Intervention de Danièle Obono

Réunion du mercredi 22 novembre 2023 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDanièle Obono, rapporteure :

« Je crois qu'il nous faut continuer d'avoir une administration et une action publique à portée de femmes et d'hommes. […] Ce qui est demandé, ce sont des visages familiers, humains, qui portent ces décisions en responsabilité aux côtés de nos concitoyens. » Au printemps 2021, dans une France encore en confinement et marquée par les revendications des gilets jaunes, cette déclaration du Président de la République ne pouvait qu'emporter une adhésion unanime, cette vision du service public étant largement partagée.

Mais, dans le quotidien des habitants, fonctionnaires, bénévoles et salariés d'associations que j'ai rencontrés partout en France ces six derniers mois, il est moins question de visages familiers ou d'action publique à portée de femmes et d'hommes que de portes closes, de boîtes vocales saturées, d'impossibilité d'obtenir un rendez-vous, de délais de traitement déraisonnables et d'obligation de passer par le numérique. Il existe un décalage parfois abyssal entre les paroles et une certaine réalité, que résume la coordinatrice de l'association Zy'Va à Nanterre, Houria Rahmouni Benahmed : « On parle de dématérialisation, moi je parle de déshumanisation du système. On ne met plus personne devant les gens. On les laisse se débrouiller, avec des moyens auxquels ils n'ont pas accès. » J'ai entendu des propos du même type à Auxerre, à Lure, à Toulouse, au Mans, à Forcalquier, à Marseille, à Saffré, à Tarbes, à Pamiers, à Villeurbanne et à Vénissieux, à Vaulx-en-Velin, à Lille et à Roubaix, ou encore à Tours, et je suis sûre que de nombreux collègues aussi, dans leur circonscription.

La numérisation et la dématérialisation apportent de nombreux progrès. Ces canaux d'interaction facilitent le quotidien et comportent des bénéfices incontestables pour quiconque est à l'aise avec le numérique et se trouve dans une situation administrative simple. Ils permettent d'alléger le travail des agents et des agentes, et de leur dégager du temps pour un accompagnement plus attentif et personnalisé.

Mais, pour un nombre significatif de nos concitoyens et de nos concitoyennes, la dématérialisation – qui s'accompagne souvent de la fermeture de guichets de proximité, donc de la suppression de tout contact humain – se traduit par un grave recul de l'accès à leurs droits. Ce constat n'est pas l'expression du ressenti de Français et de Françaises nostalgiques, qui n'accepteraient pas de voir le service public évoluer avec son temps. Il est objectif et documenté, en premier lieu par la Défenseure des droits, qui a étudié les effets de la dématérialisation des procédures administratives entre 2019 et 2022, dates de publication de deux rapports consacrés au sujet. L'institution y pointe la gravité d'une situation de rupture d'accès aux droits pour des millions de personnes. La qualité des sites et des procédures dématérialisées souffre de lacunes considérables. Des millions d'usagers et d'usagères n'ont tout simplement pas accès aux procédures dématérialisées, par défaut de couverture internet, d'un débit suffisant, d'équipement ou de connexion, par manque d'aisance avec les outils informatiques ou par manque de compréhension de ce qu'attend la machine. Certaines personnes qui étaient en mesure d'effectuer leurs démarches seules ne le sont plus.

Les récents travaux consacrés à l'exclusion numérique estiment à 13 millions le nombre de personnes en difficulté avec le numérique dans notre pays. Selon le baromètre du numérique 2022, la part des personnes peinant à effectuer des démarches en ligne a augmenté : 54 % des personnes, soit une hausse de 19 points, éprouvent au moins une forme de difficulté qui les empêche d'effectuer des démarches en ligne. Différentes sortes de personnes sont concernées. On pense souvent, en premier lieu, aux personnes âgées. Mais les jeunes sont moins à l'aise qu'on ne le croit avec l'administration dématérialisée. Les moins de 25 ans sont même plus en difficulté que le reste de la population pour effectuer des démarches administratives sur internet. En 2020, année de crise sanitaire, un quart des 18-24 ans indiquait rencontrer des difficultés pour effectuer seul des démarches en ligne, soit 14 points de plus que la moyenne nationale. Les personnes détenues n'ont pas vu leur situation s'améliorer. Les personnes étrangères sont encore plus massivement empêchées d'accomplir des démarches pourtant nécessaires à leur vie quotidienne et au respect de leurs droits fondamentaux. Les personnes handicapées, qui n'ont toujours pas affaire à des services publics accessibles, restent structurellement pénalisées par le développement de l'administration numérique. Enfin, les démarches numériques apparaissent parfois comme un obstacle insurmontable pour les personnes en situation de précarité sociale, alors même que l'accès aux droits sociaux et aux services publics revêt pour elles un caractère essentiel. Si les plus éloignés du numérique souffrent le plus, tout le monde peut être ponctuellement concerné. Se trouver en difficulté pour mener à son terme une procédure administrative dématérialisée, qu'il s'agisse d'obtenir des documents administratifs – passeport, carte grise… – ou des prestations sociales, de mobiliser des dispositifs fiscaux ou de respecter certaines obligations, est devenu une réalité assez banale.

Des centres urbains denses aux campagnes désertifiées, la dématérialisation à marche forcée met à mal les fondements de notre service public. Continuité, égalité, adaptabilité : ces grands principes, censés guider les services publics, sont de plus en plus bafoués. Quelle continuité, quand les usagers et les usagères se retrouvent face aux guichets fermés de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) d'Île-de-France ou quand, à Lille, un appel à la caisse d'allocations familiales (CAF) a moins d'une chance sur deux d'aboutir ? Quelle égalité, quand 22 % de la population ne disposent ni d'un ordinateur, ni d'une tablette à domicile, et quand 15 % n'ont pas de connexion internet ? Quelle adaptabilité, quand il revient désormais à l'usager ou à l'usagère de se substituer à l'administration et de trouver les moyens de se former, de se faire aider, de faire, d'être capable ?

Cette situation n'est pas une « erreur système », mais le résultat de choix politiques. Après trois décennies de transformation numérique de l'action publique, ces effets délétères sont de plus en plus marqués. Sous couvert de modernisation, le logiciel néolibéral a fait de la dématérialisation un outil de démantèlement, de désorganisation et de réduction des services publics. Les suppressions brutales de postes lors de la révision générale des politiques publiques et de la réforme de l'administration territoriale de l'État sous Nicolas Sarkozy ont été suivies par celles liées à la modernisation de l'action publique de François Hollande. La politique d'Emmanuel Macron poursuit ce travail. Selon la Cour des comptes, les effectifs de l'administration territoriale de l'État sont passés de 82 429 équivalents temps plein annuel travaillé (ETPT) à 70 666 entre 2012 et 2020, soit une réduction de 14 %.

Sur le terrain, les agents et les agentes ont bien perçu l'effet de ces réductions de postes, mais peinent à voir les gains de productivité pour leur travail quotidien. Les guichets ferment, certes. Mais les dossiers restent, avec une fâcheuse tendance à l'accumulation. C'est ce que nous ont rapporté les agents et les agentes chargés de l'indemnisation à Pôle emploi Île-de-France, où une baisse de charge de travail importante avait été anticipée du fait de la dématérialisation, de l'automatisation et de l'externalisation de certaines tâches. Entre 2015 et 2018, la baisse planifiée était de l'ordre de 39 %. En revanche, il n'avait pas été envisagé qu'à défaut de se rendre au guichet, les usagers et les usagères passeraient en plus grand nombre par les canaux numériques. Le résultat a été une hausse de 287 % des flux de mails, de 157 % des flux téléphoniques entrants et de 1 227 % des flux sortants pendant cette période.

Les témoignages sont les mêmes s'agissant des agentes et des agentes d'accueil physique de la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), qui sont passés en « tout rendez-vous ». Malgré des critères restrictifs d'obtention d'un rendez-vous et des directives incitant à privilégier les appels téléphoniques, les délais sont de trois semaines à Paris, faute de personnel suffisant. Ce temps d'attente est insupportable pour des assurés, dont le versement des indemnités dépend souvent de l'issue de ce rendez-vous. Les 1 700 suppressions de postes annoncées dans le cadre de la convention d'objectifs et de gestion de l'assurance maladie pour 2023-2027 n'amélioreront pas la situation.

Pôle emploi, l'assurance maladie, les préfectures, la CAF, les finances publiques, les caisses de retraite, la répression des fraudes : la liste des services publics dans lesquels les agents et les agentes sonnent l'alarme est un indicateur de l'ampleur du problème. Tous font état des mêmes problématiques – surcharge de travail, perte de sens, manque de formation, augmentation du stress et des burn-out, difficultés de recrutement.

La dématérialisation à marche forcée comme elle est conduite depuis trente ans est aussi une maltraitance des agents et des agentes de la fonction publique. La violence n'est pas moins grande de l'autre côté du guichet. L'éloignement des usagers et des usagères de leurs services publics approfondit des fractures sociales déjà béantes. L'augmentation des non-recours, la quasi-impossibilité de contester une suspension de droits, ou l'augmentation des délais de traitement des dossiers accroissent les difficultés financières, sanitaires, ou d'insertion professionnelle des personnes qui les subissent – généralement, les plus précaires.

Par ce désengagement, l'État envoie un message clair aux citoyens et aux citoyennes : débrouillez-vous, auto-administrez-vous ! Dans ce contexte, les réseaux de solidarité prennent le relais et apportent un soutien aux personnes qui n'obtiennent pas de réponse ou ne sont pas en mesure de suivre le train de la numérisation. Celles-ci s'appuient sur les familles, sur les amis, sur les associations ou sur les travailleurs et les travailleuses sociales. Le report se fait en cascade. Les administrations aux portes closes renvoient vers les structures sociales locales, lesquelles, débordées et en manque de personnel, renvoient vers les structures associatives, à bout de souffle et en incapacité de répondre à toutes les demandes. Pour les personnes qui n'ont pas trouvé d'écoute, il ne reste plus qu'à se tourner vers des proches, à baisser les bras ou à se débrouiller comme elles peuvent.

Des agents et agentes des services publics à la Défenseure des droits, des médias aux petites structures associatives locales, ils sont nombreux à alerter depuis un certain temps sur ces problématiques. « Depuis 2017 », répondait en juin la Première ministre Élisabeth Borne, « nous avons agi pour la cohésion de nos territoires, pour revitaliser les centres-bourgs et les centres-villes, pour le retour des services publics avec les espaces France Services. » La création de ces 2 600 guichets uniques dits de proximité confirme l'existence d'un manque structurel, qui n'est que partiellement comblé par ce dispositif.

D'abord, le réseau France Services est sous-dimensionné compte tenu des réductions d'effectifs et des fermetures de services opérées depuis trente ans. On voit mal, en effet, comment la présence d'un espace France Services par canton, avec deux conseillers ou conseillères vingt-quatre heures par semaine, pourrait compenser la suppression des sites physiques des opérateurs de la protection sociale, de l'ordre de 27 % pour la branche famille, 39 % pour la branche maladie et 50 % pour la branche vieillesse entre 2014 et 2018.

Ensuite, la direction interministérielle de la transformation publique reconnaît que le dispositif France Services souffre d'un manque de notoriété. Gageons que la récente campagne de communication le fera mieux connaître. Mais comment envisager que ces structures, qui doivent accompagner les usagers et les usagères auprès d'un minimum de neuf services publics avec les moyens qui sont les leurs, puissent absorber les besoins énoncés plus haut ?

Le dispositif est également sous-financé. Le Gouvernement a pris l'engagement de relever la part des financements de l'État dans les espaces France Services, mais elle devrait difficilement atteindre 50 % d'ici à 2026. Comment ne pas voir, dans ce modèle de financement, la volonté de l'État d'utiliser ce dispositif pour se décharger de sa responsabilité financière en matière de services publics auprès de collectivités locales déjà en difficulté financière ?

Enfin et surtout, ce service est peu efficace pour les cas les plus complexes. Les conseillers et conseillères, qui ne bénéficient que d'une formation de cinq jours – bientôt allongée à dix jours –, accomplissent un travail important et apprécié d'orientation et de levée des appréhensions. C'est un peu le niveau 1 de la réponse publique. Mais cela ne peut combler les milliers de postes de techniciens et de techniciennes de chaque administration qui font défaut. Cela ne permet pas non plus de résoudre les dossiers les plus complexes, qui concernent les publics les plus précaires. Plus l'on est précaire, plus l'on a de démarches administratives à faire et plus il faut fournir des papiers et remplir des dossiers pour justifier de sa situation. Or, les conseillers et les conseillères de France Services n'ont pas la capacité de répondre à ces demandes, qui sont plutôt de niveau 2 et 3.

En somme, la création de ces espaces ne constitue pas une réponse suffisante aux besoins énoncés non seulement par les associations et par la Défenseure des droits, mais aussi par le Conseil d'État. Le 3 juin 2022, saisi par des associations d'aide aux étrangers et aux étrangères au sujet de l'imposition du numérique pour l'accès à des titres des séjours, il a ainsi estimé indispensable qu'une voie alternative à la dématérialisation reste ouverte. Un an plus tard, dans son rapport annuel, il mettait solennellement en garde contre « le fossé qui s'est creusé entre l'action publique et les usagers ».

Les services publics représentent notre patrimoine collectif. Ils incarnent le rôle de l'État au service de l'intérêt général. Ils assurent l'accès aux droits essentiels pour les citoyens et les citoyennes. Ils marquent, par leur présence physique, l'expression directe des principes fondateurs de la République. Protéger, renforcer et développer ces services est essentiel pour maintenir notre capacité à vivre en communauté.

S'inscrivant dans la continuité des recommandations formulées par la Défenseure des droits et des récentes jurisprudences du Conseil d'État, la présente proposition de loi vise à apporter des garanties législatives au maintien des accueils physiques dans les services publics. L'objectif poursuivi est simple : garantir la possibilité d'un accompagnement humain adapté tout au long des démarches administratives. Cette mesure permettra de remédier à une approche souvent exclusivement dématérialisée. Elle assurera ainsi un accès effectif aux services publics pour tous les usagers et toutes les usagères, quelles que soient leur situation ou leurs difficultés. Alors que 91 % des Français et des Françaises y sont favorables, en votant pour cette proposition de loi, nous répondrons aux besoins de la population, nous ferons œuvre commune en consolidant le ciment fondamental de notre République et, ainsi, nous œuvrerons à l'intérêt général.

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