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Intervention de Nicolas Sansu

Réunion du mercredi 29 mai 2024 à 19h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaNicolas Sansu, rapporteur spécial (Cohésion des territoires : Politique des territoires) :

Il me revient de présenter aujourd'hui devant vous le fruit de plusieurs mois de travail sur les moyens mobilisés dans le cadre du programme 162 des interventions territoriales de l'État concernant la lutte contre le chlordécone et les sargasses en Guadeloupe et Martinique. Ce travail s'est construit autour d'une cinquantaine d'auditions.

Ces deux crises, chlordécone et sargasses, résultent de l'action de l'homme ; très directement, dans le premier cas, avec l'utilisation d'un pesticide au bénéfice d'une agriculture coloniale tournée vers l'exportation de la banane ; et plus indirectement, dans le second cas, avec l'intensification du changement climatique. Il n'existe pour aucune de ces deux crises de solutions permettant de régler à la source le problème. Il s'agit davantage d'apprendre à vivre avec, pour en limiter les conséquences, tout en investissant dans la recherche fondamentale afin d'ouvrir de nouvelles perspectives. Dans les deux cas, le problème de santé environnementale emporte avec lui des enjeux économiques, environnementaux, sanitaires et sociaux auxquels la puissance publique se doit de répondre.

Ces réponses font l'objet de deux plans financés par le programme 162. Le plan chlordécone IV, établi pour la période 2021-2027 et le plan Sargasses 2, établi pour la période 2022-2025.

Le chlordécone est un pesticide qui fut utilisé de 1972 à 1993, de manière dérogatoire, malgré des alertes publiques dès 1979 en France. Il servait à lutter contre le charançon dans les plantations de bananes en Martinique et en Guadeloupe. Outre la contamination des travailleurs agricoles, les propriétés particulières des molécules, qui lui permettent de rester fixé plusieurs dizaines d'années, conduisent à une pollution pérenne des sols et des eaux. Cette pollution se transfère à la population principalement par l'alimentation, c'est-à-dire par la consommation d'eau ou d'aliments contaminés. De ce fait, une partie importante de la population présente des taux de chlordécone dans le sang pour lesquels le risque pour la santé ne peut pas être écarté.

Ainsi, 14 % de la population adulte en Guadeloupe et 25 % de la population adulte en Martinique présentent un dépassement des valeurs toxicologiques de référence. Face à la persistance de la pollution et l'absence de procédés scientifiques efficaces à grande échelle pour le traiter, le plan chlordécone IV s'est aujourd'hui recentré sur des actions visant à accroître l'information disponible, à limiter les risques d'exposition de la population et à renforcer le développement de la recherche scientifique.

Cela se traduit par la possibilité pour chaque habitant d'effectuer un test de chlordéconémie, gratuitement, avec ordonnance en Guadeloupe et sans ordonnance en Martinique. Les potentielles sources de contamination sont ensuite testées par des contrôles sur les denrées alimentaires vendues et l'eau potable. Malgré des taux de conformité élevés sur les denrées alimentaires (97 % environ dans les deux îles), le fort développement dans ces territoires de circuits d'approvisionnement informels plus faiblement contrôlés – une cinquantaine de contrôles seulement pour les deux îles – pourrait laisser présager des taux de conformité effective nettement moins satisfaisants.

Pour les particuliers ayant recours à des productions domestiques, des analyses de sols sont elles aussi possibles, gratuitement. Ces tests de sols sont également disponibles pour les agriculteurs volontaires, permettant ainsi de développer progressivement une cartographie de la contamination des sols agricoles, ainsi qu'une adaptation des cultures et des méthodes d'élevage en fonction du niveau de contamination.

J'estime que l'ensemble du plan est utile et pertinent et qu'il constitue un effort financier important, mais très tardif. Il pourrait être encore amélioré, notamment par une amplification des contrôles sanitaires des circuits informels de distribution alimentaire, une harmonisation et une simplification des procédures de réalisation des tests de chlordéconémie et une intensification des analyses et de la cartographie des sols, ainsi qu'une amélioration des capacités analytiques locales nécessaires à la réalisation de l'ensemble de ces analyses.

Je suis en revanche convaincu que la faible appropriation de l'information par la population locale constitue l'une des principales critiques opposables au plan actuel, dans le contexte d'une certaine défiance vis-à-vis de l'État. Il est nécessaire d'améliorer la diffusion de l'information auprès du grand public, en s'appuyant sur des tiers de confiance comme les professionnels de santé, les élus locaux, les acteurs associatifs, qui seront mieux écoutés.

Par ailleurs, force est de constater que toute mesure visant à lutter contre le chlordécone restera inaudible tant que les questions centrales concernant la responsabilité et la réparation ne seront pas abordées. La responsabilité concerne d'abord celle d'un modèle de domination coloniale qui a conduit à la monoculture. Aujourd'hui, ce sujet oblige la République, car chacun sait qu'un tel scandale dans l'hexagone aurait été géré bien autrement et avec plus de célérité. C'est la résultante, comme le dit Malcom Ferdinand, de « la chimie des maîtres ». Or l'indemnisation proposée à ce jour par le biais du fonds d'indemnisation des victimes de pesticides ne répond en rien à la quête légitime de réparation des populations antillaises. Fin mars 2024, soit après plus de trois ans de fonctionnement, soixante-six rentes seulement étaient versées, pour un montant total de moins de 200 000 euros sous la forme de rentes mensuelles.

Face à cet échec, je propose d'avancer dans le chemin de la réparation par la création d'un fonds d'indemnisation spécifique, le cas échéant géré par un établissement public indépendant, sur le modèle du fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva), en partie financé par une augmentation de la taxe sur les produits phytopharmaceutiques et la création d'une contribution spécifique sur le chiffre d'affaires des gros producteurs de bananes, offrant ainsi une réparation intégrale pour toutes les victimes de maladies liées au chlordécone, qu'elles soient professionnelles ou environnementales, ainsi que pour l'ensemble de leurs ayants droit. Cette mesure profondément politique est la seule à pouvoir rétablir le lien de confiance entre l'État et les populations antillaises en respectant la dignité des victimes.

Concernant le second sujet d'évaluation de cette année, les sargasses sont des algues brunes qui, depuis 2011, s'échouent sur une partie du littoral de la Martinique et de la Guadeloupe. Outre la pollution visuelle et les problèmes d'accès aux plages et aux ports pour les professionnels, la putréfaction des algues échouées est la source d'émission de gaz, dont l'hydrogène sulfuré qui s'avère particulièrement désagréable à l'odorat mais également toxique pour l'organisme. Les sargasses contenant également de fortes concentrations en arsenic et parfois en chlordécone, leur détérioration peut également conduire à une pollution durable des sols et des eaux.

Dans ce contexte, le plan Sargasses 2 tire les conséquences de la pérennisation du phénomène par la tentative de mise en place d'une réponse opérationnelle durable. Des collectes en mer s'appuient sur un système de barrages flottants qui permet de bloquer les algues près de la côte, de les ramasser sur un bateau collecteur, de les transférer sur une barge de stockage pour les immerger ensuite en mer. Le ramassage au sol s'opère par des outils mécaniques ou manuellement par la mobilisation de travailleurs au sein d'organismes d'insertion. Pour l'heure, j'ai pu constater que le niveau d'investissement réalisé reste très inférieur aux besoins sur le terrain, afin d'assurer une réponse opérationnelle suffisante en cas d'afflux de sargasses important. Les deux préfectures mobilisent aujourd'hui leur dotation de droit commun, telles que la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), au détriment des autres projets des communes.

De la même manière, le niveau de connaissances sur le sujet, bien qu'en amélioration, reste limité. S'il est acquis que la putréfaction de l'algue produit de l'hydrogène sulfuré et de l'ammoniac, la composition précise du gaz dégagé n'a toujours pas été identifiée par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). Dès lors, la connaissance précise des conséquences sanitaires d'une exposition chronique aux émanations reste limitée, tant pour la population générale que pour les travailleurs chargés de la collecte.

Ce tâtonnement est aussi palpable concernant la gouvernance du plan par les différentes collectivités territoriales impliquées. En Guadeloupe, un groupement d'intérêt public (GIP) a été créé. Un syndicat mixte doit être mis en place pour en devenir le bras armé opérationnel. En Martinique, un GIP est en cours de finalisation et deviendra l'opérateur unique, mais il n'intègre pas les communes, pourtant chargées de la mise en œuvre opérationnelle.

Dans ce contexte, il est maintenant temps de définitivement sortir de la phase de gestion de crise des dispositifs pour enfin parvenir à une phase pleinement opérationnelle, à la hauteur des enjeux et des besoins constatés sur le terrain. À cet effet, je propose d'accroître significativement les financements mobilisés, non seulement pour l'acquisition de matériels spécialisés, mais également pour les coûts de fonctionnement et de maintenance supportés par les communes. Ce financement supplémentaire pourrait s'appuyer sur la mise en place d'une taxe additionnelle sur la taxe de séjour, susceptible de rapporter entre 2,5 et 5 millions d'euros par an, pour un coût entre 25 et 50 centimes d'euro par nuitée dans un hôtel quatre étoiles.

Enfin, je souhaite vous alerter avec gravité sur trois risques majeurs concernant les sargasses à l'avenir. Le premier est celui d'un scandale sanitaire si rien n'est fait rapidement pour adapter aux conditions réelles sur le terrain les mesures de protection des travailleurs impliqués dans la collecte des sargasses. Les prescriptions actuelles ne sont en effet pas mises en œuvre en raison de la difficulté de faire porter des gants, des bottes et des demi-masques filtrants anti-gaz, ou encore une cagoule à ventilation assistée aux travailleurs chargés de ramasser les algues.

Le deuxième risque est celui d'un scandale environnemental si rien n'est fait rapidement pour améliorer les pratiques de stockage, avec des aménagements adéquats pour prévenir la contamination des sols et des eaux souterraines en arsenic. Je vous alerte sur la faiblesse des sites actuels de stockage, des terrains nus sans aménagement particulier, parfois sur des terrains privés, voire des espaces naturels tout près de la mangrove, très souvent dans des conditions improvisées, dans l'urgence.

Le troisième risque est un scandale économique, dans la mesure où l'hydrogène sulfuré entraîne une dégradation du matériel électrique et électroménager, auquel il faut ajouter la dévalorisation significative des biens immobiliers, du fait des nuisances dues aux sargasses. C'est la raison pour laquelle j'invite le gouvernement à mener une réflexion sur la définition d'un cadre juridique et financier pour indemniser les victimes des dommages matériels causés par les sargasses.

Madame la ministre, vous l'aurez compris, la situation en Martinique et en Guadeloupe nécessite une réponse forte, coordonnée et durable de la part de l'État. Nous devons accroître notre mobilisation, intensifier nos efforts de prévention, de recherche et de réparation et adapter nos dispositifs aux réalités locales. Les enjeux sont trop importants pour que nous restions inactifs. Permettez-moi de conclure par une citation d'Aimé Césaire qui résume l'essence de notre devoir : « Une civilisation qui s'avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde ».

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