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Intervention de Dominique Potier

Réunion du jeudi 14 décembre 2023 à 10h05
Commission d'enquête sur les causes de l'incapacité de la france à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l'exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Potier, rapporteur :

Monsieur le président, je me félicite de la qualité de la collaboration que nous avons nouée au cours de ces six mois. Nous avons eu le souci commun de ne pas faire le buzz ni chercher à alimenter des débats conflictuels. Nous nous sommes efforcés de mettre au jour tous les aspects de la question afin de nourrir le débat public de manière apaisée. Je salue les commissaires, qui ont été particulièrement présents au sein de cette commission d'enquête – ce fut un véritable marathon, tant au regard du nombre des auditions que de leur durée. Je salue cet exercice démocratique, consciencieux, au service de la recherche de la vérité et de l'intérêt général.

Tout député d'opposition que je suis, j'ai examiné avec un regard bienveillant et un a priori positif le lancement par le Gouvernement des consultations sur le quatrième plan Écophyto, en lui faisant crédit de sa sincérité. Le rapport n'est pas dépourvu d'esprit critique mais se veut une contribution utile à cette concertation, qui doit être menée jusqu'en janvier prochain. Grâce à ce calendrier particulièrement heureux, le débat sera nourri par nos travaux et nos différentes contributions. Je salue l'engagement parfois héroïque de l'administration de l'Assemblée, qui nous a permis de terminer notre ouvrage, dense et ambitieux, dans les délais impartis.

Le choix d'un rapporteur, c'est d'abord celui d'un plan, pour organiser et hiérarchiser la connaissance acquise. Je vais donc vous présenter de manière synthétique les différentes parties du rapport.

La volonté du groupe Socialistes de créer cette commission d'enquête reposait sur un double constat. Le premier est le décalage entre les objectifs affichés – une diminution de 50 % de l'usage des produits phytosanitaires, proclamée en 2009 et réaffirmée en 2014, 2018 et 2023 – et les résultats obtenus – une légère baisse de la quantité des substances actives et une légère hausse du nombre de doses unité (Nodu). La seule victoire que l'on a remportée est la diminution de la toxicité des produits mis sur le marché, avec une baisse phénoménale de l'usage des CMR (substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction) de catégorie 1, qui sont les plus toxiques, et une diminution significative de l'emploi des CMR 2. Ces deux succès ne sont pas dus aux plans Écophyto mais au régime d'autorisation que nous avons adopté et renforcé notamment en 2014. C'est ce dernier qui nous a permis d'avancer, pas le plan Écophyto.

Le deuxième constat est le fait que le système européen et français, fondé sur l'interdiction de la diffusion de molécules toxiques dans l'environnement et le respect par les pouvoirs publics de l'évaluation des autorités scientifiques, fait l'objet de débats au sein de la société civile et du monde politique. Ce système est, sinon en danger, du moins questionné.

Nous avons mené nos travaux dans plusieurs directions. Nous avons documenté les effets des produits phytosanitaires sur les différents compartiments de l'environnement et de la santé. Nous avons autopsié le régime d'autorisation français et européen, afin d'identifier les moyens de l'améliorer et de renforcer sa crédibilité. Nous nous sommes livrés à une analyse pour ainsi dire clinique de l'action de la puissance publique, mettant en lumière son incurie – des dizaines, voire des centaines de millions ont été dépensés depuis 2009, pour des résultats qui ne sont absolument pas à la hauteur des espérances. Nous nous sommes interrogés sur les raisons de cette impuissance. Enfin, au-delà de la puissance publique, nous avons cherché à identifier les déterminants de l'économie agricole qui créent la dépendance à la phytopharmacie. Nous nous sommes penchés sur la chaîne de valeur de la phytopharmacie ainsi que sur l'économie agricole et les leviers de marché.

L'originalité du rapport réside surtout, à mes yeux, dans l'étude des marges de manœuvre permises par les leviers de marché, en tant qu'ils peuvent influer sur l'agroécologie, et l'analyse approfondie – y compris d'un point de vue scientifique et philosophique – des régimes d'autorisation.

La première partie dresse un état des lieux des effets des produits phytosanitaires. Le rapport de l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) de 2021, qui constitue la principale arme scientifique – et l'une des seules – déployée par le ministère de la santé, confirme les liens de causalité entre un certain nombre de maladies, notamment neurodégénératives, qui affectent les adultes comme les enfants, et l'exposition aux pesticides.

Les alertes sur l'eau sont sans doute celles qui nous ont le plus impressionnés. Il n'y a pas vraiment davantage de pollution diffuse agricole, mais l'effet cumulé des stress hydriques crée un phénomène de concentration. Quelque 4 300 captages ont été fermés au cours des vingt dernières années, et des milliers sont menacés dans les années à venir en raison de cette absence de dilution. Nous avons entendu à deux reprises les agences de l'eau, et les scientifiques nous l'ont réaffirmé : il s'agit sans doute de la menace principale sur l'eau.

La pollution diffuse crée deux types de problèmes. Le premier est le coût de la réparation, évalué entre 500 millions et 1 milliard d'euros annuels. Cela représente un surcoût estimé entre 0,5 et 1 euro par mètre cube sur les territoires exposés à des pratiques critiques conduisant à de la pollution diffuse, dont les ressources en eau sont fragiles. Cela concerne environ un tiers de la France. M. le ministre Christophe Béchu nous a indiqué qu'il allait demander notamment à l'Inspection générale des affaires sociales de réaliser une étude pour mieux chiffrer cet impact sur l'eau.

Le deuxième problème, celui qui m'a le plus impressionné, tient aux conséquences pratiques considérables de ce phénomène en termes d'aménagement du territoire. Les communautés urbaines ou autres établissements publics de coopération intercommunale d'une dimension importante, qui assurent la gestion d'un grand volume d'eau, pourront organiser un système de traitement des eaux, même si le financement posera une difficulté. En revanche, comme me l'ont confirmé les agences de l'eau, ce traitement sera inaccessible aux communautés rurales, y compris en cas de compétences partagées et même lorsque la population concernée atteint 10 000 ou 20 000 habitants, car il sera tout simplement impossible d'implanter des usines de potabilisation. Les territoires ruraux pourraient ainsi devenir dépendants pour leur eau potable d'autres territoires, pas nécessairement urbains, au prix d'infrastructures onéreuses et surtout d'un problème culturel majeur.

Ce sujet de l'eau potable, que l'on ne peut pas occulter, fait l'objet d'un septième chapitre du rapport, qui recommande d'accélérer notamment en matière de protection des captages. On ne peut pas continuer comme cela. Nous transmettrons nos documents à la mission d'information qui se penche actuellement sur le sujet.

Les effets des produits phytosanitaires sur l'air sont ceux qui ont été les moins étudiés. Il est difficile d'obtenir des données et d'élaborer une doctrine sur ce sujet comme on l'a fait sur l'eau : dans le domaine de l'air, nous sommes quasiment dans l'inconnu. Il est de notre devoir d'acquérir progressivement, méthodiquement, des données et de concevoir une doctrine équivalente à celle de l'eau. Il serait bon de lancer ce chantier durant la législature. Le sujet ne mérite peut-être pas d'être diabolisé mais, pour l'heure, nous n'en savons rien.

Concernant le sol et la biodiversité, il n'y a pas de contradiction, à nos yeux, entre la diminution de l'usage des produits phytosanitaires et la lutte contre le dérèglement climatique. Les rapports du Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) comme les autres études scientifiques et les personnes que nous avons auditionnées indiquent que la santé des sols est une des solutions à la crise climatique, par le biais de la captation du carbone ; elle est également une garantie de fertilité à terme. Des sols érodés et dégradés ne jouent pas le même rôle de puits de carbone d'une part, et deviennent moins productifs et plus dépendants aux intrants chimiques d'autre part. La santé des sols et la biodiversité sont donc non seulement une assurance climat mais aussi une assurance sécurité alimentaire pour ceux qui viendront après nous.

Concernant les propositions, nous nous sommes focalisés sur le fonds Phyto Victimes, dont nous saluons tous le déploiement, tout en regrettant la lenteur du processus. Des mesures s'imposent pour renforcer sa visibilité et permettre, autant que faire se peut, la réparation des dommages de la phytopharmacie. Par ailleurs, nous recommandons qu'un effort permanent soit engagé pour que les travailleurs de la terre exposés à ces produits – dans les coopératives, le négoce, l'agroalimentaire… – soient mieux protégés à l'avenir.

La deuxième partie du rapport est consacrée au régime d'autorisation, qui est l'objet de deux types de critiques. Le premier vient de l'écologie politique au sens large, qui estime que ce système est sous influence, de l'agrochimie en particulier. Le deuxième type de critiques émane des secteurs économiques qui subissent les conséquences du retrait des molécules. Ceux-ci considèrent que l'analyse bénéfice-risque ne peut être faite par celui qui a évalué le risque et que la gestion de ce dernier revient au politique, qui doit arbitrer entre souveraineté alimentaire et risque environnemental et sanitaire. Ces critiques portent sur le régime d'autorisation que nous connaissons, largement confié à l'Efsa (Autorité européenne de sécurité des aliments) et à l'Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail).

Au passage, le transfert de la décision d'autorisation de mise sur le marché des produits du ministre au directeur de l'Anses n'a pas changé grand-chose, comme Stéphane Le Foll l'avait d'ailleurs indiqué. En effet, dès lors que l'évaluation scientifique a conclu à la dangerosité du produit, il est impossible, en vertu du droit européen, de le laisser en circulation. Le ministre a la faculté de réinterroger l'Anses, comme il l'a fait récemment à propos du S-métolachlore, et il peut, en application de l'article 53 du règlement européen concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, autoriser une dérogation de 120 jours. Rien d'autre ne serait conforme au droit européen.

Le débat qui a lieu sur la question aboutit donc, in fine, à remettre en cause le droit européen et la capacité de décision de l'autorité scientifique. C'est un sujet passionnant. À mes yeux, la mission première du politique est de définir le cahier des charges de ce qui est acceptable et de ce qui ne l'est pas. Il s'agit de savoir à quel prix on est prêt à maintenir une pratique agricole ou à sauver un élément de souveraineté alimentaire, autrement dit quels effets sanitaires sur la communauté on est disposé à accepter. Il faut fournir un cahier des charges aux agences sanitaires. Mais si, à l'occasion de l'examen de chaque molécule, de chaque produit, l'intérêt économique d'une filière est opposé à celui des victimes indirectes ou indirectes, on ne s'en sortira pas. La décision politique qui fixe le niveau du risque acceptable ne doit pas être prise en opportunité mais reposer sur des principes applicables à l'ensemble des molécules et des produits.

En attendant, nous avons proposé plusieurs pistes d'amélioration à court terme. La première a trait aux interactions entre les sciences réglementaires, celles qui s'imposent aux industriels présentant une molécule ou un produit, et les sciences académiques, plus fondamentales et exploratoires. Nous recommandons que les lignes directrices de la science réglementaire soient révisées de manière continue en fonction des avancées des sciences académiques et que ces dernières soient mieux prises en compte dans l'évaluation des risques.

La science réglementaire, c'est l'application à l'instant T de la science académique. Cette dernière évolue, par exemple s'agissant des effets des mélanges entre coformulants et molécules, ou encore du concept d'exposome selon lequel nous ne sommes pas seulement soumis aux effets d'une molécule ou d'un produit mais à une multitude d'expositions – qui ne sont pas toutes d'origine agricole : par exemple, des biocides entrent en ligne de compte, qui n'ont rien à voir avec le milieu agricole. L'exposome constitue une nouvelle approche scientifique de la multi-influence de la chimie sur le corps humain tout au long de la vie. La science réglementaire doit évoluer en conséquence. Une autre piste d'amélioration a trait à la prise en compte des mélanges et des coformulants.

Par ailleurs, le soupçon relatif à l'existence de conflits d'intérêts concernant certains chercheurs ou scientifiques est un poison. Je ne vous dirai pas que l'ILSI (International Life Sciences Institute), qui représente l'industrie agroalimentaire et agrochimique, n'est pas influente à l'échelle européenne : divers comités scientifiques ou parascientifiques, qui en émanent, établissent des normes, des taux de soutenabilité, etc. L'influence des lobbies est incontestable, et des chercheurs sont parfois confrontés à des conflits d'intérêts.

Le système actuel est déclaratif : les chercheurs doivent faire part des collaborations qu'ils ont nouées avec une industrie privée. Nous proposons d'étendre à la phytopharmacie la règle applicable au médicament, à savoir l'obligation, pour les industriels, de déclarer tous les experts avec lesquels ils ont travaillé. Ce double fichier permettrait au comité de déontologie de l'Anses et de l'Efsa de s'assurer que tel ou tel scientifique dont le recrutement est envisagé pour examiner une molécule ou un produit n'a pas été en relation avec une firme phytopharmaceutique ayant des intérêts en la matière. Ce renforcement de la transparence compléterait les efforts remarquables déjà accomplis par l'Anses – je souhaite à toutes nos institutions d'être capables du niveau d'exigence de vérité dont elle a fait preuve dans son rapport sur la crédibilité de l'expertise scientifique, où elle s'est autocritiquée de façon cinglante et a reconnu des erreurs manifestes. La mesure que nous proposons pourrait être facilement introduite en droit français par la voie réglementaire, et nous appelons de nos vœux son institution à l'échelle européenne.

La troisième partie aborde la question de la recherche et développement et met en évidence une sorte de grande fracture. Dans le rapport que j'avais eu l'honneur de rendre au Premier ministre en 2014, nous mettions l'accent sur le déficit de recherche : cinq ans après le Grenelle de l'environnement, la machine à fabriquer des idées et à explorer des solutions n'était pas en route. Nous constatons qu'un véritable effort a été entrepris depuis, avec constance et quelles que soient les tendances politiques. Antoine Herth, par exemple, avait rendu au Premier ministre un rapport très documenté sur le biocontrôle et les biotechnologies.

Sous l'effet de cette mobilisation, la recherche actuelle est puissante. Elle explore des champs nouveaux dans les technosolutions : la robotique, le numérique, les sciences de la génétique qui sont très prometteuses, à condition que nous prenions quelques précautions. Il y a aussi une recherche sur les agrosystèmes, effectuée par des laboratoires d'idées et aussi par des organismes scientifiques, en premier lieu l'Inrae (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement). Nous proposons de l'élargir vers la science du paysage et des mosaïques paysagères, ou vers la sociologie agricole – peu utilisée alors que ce sont bien des hommes qui vont trouver les solutions et les appliquer selon des modalités qui réclament des connaissances en la matière. Il reste encore des manques dans deux ou trois domaines, qui pourraient être facilement comblés.

Globalement, l'effort de recherche a donc été produit. Les instituts techniques agricoles jouent leur rôle. Nous proposons d'accroître un peu leurs dotations – il ressort de mes échanges fructueux avec Arvalis-Institut du végétal et Terres Inovia qu'avec quelques millions de plus par an, ils pourraient mieux coopérer avec la science fondamentale et préparer la concrétisation des solutions, dans la vigne, dans la betterave ou ailleurs. L'exemple de la betterave illustre d'ailleurs parfaitement l'efficacité d'un plan national de recherche et d'innovation dans la recherche appliquée.

Le problème est que tout cela n'arrive pas jusqu'aux agriculteurs. Ils n'ont même pas à arbitrer avec les autres injonctions économiques et pratiques auxquelles ils sont soumis : ces propositions ne leur parviennent tout simplement pas. Le continuum recherche-développement est complètement raté.

Au cours de la période 2014-2017, le législateur avait inventé le certificat d'économie de produits phytopharmaceutiques (CEPP), à l'époque où Stéphane Le Foll était ministre de l'agriculture. Vous remarquerez au passage que dans le rapport, mis à part pour les auditions, je ne nomme aucun ministre ou Président de la République, afin de neutraliser l'effet politicien : je me contente de la fonction – chacun pourra y accoler les noms correspondants ; moi, je n'ai pas voulu aller sur ce terrain. Mais ici, à huis clos, je me permets de donner la position de Stéphane Le Foll, en 2014, face à l'échec du plan Écophyto.

Deux ou trois solutions très lourdes étaient alors sur la table. La première était une taxation signal prix, consistant à taxer à 100 % les produits phytosanitaires, ce qui reviendrait à en doubler le prix. Aujourd'hui, cela les ferait passer de 2,2 à 4,4 milliards d'euros, la différence étant reversée aux agriculteurs selon des modalités diverses. Cette taxation massive visait à décourager par le prix afin de changer les pratiques, tout en maintenant le revenu des paysans. Stéphane Le Foll avait écarté cette mesure brutale et radicale, psychologiquement difficile à accepter.

Deuxième solution : une ordonnance obligatoire pour délivrer un produit phytosanitaire, comme il en existe pour les produits vétérinaires, le prescripteur s'engageant à indiquer les doses adéquates et les moments opportuns pour en faire usage. Cette mesure avait également été écartée, pour les mêmes raisons.

Troisième solution : une méthode d'« empowerment » consistant à demander aux vendeurs de produits phytosanitaires de trouver eux-mêmes des solutions alternatives, qui a conduit à créer les CEPP. Contrée d'abord par un recours contentieux, cette solution a été ensuite remplacée par une autre, qui figurait dans le programme présidentiel d'Emmanuel Macron : la séparation du conseil et de la vente, idée qui vient du monde de l'écologie, de France nature environnement. Ce fut un véritable accident industriel – nous l'avons documenté avec Stéphane Travert, et nul ne le conteste plus.

Avec la séparation du conseil et de la vente, les pratiques ont continué comme avant, avec l'insécurité juridique en plus. En outre, cette initiative a tué les CEPP puisque les vendeurs de produits phytosanitaires ne pouvaient plus donner de conseils pour trouver des méthodes alternatives. Enfin, le conseil stratégique, antidote au conseil privé, a été aussi été un échec : cinq ans après l'adoption de la loi Egalim (loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous), on n'atteint pas les 20 % de paysans ayant suivi ce conseil et nous allons devoir reculer l'échéance prévue. Nous avons été incapables de créer un conseil stratégique qui vienne rééquilibrer le conseil des vendeurs.

Bref, il y avait un début de solution, qui a été ruiné. Nous proposons donc d'en finir avec la séparation du conseil et de la vente et de responsabiliser les acteurs en restaurant le régime de sanctions prévu initialement pour les CEPP – le vendeur ayant l'obligation de trouver des solutions alternatives à la phytopharmacie. Nous proposons aussi de créer un service public universel d'agronomie, financé notamment par une taxation des produits phytopharmaceutiques. Il faudrait déployer quelque 1 000 ingénieurs agronomes sur le territoire pour que les agriculteurs puissent avoir accès à ce conseil pendant deux demi-journées par an – le rythme de deux fois tous les cinq ans paraissant insuffisant. L'agriculteur bénéficiera ainsi à la fois d'un conseil privé, mais responsabilisé et redevable – il vaut mieux miser sur la responsabilité puisque ce conseil existe de toute façon et qu'il est impossible de mettre un gendarme derrière chaque vendeur – et d'un conseil agronomique public, déployé massivement par les chambres d'agriculture. À raison de deux demi-journées par an et par agriculteur, le coût de ce service est estimé à 70 millions d'euros.

En quatrième partie, nous nous sommes demandé comment les aides publiques pouvaient constituer un levier de la transition agroécologique et participer à la baisse de l'usage des produits phytopharmaceutiques. Nous suggérons une révision du plan stratégique national (PSN), déclinaison française de la PAC, partant de différentes hypothèses. Un transfert de 500 millions d'euros permettrait de soutenir les mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec), d'apporter les 160 millions qui manquent à l'agriculture biologique et de réformer le cahier des charges de la certification HVE (haute valeur environnementale) pour qu'il réponde à l'exigence d'une diminution de 50 % de l'usage de produits phytopharmaceutiques – il est d'ailleurs parfaitement incohérent que ce ne soit pas déjà le cas.

En jouant sur tous ces dispositifs du PSN, on mobilise environ 3 % des crédits publics totaux de l'agriculture. Vous trouverez le détail dans le rapport, où nous revenons sur les objectifs des premier et second piliers de la PAC. Rappelons cependant que trois mesures permettent d'asseoir une véritable transition agroécologique : la conditionnalité des aides ; les écorégimes du premier pilier ; le développement rural du second pilier, qui comporte les aides à la conversion vers l'agriculture biologique ainsi que les Maec. Ces 3 % de réorientations de crédits permettent de dégager les moyens attendus par ceux que nous avons auditionnés afin de préserver les systèmes vertueux et économes en produits phytosanitaires. C'est un minimum.

Nous proposons aussi de reprendre le fil d'une aide différenciée de la PAC en fonction de la taille des exploitations afin d'accompagner la relève générationnelle. Interrompu en 2013 sous la pression syndicale, ce processus nous paraît vertueux car de nature à favoriser une politique d'installation : l'agroécologie ne peut exister sans hommes et femmes nombreux sur nos territoires pour la mettre en pratique, sachant que tous les systèmes d'agrandissement conduisent à des spécialisations absolument contraires au dessein que nous poursuivons.

J'en viens à notre cinquième partie, qui traite des leviers privés – les leviers de marché. Nos principaux concurrents sont européens, espagnols pour l'essentiel. Il existe des distorsions de concurrence, souvent exagérées, mais réelles. À court terme, nous proposons une méthode de résolution des écarts à l'échelle européenne. Pour le moyen terme, nous avons l'audace de penser qu'une harmonisation européenne de l'autorisation des molécules mais aussi des produits serait de nature à radicalement réduire nos distorsions de concurrence avec nos voisins européens dans un marché unique. Sans cette harmonisation complète du marché et du droit, il n'y a plus de marché européen.

S'agissant des concurrences internationales, qui pourraient être amplifiées par le Mercosur (Marché commun du Sud), nous faisons deux propositions originales. La première, qui nous a été soufflée lors des auditions, vise à refuser toute présence résiduelle d'un pesticide interdit en Europe dans un produit importé. On n'importe pas des pesticides interdits en Europe, même à dose résiduelle. C'est une tolérance zéro, une barrière claire posée à l'échelle de l'Union européenne pour protéger nos producteurs et nos consommateurs.

La deuxième, qui est de mon initiative, tend à inscrire des mesures miroir dans le droit européen selon une modalité originale. Tout le monde parle de ces mesures miroir, sans trop savoir ce que cela veut dire ni comment cela peut fonctionner. La question est la suivante : dans les faits, quel inspecteur français ou européen peut aller contrôler en Amérique du Sud, en Océanie ou à Singapour les conditions de production, de transformation et de commercialisation d'un produit ? Ce que nous proposons, c'est d'inverser la charge de la preuve : c'est à l'importateur de prouver, par le biais d'un certificateur agréé par l'Union européenne, que le produit respecte des conditions de production sociales et écologiques conformes au droit européen.

Qu'en est-il des leviers sur le marché intérieur ? Citons les marchés publics : le marché de la restauration hors domicile avec la loi Egalim, la loi « climat et résilience – autant d'outils qu'il faut réactiver. De manière plus originale, nous proposons d'explorer l'amont de l'agriculture – le machinisme agricole et les intrants chimiques. Grâce à l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires, nous sommes tous capables de nous faire une idée des marges bénéficiaires de distributeurs tels que Leclerc ou Carrefour ou de groupes industriels tels que Lactalis ou Coca-Cola. Sur ce sujet, s'est instauré un débat politique nourri par des statistiques. En revanche, l'amont de l'agriculture reste une boîte noire, que nous proposons d'ouvrir en élargissant les compétences de l'Observatoire dans ce domaine. Peut-être découvrirons-nous que le surcoût d'un produit alimentaire s'explique par les marges indécentes réalisées par les fabricants de machines agricoles ou d'intrants chimiques.

À cet égard, les contrôles sur pièces que j'ai effectués à Bercy concernant les majors de l'agrochimie m'ont laissé pantois : payer 110 millions d'euros d'impôt sur les sociétés pour 2,4 milliards d'euros de chiffre d'affaires suppose soit une très faible rentabilité, soit un transfert de coûts massif. Je vous laisse imaginer l'hypothèse qui est la mienne. En outre, la moitié de ces impôts est récupérée sous forme de crédit d'impôt recherche (CIR) dont l'usage n'est pas orienté – on ignore s'il va être consacré à des molécules douteuses ou vraiment intéressantes d'un point de vue technoscientifique. Outre le débat plus général sur le CIR, on peut tout de même s'interroger sur les marges bénéficiaires et la fiscalité des grands groupes qui réalisent 90 % du commerce de la phytopharmacie dans notre pays, quand on voit qu'ils ne paient en définitive qu'un peu moins de 60 millions d'impôt sur les sociétés. Avant de hurler contre la redevance pour pollutions diffuses, on pourrait s'intéresser aux marges indécentes dégagées par ces opérateurs. Le chantier est ouvert.

La sixième partie touche à la gouvernance du plan Écophyto. Sans exagérer, je l'ai décrit comme un véhicule sans pilote, sans radar et sans tableau de bord. Les données relatives aux usages arrivent avec un an ou deux de retard et sont peu analysées ; les actions sont peu évaluées ; nombre de projets ne vont pas à leur terme ; la gouvernance interministérielle est peu opérationnelle. Ces critiques ne sont pas exagérées : les rapports d'inspection dressent le même constat, avec des mots parfois plus cruels. Il faut lire le rapport rédigé notamment par Anne Dufour, « Évaluation des actions financières du programme Écophyto », ou les rapports dressant le bilan de la séparation du conseil et de la vente : ils sont accablants pour la puissance publique. Le plan Écophyto n'est pas piloté et l'utilisation de ses crédits – quelque 70 millions d'euros – n'est pas coordonnée avec celle des montants alloués à la réduction des pesticides – environ 600 millions – et encore moins avec celle des 16 milliards dévolus à l'agriculture. Il y a un manque d'alignement, de redevabilité, d'efficience des politiques publiques.

Pour libérer le ministère de l'agriculture des réseaux d'influence, nous proposons que ces politiques soient placées, au moins à titre provisoire, sous l'égide du secrétariat général à la planification écologique (SGPE) et donc de Matignon. Cela permettra de se confronter à un réel défi – car la question demeure : la sécurité alimentaire sera-t-elle garantie si l'on atteint l'objectif de réduction de 50 % de l'utilisation de produits phytosanitaires ? Ce pilotage permettra d'envisager la question de manière globale et sous tous ses aspects – souveraineté alimentaire, utilisation de la biomasse pour l'énergie et pour d'autres fonctions – alors que les différents ministères ont actuellement tendance à tirer à hue et à dia.

Quels montants faudrait-il mobiliser pour engager cette transition écologique qui permettra de réduire l'utilisation des produits phytosanitaires ? L'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) et nombre de chercheurs – y compris les plus audacieux – citent le chiffre de 1 milliard d'euros. Pour compléter les 250 millions prévus par Marc Fesneau dans le budget pour 2024 afin d'accompagner les producteurs dans cette transition, nous proposons de créer un fonds miroir pour l'agroalimentaire. On ne peut atteindre l'autonomie en protéines – qu'elles proviennent de céréales, d'oléagineux ou de protéagineux – si l'on ne développe pas toute la filière, de la collecte à la valorisation.

Il faut donc que le secteur agroalimentaire change. Pourquoi les paysans ne produisent-ils pas ces sources de protéines alors qu'elles sont un élément clef de l'allongement des rotations et de la diversification des cultures de nos territoires ? D'une part, ils n'ont pas de commande pour l'alimentation du bétail présent dans les deux tiers du pays : les producteurs de lait et de viande achètent du soja le moins cher possible mais pas les protéines que l'on pourrait produire en France. D'autre part, il n'y a pas de circuit organisé concernant les protéines destinées à l'alimentation humaine – on ne sait pas, par exemple, collecter, trier et valoriser le méteil. Il faut aider les paysans et tout le secteur agroalimentaire à évoluer, en créant deux fonds de 500 millions, qui s'ajoutent au budget supplémentaire que l'on préconise de déployer sur le PSN. Cette somme de 1 milliard peut apparaître impressionnante à première vue, mais beaucoup moins si on la compare aux 16 milliards consacrés à l'agriculture. Il s'agit donc de faire bouger 6 % du budget national dédié à l'agriculture.

Venons-en à l'eau et aux questions de captage. L'arsenal législatif comporte deux mesures importantes : les obligations réelles environnementales et les zones soumises à contrainte environnementale. Or elles sont peu appliquées car elles relèvent des préfets, dont la main a tendance à trembler : soumis à des pressions locales contradictoires, ils ont du mal à trancher. À un moment où il n'est plus possible de tergiverser, il faut un processus de décision plus vertical qui permette de protéger les captages. Il ne s'agit pas d'exclure les paysans ; mais il est possible de compenser la perte éventuelle de terres en redistribuant une part des 10 millions d'hectares qui vont se libérer dans les années à venir.

Quoi qu'il en soit, il n'est plus possible d'accepter que les périmètres de captage soient soumis à la capacité de négociation d'un propriétaire ou d'un exploitant. Nous avons même l'audace de dire qu'il faut aller au-delà du droit de préemption, qui a déjà été renforcé dans l'arsenal législatif, afin d'assurer la protection de la ressource en eau potable. Nous préconisons d'instaurer un droit d'expropriation, vu comme une arme de négociation ou de dissuasion, concernant des périmètres sensibles où la sécurité de notre alimentation en eau potable pourrait être menacée.

Rappelons que personne n'a jamais été privé de sa terre sans recevoir de larges compensations permettant le cas échéant de continuer à être paysan. Le caractère sacré de la propriété est reconnu dans notre Constitution, mais celui de nos biens communs doit aussi être pris en compte. Sur une partie des sols français, c'est l'intérêt général qui doit prévaloir sur le droit à la propriété privée. L'expropriation doit donc être envisagée comme une arme dissuasive quand toutes les autres voies de négociation sur une compensation ou une contractualisation ont été épuisées. Il ne s'agit pas de racheter des terres à tout-va, mais de prévoir un moyen de sortir des situations d'impasse et d'éviter que des populations se retrouvent privées d'eau potable à l'avenir.

Pardon pour cette présentation un peu longue, monsieur le président.

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