Intervention de Hervé Saulignac

Réunion du mercredi 28 février 2024 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHervé Saulignac, rapporteur :

Cette proposition de loi n'est pas seulement un acte de justice ou une mesure symbolique qui se justifierait par elle-même : elle s'inscrit dans un contexte de recrudescence alarmante de la violence et de la discrimination à l'encontre des personnes LGBT. À cet égard, elle est un acte politique. Elle envoie en effet un signal fort à la société qui, malgré des avancées significatives en matière de droits et de reconnaissance, ne parvient pas à endiguer la progression de l'homophobie, de la transphobie ou d'autres discriminations fondées sur le genre ou l'orientation sexuelle.

En 2022, les services de police et de gendarmeries ont enregistré 2 417 crimes et délits anti-LGBT, chiffre qui a plus que doublé depuis 2016. Selon plusieurs enquêtes, 20 % seulement des victimes de menaces ou de violences anti-LGBT portent plainte, chiffre qui chute dramatiquement à 5 % en cas d'injure. Ces statistiques ne sont pas seulement des chiffres, mais aussi le reflet des souffrances endurées, souvent rendues invisibles et parfois vécues dans un silence coupable.

Ce contexte nous oblige à avoir des actes forts et une parole claire. Cette proposition de loi en est l'occasion.

La France affiche une histoire assez singulière en matière de pénalisation de l'homosexualité. Alors que, sous l'Ancien Régime, celle-ci était un crime passible de la peine du feu, le code pénal issu des lois de 1791 a fait disparaître de notre droit national ce que l'on appelait le crime de sodomie, c'est-à-dire l'ensemble des actes sexuels sans visée procréative. C'est ainsi qu'ont été dépénalisées les relations entre personnes de même sexe.

Pendant plus d'un siècle et demi, la législation pénale française a donc fait abstraction de l'homosexualité, alors que nombre de nos voisins européens appliquaient des dispositions répressives et souvent cruelles. La situation française, inédite sur un plan pénal au XVIIIe siècle, n'a pas pour autant sonné la fin des discriminations à l'endroit des personnes homosexuelles, loin de là, et les historiens ont clairement mis en évidence les mesures de surveillance policière, les brimades et la traque dont elles pouvaient faire l'objet. Il n'en demeure pas moins que, du fait de ce libéralisme juridique, notre pays avait acquis une réputation de tolérance en termes de droits des personnes homosexuelles.

La pénalisation de certaines relations entre personnes de même sexe a été réintroduite dans le droit pénal français par la loi du 6 août 1942, qui a aligné l'âge de la majorité sexuelle sur celui de la majorité civile pour les seules relations homosexuelles, créant ainsi une discrimination incontestable. Contre toute attente, ces dispositions ont été maintenues à la Libération, sous prétexte de protection de l'enfance et de la famille. Ainsi, d'un point de vue strictement historique, le « point zéro » de la répression pénale réside bien dans la loi du 6 août 1942, et nulle part ailleurs.

Deux décennies plus tard, l'arsenal répressif a même été complété par l'ordonnance du 25 novembre 1960, qui a créé une circonstance aggravante en cas d'outrage public à la pudeur lorsque celui-ci était commis avec une personne du même sexe. Cette disposition, que l'on connaît sous le nom d' « amendement Mirguet », a en quelque sorte confirmé dans notre droit pénal le traitement discriminatoire visant les personnes homosexuelles.

Ainsi, pour être très précis, ce n'est donc pas l'homosexualité en tant que telle qui est pénalisée à partir de 1942, puisque les relations sexuelles entre personnes majeures de même sexe dans le cadre privé restaient autorisées ; les mesures pénales visant les homosexuels n'en étaient pas moins profondément discriminatoires, attentatoires au droit au respect de la vie privée et moralement injustifiables.

Le sursaut est intervenu au tournant des années 1980 avec trois textes successifs adoptés entre 1980 et 1982, par lesquels le législateur a abrogé ces dispositions iniques et voté l'amnistie des personnes condamnées.

Il n'en demeure pas moins que, dans notre histoire récente, la France a pénalement discriminé sa population selon ses orientations sexuelles. Entre 1945 et 1982, notre code pénal a permis de condamner au moins 10 000 personnes, dont 93 % à des peines de prison. Au-delà de ces statistiques, ce sont des vies humaines qui ont parfois été brisées, souvent bouleversées et toujours marquées par des condamnations qui exposent au jugement, à l'opprobre, à la stigmatisation et à la mise à l'écart.

Le texte que nous nous apprêtons à examiner propose de reconnaître et de réparer les préjudices subis par les personnes homosexuelles au cours des quatre décennies concernées. La proposition initiale déposée au Sénat par M. Hussein Bourgi à l'occasion du quarantième anniversaire de l'abrogation de la loi de 1942 était construite autour de trois axes forts : premièrement, la reconnaissance par la République de ces faits et de leur caractère discriminatoire ; deuxièmement, la mise en œuvre d'un mécanisme de réparation financière pour les personnes condamnées, qui repose sur une commission indépendante ; troisièmement, la création d'un nouveau délit réprimant la contestation de la déportation de personnes homosexuelles en France durant la Seconde guerre mondiale.

En séance publique, le Sénat a apporté d'importantes modifications au texte initial. Pour être plus exact, il l'a presque totalement vidé de sa substance, ne conservant que l'article 1er réécrit. L'occasion nous est donc donnée de revenir largement vers le texte initial et de l'améliorer, au lieu de nous contenter de la reconnaissance d'un préjudice, qui n'est pas une fin en soi.

Le Sénat a d'abord modifié la période concernée par les mesures de reconnaissance : considérant que la République française ne pouvait être rendue responsable de la politique menée par le régime de Vichy, il a exclu du champ du texte les années 1942 à 1945. Je comprends, bien sûr, l'intention du rapporteur, mais nous ne pouvons pas nous satisfaire de cette restriction car, à la Libération, les mesures pénales de 1942 sont restées en vigueur dans une continuité parfaite, sans aucune rupture. La disposition a été pérennisée par voie d'ordonnance et s'est appliquée jusqu'en 1982, l'exposé des motifs de l'ordonnance de février 1945 soulignant sans détour que la réforme « ne saurait, en son principe appeler aucune critique ».

Le Sénat a ensuite supprimé l'infraction de contestation de la déportation de personnes homosexuelles depuis la France, au motif que ce délit était déjà réprimé par la loi Gayssot de 1990 et que, sur un plan plus technique, la formulation de l'article 2 comportait un risque constitutionnel. Je souscris à cette analyse et j'y reviendrai lorsque nous aborderons cet article.

Le Sénat a supprimé le mécanisme de réparation financière et la commission indépendante créée par les articles 3 et 4, arguant de difficultés d'articulation de ces mesures avec l'amnistie prononcée en 1981. Il a également évoqué les exemples étrangers de réparations financières, notamment de l'Allemagne et de l'Espagne, considérant qu'ils étaient difficilement transposables à la situation française.

Je ne suis pas convaincu par ses arguments. Il me semble au contraire que si nous n'adoptons pas de mécanisme de réparation financière, nous aurons certes consacré dans la loi le principe de la reconnaissance, mais en restant en quelque sorte au milieu du gué. À quoi servirait une loi de réparation sans réparation ? Reconnaître un préjudice sans le réparer n'a aucun sens. Je vous proposerai donc sur ce point de rétablir la volonté initiale de l'auteur du texte.

Pour finir, je souhaite rendre un dernier hommage à Robert Badinter, disparu il y a peu. Il avait soutenu la proposition de loi qui a fait définitivement disparaître le délit d'homosexualité de notre code pénal. En décembre 1981, il relevait à la tribune de l'Assemblée nationale que « la discrimination, la flétrissure qu'implique […] l'existence d'une infraction particulière d'homosexualité […] nous atteint tous […] à travers une loi qui exprime l'idéologie, la pesanteur d'une époque odieuse de notre histoire. »

Il a fallu quarante années pour que l'homosexualité soit dépénalisée, grâce notamment à Robert Badinter, à Raymond Forni et à Gisèle Halimi. Quarante autres années ont passé depuis lors. Nous n'avons que trop attendu. Le temps est venu de reconnaître et de réparer. C'est ce que je vous invite à faire en adoptant cette proposition de loi.

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