Jeudi 26 janvier 2023
La séance est ouverte à 17 heures 05.
(Présidence de M. Bruno Millienne, vice-président de la commission d'enquête)
Notre commission a l'honneur d'accueillir M. Jean-Louis Borloo. Monsieur le ministre, vous avez exercé des fonctions ministérielles importantes, dont celles d'un ministre en charge d'un large secteur, comprenant notamment l'écologie et l'énergie. Dans ce domaine, votre mandat a été marqué par une initiative originale : l'organisation du Grenelle de l'environnement de 2007, qui, visant à jeter les bases d'une gouvernance environnementale, a donné lieu à la loi de programmation du 3 août 2009, dite Grenelle I, et à la loi du 12 juillet 2010, dite Grenelle II, ainsi qu'à l'élaboration d'une programmation des investissements pour l'électricité, la chaleur et le gaz.
Avec pour objectif de parvenir à l'horizon 2050 à diviser par quatre les émissions de gaz à effet de serre, l'ambition de ce projet s'est traduite par des engagements dans six secteurs, dont celui de l'énergie, mais aussi du bâtiment, des transports, de la santé, de l'agriculture et de la biodiversité, avec notamment la trame verte. Elle a également abouti à la création de différents instruments de programmation, comme le plan de rénovation énergétique de l'habitat, ainsi qu'à une programmation des investissements de production et d'approvisionnement en énergie de la France à l'horizon 2020, qui devait comporter trois volets : l'électricité, le gaz et la chaleur. La programmation pluriannuelle des investissements de production d'électricité 2009-2020 a ainsi décliné les objectifs que vous avez fixés dès 2008. Vous affirmiez alors : « notre responsabilité est de préparer et d'accompagner la France dans cette transition énergétique. Pour cela, la France doit engager un vaste programme d'équipement en énergie décarbonée. En particulier, nous devons intensifier massivement le développement des énergies renouvelables et établir le calendrier de mise en place du programme de centrales nucléaires de troisième génération lancé par le Président de la République ».
Dans le domaine qui intéresse la commission d'enquête, quatre orientations législatives peuvent être soulignées : la baisse des consommations d'énergie ; la réduction du recours aux ressources fossiles ; la multiplication par deux à l'horizon 2020 des énergies renouvelables, avec notamment un plan de relance de l'hydroélectricité ; enfin, le soutien à la recherche.
Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jean-Louis Borloo prête serment.)
Entre 2007 et 2010, la France est dotée d'un parc électronucléaire hérité des décisions de 1969, robuste, duplicable industriellement, et qui garantit une énergie d'origine nucléaire peu chère. Sa production s'élève à environ 410 TWh. Elle est soutenue par une hydroélectricité puissante – qui fournit 60 à 70 TWh –, l'énergie issue du sol et le gaz – produisant chacun 50 à 60 TWh – et un restant de biomasse. À cette époque, la réputation d'EDF est mondiale, ce qui lui permet de signer des contrats d'exploitation en Afrique du Sud ou encore en Chine.
Le dispositif français avait prévu la construction des deux premiers réacteurs pressurisés européens (EPR). La loi d'orientation sur l'énergie du 13 juillet 2005 a fourni le cadre législatif de la construction de l'EPR de Flamanville, qui avait été proposée par EDF dès 2004. Les travaux ont démarré en plein Grenelle de l'environnement, pour une mise en service prévue en 2012 et un prix annoncé à 3,5 milliards d'euros.
Il faut toutefois bien noter que le Grenelle de l'environnement réunissait cinq collèges, dont celui des ONG. Greenpeace en était un partenaire puissant ; et si l'annulation du projet d'extraction minière « Montagne d'or » en Guyane était bien une condition de participation au Grenelle des ONG, celle de la stratégie nucléaire ne l'était pas. Le décret d'autorisation de Penly a d'ailleurs été signé pendant le Grenelle, qui n'a pas donné lieu à une caricature des positions de la part des différents acteurs.
Toutefois, différentes contreparties stimulantes en ont découlé : la première était de lancer un grand plan d'énergies renouvelables. Les moyens de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) ont été considérablement renforcés, à hauteur de 1 milliard d'euros supplémentaires.
Le plan bâtiment, qui accusait un retard important, principalement vis-à-vis de la Suisse et de l'Allemagne, était tout aussi ambitieux. Il incluait le programme de rénovation thermique, notamment piloté par le monde HLM, les diagnostics énergétiques, les écoprêts à taux zéro pour les particuliers, ou encore le label écoartisan. Ce mouvement général souffrait toutefois de plusieurs difficultés. Soulignons d'abord la complexité des contrats de performance énergétique. Ils sont indispensables pour garantir un traitement global, et utiliser l'économie pour financer l'investissement. Cependant, à l'époque, ils ne concernaient pas les bâtiments publics ; mais il me semble que l'Assemblée nationale y remédie actuellement.
Enfin, un plan puissant visait les transports. Dans le cadre du plan « site propre », le Grenelle se proposait de financer 20 à 30 % des investissements des collectivités. Le canal Seine-Nord, lancé à cette période, avait pour objectif de détourner 500 000 camions des autoroutes. Le bonus-malus écologique sur les automobiles a eu un effet considérable sur les émissions de CO2 des voitures neuves. Le Grenelle a aussi prévu le lancement de trois lignes TGV afin de libérer des sillons pour le fret. Le travail de reconfiguration de la gouvernance des ports visait à créer un hinterland ferroviaire, car 88 % du tonnage de nos ports sont pris en charge par des camions. Citons enfin la création des autoroutes maritimes et ferroviaires, avec l'inauguration de la première ligne Perpignan-Luxembourg.
Pour autant, nous avions également prévu une inscription sur les recherches dans les hydroliennes et les petits réacteurs modulaires (SMR). Le grand emprunt prévoyait un investissement de 600 millions dans les SMR, et une somme similaire pour le projet de réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle (Astrid). Nous soutenions également le site d'enrichissement d'uranium de Georges Besse II.
Le dispositif français était robuste et protégeait à la fois les consommateurs et la compétitivité française. La France figurait parmi les pays les plus décarbonés des pays français. Les projets d'EPR, Astrid, George Besse II, les SMR, et les énergies renouvelables promettaient de nous doter de nouvelles capacités. L'avenir nucléaire ne dépendait pas uniquement de l'EPR – qui, s'il suscitait quelques inquiétudes relatives à sa taille, son acceptabilité ou son prix, ne faisait pas alors l'objet d'une remise en cause véritable.
Plusieurs sujets appelaient toutefois notre vigilance en matière d'indépendance. Tout d'abord, le gaz en provenance de Russie, qui transitait par l'Ukraine, avait fait l'objet de contentieux. En janvier 2009, ce gazoduc avait quasiment cessé d'être utilisé. Cette tension, qui, si elle a duré peu de temps, survenait pour la quatrième fois en cinq ans, a entraîné le soutien au troisième port méthanier français, à Dunkerque.
Par ailleurs, notre préoccupation pour l'approvisionnement en métaux stratégiques ou rares avait conduit à la création du comité pour les métaux stratégiques, qui regroupait le ministère, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), et grands industriels et opérateurs afin de réaliser une cartographie et une évaluation des besoins internes.
Enfin, nous nous inquiétions de la pression des fournisseurs alternatifs à EDF qui remettaient en cause son monopole. En outre, les prix régulés dont nous bénéficions n'avaient été acceptés que comme une mesure transitoire et provisoire, et devaient arriver à échéance en 2010. S'ajoutait à cela un besoin de capacités supplémentaires, notamment pour les pointes, rendant nécessaire la mise à contribution des nouveaux entrants. La France, par ailleurs, soutenait depuis vingt ans la libéralisation du marché européen de l'énergie. Dans cette logique, nous étions soumis à deux instructions. La première était une procédure d'infraction au titre de la directive de 2003, soutenue par le Conseil constitutionnel qui, dans une décision de 2006, avait estimé que la France ne se conformait pas au droit européen. La seconde était une infraction pour aide d'État, qui impliquait le remboursement par le bénéficiaire pour toute la durée de l'aide. Cette situation avait provoqué des désaccords profonds au sein du Gouvernement. Le ministère de l'économie refusait de faire prendre un risque si élevé à nos industries.
Nous nous devions de conjuguer des intérêts parfois divergents, à savoir la volonté de protéger le consommateur français bénéficiant de la « rente nucléaire » tout en favorisant l'arrivée de nouveaux entrants et d'investissements marginaux complémentaires de capacités.
La commission Champsaur, composée de parlementaires de tous bords, d'ingénieurs, d'experts et de techniciens, a écarté les deux pistes que représentaient le démantèlement d'EDF et la taxation sur le parc historique au profit des alternatifs. Elle a préféré proposer l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) avec un volume plafonné à 100 TWh par an, ce qui représentait environ 20 %, de la production d'alors. Ce dispositif permettait de maintenir l'avantage pour le consommateur sur les prix. Le tarif devait être piloté en permanence, ou du moins annuellement, en intégrant plusieurs notions dans son évaluation : le financement du parc historique, le démantèlement, la maintenance, les améliorations de sécurité et le grand carénage. En contrepartie, il devait être vérifié annuellement que les nouveaux entrants investissaient dans les capacités de production.
La commission Champsaur avait suggéré un prix à 32 ou 34 euros le mégawattheure. La Commission de régulation de l'énergie (CRE) proposait un tarif à 36 ou 38 euros. À la suite du débat parlementaire, ce prix a été fixé à 40 euros, augmenté à 42 euros après l'incident de Fukushima.
Le tarif régulé est un objet hybride, qui a montré à la fois des qualités et des défauts. Provisoire, il arrivera à échéance en 2025 – cependant, il peut être modifié avant cette date.
Pendant quelques années, l'Arenh n'a pas réellement suscité de débats, car les fournisseurs alternatifs y avaient peu recours en raison des prix de l'électricité. Toutefois, les pointes du marché de gros ont rendu la situation malsaine. De surcroît, l'Arenh n'a pas permis d'augmenter les capacités des autres intervenants. Il est en tout cas certain que ce dispositif ne peut être conservé s'il n'est pas correctement piloté.
J'ajoute qu'à l'époque, l'autorité de sûreté nucléaire (ASN) était une instance qui, considérée comme un modèle, a guidé de nombreuses autres autorités de sûreté européennes. Par ailleurs, la séparation entre EDF, Enedis et RTE s'est opérée dans de bonnes conditions fonctionnelles.
Se sont ensuite succédé l'incident de Fukushima, l'arrêt de Penly et d'Astrid et la loi qui a réduit symboliquement la production du parc nucléaire. J'ai observé un faible soutien au développement du SMR. L'opinion s'est retournée, et la filière nucléaire n'a pas été choyée. Fukushima, en particulier, a représenté un véritable traumatisme.
Enfin, je souhaitais revenir sur l'entretien et le grand carénage. À l'époque déjà, le président d'EDF Henri Proglio répétait que la stratégie d'allongement de la durée de vie des centrales était inévitable. Considérant le vieillissement du parc, les travaux d'anticipation et de réparation allaient gagner en ampleur, et il deviendrait nécessaire de procéder au grand carénage – évalué alors à 30 milliards, et désormais estimé à 50 à 60 milliards.
Ma première question concerne le paquet énergie-climat et la programmation énergétique 2009-2020, que vous aviez défendus au niveau national et européen, en montrant, pour la première fois, des ambitions fortes, notamment en matière de sobriété et d'efficacité. Vous aviez même parlé de décroissance de la consommation. Pourquoi les objectifs que nous avions fixés n'ont-ils pas été atteints ?
Du fait de la force de ses installations nucléaires, la France a longtemps connu une surcapacité de production. Cette situation incitait à la consommation électrique. La France représente ainsi 50 % de la thermosensibilité dans la pointe européenne.
Comment analysez-vous l'échec de l'atteinte des objectifs, sachant que la diminution d'énergie est l'un des premiers leviers pour nous rendre moins dépendants de l'extérieur ? Est-il lié au pilotage, ou au manque de moyens déployés ? L'analyse de la Cour des comptes, notamment, donne le sentiment que nous avons opté pour un chauffage décarboné au lieu de mieux isoler les bâtiments, ce qui entraîne désormais un problème de précarité énergétique.
Les ambitions de production d'énergie renouvelable du paquet énergie-climat n'ont pas été atteintes. Nous sommes le seul État membre de l'Union européenne à ne pas avoir respecté nos objectifs en la matière.
Je souhaitais aussi revenir sur le fiasco de Flamanville. Nombre de personnalités que nous avons auditionnées nous ont confirmé qu'au démarrage du chantier, les travaux d'ingénierie et de détail étaient à peine entamés. Les études de sûreté, de référentiel d'exclusion et de rupture étaient peu – ou pas encore – engagées. Jean-Martin Folz a émis le même constat dans son rapport. Pourquoi le gouvernement auquel vous avez appartenu n'a-t-il pas demandé une remise à plat complète ?
Vous indiquiez qu'il n'était pas nécessaire de construire un troisième EPR après Flamanville et Penly. Vous avez ainsi déclaré : « la question pourrait se poser dans une logique de remplacement, si l'ASN n'autorise pas le prolongement de la durée des centrales actuelles au-delà de quarante ans », et : « la politique énergétique consistera en 2020 à privilégier les économies d'énergie et les énergies renouvelables ». Au regard de la situation de l'EPR de Flamanville, quel est maintenant votre avis sur cette question ?
Après l'incident de la centrale du Tricastin en 2008, vous avez solennellement demandé une remise à plat de l'information, de la transparence et des systèmes d'évaluation des impacts et des déchets des installations nucléaires. Considériez-vous à l'époque que les analyses n'étaient pas à la hauteur ? À la suite de cet incident, le Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire vous a remis un rapport le 7 novembre 2008 sur le suivi radio-écologique des eaux autour des installations nucléaires et sur la gestion des anciens sites d'entreposage des déchets radioactifs, que je n'ai pas réussi à me procurer. Pourriez-vous en présenter les principales conclusions et recommandations ? Ont-elles été suivies d'effets ?
D'autres incidents sont survenus par la suite. Nombre de nos concitoyens constatent que l'impact des rejets radioactifs sur la santé reste encore bien trop flou. Ces inquiétudes sont-elles légitimes ? Comment améliorer davantage encore la transparence sur cette question, majeure au regard de l'acceptabilité du nucléaire ? Considérez-vous que les impacts, la trajectoire et les enjeux économiques des déchets nucléaires sont suffisamment abordés dans les débats et concertations sur notre avenir énergétique ?
Le paquet climat-énergie, qui avait été préparé par les Allemands, a été adopté sous présidence française. Il s'est agi d'un très lourd investissement : en six mois, il a fallu convaincre l'ensemble des pays membres, notamment la Pologne qui disposait de ressources charbonnières conséquentes, d'accepter ce premier texte réellement engageant au niveau international.
L'action publique exige un suivi, de la constance, des évaluations et une correction des écarts en permanence. Aucune décision ne saurait engendrer des effets automatiques sur les dix prochaines années. Il est nécessaire d'adapter les dispositifs au fur et à mesure. Toutes les mesures qui avaient été décidées dans le cadre de Grenelle ont été mises en place. Le problème est celui de leur suivi.
S'agissant de la gestion thermique des bâtiments, de nombreux écoprêts ont été contractés par des particuliers. Le parc HLM a conduit la rénovation thermique. La préoccupation qui s'impose pour l'avenir est le passage de la rénovation thermique pure à la rénovation énergétique des bâtiments.
L'une des personnes que vous avez auditionnées a avancé l'idée d'un lobbying mené par EDF envers le tout électrique en raison de la surcapacité dont nous disposions. Je ne crois pas beaucoup au lobbying en matière énergétique. La décision collective s'impose à tous. Je ne pense donc pas qu'EDF ait cherché à empêcher le développement du programme d'énergies renouvelables – en témoigne la création d'une filiale d'EDF Énergies nouvelles. En revanche, il me semble intéressant de parler d'un retard culturel français, à une époque où nous disposions d'un réseau piloté, stable, peu cher et décarboné, alors que les énergies renouvelables étaient encore coûteuses et soumises à des problèmes de pilotage. Cette situation a évolué. Le retard est également lié à notre modèle énergétique et à notre climat tempéré, qui requiert moins de chauffage l'hiver et moins de climatisation l'été.
Nous entrons en tout cas dans une période où l'électricité deviendra dominante, pour des raisons d'indépendance et de baisse des émissions de CO2. Nous allons aussi redécouvrir les vertus de la géothermie et du géostockage. Au siècle dernier, Paris était chauffé de cette manière. Le Haut-Commissaire au Plan recommande dans son dernier rapport l'aménagement d'une centaine de térawatts de géostockage et de géothermie.
Enfin, l'évolution des besoins, la digitalisation, le recours aux voitures électriques, entre autres, engendreront une croissance de la demande en électricité de 40 à 50 % d'ici la mise en service des six prochains EPR. Pour y répondre, nous devrons nous appuyer sur les circuits courts, tels que la géothermie, ou encore sur les SMR. À ce titre, je me demande si nous n'avons pas laissé passer le train : comme en 1969, il serait peut-être judicieux d'accepter une licence qui ne soit pas une production française. La révolution digitale aura aussi un effet important sur l'énergie. Lorsque j'ai quitté mes responsabilités ministérielles, on comptait environ 2000 entrées sur le réseau, contre 400 à 500 000 aujourd'hui. Face à l'intermittence des énergies renouvelables, le rôle d'Enedis et de RTE dans la gestion du réseau est vital. Les problématiques liées à la cybersécurité devront également être prises en compte. La réponse s'appuiera nécessairement sur un mix entre l'énergie, l'intelligence artificielle et la digitalisation. RTE a lancé les réserves primaires, secondaires et de capacité, les procédures d'effacement, le pilotage à distance ou encore la conduite en continu. Nous ne sommes qu'aux débuts d'une révolution qui permettra de compenser l'augmentation globale de la consommation par une gestion énergétique beaucoup plus performante.
J'ai quitté mes fonctions très peu de temps après l'autorisation du démarrage de l'EPR de Flamanville. Même si j'étais resté en fonctions, je ne sais pas si j'aurais eu la sagacité de mettre en cause le design, produit par Framatome et Siemens, ou la capacité d'EDF à conduire le projet. Il faut se souvenir de l'image dont jouissait alors EDF, qui construisait des réacteurs en cinq ans – et ces derniers sont toujours en service. L'historique d'EDF plaidait largement pour ses compétences. C'est sans doute le design de l'EPR qu'il faudrait remettre en question.
De 1955 à 1969, nous avons essayé des technologies proposées par Framatome ou le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), qui se sont révélées trop sophistiquées et trop coûteuses. En pleine époque gaulliste, nous avons pourtant choisi de nous tourner vers une technologie robuste. La Chine, par exemple, vient de décider de ne plus produire d'EPR.
Concernant l'incident du Tricastin, je me souviens avoir été frappé par la difficulté d'information et de communication. Nous avions alors amélioré les conditions d'alerte et de transparence, notamment grâce à l'importante présence des ONG dans le débat.
Je n'ai pas de souvenirs suffisamment précis concernant le contenu du rapport, mais les ministres en charge de ce sujet pourront sans doute vous le fournir.
Dans quel état avez-vous trouvé la politique énergétique française en prenant vos fonctions, notamment en matière de gouvernance ? Pourriez-vous également nous rappeler vos attributions ? En effet, il me semble que sous le gouvernement Fillon I, le ministre d'État n'est en charge que de l'écologie ; il devient chargé de l'énergie après les élections législatives. Quelque temps après, la direction générale de l'énergie, traditionnellement au sein de l'industrie à Bercy, est rattachée au ministère de l'environnement.
Je ne me souviens pas de ce changement d'architecture gouvernementale. J'ai remplacé Alain Juppé à la tête du ministère. Une modification a eu lieu au bout de deux ans pour y inclure la mer et les océans ainsi que les négociations sur le climat.
Comme Jean-Marc Jancovici, j'ai la conviction qu'en menant le débat à son terme, on finit toujours par trouver un consensus. Le nucléaire, ainsi, n'a pas donné lieu à un casus belli avec les ONG lors du Grenelle. Nous ne nous engagions en effet pas en faveur d'un développement débridé du nucléaire et nous souhaitions fournir d'importants efforts en matière d'efficacité énergétique. Cependant, ces décisions requièrent un pilotage très précis.
Le ministère des finances, de l'économie et du budget est doté d'un niveau de compétences internes très puissant et élevé. Une direction générale y double quasiment chaque ministère. Bercy comprend en outre l'Agence des participations de l'État, qui suit une stratégie similaire à celle d'une banque d'affaires, puisque son rôle consiste à gérer des actifs. Ainsi, en dix ou quinze ans, l'énergie est peu à peu passée sous l'influence de Bercy, au détriment des ingénieurs du corps des Mines ou des Ponts. Je ne crois pas que ce phénomène soit lié au regroupement de l'écologie et de l'énergie dans un même ministère. En tout cas, notre pays est administré depuis Bercy, et le ministère subit une perte de puissance politique, que je n'ai pas ressentie à l'époque.
J'ajoute que le Grenelle de l'environnement et le paquet climat-énergie donnaient un poids à la parole de mon ministère, davantage, d'ailleurs, que les actions – plus réduites – que nous avons menées en faveur de la biodiversité.
Un débat en profondeur sur une stratégie à cinquante ans, par étapes de dix ans, de cinq ans, puis trimestrielles, est nécessaire. Le découpage actuel ne me paraît pas susceptible de donner la pleine puissance aux sujets de l'énergie et de l'efficacité énergétique.
Le candidat Nicolas Sarkozy promettait une révolution écologique. Après son élection et sa victoire aux élections législatives, vous avez été chargé de l'organisation du Grenelle de l'environnement. L'exclusion du nucléaire des débats, selon Henri Proglio, aurait été exigée par Nicolas Sarkozy pour éviter que les discussions ne restent centrées sur ce sujet en occultant les autres. En l'occurrence, le nucléaire était très peu présent dans les débats, eu égard à sa place dans le mix électrique français et à son statut d'énergie décarbonée. Quel est votre avis sur cette question ?
Le Grenelle de l'environnement reposait sur une démarche volontaire, acceptée, avec des règles. Des ONG représentant d'autres ONG y participaient. Il s'agissait d'un processus démocratique. Le Grenelle n'aurait pas eu lieu sans l'abandon du projet « Montagne d'or » en Guyane. Le consensus auquel nous sommes parvenus ne signifiait pas que les ONG validaient la stratégie nucléaire de la France. Le Grenelle n'a en rien consisté en un marchandage : des experts ont passé un temps considérable pour étudier chaque question de manière aussi approfondie que possible. Il me semble que l'action publique fait bien plus souvent l'objet de malentendus que de réels désaccords. En travaillant de bonne foi et en se donnant la peine d'examiner attentivement chaque sujet, des axes de progrès commun peuvent être identifiés.
Plusieurs personnes auditionnées ont longuement parlé de la mise en concurrence des concessions hydroélectrique et de la situation de flottement que l'on connaît depuis lors. Nous avons ainsi l'impression que la France en a accepté le principe pour se mettre en conformité avec les engagements européens, sans avoir le souhait de les adopter en pratique. Personne ne semble en tout cas en avoir exprimé la volonté. Pourtant, en juillet 2008, vous présentez vous-même un plan pour les concessions hydrauliques, qui intègre leur mise en concurrence. Y étiez-vous favorable ? Au contraire, y avez-vous été contraint, et pensiez-vous que la France pourrait éviter de la mettre en pratique ou que nous trouverions des contournements ?
Les deux. Nous sommes dans un état de droit, qui doit laisser sa place à la concurrence. Il y avait en outre des contentieux. EDF ne détenait pas 100 % des concessions, mais environ 80 %. Une première bataille avait ainsi eu lieu avec la Compagnie Nationale du Rhône (CNR) pour éviter un contentieux très violent.
Au fond, les avis étaient sensiblement partagés – y compris dans les territoires, car les élus locaux y voyaient aussi une source de revenus partielle. Les éventuels renouvellements soulevaient aussi des problèmes environnementaux complexes, liés par exemple au passage de poissons.
Nous souhaitions nous mettre en conformité. La pression de la Commission européenne était d'ailleurs réelle, tout autant qu'aujourd'hui. Nous avons donc préparé un décret, préparant la procédure de mise en concurrence, mais sans en déclencher aucune. Le chantier est resté en l'état. Pour être honnête, il s'agissait d'une manière de gagner du temps.
Je comprends donc que vous y étiez favorable, et que vous avez tenté d'en amenuiser les conséquences les plus dommageables.
S'il est vrai que j'avais des convictions acquises sur l'ensemble des autres sujets sur lesquels je travaillais, s'agissant des concessions hydrauliques, les arguments des deux parties me paraissaient recevables. Nous étions préoccupés par l'idée que la mise en concurrence était inéluctable, même si elle n'était pas souhaitable. En effet, dans un état de droit, une société anonyme ne peut avoir de concessions perpétuelles. Nous voulions considérer l'ensemble des problématiques environnementales et de sécurité.
Quel est votre sentiment général sur la concurrence sur le marché européen de l'électricité ? Comment se sont déroulés les travaux de la commission Champsaur, et que pouvez-vous nous dire sur l'Arenh et son montant ? Le tarif fixé correspondait aux calculs de vos administrations, soit 42 euros, en intégrant les impératifs post-Fukushima ; pourtant, il ne convenait pas aux responsables de l'époque et actuels d'EDF, qui lui attribuent la quasi-responsabilité des difficultés financières de l'entreprise. Par ailleurs, comment expliquez-vous qu'une option asymétrique ait été prévue ?
La France avait perdu des contentieux : le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel nous donnaient tort. Nous étions soumis à deux directives européennes et étions sous le coup de deux procédures en infraction.
Plusieurs solutions étaient envisagées. La première consistait à sortir du marché européen et de ne pas mettre en place de concurrence. Cette option a été sérieusement étudiée, mais la commission Champsaur, en revanche, l'a rapidement mise à l'écart, pour se pencher davantage sur le démantèlement. Ce dernier aurait induit un morcellement susceptible d'introduire de la concurrence. Une autre option reposait sur la taxation, pour permettre aux fournisseurs d'investir. En effet, l'objectif était d'augmenter la capacité et de maintenir l'avantage comparatif pour les consommateurs.
La commission Champsaur, qui regroupait des parlementaires et experts de tous bords, s'est accordée à l'unanimité sur une proposition provisoire, en insistant sur son caractère transitoire. L'Arenh devait arriver à échéance en 2025, tout en étant réévalué tous les ans. Le prix doit être fixé en tenant compte du financement du parc nucléaire français d'EDF, de son amortissement, des réparations importantes, de son démantèlement et du grand carénage.
Toutes ces données devaient donc évoluer. Or, cela n'a pas été le cas, d'abord parce que la situation a satisfait tous les acteurs durant quelques années – jusqu'à l'explosion des prix du marché de gros. J'encourage un travail sérieux, dès à présent, pour préparer 2025 : le volume de l'Arenh vient d'être étendu à 120 TWh et son prix à 46 euros. Il est incompréhensible que l'Arenh, qui représentait un véritable véhicule de sortie de crise, ait été laissé sans pilote. Il s'agissait d'une « rustine de l'instant » qui appelait à un suivi très étroit, et qui pouvait d'ailleurs être suspendue à tout instant.
De même, rien n'empêchait de suspendre provisoirement la fixation du prix de l'électricité sur le marché européen dès mars 2022, à la suite de l'explosion des prix liée à l'agression ukrainienne. Pour vous dire la vérité, bien que je sois un européiste convaincu, je suis plus circonspect aujourd'hui sur la question du marché européen de l'énergie. La situation a en effet évolué : la France, suit une stratégie nucléaire et renouvelable, fait face à un bloc de pays dont le mix repose sur le gaz, les renouvelables, le zéro nucléaire et le lignite. Or, le marché fixe le prix de gros sur l'énergie cible d'un pays dominant. Au demeurant, le gaz a été pris en compte dans la taxonomie. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les interconnexions physiques sont possibles sans que le marché soit entièrement libre. Des interconnexions avec l'Espagne avaient d'ailleurs été aménagées bien avant la mise en place de ce marché. La fixation d'un prix commun sur des énergies dissociées, dissociables et radicalement opposées exige un pilotage particulièrement rigoureux.
Vous ne trouverez jamais un mécanisme parfait en matière d'énergie, puisqu'il s'agit de protéger le consommateur tout en assurant la concurrence ; cependant, il est certain qu'un pilotage permanent est nécessaire.
La France pourrait être sujette à des amendes pour non-atteinte d'objectifs fixés de longue date. En 2008, vous disiez : « je ne crois pas que ce soit le rôle de l'Europe d'orienter le bouquet énergétique de tel ou tel État membre, même si de plus en plus de pays s'accordent pour reconnaître que le nucléaire peut jouer un rôle. Pour autant, il n'y a pas qu'une seule réponse ». L'Europe fixe des objectifs en matière d'énergies renouvelables qui ne dépendent pas du niveau d'émission de gaz à effet de serre du système énergétique national de chaque pays. Quel est votre point de vue à ce sujet ?
Je pense que c'est une erreur. Le principe même de marché régulé par la Commission ne me paraît pas adapté. Il est vrai que la France n'a pas respecté ses objectifs. Je trouverais normal et logique d'entamer une discussion avec la Commission sur cette question pour rattraper ce retard à l'allumage.
Quel était l'état des discussions sur la quatrième génération de réacteurs lors de votre prise de fonctions ? La loi avait récemment ancré un objectif de travail sur la quatrième génération. En 2010 a été lancé le projet Astrid, alors même que les réacteurs de troisième génération n'avaient toujours pas été mis en service. Quel était le degré d'optimisme ou d'inquiétude sur la troisième et la quatrième génération ? Y avait-il un lien entre le développement de ces deux générations de réacteurs ?
Nous étions assez confiants. Notre pays accusait du retard dans certains domaines, mais pas dans celui-là, à notre sens. Le site du réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter) était par exemple installé à Cadarache. Nous investissions dans un très grand nombre de projets à la fois, sans en favoriser un plutôt qu'un autre. Le choix restait ouvert. Nous encouragions la recherche dans toutes ces expérimentations : le grand emprunt de 20 milliards est en partie venu de là. Nous avions confiance dans l'évolution technologique.
Nous avons auditionné de nombreux responsables, et anciens responsables, d'EDF, qui, au-delà de l'Arenh, ont souligné la responsabilité du niveau des prix dans les difficultés financières de l'entreprise. Pierre Gadonneix, qui était en fonctions durant une partie de votre mandat, nous a indiqué avoir fait valoir auprès des autorités politiques que les prix étaient trop bas pour permettre à EDF de préparer la bonne maintenance, puis le renouvellement, de son parc et d'investir dans les différentes facettes de son activité. De quels facteurs, à votre sens, provient la forme de surdité qui a prévalu dans le dialogue entre les dirigeants d'EDF et l'État ?
La préoccupation d'EDF ne concernait pas le prix, le tarif, ni ses finances, qui étaient alors florissantes – rappelons le prix de Constellation ou des achats auprès des États-Unis ! Le véritable sujet d'EDF, c'était Areva : EDF estimait être, et je peux le comprendre, chef de file du nucléaire en France, tandis qu'Areva ne jouait qu'un rôle de fournisseur. Les polémiques entre les deux entreprises étaient incessantes et quotidiennes de part et d'autre. Par ailleurs, la préoccupation portait sur la sortie de Siemens du projet d'EPR, alors qu'il avait été conçu par Framatome et Siemens.
Rappelons l'épisode de Hinkley Point : il s'agissait au départ d'un investissement financier porté par un tiers, tandis que les autorités britanniques, présentes au capital, garantissaient les emprunts. EDF était alors minoritaire. La donne a changé lorsque les autorités britanniques ont cessé d'être actionnaires et de garantir les emprunts. Or, il a été décidé de porter l'investissement dans le bilan d'EDF – pour 14 milliards – et de poursuivre la construction des réacteurs. C'est ce qui avait entraîné la démission de Thomas Piquemal, directeur financier d'EDF.
S'agissant de la fixation du prix de l'Arenh, je me souviens que Daniel Paul lui-même répliquait à François Brottes qu'un tarif à 42 euros était très favorable à EDF, lors du débat parlementaire. Quinze ans plus tard, il est inimaginable de penser que les conditions de fixation de prix – l'entretien, le grand carénage et le démantèlement – n'aient pas évolué et que l'on puisse conserver un tarif identique. À l'époque, cependant, le sujet n'était pas central.
Dominique Maillard, ancien directeur général de l'énergie et ancien président de RTE, identifiait plusieurs difficultés dans la loi de 2015, notamment la multiplicité d'objectifs potentiellement contradictoires. Il faisait notamment référence à la baisse des émissions de gaz à effet de serre, associée à un mix énergétique appuyé sur une répartition entre le nucléaire et les énergies renouvelables, ou encore aux effets sur la capacité à produire de l'énergie tout en promouvant l'efficacité énergétique et la sobriété. Pensez-vous que, dans cette loi ou dans d'autres, nous avons rencontré des difficultés à prioriser les objectifs ? L'opposition entre le nucléaire et les énergies renouvelables s'est-elle révélée dommageable ?
J'ai peu suivi les débats relatifs à cette loi. Dans ce domaine, la somme des contraintes est naturellement élevée, et elle peut entraîner des contradictions. Le développement des énergies renouvelables est financé par la facture du consommateur français – même s'il n'a pas recours à ces dernières. C'est l'une des raisons du retard à l'allumage du système français.
Par ailleurs, je tenais à rappeler la nouvelle cartographie du monde de l'énergie. Nous sommes au seuil de deux révolutions : le retour à la terre et la digitalisation pourraient ouvrir d'extraordinaires horizons. Le succès de l'initiative de RTE Ecowatt en témoigne. Par ailleurs, observons ce qui se passe au sud de l'Europe, dans le Machrek et les pays limitrophes : le Sahara occidental s'apprête à devenir le hub énergétique mondial du renouvelable. Les interconnexions existent – ce qui exigera par ailleurs d'entamer une réflexion plus large sur la géopolitique mondiale. Ne passons pas à côté de cette redistribution géographique des capacités.
Le PDG d'EDF Renouvelables nous a indiqué que l'EPR de Flamanville avait été lancé pour faire face à un risque de perte de compétences. Au contraire, les quatre représentants de fédérations syndicales que nous avons auditionnés estimaient que l'EPR était un prototype d'entraînement. Quel est votre avis à ce sujet ?
Par ailleurs, nous avons récemment appris que des entreprises françaises ont laissé 20 millions de tonnes de déchets nucléaires à l'air libre au Niger. Aviez-vous connaissance de ces faits ?
Je n'ai pas entendu parler de ces dépôts de déchets au Niger.
Sur l'EPR de Flamanville, j'ai rappelé la confiance totale que nous avions en EDF. Nous étions cependant déjà conscients des problématiques liées à la démographie des compétences. Je ne dirais pas, cependant, que l'EPR a été lancé pour ne pas perdre en compétences. En revanche, deux candidats s'étaient portés volontaires pour la construction de Penly : un consortium porté par GDF Suez, et EDF. Le seul argument qui justifiait de confier le projet à EDF était effectivement que face au risque de perte de compétences, il n'était pas souhaitable de développer deux entités de compétences distinctes.
Les représentants syndicaux nous ont rappelé que l'électricité doit être abordée comme un système intégré. La critique envers le marché que vous avez émise va dans le même sens – vous avez rappelé l'enjeu crucial de la pilotabilité. La séparation entre EDF, RTE et Enedis ne s'est-elle pas soldée par un bilan négatif ?
Quel bilan, en outre, tirez-vous de la privatisation d'EDF et de GDF, devenus sociétés anonymes en 2004 ?
EDF reste l'opérateur le plus intégré d'Europe. La séparation d'avec RTE et Enedis donne le sentiment d'une gouvernance de bonne qualité. Le système paraît répondre aux attentes. Le dialogue entre Enedis, les collectivités locales et les syndicats locaux d'électricité se déroule dans de bonnes conditions.
Je ne saurais vous en dire davantage sur GDF. Je suis convaincu que l'énergie est un sujet politique. Je ne suis pas choqué par le fait que le marché intervienne pour capter des investissements, au contraire ; mais l'énergie doit rester l'objet d'une stratégie collective. J'ai passé trois années de ma vie à monter une agence d'électrification en Afrique, et je pense que l'Europe aurait intérêt à lancer un plan d'énergie renouvelable très ambitieux pour tout ce continent. L'énergie est un sujet régalien, mais le marché peut venir l'appuyer.
Vous avez bien décrit la posture des ONG sur le nucléaire lors du Grenelle de l'environnement. Que pensez-vous de l'influence politique actuelle des ONG au sein des cabinets ministériels ?
Pour retrouver notre souveraineté et notre résilience, les stratégies doivent s'élaborer sur le temps long, quel que soit le mix énergétique que nous choisissons. M. Ribadeau-Dumas, directeur de cabinet du Premier ministre Édouard Philippe entre 2017 et 2020, nous a expliqué avoir choisi de fermer un cycle nucléaire, parce qu'il coûtait trop cher. Dans des stratégies de temps long, ces choix doivent-ils être comptables ou industriels – c'est-à-dire, quel qu'en soit le coût ?
Vous avez rappelé qu'il était important que l'Arenh soit correctement piloté. Philippe de Ladoucette nous a confirmé qu'un décret sur la réévaluation de l'Arenh était attendu en 2014. Alors que le seuil restait à 100 TWh, n'aurait-il pas été possible de diminuer cette capacité au vu de la baisse de production nucléaire ?
Vous avez dit que nous aurions dû suspendre la fixation du prix de l'électricité sur le marché européen dès mars 2022. Pourriez-vous revenir sur vos propos ?
En 2009, vous avez déclaré sur Europe 1 : « la révolution énergétique française c'est : économies d'énergie, économies d'énergie, économies d'énergie, avec un développement très puissant des énergies renouvelables ». Qu'entendiez-vous par là ?
Les ONG n'ont pas dit qu'elles étaient favorables au nucléaire ; mais la stratégie nucléaire arrêtée sur les deux EPR ne représentait pas un casus belli suffisant pour empêcher les ONG de participer au Grenelle. Ce n'était pas le cas de l'exploitation minière de la « Montagne d'or » en Guyane.
Vous parlez de lobbyistes. Il est crucial que l'action publique prenne en compte les opinions de l'ensemble des parties prenantes. Certaines ONG ont d'ailleurs des compétences exceptionnelles. Pour ma part, je n'ai pas le souvenir d'avoir subi la moindre pression de toute ma carrière politique.
Quel est le drame de la France ? Le Grenelle a établi 256 mesures. Nous les avons fait voter. Un comité de suivi a travaillé durant un an. Il est inscrit dans la loi ; or, où est-il ? Certaines mesures auraient sans doute dû être corrigées, réévaluées ! Notre drame, c'est le pilotage et le suivi. Il en est allé de même pour la rénovation urbaine. Le dispositif s'est tout simplement arrêté, sans le moindre débat, parce que personne n'assurait son suivi.
Monsieur le président, pourquoi ne pas lancer un débat sur le suivi des 256 mesures ? Nous avons dépensé de l'argent pour supprimer le mot Grenelle de la réglementation française, alors qu'il était devenu un terme juridique.
L'Arenh a suscité de lourds débats. Il forme une maquette qu'il faut piloter en permanence, en raison de l'évolution constante des conditions. La loi ne fixe pas un prix, mais une modalité de fixation de prix. La CRE elle-même ne fixe pas le prix : elle donne un avis, ce qui est nécessaire.
Je maintiens les propos que j'ai tenus sur Europe 1. Si nous lancions des appels d'offres aujourd'hui, nous aurions des propositions reposant sur une diminution de 90 % d'émissions de CO2 et à 75 % de dépenses énergétiques, à des coûts très inférieurs au thermique pur. Dans le secteur privé, Carrefour et Airbus l'ont fait. La consommation doit s'appuyer sur des outils d'intelligence artificielle et de digitalisation. C'est la seule solution pour faire face à l'augmentation de nos besoins énergétiques avant que ne soient mis en service les nouveaux réacteurs nucléaires. Par exemple, en Floride ou en Californie, les consommateurs ne peuvent pas recharger leur voiture électrique après dix-huit heures. La sobriété ne consiste pas à baisser le chauffage de deux degrés : la vraie révolution est devant nous.
S'agissant de la suspension de la fixation des prix de l'électricité dès mars 2022, nous devrions nous inspirer de l'Espagne et du Portugal, qui sont parvenus à le faire. Pourquoi devrions-nous plafonner le prix de notre électricité sur le prix de marché de gros européen ? Il s'agirait bien entendu d'une mesure provisoire. Nous devons garder la main sur le pilotage lorsque les crises ou de nouvelles technologies rendent l'adaptation nécessaire.
C'est une volonté de la nation. Les interlocuteurs sont très nombreux : ils ne se résument pas au seul gouvernement, qui doit créer le plus fort consensus possible.
Monsieur le ministre, les échanges étaient passionnants. Merci d'avoir partagé votre expérience avec nous.
De quoi la France a-t-elle manqué en la matière ? De quels regrets pourriez-vous nous faire part ? En matière de compétences nucléaires, aurions-nous dû investir davantage dans la fusion ? Nous aurions sans doute pu combattre la culture française qui a empêché le développement des énergies renouvelables à la hauteur de vos espoirs et de ceux des Grenelles. Enfin, la souveraineté énergétique française est-elle atteignable, ou s'agit-il d'une utopie ?
J'ai le sentiment que personne ne nous a entravés. Tous nos choix ont été pesés. Si les mesures n'ont pas fonctionné, c'est notre faute. Nous avions la confiance du Parlement – et pas uniquement celle de la majorité présidentielle : les lois Grenelle et la rénovation urbaine ont été votées à la quasi-unanimité.
Mon immense regret est de ne pas avoir trouvé la manière de m'assurer que les comités de suivi qui se réunissaient régulièrement, tous les trimestres ou tous les mois, se soient interrompus. Il existait même des comités de pilotages et des plans : ils ont perduré dans l'indifférence générale.
Il n'y a pas davantage eu de pilote sur les énergies renouvelables. La suspension puis la remise en cause des tarifs de rachat, garantis par l'État français, en cours d'exécution des contrats, peuvent s'entendre, sauf qu'il s'agit d'activités hautement capitalistiques, et de fonds d'investissement en infrastructures. Les instabilités, dans ce domaine, sont pernicieuses.
Le sujet de votre commission est extraordinaire. Il dépasse, d'ailleurs, son intitulé même. Je suis impressionné par les propos que j'y ai entendus en suivant de précédentes auditions. Il faut toutefois se méfier des facilités : la bonne explication est rarement la plus simple à exposer. Il est sage de tenter de décortiquer et de comprendre les faits pour améliorer la situation, plutôt que de jeter l'opprobre sur tel acteur, qui, dans le contexte de l'époque, a pris une décision dont les conséquences sont ultérieurement critiquées : j'ignore ce que j'aurais moi-même fait le lendemain de Fukushima.
Monsieur le ministre, je vous remercie. Il est important pour la commission d'enquête de prendre connaissance des mesures qui ont été prises il y a une quinzaine d'années, et des problématiques d'alors, mais également de votre point de vue sur les décisions vers lesquelles nous devrions nous orienter, non pour atteindre la souveraineté énergétique, mais pour nous doter d'une énergie plus accessible et pilotable. Il me semble à ce titre que l'introduction de l'intelligence artificielle dans ce domaine est une évidence absolue.
La séance s'achève à 19 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, M. Francis Dubois, Mme Julie Laernoes, M. Maxime Laisney, M. Bruno Millienne.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.