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Intervention de Thomas Portes

Réunion du mercredi 22 novembre 2023 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaThomas Portes, rapporteur :

La peine de mort est abolie en France depuis 1981. Bien que son interdiction figure dans la Constitution depuis 2007, elle existe encore. Jean-Paul, Fadjigui, Boubacar, Rayana, Omar, Adam, Ryan, Amine, Zyed, Inès, Alhoussein, Nahel : ce ne sont pas des personnes condamnées par la justice qui ont perdu la vie, mais des conducteurs ou des passagers de véhicules qui n'auront jamais l'occasion de défendre leurs droits devant un juge. Ils ont été abattus par la police après un refus d'obtempérer.

Certains de ces drames sont hélas inévitables : les forces de l'ordre étant en état de légitime défense dès lors que la voiture fonce sur eux ou sur autrui. Mais la plupart de ces morts tragiques ne se justifient pas au nom de la légitime défense invoquée par les policiers. Elles s'expliquent par la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, dite loi Cazeneuve.

Présentée comme une simple harmonisation des règles applicables à l'usage des armes par les gendarmes et par les policiers, cette réforme a créé l'article L. 435-1 du code de sécurité intérieure (CSI). Elle est l'aboutissement de plusieurs mois de surenchère politique, alimentée par la pression constante des syndicats policiers. Il faut se rappeler que le rapport ayant inspiré la loi a été rédigé par la magistrate Hélène Cazaux-Charles. Nous l'avons auditionnée : elle a dénoncé la prise de distance du législateur vis-à-vis de ses conclusions.

Déjà, à l'époque, de nombreux chercheurs, de nombreux sociologues alertaient sur la dangerosité de cette loi. Dans un avis sur le projet de loi rendu le 17 janvier 2017, le Défenseur des Droits s'est opposé à l'évolution de la législation ainsi opérée, dans les termes suivants : « Le projet de loi relatif à la sécurité publique complexifie le régime juridique de l'usage des armes, en donnant le sentiment d'une plus grande liberté pour les forces de l'ordre, au risque d'augmenter leur utilisation, alors que les cas prévus sont couverts par le régime général de la légitime défense et l'état de nécessité, dès lors que l'usage de la force doit être nécessaire et proportionné, conformément aux exigences de l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme ».

La doctrine juridique a également émis des critiques sévères. Mme Catherine Tzutzuiano, maître de conférences à l'université de Toulon, a estimé qu'une importante marge d'appréciation est laissée à la charge de l'agent, laquelle est de nature à priver les fonctionnaires de la sécurité juridique indispensable en ce domaine.

En tant que rapporteur de la proposition de loi déposée dans le cadre de la niche parlementaire du groupe La France insoumise, j'ai souhaité auditionner les syndicats de policiers. Je regrette que seule la CGT-Police ait répondu à ma demande d'audition. Cela en dit long sur le mépris flagrant pour le Parlement. C'est inquiétant pour notre démocratie.

En dépit des garanties d'absolue nécessité et de stricte proportionnalité rappelées par son premier alinéa, l'article L. 435-1 du CSI a considérablement assoupli le recours aux armes à feu, en autorisant les forces de l'ordre à tirer dans des conditions où elles doivent diagnostiquer, en une fraction de seconde, le comportement futur de conducteurs comme un refus d'obtempérer. L'ouverture du feu dépend d'une interprétation prédictive, par essence subjective, d'un danger potentiel et non avéré. Il s'agit d'une forme de légitime défense anticipative, pour laquelle l'existence d'un danger objectif, réel et actuel n'est plus requise.

Cette évolution législative constitue une dérive, qui caractérise l'institution policière. Elle va à l'encontre des valeurs démocratiques et de l'intérêt général que celle-ci est pourtant censée servir. Le bilan humain qui en découle est particulièrement lourd – j'ai rappelé en introduction des noms de victimes.

Si la gendarmerie peut se féliciter de ne dénombrer aucune victime à la suite de tirs réalisés sur des véhicules en mouvement, les chiffres explosent en zone police. Non seulement le nombre de tirs a sensiblement augmenté entre les années 2012-2017 et 2017-2022, mais le nombre de tirs mortels a été multiplié par près de cinq depuis la promulgation de la loi Cazeneuve. En 2022, treize personnes ont été tuées par la police à la suite d'un refus d'obtempérer. Par comparaison, l'Allemagne, souvent citée en exemple dès qu'il s'agit de justifier n'importe quelle réforme néolibérale, ne compte qu'une seule personne décédée pour un refus d'obtempérer au cours de la dernière décennie.

Cette stratégie sécuritaire est aussi inefficace que meurtrière. Elle est inefficace, car elle est impuissante à juguler la hausse du nombre de refus d'obtempérer constatée au cours des dernières années, quand bien même plus de quatre refus d'obtempérer sur cinq ne présentent aucun caractère dangereux, d'après les chiffres de la sécurité routière. Elle est meurtrière, car elle laisse la possibilité à des agents de police, souvent jeunes, insuffisamment formés et entraînés au tir, d'ouvrir le feu dans des conditions qui ne sont pas celles de la légitime défense, prévues par l'article L. 122-5 du code pénal et interprétées strictement par la jurisprudence.

Sacrifier le droit à la vie, protégé par l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme, ne permettra jamais de renforcer la sécurité. C'est une illusion, dont nous devons sortir avant qu'il ne soit trop tard, à l'heure où la fracture entre la police et une partie de la population, notamment les jeunes issus des quartiers populaires, ne cesse de s'accroître chaque jour un peu plus.

La proposition de loi déposée par le groupe La France insoumise vise un objectif simple : abroger l'article L. 435-1 du CSI. Ce texte, contrairement à ce que j'ai entendu dire, ne privera aucunement les forces de l'ordre des moyens de se défendre si elles sont agressées. Elles agiront ainsi dans le respect de la légitime défense, comme elles l'ont toujours fait avant la loi du 28 février 2017, comme chaque citoyenne et chaque citoyen, sous le contrôle de la justice.

Députés de la République, nous devons mettre un terme à cette spirale de violence qui a coûté la vie à de trop nombreuses personnes. En tant que rapporteur de la proposition de loi, j'ai auditionné les familles de victimes des tirs mortels commis par la police. J'ai été frappé par leur dignité, leur courage et leur détermination à porter une parole qui ne trouve pas la place qu'elle mérite dans le traitement médiatique de ces drames. Le texte est aussi l'occasion de leur rendre hommage et de continuer un combat auquel se rallient de nombreux collectifs citoyens et associations de défense des droits de l'Homme.

Il vise aussi à restaurer la fonction première d'une police républicaine, conformément à l'article 12 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789, que vous me permettrez de citer : « La force publique est instituée pour l'avantage de tous et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. » Plus de deux siècles plus tard, nous devons rester fidèles aux idéaux de la Révolution française, à l'heure où les forces réactionnaires sont prêtes à écarter nos libertés publiques pour assouvir des fantasmes sécuritaires et racistes. La proposition de loi est aussi l'occasion de défendre nos principes et les droits fondamentaux que nous devons garantir à chacune et chacun d'entre nous : 65 % des Françaises et des Français sont favorables à l'abrogation de la loi Cazeneuve.

À rebours des caricatures qui en sont faites, notre objectif n'est pas de désarmer la police, ni d'empêcher les policiers d'exercer leur droit à la légitime défense. Il s'agit de dire que la légitime défense, pour les policiers, doit être la même que pour les autres citoyens. Il n'y a pas de justiciables différents les uns des autres. À l'heure où certains groupes politiques veulent étendre la présomption de légitime défense pour donner aux policiers l'occasion de tirer dans toutes circonstances tout en étant protégés par la loi, nous défendons l'idée simple que la légitime défense existe et que les policiers doivent être protégés, mais comme tout citoyen, afin que la légitime défense protège tous les citoyens de ce pays.

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