Je parle très rarement à l'Assemblée nationale de mon métier, de mon identité, de ma vie privée – cela me paraît toujours un peu impudique. Je vais déroger ce soir à cette règle pour vous dire qu'issu d'une famille de petits paysans, j'ai pu travailler, hors cadre familial, avec quatre associés dont aucun n'était fils de paysan. Si nous avons pu nous lancer, c'est parce qu'il existait une politique de régulation du foncier. Sans CDOA, sans Safer, sans droit de fermage, mes associés – ce sont des amis, des frères – ne seraient jamais devenus paysans. Cette génération de notre Gaec prépare la relève, elle fait le Tour de France agri, elle milite pour l'installation et le partage de la terre, pour la plus-value et pour l'agroécologie. Cette aventure humaine, c'est la mienne comme celle de dizaines de milliers de paysans. Elle est fondée sur le partage et l'esprit d'entreprise, le second étant permis par le premier. Et ce partage, ce n'est pas seulement de la bonne volonté, de la charité ou de la fraternité : c'est d'abord le droit, la loi.
Or ce droit a été fragilisé depuis une quinzaine d'années. Le droit de préemption des Safer est fragilisé par les démembrements de propriété ; le fermage est contesté par les fonds spéculatifs, par les libéraux, par tous ceux qui veulent une dérégulation ; quant aux CDOA, elles ne sont parfois plus que l'ombre d'elles-mêmes, mal gouvernées et impuissantes à réguler des manœuvres sociétaires dilatoires et des montages d'une extrême complexité.
La priorité devrait être de réparer cette régulation du foncier et de garantir des systèmes de portage. Ce devrait être l'article 1er de cette loi, voire son article unique : que la liberté d'entreprendre soit garantie pour tous afin de renouveler les générations, d'assurer la compétitivité par un prix maîtrisé du foncier et l'accès de chacun à la possibilité d'entreprendre. Or ce projet de loi non seulement omet cela, mais il contient des dispositions dont tous les experts nous disent qu'elles risquent d'accélérer une dérégulation dont nous constatons déjà les effets et dont nous dénonçons les conséquences.
Dans notre pays, entre 65 % et 75 % des terres sont en fermage et les propriétaires ruraux possèdent en moyenne 7 hectares de terrain. On ne constate pas d'augmentation de la mise sur le marché des biens fonciers ; le marché est assez bien régulé, les familles et les amis acceptent les règles du fermage et continuent la grande aventure d'un foncier maîtrisé au service d'une agriculture nourricière qui a fait les paysages et la force de la France.
Et puis, il y a les ultralibéraux que cette originalité française agace. Depuis des années, ils cherchent des montages différents. Il y a la voie de la dérégulation. Il y a aussi la voie du portage. Ces alternatives prennent aujourd'hui la forme du GFAI, rebaptisé GFAE sans que cela change quoi que ce soit sur le fond.
C'est une rupture. Nous disposons de tous les moyens du portage. Il y a la propriété rurale. Il y a le fonds Elan du Gouvernement et de la Caisse des dépôts, qui permettra de canaliser des fonds privés, avec une gestion publique partagée, au service du portage transitoire du foncier ; cette très belle initiative annoncée aux Terres de Jim par le Président de la République a tardé à se concrétiser, mais elle grandira, j'en suis convaincu. Il y a les groupements fonciers agricoles mutuels : j'en connais un qui a permis de remembrer des friches afin que des viticulteurs puissent s'installer ; ce sont ainsi deux cents citoyens qui possèdent deux entreprises de viticulture qui enrichissent le paysage et apportent de l'innovation. Il y a Terre de liens et les formules associatives de l'économie sociale. Bref, en matière de portage du foncier, nous disposons d'un éventail de solutions très complet.
Le GFAI est une rupture, parce qu'il fait appel au financement public sans partir de la demande d'un agriculteur, mais aussi parce que, comme tous les groupements fonciers agricoles – mais avec une vision spéculative –, il échappe à toutes les formes de contrôle des structures. Par sa nature même, il ne sera pas géré de façon associative et autogérée, mais par une banque ou une assurance. L'expérience des GFAI forestiers nous a montré qu'ils terminent en montage de titrisation au Luxembourg ou dans d'autres paradis fiscaux, pour le seul bénéfice de ces banques et assureurs. Le GFAI bénéficie enfin – et c'est le comble – d'une fiscalité qui était réservée aux formes associatives et familiales et qui soutiendrait, ici, la spéculation.
Cet article 12 fait le contraire de ce que nous voulons. Nous proposons donc de le supprimer.