets déjà initiés via le Fonds européen de défense et les partenaires européens.

Enfin, dans le cadre de cette étude, nous nous sommes déplacés au Royaume Uni pour explorer de plus près son modèle d'innovation défense. Nous avons pu rencontrer différents acteurs de cet écosystème : le Ministère de la défense, la recherche académique à Cambridge, et deux industriels, Marshall Group et Babcock. En définitive, il nous semble que le modèle britannique réunit peu ou prou les mêmes acteurs que l'écosystème français, même si son organisation n'est pas totalement transposable : Ministère de la défense, entité spécifique chargée des projets R&D, BITD avec une forte activité duale et d'exportation, recherche publique. Ces similitudes en font a priori un partenaire à privilégier pour des coopérations d'innovation défense dans le cadre de la LPM.

Au vu de tous ces éléments, nous formulons les recommandations suivantes :

– mieux assumer la prise de risque inhérente à toute innovation de rupture, notamment en améliorant les instruments et les processus qui permettent d'accompagner le « passage à l'échelle » des projets ;

– ouvrir la possibilité de faire évoluer le positionnement de l'Agence de l'innovation de défense, sur la base d'une analyse de ses réalisations à l'occasion d'un bilan à mi-parcours de la prochaine LPM ;

– accompagner la dynamique contemporaine de la dualité civil-militaire en approfondissant la logique de détection-captation-adaptation de l'innovation civile, tout en veillant à ne pas enfermer la défense dans une dépendance au civil, notamment par la mobilisation de la recherche académique et des organismes publics impliqués dans la recherche duale ;

– tirer parti de la proximité entre les modèles d'innovation défense français et britannique pour faire du Royaume Uni un partenaire privilégié de l'innovation défense ;

– à moyen terme, resserrer le nombre d'axes d'innovation prioritaires. Cela pourra passer par une actualisation de la LPM à mi-parcours.

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