Le texte soumis à notre examen est fortement attendu par le Parlement, qui avait pris l'initiative en la matière – des membres de la majorité présidentielle et des groupes La France insoumise, Socialistes, Écologiste et Gauche démocrate et républicaine avaient déposé des propositions de loi dès le début de la législature –, mais aussi par nos concitoyennes et nos concitoyens. On ne peut que saluer le choix du Président de la République de remettre l'ouvrage sur le métier pour permettre un aboutissement rapide et autonome de cette révision.
Le Parlement a travaillé en bonne intelligence et nous nous devons de poursuivre dans cette voie. Pour mémoire, en novembre 2022, l'Assemblée nationale a adopté, à une large majorité – 337 voix contre 32 – une rédaction, fruit d'un consensus transpartisan, qui reconnaissait la garantie de l'effectivité et de l'égal accès au droit à l'IVG. Dans la foulée, le Sénat, qui s'était jusqu'alors montré réticent à l'inscription de l'IVG dans la Constitution, a également adopté un texte. Si ce dernier était moins ambitieux que celui de l'Assemblée, il n'en a pas moins constitué une avancée historique. Les deux chambres ont envoyé un message clair : elles souhaitent faire aboutir une révision constitutionnelle sur le sujet.
Nous respectons les doutes de ceux qui s'interrogent sur l'opportunité d'inscrire la liberté de recourir à l'IVG dans la Constitution. Réformer la Constitution est un acte fort, qui traduit la volonté des constituants que nous sommes d'inscrire le choix du peuple présent pour le peuple futur. C'est marquer le présent pour protéger l'avenir.
Je crois nécessaire de circonscrire le périmètre de nos débats. Il ne s'agit pas de discuter du cadre législatif en vigueur, ni de préparer des évolutions législatives visant à élargir la liberté de recourir à l'IVG. Nos débats seront scrutés en cas de contentieux, et les intentions du Gouvernement et du Parlement doivent être claires : la rédaction proposée n'implique nullement une évolution du droit existant et ne saurait être source d'un nouveau contentieux, par exemple par la voie d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Le Conseil d'État est on ne peut plus précis sur ce point.
Le projet qui nous est soumis vise un objectif que nous partageons : rendre impossible une modification de la loi qui aurait pour objet d'interdire tout recours à l'IVG, ou d'en restreindre les conditions d'exercice de telle façon qu'elle priverait cette liberté de toute portée. Son adoption nous paraît indispensable pour renforcer la protection juridique de cette liberté. La Constitution recense déjà de nombreux droits et libertés, sans distinguer d'ailleurs ces deux notions, qui ont la même valeur, dans les préambules et les articles de la Constitution de 1958 : laïcité, égalité entre les femmes et les hommes, interdiction de la peine de mort, libre administration des collectivités territoriales, droit d'asile, pour ne citer que ceux-ci. Il n'y a donc pas d'incohérence ou de risque à reconnaître un nouveau droit. Au contraire, il appartient au législateur constituant d'en prendre la responsabilité, sans attendre que le Conseil constitutionnel reconnaisse éventuellement ce nouveau droit de manière prétorienne.
Ne croyons pas que la protection de l'IVG par la loi est suffisante pour nous prémunir contre tout risque d'atteinte à cette liberté. Certes, le Conseil constitutionnel a admis la conformité à la Constitution des différentes réformes concernant l'IVG. Il a considéré que le législateur avait toujours respecté l'équilibre entre la liberté de la femme telle qu'elle découle de l'article 2 de la DDHC, et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation. Notons cependant trois limites à cette protection.
Premièrement, s'il admet sa constitutionnalité, le Conseil constitutionnel n'a jamais reconnu l'IVG comme une liberté ou un droit fondamental, contrairement à ce qu'il a décidé pour la liberté d'enseignement, par exemple. Deuxièmement, le Conseil n'ayant jamais eu à se prononcer sur une restriction du droit à l'IVG, on peut s'interroger sur sa capacité à déclarer inconstitutionnelles de telles dispositions sur le fondement de l'équilibre qu'il a défini, lequel repose sur une interprétation extensive de l'article 2 de la DDHC. Troisièmement, le Conseil reconnaît sur cette question un large pouvoir d'appréciation au législateur, ce qui est bien normal compte tenu du silence des textes constitutionnels.
C'est cette ambiguïté et cette incertitude que nous souhaitons lever, sans priver le juge constitutionnel de son office. La modification de l'article 34 renvoie explicitement à la prérogative du législateur pour encadrer cette liberté, qui ne saurait être absolue. L'ajout du mot « garantie », principale évolution par rapport à la rédaction du Sénat, qui est très largement reprise par ailleurs, doit renforcer la protection – désormais de rang constitutionnel – de cette liberté contre d'éventuelles atteintes à l'avenir. À l'inverse, la suppression du mot « garantie » rétablirait une incertitude quant à l'intention du constituant, voire indiquerait que celui-ci n'a pas souhaité garantir ce droit, ce qui serait contre-productif. C'est pourquoi nous resterons foncièrement attachés à ce mot.
Dans l'ensemble, la rédaction qui nous est proposée est la plus robuste et la plus opportune qui soit juridiquement. Au vu des auditions que j'ai menées, de l'avis du Conseil d'État – qui est très positif à l'égard de la rédaction proposée – et des travaux de nos collègues sénateurs, je considère que la formulation de l'article unique est précise et qu'elle n'est source d'aucune ambiguïté quant à l'objectif visé. L'emplacement retenu, à l'article 34 de la Constitution, a du sens au vu de notre histoire constitutionnelle et de son évolution ; il ne réduit en rien la portée de la liberté ainsi garantie. Cette rédaction est, enfin, de nature à garantir une protection qui respecte le choix de chaque personne souhaitant recourir à une IVG.
Je suis convaincu que la formulation retenue nous permettra de trouver un accord avec nos collègues sénateurs, car elle émane pour partie des travaux de qualité qu'ils ont menés au début de l'année 2023, travaux qui ont ouvert le chemin à la présentation du projet de loi constitutionnelle. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas déposé le moindre amendement et je vous inviterai à retenir la rédaction qui nous est proposée. Cela n'enlève rien à l'importance des débats que nous aurons sur les amendements : ils mettront en lumière l'objectif et les choix juridiques qui ont conduit à cette rédaction.
Cette révision intervient dans un contexte qui inquiète celles et ceux qui défendent les droits des femmes. En Europe, aux États-Unis et partout à travers le monde, ce droit est menacé. L'arrêt de la Cour suprême américaine nous a rappelé que, même dans un pays aussi développé et attaché aux libertés que les États-Unis, le recul du droit à l'avortement est possible. Sans transposer la situation juridique américaine à notre pays, force est de constater que les droits des femmes, selon la formule attribuée à Simone de Beauvoir, « ne sont jamais acquis » et qu'il « suffira d'une crise pour qu' [ils] soient remis en question ».
En Pologne, en Hongrie, les gouvernements créent des barrières à l'accès à l'IVG, comme l'obligation d'écouter le cœur du bébé ou l'interdiction d'avorter en cas de malformation du fœtus. Le droit européen ne nous apporte aucune garantie en la matière, car la CEDH et la CJUE laissent une grande marge d'appréciation aux États.
Les militants dits anti-choix sont très actifs en France et reçoivent des financements substantiels. Les entraves prennent des formes de plus en plus pernicieuses : certaines plateformes vont jusqu'à proposer un numéro vert pour se faire passer pour des organismes publics et dissuader les femmes qui les appellent. Ne croyons donc pas que la France est complètement imperméable à ce risque. C'est justement parce que ce droit est encore solidement ancré en France qu'il faut le protéger : on ne prend pas une assurance quand la maison brûle.
Enfin, par cette révision, notre pays enverrait un message fort au monde, en devenant le premier État à reconnaître l'IVG dans le texte de sa Constitution, qui a servi de modèle à tant de pays au cours de l'histoire.
En somme, ce texte est rien et tout à la fois. Il n'est rien, parce qu'il ne bouleverse pas le droit existant. Il est tout, parce qu'il crée un bouclier non régressif pour l'avenir, en érigeant la liberté de recourir à l'IVG au rang des libertés fondamentales devant être garanties par un État de droit au XXIe siècle.