Intervention de Olivier Serva

Réunion du mercredi 20 mars 2024 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaOlivier Serva, rapporteur :

Loin d'être une question anecdotique prêtant à sourire ou ne concernant que certaines personnes du fait de leur origine, la discrimination capillaire est, hélas, une réalité qui touche potentiellement tout le monde, et dont les effets sont particulièrement lourds et graves.

Des études montrent qu'une femme blonde sur trois se teint les cheveux en brun pour avoir l'air plus professionnelle et augmenter ses chances d'accéder à des emplois à responsabilité, les femmes blondes étant perçues comme moins aptes à de tels emplois. Les biais négatifs touchent aussi les personnes rousses, auxquelles de nombreux préjugés sont attachés, qui peuvent mener jusqu'au harcèlement et à la violence physique.

Des études américaines ont démontré un biais de perception négatif à l'égard des cheveux des personnes noires, en particulier des femmes. Les cheveux texturés sont deux fois et demi plus susceptibles d'être perçus comme non professionnels que les autres types de cheveux. Ils doublent les risques de micro-agressions au travail. Par ailleurs, plus de la moitié des jeunes filles noires subissent la discrimination capillaire dès l'âge de 5 ans.

Pour faire face à cette perception négative, deux femmes noires sur trois se sentent obligées de lisser leurs cheveux avant de se rendre à un entretien d'embauche. Or, comme l'a établi la science, l'usage fréquent de produits de lissage fait plus que doubler le risque de développer un cancer de l'utérus, accroît celui des cancers du sein et des ovaires, et double le risque de fibromes. Il est source de brûlures et peut causer des alopécies cicatricielles.

Par ailleurs, selon les chirurgiens esthétiques que nous avons auditionnés, le port fréquent de certaines coiffures comme les chignons serrés, quelle que soit l'ethnie et souvent pour des raisons professionnelles, accroît le risque d'alopécie de traction.

Les femmes d'origine maghrébine connaissent les mêmes difficultés et les mêmes incitations à lisser leurs cheveux. La discrimination capillaire n'est pas nécessairement liée à l'origine : tout le monde peut être concerné. Le sujet transcende donc l'origine, mais aussi l'âge ou le sexe : chacun, en raison de ses cheveux, peut être discriminé. Or, avant la taille ou la corpulence, les cheveux sont l'une des premières choses que l'on voit chez une personne et, souvent, l'une des seules – sur un curriculum vitae ou en visioconférence, par exemple.

La question des discriminations capillaires et de leurs conséquences graves pour la santé, mentale comme physique, est tellement importante qu'aux États-Unis, le législateur de Californie s'en est emparé, suivi par plus de vingt États de ce pays, démocrates comme républicains – une initiative est à présent pendante au niveau fédéral.

Vous me direz que les États-Unis ne sont pas la France et que notre droit sanctionne déjà les discriminations reposant sur l'apparence physique. Si notre droit paraît satisfaisant, il ne résiste malheureusement pas à la confrontation avec la réalité. La condamnation d'Adecco la semaine dernière, après plus de vingt ans de procédures, fait figure d'exception. Les condamnations pour discrimination sont rarissimes, a fortiori si celle-ci concerne l'apparence physique. Comme l'a rappelé Marc Ferracci lors de l'examen de sa proposition de loi visant à lutter contre les discriminations par la pratique de tests individuels et statistiques, aucune condamnation pour ce motif n'a été prononcée dans notre pays en 2020. Les saisines de la justice pour discrimination physique représentent moins de 0,1 % des affaires identifiées par la Défenseure des droits. Parmi les réclamations que reçoit l'institution, à peine 2 % concernent ces questions. La réalité est évidemment tout autre : selon une étude de la Défenseure des droits, près de trois cadres sur quatre estiment être discriminés en raison de leur apparence physique, et 92 % des personnes perçoivent de telles discriminations.

Enfin, les très – trop – rares décisions de justice rendues en matière de discrimination et concernant la question capillaire ne retiennent pas l'apparence physique, du moins pas directement. Dans l'affaire dite du steward d'Air France, la Cour de cassation s'est plutôt appuyée sur la discrimination entre les femmes et les hommes, alors qu'il s'agissait bien d'une discrimination capillaire, ce qui met en évidence un « trou dans la raquette » législative. Le steward, que j'ai pu auditionner, a insisté sur l'importance de nommer la véritable cause de cette discrimination. Celle-ci n'est pas réductible à l'égalité entre les femmes et les hommes, ni à la seule question des origines : elle touche tout le monde. Il apparaît donc nécessaire d'inscrire clairement dans notre droit que les discriminations capillaires sont interdites.

À cet égard, la proposition de loi permet d'interdire sans ambiguïté la discrimination capillaire, tout en ne la réduisant pas aux questions de genre ou d'origine. Elle permettra aux victimes de s'appuyer sur un droit enfin clarifié – je pense notamment aux personnes qui ont dû changer de chevelure pour être embauchées et qui, revenues à leurs cheveux naturels après quelques années, subissent réflexions, moqueries, vexations, pressions de la part de leurs employeurs et de leurs collègues. Le texte permettra aux juges d'utiliser ce critère, qui pourra d'ailleurs être plus facilement identifié grâce à la proposition de loi de Marc Ferracci.

Enfin, comme l'a souligné Mme Guylaine Conquet qui, investie de longue date sur ces questions, a inspiré la proposition de loi, celle-ci donnera l'occasion de célébrer la diversité capillaire de chacun. Loin d'être purement symbolique, elle aura des effets concrets pour mieux appréhender ce type de discrimination. De nombreuses personnes l'ont souligné lors des auditions, en particulier M. Olivier Klein, le délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT. Selon le professeur Wendy Greene, éminente universitaire américaine qui a participé à la rédaction du Crown ActCreating a Respectful and Open World for Natural Hair Act – aux États-Unis, ce texte permettra de faire entendre la voix des gens qui s'en sentent privés et qui n'agissent pas.

Certains pourraient dire que la proposition de loi risque d'évincer ou de minorer d'autres éléments liés à l'apparence physique, comme la corpulence. Aucun passage ne le prévoit : le texte n'évince aucun critère et ne crée aucune hiérarchie entre les éléments de l'apparence physique. Elle apporte une précision nécessaire et consacre dans notre droit une réalité ignorée par beaucoup, dont les effets sont pourtant dévastateurs pour des millions de personnes. Pour s'en convaincre, il suffit de se reporter aux très nombreuses dispositions législatives existantes qui, avec le mot « notamment » – celui que j'utilise dans la proposition de loi – précisent une notion ou un élément, sans créer de hiérarchie.

L'article 227-15 du code pénal, par exemple, punit de sept ans d'emprisonnement le délit de privation de soins d'un enfant. Parce que nous, législateur, l'avons jugé utile, il précise que la privation de soins consiste « notamment » à réduire un enfant à la mendicité dans la rue. Aucune autre hypothèse de privation de soins n'est prévue dans la loi. Il ne viendrait à l'idée de personne de considérer que cela écarte ou minore d'autres privations de soins, comme le défaut de fourniture de médicaments ou d'examen médical. Il en va de même avec cette proposition de loi : en procédant comme le législateur l'a déjà fait en matière pénale ou fiscale, on précise, on n'évince pas.

Cette proposition de loi répond donc à un réel besoin. J'en avais la conviction depuis le début de mes travaux, voilà plus d'un an ; les nombreuses auditions que j'ai conduites auprès d'une trentaine de personnes, d'institutions, d'universitaires et de spécialistes, n'ont fait que la renforcer. J'espère que vous la partagerez et que vous adopterez ce texte, beaucoup plus important qu'il n'y paraît au premier abord. Il pourrait notamment inspirer d'autres pays, tels que le Royaume-Uni, et faire de la France, pays des droits de l'homme, un précurseur sur cette question essentielle.

Pour reprendre les mots d'une autre personne auditionnée, ce texte permettra enfin de faire souffler un vent de confiance pour nos concitoyens qui subissent la discrimination capillaire au quotidien, et qui se rendent sur leur lieu de travail la boule au ventre, de peur d'être mis à pied ou licenciés pour leur capillarité intrinsèquement non raide.

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