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Intervention de Pierre Dharréville

Réunion du mercredi 22 mai 2024 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Dharréville, rapporteur :

« Rien ne pourra se faire sans vous », s'exclamait Ambroise Croizat le 12 mai 1946. « La sécurité sociale n'est pas qu'une affaire de lois et de décrets. Elle implique une action concrète sur le terrain, dans la cité, dans l'entreprise. Elle réclame vos mains… » Nous voici d'emblée vaccinés contre l'idée d'une institution froide, d'une institution de papier, d'une notion qui se contenterait d'une existence juridique.

Soixante-dix-neuf ans plus tard, nous sommes réunis pour faire entrer la sécurité sociale à sa juste place dans la Constitution. Nul ne pense que cela réglera tous les problèmes et garantira une protection définitive et parfaite, mais nous sommes toutes et tous convaincus que la Constitution a la plus grande portée normative – c'est pourquoi nous y avons fait récemment entrer un droit essentiel, le droit à l'avortement.

Nous proposons d'y faire figurer une institution fondamentale de la République en tant que telle, en rappelant son principe fondateur : « Chacun y a droit selon ses besoins et y contribue selon ses moyens ». Actuellement, la sécurité sociale n'est évoquée que dans un dispositif budgétaire technique, par nécessité, de manière incidente, au fin fond du texte constitutionnel. Elle n'y a sa place que pour définir la compétence du législateur dans le cadre des lois de financement. Elle n'y a sa place que par et pour ce qu'elle coûte – ce qui n'est pas le moindre des problèmes. Elle n'y a sa place que comme une charge financière à maîtriser sans que son rôle ni son ambition ne soient énoncés.

Nous proposons de l'inscrire après l'article 1er, qui proclame la République sociale. Bien qu'il ait intégré le préambule de la Constitution du 27 octobre1946 au bloc de constitutionnalité en 1971, le Conseil constitutionnel, dans ses interprétations et ses décisions, privilégie souvent les droits individuels par rapport aux droits sociaux collectifs et tend à faire primer la liberté d'entreprendre et la liberté contractuelle. Il limite la portée des dixième et onzième alinéas du préambule à l'obligation de mettre en œuvre une politique de solidarité en faveur des plus défavorisés, sans jamais exercer de contrôle sur son contenu.

Pourtant, les droits de 1946 s'inscrivent dans la continuité de ceux de 1789, dont ils sont la définition collective, et la Constitution de 1793 mentionnait déjà le principe de la solidarité nationale, comme celle de 1848. Dès lors, il apparaît nécessaire de donner à l'affirmation de la République sociale une plus grande consistance dans la Constitution elle-même.

La sécurité sociale est l'une des incarnations les plus puissantes de la République sociale et du modèle social français. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) annonçait, le 15 mars 1944, « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d'existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l'État ». Cette ambition était d'autant plus nécessaire qu'il fallait réparer un pays marqué par l'Occupation et la collaboration, et ne laisser aucune chance aux entreprises fascistes en portant un espoir social réparateur pour le respect de la dignité humaine.

Dans un pays mis au défi de se reconstruire, l'ordonnance du 19 octobre 1945 a été établi que « les assurances sociales couvrent les risques de maladie, d'invalidité, de vieillesse et de décès, ainsi que des charges de maternité » et celle du 4 octobre 1945 a institué « une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature ». Pour Ambroise Croizat, « la sécurité sociale, née de la terrible épreuve que nous venons de traverser, appartient et doit appartenir à tous les Français et à toutes les Françaises, sans considération politique, philosophique ou religieuse. Ce qu'elle donne aux Français ne résulte pas de la compassion ou de la charité, elle est un droit profond de la personne humaine. » Pour le général de Gaulle, la France devait être « une démocratie sociale […] garantissant la dignité et la sécurité de tous, dans un système économique tracé en vue de la mise en valeur des ressources nationales et non point au profit d'intérêts particuliers […], où la direction et le contrôle de l'État s'exerceront avec le concours régulier de ceux qui travaillent et de ceux qui entreprennent ».

Avons-nous si peu de considération pour la sécurité sociale qu'elle ne nous apparaît pas comme un fondement de la République sociale, et même de la République tout court ? Je ne le crois pas : tout le monde n'a que des fleurs à la bouche pour parler de ce modèle social décrété « le plus protecteur » au monde. La question n'est donc pas de savoir pourquoi constitutionnaliser la sécurité sociale, mais pourquoi ne pas le faire ! Pourquoi ne pas mettre à jour la Constitution sur ce point qui rassemble les citoyennes et les citoyens de notre pays, dont l'attachement à la sécurité sociale ne se dément pas depuis 1995 – pour prendre une date au hasard ?

Le monde instable dans lequel nous vivons, et la crise de la République elle-même, appellent des gestes de cohésion et de consolidation. La sécurité sociale d'aujourd'hui, si elle n'est peut-être pas tout à fait ce qu'elle devrait être, n'est plus exactement celle qu'elle était. Le monde a changé, les besoins ont évolué et la sécurité sociale, faisant preuve de sa capacité d'adaptation et d'innovation, a été un atout majeur de notre pays face aux crises. C'est pourquoi mon propos n'a rien de nostalgique : sans méconnaître le passé, il se tourne vers l'avenir.

Si nous voulons que la sécurité sociale connaisse un nouvel élan, il faut des réformes ambitieuses. Son enchâssement de plus en plus fort au sein de l'État, qui a marqué un nouvel affaiblissement de la démocratie sociale, est un vrai problème. La mise en cause persistante de la cotisation, c'est-à-dire de sa philosophie même, lui fait courir des risques majeurs. Le fait qu'elle n'assure pas pleinement la protection sociale nécessaire – par exemple en matière d'autonomie –, l'ampleur du reste à charge et la transformation des besoins sociaux appellent des choix forts.

Des inquiétudes politiques et juridiques justifient de la faire monter, avec son principe fondateur, dans l'échelle de la hiérarchie des normes. Cette modification amènera le juge constitutionnel à équilibrer autrement ses décisions. Elle assurera une protection supplémentaire et éclairera les débats sur les évolutions à venir. Enfin, elle donnera à cette institution une existence qui ne dépendra pas, en droit, du bon vouloir du Parlement.

Alors que certaines puissances financières sont, comme on dit chez moi, à l'agachon, nous vous proposons donc d'ajouter un article faisant de la sécurité sociale une institution de rang constitutionnel : ce geste symbolique aura une portée à la fois politique et normative. L'article fait également référence aux principes que la sécurité sociale met en œuvre et garantit, édictés dans le préambule de la Constitution de 1946, et au principe de la solidarité nationale avec son corollaire, la contribution à hauteur des moyens et le bénéfice en fonction des besoins. Cela ne change pas le droit existant, puisque ce principe est inscrit au premier alinéa de l'article 1er du code de la sécurité sociale ; mais il mérite d'être élevé au rang constitutionnel. Les principes du service public sont également mentionnés, comme garanties de son bon fonctionnement.

Nous vous proposons une rédaction simple, économe et lisible, qui préserve les prérogatives du législateur et la marge d'interprétation du juge tout en les orientant plus précisément, qui protège les principes fondateurs de la sécurité sociale pour l'avenir sans empêcher son adaptation aux défis futurs, qui la sort d'une vision purement financière et bureaucratique et qui permettra de la faire valoir comme partie intégrante de ce que l'on nomme l'identité constitutionnelle de la France, si des remises en cause se font jour.

Le groupe GDR a fait le choix d'inscrire cette proposition de loi constitutionnelle à l'ordre du jour parce qu'elle lui semble pouvoir rassembler largement notre assemblée, et notre peuple si elle doit prospérer jusqu'au référendum. Cela me donne l'occasion de rappeler qu'elle doit rester une œuvre collective, et de rendre hommage aux militantes et aux militants qui l'ont tant rêvée qu'ils sont parvenus à la construire. La sécurité sociale est notre bien commun : nous devons engager dans le pays un mouvement de réappropriation sociale et citoyenne.

Le groupe GDR a fait le choix de déposer cette proposition de loi constitutionnelle parce qu'il nous semble qu'elle ouvre un débat nécessaire. Oui, nous pensons qu'il faut mieux reconnaître la sécurité sociale et mieux la protéger en droit, qu'il faut réparer l'anomalie qui lui donne une place aussi modeste dans la Constitution alors qu'elle est essentielle à la réalisation de la promesse républicaine, qu'il faut renouer avec les principes de la démocratie économique et sociale.

Ce que je vous propose en somme, au moment où nous célébrons le quatre-vingtième anniversaire de la Libération, c'est de reconnaître, avec le recul, le caractère fondamental de la sécurité sociale dans la construction de notre nation et de notre République, de le proclamer, donc de le protéger. Ce que je vous propose, c'est de nous donner les moyens d'une célébration consistante des 80 ans de la sécurité sociale, en nous mettant en position d'achever ce processus constitutionnel l'année prochaine. Ce que je vous propose, c'est de lancer un appel à continuer d'inventer la sécurité sociale dont nous avons besoin. Cela ne mettra pas fin à tous les débats, mais ce sera un geste utile et historique pour l'avenir. Faisons-le ensemble !

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