Intervention de Sacha Houlié

Réunion du mercredi 29 mai 2024 à 15h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSacha Houlié, président :

Lundi dernier à vingt heures, l'état d'urgence qui avait été déclaré en Conseil des ministres, le 15 mai, en Nouvelle-Calédonie a été levé. Pendant douze jours – marqués par la mort tragique de sept personnes, les blessures de centaines de membres des forces de l'ordre et des dégâts considérables –, nos concitoyens néo-calédoniens ont vécu sous un régime d'exception, qui n'avait été instauré qu'à six reprises sous la Ve République.

La déclaration de l'état d'urgence a permis au haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie et aux forces de l'ordre de disposer des outils supplémentaires qu'offre la loi du 3 avril 1955. L'ordre a pu être rétabli dans la majeure partie de l'archipel, même si des opérations se poursuivent ; le contexte reste fragile.

Une mission a été installée pour renouer le dialogue ; je salue la compétence de ses membres : celle de M. Thiers en matière institutionnelle, celle de M. Potier concernant les inégalités économiques et sociales, et celle de M. Bastille s'agissant du contexte local.

Compte tenu des engagements pris par le Président de la République, de la création de cette mission et des renforts d'unités de maintien de l'ordre acheminés sur place, l'exécutif n'a pas jugé nécessaire de prolonger l'état d'urgence. Il nous appartient d'apprécier comment ce dernier a été appliqué.

Conformément à l'article 4-1 de la loi de 1955, l'Assemblée nationale et le Sénat ont été informés par le Gouvernement des mesures et administratives et réglementaires prises dans ce cadre. Des communications régulières ont été organisées entre le ministère de l'Intérieur et des outre-mer et la commission des Lois. Tous ces éléments ont été transmis au co-rapporteur Davy Rimane, dès sa nomination le 21 mai par notre Commission.

Certains actes administratifs ne nous ont toutefois pas été communiqués. C'est notamment le cas du vecteur juridique ayant permis le blocage du réseau social TikTok, car il n'a pas été pris sur le fondement de l'état d'urgence mais sur celui de la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles.

Voici le bilan que je tire de ces éléments.

Le Gouvernement disposait d'une palette de treize mesures administratives, dont cinq avaient été introduites par nos prédécesseurs en 2015 et 2016. Certaines n'ont pas été employées : la possibilité de placer sous surveillance électronique mobile des personnes assignées à résidence ; la dissolution d'associations ; la fermeture provisoire de salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion ; l'interdiction de réunion en dehors de la voie publique ; les contrôles d'identité et la fouille des véhicules ; la possibilité d'ordonner la remise des armes.

S'agissant des armes, des arrêtés d'interdiction du port, du transport et de l'utilisation d'armes à feu et de munitions ont été pris par le haut-commissaire en dehors du cadre de l'état d'urgence.

On peut s'interroger sur les raisons pour lesquelles certaines dispositions de la loi de 1955 n'ont pas été utilisées. Est-ce parce qu'elles proviennent d'amendements parlementaires, dont l'administration n'aurait pas eu le temps d'anticiper la faisabilité ? Est-ce parce qu'elles sont inapplicables ou inutiles ? Nous avons soumis ces interrogations au ministère de l'Intérieur.

D'autres mesures prévues par la loi de 1955 ont été employées : l'interdiction de circuler pour les personnes et les véhicules – c'est-à-dire le couvre-feu – et l'interdiction des cortèges sur tout le territoire de la Nouvelle-Calédonie.

La priorité a été donnée aux assignations à résidence. Vingt-neuf arrêtés d'assignation ont été pris, surtout dans les premiers jours – preuve que la plus-value opérationnelle de l'état d'urgence décroît avec le temps : dix-sept l'ont été entre le 15 et le 17 mai, douze entre le 18 et le 20 mai, et plus aucun ne l'a été après le 21 mai. Le ciblage a donc été pertinent.

Contrairement aux perquisitions administratives ordonnées par le haut-commissaire, les assignations à résidence ont toutes été signées par le ministre, et complétées par une mesure d'interdiction de séjour. Elles visaient à restreindre la liberté de circulation des intéressés et à limiter leur capacité d'entrer en relation avec des tiers pour organiser les désordres. Plusieurs arrêtés ont été modifiés pour corriger des erreurs matérielles – date de naissance erronée, changement d'adresse… Au total, seuls vingt et un des vingt-neuf arrêtés d'assignation ont pu être notifiés ; les autres n'ont pas été appliqués et sont tombés avec la fin de l'état d'urgence.

Parmi les personnes visées, vingt-cinq sont des membres – parfois à très haut niveau – de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), branche dissidente ou armée, je ne saurais dire, issue de l'Union calédonienne (UC). On y trouve un leader et un des principaux responsables de la cellule, un de ses initiateurs et un responsable de la communication. Les quatre autres ont participé à plusieurs rassemblements de la CCAT ou, plus récemment, à des barrages organisés par cette dernière.

Les arrêtés d'assignation à résidence font état de comportements violents réguliers – des violences sur conjoint dans un cas – et de participation à des exactions violentes – barricades, entraves à la circulation, incitations à la haine, blocages, notamment du secteur minier, menaces, y compris à l'encontre d'un parlementaire et de la présidente d'une province, détention d'objets dangereux lors de rassemblements – s'étant produits soit dans les mois précédant les troubles récents, soit depuis leur déclenchement. Certaines personnes visées avaient déjà été condamnées pour des actions violentes.

Plusieurs arrêtés ont appelé notre attention. L'un, qui concerne un responsable de la CCAT, ne mentionne pas de participation aux troubles récents mais évoque une action violente plus ancienne. Un autre vise un militant qui n'a pas participé à des actions antérieures mais qui s'est montré agressif lors d'exactions commises sur un barrage organisé par la CCAT ; il a fouillé les véhicules de nombreux automobilistes et leur a confisqué des armes.

Les arrêtés les plus récents concernent, pour certains, des individus qui relayent des opinions radicales ou des appels à des manifestations indépendantistes violentes. Ils visent en particulier : un proche du responsable de la communication de la CCAT, administrateur d'une page Facebook exprimant des propos virulents et promouvant les actions de la CCAT ; un responsable de la cellule juridique de la CCAT, assurant un rôle de conseil dans les affaires pénales engagées contre les militants ; un porte-parole du groupement Fédération pays ; un militant du Collectif pour la liberté du peuple kanak (CLPK) ; un membre radical des jeunes indépendantistes.

Trente-trois ordres de perquisition administrative (OPA) ont été communiqués à l'Assemblée, visant autant de lieux et vingt-huit individus. Ceux-ci sont essentiellement des membres de la CCAT, à l'exception d'un leader indépendantiste – qui participe toutefois régulièrement aux opérations de la cellule – et d'un individu qui a encouragé des manifestations contre le pacte nickel, communique de manière agressive, a participé à des rassemblements violents et a menacé un parlementaire. La très grande majorité de ces personnes a été à l'origine d'actions violentes et de troubles à l'ordre public ces derniers mois.

Quelques cas particuliers sont à signaler.

Trois OPA visent le dirigeant du CLPK pour sa participation à des actions violentes depuis le 13 mai et pour sa très forte influence, notamment sur internet.

Trois autres visent un individu proche du leader de la CCAT, membre de la frange kanak radicale et du parti indépendantiste UC, au profil particulièrement violent, adepte de la projection d'engins détonants et capable de mobiliser de nombreux individus.

Un OPA vise un des responsables de la CCAT ayant participé, il y a plusieurs mois, à une manifestation durant laquelle cinq gendarmes ont été blessés. Il a pris part à de nombreuses exactions violentes avec installation de barrages, caillassage des forces de l'ordre, utilisation d'une barre métallique et dissimulation du visage.

Un OPA vise un des leaders de la CCAT, dont les propos ambigus sur l'utilisation de la violence sont spécifiquement mentionnés.

Sur la base des trente-trois OPA signés, vingt perquisitions ont été effectuées et dix-sept saisies ont été réalisées, dont quinze portaient sur des supports numériques.

En dépit des violences qui ont entraîné la fermeture physique du tribunal administratif de Nouméa pendant plusieurs jours, les audiences ont pu se tenir grâce à la dématérialisation des procédures et aux outils de visioconférence. Quinze ordonnances ont été rendues par le juge des référés pour autoriser l'exploitation des supports numériques saisis lors des perquisitions.

Si, de façon inattendue, le tribunal administratif de Nouméa n'a été saisi d'aucun recours contre les actes de police administrative individuels pris dans le cadre de l'état d'urgence, la justice judiciaire a poursuivi toutes les infractions commises durant cette période. Le procureur de Nouméa a été informé du déclenchement de toutes les perquisitions administratives, obligatoirement conduites en présence d'un officier de police judiciaire, seul habilité à constater les éventuelles infractions et à procéder aux saisies en vue de poursuites judiciaires.

Le seul contentieux dont le Conseil d'État a été saisi a trait au blocage du réseau social TikTok – blocage sollicité par le Premier ministre et le président du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, sur le fondement non pas de l'état d'urgence, mais de la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles, comme nous l'a indiqué en audition le ministre de l'Intérieur. Nous estimons qu'en retenant l'absence d'éléments démontrant des conséquences immédiates et concrètes pour la situation ou les intérêts des requérants – c'est-à-dire l'absence d'éléments justifiant de l'urgence à le saisir –, le juge des référés a rejeté assez commodément la demande de suspension du blocage. Il est en effet certain que ni la loi de 1955, ni les autres lois en vigueur ne sauraient fonder un tel blocage.

Bien que nous ayons disposé d'un temps très court pour analyser ce bilan, nous pouvons d'ores et déjà affirmer que les mesures prises étaient strictement nécessaires : la gravité des troubles à l'ordre public justifiait l'état d'urgence. Par nature, un tel régime d'exception permet de prendre des mesures gravement dérogatoires aux libertés individuelles, devant être strictement proportionnées. Celles-ci auraient probablement pu être mieux délimitées, puisque seule une partie des assignations à résidence ont été notifiées, et que tous les OPA n'ont pas été suivis d'effet. Le Parlement ne peut que saluer la fin de l'état d'urgence et le retour au droit commun. La tranquillité et l'ordre publics se rétablissent progressivement dans l'archipel. Les importants renforts de forces de l'ordre devraient permettre à l'État de se dispenser de nouvelles mesures administratives exceptionnelles.

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