La commission d'enquête sénatoriale ne s'est pas trompée en évoquant un phénomène tentaculaire pour qualifier l'influence des cabinets de conseil sur les politiques de l'État. Pourtant le recours massif à ces cabinets n'avait jamais donné lieu à un débat public ou à des votes. Si les députés sont chargés de contrôler l'action du Gouvernement, qui contrôle leur activité ?
Depuis l'arrivée d'Emmanuel Macron à l'Élysée, le montant des dépenses des différents ministères en prestations de conseil a plus que doublé, atteignant 1 milliard d'euros en 2021. L'omniprésence des ces cabinets – en particulier McKinsey – avait commencé dès la campagne du futur Président : une vingtaine de consultants du cabinet y ont participé, sans que cela ne donne lieu à facturation, ni à déclaration au titre des comptes de campagne. Dans la cellule « idées et perspectives » de la campagne Macron, des consultants analysaient des enquêtes d'opinion et des contributions de citoyens pour construire les propositions du candidat – tout un programme !
Nous ne sommes pas sûrs que les Français aient choisi le meilleur candidat, mais il est un bon choix pour les cabinets de conseil et McKinsey. Ce sont d'ailleurs les abus et l'affaire McKinsey qui ont alerté l'opinion publique sur le recours massif de l'État aux cabinets de conseil et conduit à la commission d'enquête sénatoriale dont le texte que nous examinons vise à appliquer les propositions. Le Gouvernement avait déjà confié à McKinsey la gestion de la crise du Covid, pour 12 millions d'euros, sans qu'aucun document produit ne soit estampillé du nom de ce cabinet. McKinsey, encore, qui a été payé 4 millions d'euros pour suggérer à l'État de baisser les aides personnalisées au logement (APL) de cinq euros. McKinsey, toujours, qui a facturé près d'un demi-million d'euros pour l'organisation d'un colloque sur l'avenir du métier d'enseignant qui n'a jamais eu lieu. McKinsey, enfin, qui n'a pas payé un seul euro d'impôt en France en 2010 et dont les dirigeants se seraient payé le luxe de mentir sous serment lors de leur audition par la commission d'enquête.
Pour autant, nous aurions tort de n'incriminer que McKinsey, car ce cabinet devenu symbolique n'est que l'arbre qui cache la forêt de la privatisation de la décision publique vers laquelle nous nous dirigeons, si nous ne prenons pas de mesures. Nous constatons déjà les effets de cette privatisation lorsque l'État va jusqu'à s'en remettre à des cabinets de conseil pour sa stratégie militaire, pour les choix budgétaires du ministère des Armées ou le plan d'économies de Bercy, la lutte contre la radicalisation, la gestion de la crise sanitaire, la stratégie nationale de santé, la réforme de l'aide au logement, les états généraux de la justice, l'avenir du métier d'enseignant ou encore la réforme des retraites.
Cette privatisation de la décision publique a un coût, puisque cela revient en moyenne quatre fois plus cher d'avoir recours à un consultant qu'à un fonctionnaire. Alors que le niveau de nos dépenses publiques est l'un des plus élevés au monde, celles dédiées aux cabinets de conseil représentent 2 à 3 milliards d'euros par an, soit davantage que le budget de certaines régions et un niveau proche de celui du ministère de la santé lorsqu'il existait. À terme, il sera indispensable de se pencher sur le recours des collectivités aux cabinets de conseil. Si l'inclusion des communes nécessite des aménagements et pourrait nuire à l'adoption d'un texte commun aux deux chambres dans un délai rapide, il n'en demeure pas moins que les régions et les départements devraient être soumis au dispositif de ce texte : une commission d'enquête sur le recours des collectivités locales aux cabinets de conseil est indispensable, afin d'identifier les besoins en matière de législation.
Enfin, le recours massif aux cabinets de conseil se traduit par une perte de savoir-faire pour les fonctionnaires, les ministères et l'État, donc par une perte de souveraineté. Si le recours à ces cabinets peut être justifié pour gérer une situation exceptionnelle ou apporter un regard extérieur sur un dossier, il doit être strictement justifié, encadré et transparent – les trois piliers de notre politique en la matière.
Nous voterons ce texte, car il permet d'empêcher les dérives en matière de recours aux cabinets de conseil, en termes de conflits d'intérêts, de réalité des prestations ou d'opacité des contrats. Nous estimons cependant qu'il n'encadre pas suffisamment le recours de la puissance publique aux prestations de ces cabinets : nous risquons de continuer à aller vers la privatisation de la décision publique. Le groupe Rassemblement national a donc déposé une vingtaine d'amendements visant à renforcer cette proposition de loi.