Pour commencer, permettez-moi de citer le grand Edgard Pisani, qui s'exprimait ainsi à cette tribune, en 1962, dans le cadre des débats autour du projet de loi d'orientation agricole – ses propos sont d'une actualité frappante, il n'y a que les échelles géographiques à changer :
« J'ai eu l'occasion de le souligner plusieurs fois à cette tribune. Il n'est pas inutile de le répéter. Nous assistons actuellement à un mouvement du sol qui échappe pratiquement de plus en plus à ceux qui le cultivent ou à ceux qui en ont besoin pour tomber entre les mains de ceux qui en possèdent déjà suffisamment, ou de ceux qui ne le cultivent pas et n'ont aucun lien avec lui.
« J'ai employé à cette tribune les termes d'accaparement et de dépaysannisation. Je répète que le sol français est actuellement la victime de ce double phénomène, contre lequel il nous faut lutter. […]
« Nous sommes aujourd'hui sans moyen, lorsque nous assistons dans une commune où existent une grande exploitation et plusieurs petites exploitations, pour éviter que toutes les ventes ne se fassent pas au profit de la grande et au détriment des petites. Nous sommes aujourd'hui sans moyen pour lutter contre le fait que la terre abandonne les mains paysannes pour devenir la propriété d'un certain nombre de personnes, ayant fort légitimement sans doute des moyens financiers, mais donnant à l'agriculteur le sentiment qu'il est frustré de son bien essentiel, la terre. »
Aujourd'hui, les enjeux se situent non plus à l'échelle des communes, mais à celle de grands territoires. Un vieux paysan socialiste du Toulois, mon territoire, avait cette fameuse formule : « Pour les libéraux, quand il n'y aura plus que deux paysans en Europe, il y en aura encore un de trop ».
Dans le mouvement permanent de la politique, nous nous trouvons confrontés à un choix inédit, du fait que 10 millions d'hectares, soit un tiers du sol français, vont changer de mains et que 150 000 paysans auront droit à la retraite. Ce choix devrait être la priorité absolue. Dans l'après-guerre, par la régulation et la maîtrise du marché du foncier, grâce à une alliance extraordinaire au sein d'un arc républicain qui s'étendait des communistes aux démocrates sociaux, nos aînés ont pu préparer la véritable prospérité.
L'enjeu actuel est la capacité de produire, qui nécessitera des cerveaux, des cœurs et des mains ; une capacité de produire autrement, dans le cadre d'une agroécologie qui protégera nos écosystèmes, fera de la nature une alliée et garantira la fertilité des sols, donc la nourriture de demain. La souveraineté française ne sera pas solitaire, elle doit être solidaire des autres peuples et agricultures, et contribuer à la sécurité collective de l'alimentation dans le monde. C'est cette vision que nous voulons défendre à l'occasion de l'examen du présent projet de loi d'orientation.
Chers collègues de la majorité, je vous parle les yeux dans les yeux.