J'ai l'honneur et la fierté de porter devant le Parlement le projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse. Ce projet de loi est l'aboutissement de nombreuses initiatives parlementaires et de débats déjà approfondis. Lors du deuxième semestre de 2022, neuf propositions de loi constitutionnelles ayant pour objet d'inscrire dans la Constitution le droit de recourir à l'IVG ont été déposées devant l'une ou l'autre des deux assemblées. Je rends hommage à ces initiatives, qui auront toutes utilement contribué à la réflexion commune autour de ce projet. Je salue, en particulier, les propositions de l'ancienne présidente Aurore Bergé et de la présidente Mathilde Panot, grâce auxquelles l'Assemblée a joué un rôle moteur.
Avec ce projet, le Gouvernement donne suite à ces travaux et à l'appel qui lui a été lancé, auquel le Président de la République a répondu favorablement, le 8 mars 2023. À l'occasion de son discours prononcé en hommage à Gisèle Halimi, le Président a appelé à « changer notre Constitution afin d'y graver la liberté des femmes de recourir à l'interruption volontaire de grossesse pour assurer solennellement que rien ne pourra entraver ou défaire ce qui sera ainsi irréversible ». Ce projet de loi constitutionnelle est donc présenté au Parlement comme une rédaction d'équilibre parmi celles qui ont été votées par l'Assemblée et par le Sénat. Il vise à créer un consensus entre les deux assemblées à partir de constats et d'objectifs partagés.
Le constat me semble désormais clair, et le Conseil d'État l'a souligné dans son avis : il n'existe pas aujourd'hui de véritable protection supralégislative du droit ou de la liberté de recourir à l'IVG. La Convention européenne des droits de l'homme ne comporte pas de disposition spécifique sur l'avortement, et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère que le droit au respect de la vie privée et familiale, protégé par l'article 8 de la Convention, ne peut être regardé comme consacrant un droit à l'avortement. En conséquence, elle renvoie à la marge dont dispose chaque État pour apprécier l'équilibre entre le droit à la vie privée de la mère et la protection de l'enfant à naître. De la même manière, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) se borne à rappeler, en l'absence de disposition spécifique sur ce point, la compétence des États membres et renvoie à l'appréciation du législateur national.
Quant au Conseil constitutionnel, il a jugé conformes à la Constitution les différentes lois relatives à l'IVG. Ce faisant, il a examiné l'équilibre ménagé entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme, qui découle de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (DDHC) de 1789. Le juge constitutionnel n'est pas allé plus loin. Il a pris le soin de souligner, au sujet de l'IVG, qu'« il ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement » et qu'« il ne lui appartient donc pas de remettre en cause, au regard de l'état des connaissances et des techniques, les dispositions prises par le législateur ». Ainsi la liberté des femmes de recourir à l'IVG ne bénéficie-t-elle pas à ce jour d'une véritable consécration constitutionnelle.
L'objectif du Gouvernement, qui rejoint les positions déjà exprimées à l'Assemblée nationale et au Sénat, est clair : accorder à cette liberté une protection constitutionnelle, sans toutefois figer la législation, ni créer une forme de droit absolu et sans limite. Cette protection constitutionnelle doit être suffisamment souple pour permettre au législateur de continuer son œuvre en la matière et donc ménager un équilibre satisfaisant, notamment au regard des évolutions techniques, médicales, scientifiques qui pourraient advenir. Ce qu'il s'agit d'empêcher, c'est que le législateur puisse un jour interdire tout recours à l'IVG ou en restreindre à ce point les conditions d'accès que la substance même de la liberté d'y recourir s'en trouverait atteinte.
Le Gouvernement souhaite consacrer pleinement la valeur constitutionnelle de la liberté de la femme de recourir à l'IVG, tout en reconnaissant le rôle du législateur dans l'organisation des conditions d'exercice de cette liberté. Les deux objectifs semblent pouvoir être conciliés par une rédaction qui protège la liberté ainsi reconnue, tout en préservant le rôle essentiel du Parlement. Pour y parvenir, le Gouvernement a retenu une voie médiane entre les rédactions de l'Assemblée nationale et du Sénat. Le projet de loi comporte une disposition unique, ayant pour objet de modifier l'article 34 de la Constitution en y ajoutant, après le dix-septième alinéa, un alinéa ainsi rédigé : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. »
Le Gouvernement a retenu l'article 34 de la Constitution, comme l'avait fait le Sénat. D'un point de vue juridique, cet emplacement paraît le plus adapté. Les diverses versions votées par le Parlement le montrent, aucun emplacement au sein de la Constitution n'est idéal. Cependant, l'article 34 semble préférable à la création, au sein du titre relatif à l'autorité judiciaire, d'un article 66-2 suivant l'article 66-1 relatif à l'abolition de la peine de mort. Le Conseil constitutionnel reconnaît que l'article 34 de la Constitution peut, contrairement à ce qu'une lecture rapide pourrait indiquer, accueillir des règles de fond et mettre des obligations positives à la charge du législateur – la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 y a ainsi inscrit que la loi fixe les règles concernant notamment la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias.
Ce projet se caractérise par ailleurs par le choix du mot « liberté » plutôt que « droit ». Ce choix a été ô combien commenté, mais sa portée ne doit pas être surestimée. De fait, le Conseil d'État l'a relevé dans son avis, il n'existe pas dans les textes, ni dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de différence établie entre ces deux termes. Si le Gouvernement a choisi ce terme, c'est dans un souci de clarté. Il s'agit, non pas de créer un droit absolu et sans limite, mais de faire référence à l'autonomie de la femme et de garantir ainsi l'exercice d'une liberté qui lui appartient, dans les conditions prévues par la loi.
Enfin, le Gouvernement a souhaité insister sur le fait que, si les conditions de la liberté de recourir à l'IVG sont déterminées par le législateur, cette liberté doit rester dans tous les cas garantie aux femmes qui en bénéficient. C'est un point essentiel. Le mot « garantie », issu des travaux menés par votre assemblée, vise, là aussi, à exprimer clairement quelle est l'intention. Il s'agit, non pas d'une simple attribution de compétences au législateur, mais bien de la création d'une obligation positive à sa charge : celle de protéger cette liberté que la Constitution garantit dans les conditions qu'il estime appropriées, afin qu'à l'avenir, aucune majorité ne puisse porter atteinte à la liberté intangible pour la femme de disposer de son corps.
J'en viens aux effets attendus de la révision constitutionnelle. Tout d'abord, c'est un point essentiel, aucune disposition législative en vigueur ne devrait être remise en cause par l'adoption du texte. Le Conseil d'État l'a très précisément constaté, et telle est bien l'intention du Gouvernement. Pour répondre par anticipation à certaines craintes exprimées ici ou là, la consécration de cette liberté n'emporte pas la remise en question d'autres libertés, notamment la liberté de conscience des médecins et des sages-femmes qui leur permet de ne pas pratiquer l'IVG si cet acte est contraire à leurs convictions. Cette liberté est évidemment préservée.
Ensuite, la rédaction proposée entend exprimer clairement que la décision d'avorter n'appartient qu'à la femme enceinte : elle ne nécessite ni l'autorisation d'un tiers, que ce soit le conjoint ou les parents, ni l'appréciation d'une autre personne. Cette liberté est reconnue à toute femme enceinte et même à toute personne enceinte, sans considération de son état civil, de son âge, de sa nationalité ou de la régularité de son séjour en France.
Enfin, j'y insiste, cette rédaction ne vise pas à créer une forme de droit opposable. Le Gouvernement n'ignore pas les difficultés matérielles, concrètes, qui peuvent encore exister dans l'accès à l'IVG, notamment dans certaines parties du territoire. Il s'agit là d'un autre sujet, qui n'est pas d'ordre constitutionnel. Nous sommes réunis aujourd'hui pour réviser notre Constitution, pas pour voter je ne sais quelle mesure relevant du périmètre du ministère de la santé, lequel ne ménage pas ses efforts pour améliorer l'accès à l'IVG partout en France – des annonces ont d'ailleurs été faites il y a quelques instants en séance lors des questions au Gouvernement concernant la revalorisation des tarifs des actes relatifs à l'IVG.
Cette révision de la Constitution ne lèvera pas toutes les difficultés, mais elle prémunira les femmes, en France, contre une éventuelle régression brutale de leur liberté de recourir à l'avortement. C'est la volonté exprimée par l'Assemblée, puis par le Sénat ; c'est l'objectif du Président de la République, visé par le Gouvernement.
Le projet de révision constitutionnelle constitue le point d'équilibre entre les nombreux travaux engagés dans les deux chambres et commencés ici même. Parce qu'elle respecte les priorités de l'Assemblée et le travail du Sénat, cette rédaction devrait nous permettre, j'en suis convaincu, de trouver une majorité dans les deux chambres, puis d'obtenir une majorité qualifiée au Congrès. Je forme le vœu que nos débats suffiront à dissiper les dernières hésitations et permettront à notre pays, par le vote de cette loi constitutionnelle, de franchir un pas historique pour les femmes. La France deviendrait alors le premier pays au monde à protéger cette liberté inaliénable de la femme dans sa Constitution.